L’IA va-t-elle accentuer la fracture technologique et la segmentation d’un monde par rapport à ce que nous avons connu auparavant ? Est-ce pertinent de parler d’une IA européenne, chinoise ou américaine ?
La réponse toute faite est qu’il est encore très tôt pour pouvoir avoir du recul dans l’analyse, mais il ne fait aucun doute qu’il existe au moins une approche très américaine et une approche très chinoise. Dans la Silicon Valley, nombreux sont ceux qui pensent qu’il existe déjà deux IA. En ce qui concerne les infrastructures sous-jacentes (cloud, capacités de calculs), il n’y aura pas beaucoup de possibilités d’interconnexion. Il y a un débat intéressant sur la façon dont les autres pays envisagent la question.
L’essentiel dans cette course est d’exercer un leadership en maîtrisant les infrastructures de l’IA. Est-ce que cela se résume à une question de capital financier ou de ressources énergétiques dont les acteurs disposent ? De combien de processeurs graphiques et de capacité de calcul un pays dispose-t-il ? À cet égard, la Chine et les États-Unis ont un énorme avantage dans ce domaine, mais d’autres groupes de pays pourraient nous surprendre.
J’ai posé la même question à quelqu’un de très impliqué à haut niveau dans l’IA aux États-Unis. Il m’a répondu que, selon lui, il y aurait des surprises. Outre Londres, les grandes universités — Cambridge, Oxford, etc. —, DeepMind… ou encore les Émirats arabes unis peuvent contribuer au débat. J’ai suivi ce pays de très près dans le cadre de mon travail dans le domaine de la technologie et de l’innovation. Ils ont bien sûr été le premier pays à avoir un ministre de l’IA. Il y a quelques années, on considérait cela comme une chose presque naïve mais, en fait, c’était extrêmement prévoyant. Le ministre a été le véritable moteur du projet. Ils ont désormais l’argent, l’énergie et les ressources, et n’ont pas une vision étroite de la notion de souveraineté pour l’IA. Ils accueillent par exemple les talents du monde entier, et veulent pouvoir attirer les meilleurs penseurs de l’intelligence artificielle dans le monde afin de devenir une plaque tournante dans ce domaine. C’est l’acceptation du fait que la souveraineté ne peut pas être définie simplement par une nationalité.
Êtes-vous préoccupé par une potentielle divergence entre les États-Unis et l’Europe en matière de réglementation et de normes ? Pensez-vous que cela puisse nuire à court terme à l’écosystème mondial de l’IA ?
On parle de compétition, à juste titre, mais la compétition signifie par définition ne pas toujours être d’accord. Il s’agit de savoir avec qui on est en concurrence. Souvent, on pense que la compétitivité est simplement une question d’opposition entre les États-Unis ou l’Occident et la Chine, mais il existe en réalité une concurrence entre toutes les nations souveraines, ce qui suppose des désaccords. Je pense que nous devons accepter cette réalité. Il faut ensuite réaliser que, dans le nouveau monde dans lequel nous vivons, le meilleur moyen de trouver un terrain d’entente est la co-construction.
Voulons-nous voir une fois de plus le spectacle de la technologie américaine qui fixe les règles pour le monde entier ? Le leadership américain sera puissant s’il fait la place à de la co-construction. Je pense qu’il est tout à fait compréhensible que l’Europe et certains pays européens se disent qu’il est peut-être temps d’adopter une voie différente. Il y a une opportunité pour les Américains de s’orienter vers un autre modèle de conception de leur technologie dans lequel nous devrons nous engager.
En ce qui concerne la coordination réglementaire entre les juridictions, un premier problème est que beaucoup d’acteurs dans le domaine de la réglementation n’ont pas vraiment l’expérience nécessaire pour comprendre complètement la nature nouvelle de la technologie qui est devant nous. Deuxièmement, il s’agit de l’une des premières fois dans l’histoire que la régulation intervient en essayant d’anticiper les conséquences possibles de la technologie. Historiquement, c’est comme s’il y avait une agence internationale de l’énergie nucléaire ou une industrie de régulation nucléaire avant qu’une bombe ait explosé, ou avant que les réacteurs aient été créés. C’est donc inhabituel mais aussi intéressant : l’écosystème a accepté de prendre une certaine avance. Il y a donc une co-réflexion entre les entreprises et les régulateurs, tant aux États-Unis qu’en Europe.
Mais je pense qu’il y a une réelle mise en garde à faire : au nom de la souveraineté et de la compétitivité, nous perdons aussi de vue ce que nous partageons. Entre l’Europe et les États-Unis, nous partageons des valeurs communes qui, je pense, nous rendent uniques pour pouvoir encore une fois co-construire les règles d’une technologie très nouvelle.
Envisagez-vous un monde dans lequel nous aurons quelques États riches en processeurs graphiques — qui bénéficieront donc des capacités de calculs pour pouvoir maîtriser l’IA — et la plupart des pays qui deviendront dépendant des premiers ? Comment l’Europe peut-elle rattraper son retard ?
L’idée de travailler à une plus grande démocratisation dans l’accès aux processeurs graphiques — plutôt qu’un schéma où ce serait l’Amérique coupée de l’Ouest, de la Chine, coupée de tout — est très intéressante. Il y a peut-être un argument à faire valoir pour dire que garantir l’accès aux capacités de calculs aux autres pays aide à libérer leurs économies, que cela permet aux enfants d’avoir accès à une éducation meilleure, et que c’est en fait une bonne chose. Cela ne doit pas devenir un sujet de division de plus entre le Nord et le Sud.
Une autre question centrale est celle de l’accès aux talents pour un pays, et je pense que l’on perd parfois de vue cet aspect dans ce débat. Avez-vous des jeunes qui se sentent capables de construire là où ils sont ? Je l’ai vu dans mon travail sur les marchés émergents. Si ces derniers peuvent construire sans entrave chez eux, ils préfèrent être chez eux. Ces deux questions doivent être traitées.
Les deux grandes puissances de l’IA, la Chine et les États-Unis, ont des systèmes politiques aux antipodes. Quelle est l’importance du rôle des régimes politiques dans la course à l’IA ?
Il y a deux façons de voir cette question, qui concerne autant la technologie en général que l’IA. La Silicon Valley — et je pense beaucoup d’Américains — considère que l’innovation doit être libre. Elle considère généralement que l’innovation centralisée et planifiée aura toujours ses limites. Si l’on parle d’innovation de rupture, on constate que la plupart des technologies utilisées dans le monde aujourd’hui ont leurs racines dans des sociétés occidentales plus ouvertes. Mais ce serait trop simpliste que de dire qu’en Chine, Alipay ou WeChat Pay ne sont pas des innovations.
En ce qui concerne l’IA, différents régimes politiques font des choix différents. Certains choix de la Chine nous mettront mal à l’aise en Occident, mais donneront à la Chine un avantage concurrentiel. On a déjà des exemples avec la génétique ou les biotechnologies. Je pense que nous avons raison de dresser des barrières et de ne pas utiliser certaines des données que la Chine pourrait être prête à utiliser. Mais nous devons nous remettre en question et nous dire que, dans le cadre de ce compromis, il se peut que la Chine fasse une percée dans certains domaines dans lesquels nous sommes en retard.
Actuellement, l’attention se concentre sur l’écosystème américain de l’IA. Mais comment évaluez-vous la maturité des entreprises et des universités chinoises dans le domaine ?
Je n’investis pas en Chine à proprement parler, mais je parle sans cesse à des entrepreneurs chinois. Deux choses se produisent. D’une part, l’énergie, la ténacité et le talent ne peuvent être ignorés. On avance parfois l’argument selon lequel nous sommes en avance sur eux dans le domaine de l‘IA générative. Cela ne signifie pas qu’ils n’utilisent pas ces capacités dans des secteurs extrêmement stratégiques pour eux, comme celui des véhicules électriques, qui est incontestable et doit être salué.
En ce qui concerne l’IA plus directement, la nouvelle startup de Kai-Fu Lee — qui a pour ambition de créer un OpenAI pour la Chine — produit déjà des modèles très compétitifs. Du côté du monde académique, l’Université de Tsinghua a elle aussi démontré que les chercheurs chinois sont capables de produire des modèles de langage qui peuvent rivaliser avec leurs équivalents américains ou européens. Les ramifications dans l’économie chinoise au fil du temps seront exceptionnelles. Une partie de moi, peut-être naïve, a toujours espéré qu’il pourrait y avoir des intérêts communs d’application de la technologie dans des domaines comme la biodiversité ou les questions environnementales, et même du point de vue de la stabilité et de la sécurité internationale.
Quel pourrait être l’impact de la prochaine élection présidentielle sur la compétitivité des États-Unis en matière d’IA ?
La question est de savoir comment les nouveaux cadres réglementaires et les discussions intergouvernementales pourraient être affectés par la nouvelle administration. L’incertitude et le flou réglementaire peuvent avoir un impact sur l’écosystème américain de l’IA. J’ai constaté, dans ma propre expérience d’évaluation de la réglementation que, dans la première mouture du texte de l’IA Act européen ou dans l’Executive Order américain du 30 octobre, beaucoup de choses sont suffisamment vagues pour laisser persister une zone de flou sur les risques acceptables.
Il faut espérer que les deux principaux partis seront convaincus que nous sommes entrés dans une nouvelle ère avec des problématiques uniques sur lesquelles travailler. Il y a encore de nombreux candidats pour l’élection, je pense donc que nous devons rester très prudents et ne pas tirer de conclusions trop hâtives, même sur ce que serait une autre administration Biden — ou bien une autre administration démocrate — ou une administration républicaine.
Plusieurs sources rapportent que de nombreux étudiants chinois trouvent des postes dans des laboratoires aux Émirats arabes unis après avoir obtenu leur diplôme dans des universités chinoises. La « Entity list » américaine, qui complique l’accès aux laboratoires américains pour ces mêmes étudiants, est-elle un avantage pour le développement de l’IA dans cette région du monde ?
C’est ce qui est intéressant car il y a certainement beaucoup de talents en Chine qui pensent qu’ils seraient moins limités s’ils allaient ailleurs. Un ami très expérimenté de Singapour me demandait : « Quelle est la meilleure chose qui soit arrivée à l’industrie chinoise de l’IA au cours des dix dernières années ? » Selon lui, la politique d’immigration américaine, c’est-à-dire le fait que les États-Unis compliquent l’accès aux laboratoires d’IA à certains étudiants chinois, a permis à d’autres régions du monde de devenir plus attractives.
La Chine elle-même en bénéficie. Maintenant, il est aussi vrai qu’il y a de nombreuses bonnes raisons de faire très attention aux personnes impliquées dans le développement d’une technologie aussi stratégique pour un État. D’une part, il y a un impératif stratégique de veiller à ce que vos actifs soient protégés et, dans le même temps, il y a une quantité énorme de talents qui veulent faire la queue pour venir en Amérique. Tout ce que nous avons fait pour restreindre cet accès pour les talents en provenance de la Chine ou d’ailleurs mérite certainement d’être débattu.
L’un des grands avantages de l’expérience américaine est qu’elle a su ouvrir ses portes aux meilleurs talents du monde entier et qu’elle a facilité l’accès à ces talents. Elle leur a permis de réussir relativement facilement, et tout ce qui peut entraver cet avantage, pour des raisons politiques ou autres, revient à mon avis à se tirer une balle dans le pied. Il s’agit d’un atout extraordinaire. Combien de lauréats du prix Nobel originaires d’Europe ont obtenu leur prix alors qu’ils menaient une carrière universitaire au Canada, aux États-Unis ?
Selon Sam Altman, la région du Golfe pourrait « jouer un rôle central dans cette conversation mondiale (sur l’IA) ». Quelles répercussions la situation géopolitique du Moyen-Orient peut-elle avoir sur l’écosystème technologique ?
La situation politique actuelle crée évidemment une énorme incertitude, ce qui est mauvais pour tout écosystème d’innovation. Je pense que nous avons appris au cours du temps qu’il existe des problèmes structurels profonds au Moyen-Orient mais aussi ailleurs dans le monde. Il s’agit non seulement d’instabilités économiques, mais aussi de la manière dont les pays se traitent les uns les autres et dont ces derniers traitent leurs propres citoyens.
Au cours des deux dernières décennies nous avons pu penser que la technologie serait la solution à tous ces problèmes, mais cela ne s’est pas produit. Ceci étant dit, il se passe des choses extraordinaires dans le Golfe, en particulier aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite, qui veulent s’appuyer très profondément sur ces capacités technologiques en tant que telles mais aussi en tant qu’outils permettant d’aligner plus étroitement la région sur le XXIe siècle.
Comment voyez-vous la façon dont l’IA transforme l’industrie des médias et la manière de faire du journalisme ?
Je viens d’un milieu journalistique où j’ai dirigé une entreprise du secteur. Je suis un peu vieux jeu sur cette question car je pense qu’à notre époque les faits sont importants, que le travail du journalisme est de nous mettre mal à l’aise et de nous pousser à réfléchir sur des choses nouvelles. Si je devais faire une prédiction quant à l’impact de l’IA sur l’information, je dirais que nous allons vers une massification des fake news à un rythme sans précédent. Toutes les modalités vont être utilisées — texte, mais aussi image ou vidéo — pour diminuer la capacité des gens à comprendre ce qui se passe réellement.
Nous voyons déjà ces éléments dans la terrible situation en Israël et en Palestine. Il est difficile de savoir ce qui est vrai. Le rôle du journalisme est donc plus important que jamais, mais nous allons voir également de grands bénéfices de l’utilisation de l’IA dans le journalisme. Nous serons en mesure de vérifier les faits d’une manière dont nous n’avons jamais été capables auparavant, de confirmer si quelque chose est faux ou non grâce à l’IA. Si je dirigeais un organe de presse aujourd’hui, je travaillerais beaucoup avec les journalistes pour poser la question fondamentale, qui est en quelque sorte la question fondamentale que pose l’IA : qu’est-ce que cela signifie réellement d’être humain ? Il y a des choses que l’IA peut honnêtement mieux faire que les humains sur le plan journalistique. Elle devrait être leur co-pilote. À l’inverse, l’IA est pour l’instant dépourvue d’intuition et de sens journalistique. Il y a de grandes opportunités à explorer dans la complémentarité entre journalisme et intelligence artificielle.