L’emploi de drones militaires, et civils, concourt au champ vertical de la puissance. Pensé et défini par Lisa Parks, le champ vertical de la puissance embrasse, selon elle, le spectre électromagnétique, l’air et les différentes orbites de la Terre1. Au-delà de cette dimension spatiale, Lisa Parks consolide la profondeur conceptuelle de l’expression par la prise en compte des ressources physiques nécessaires tels le travail, les matériaux, les données ou encore les réseaux et le besoin de s’interroger sur les hiérarchies établies par leur contrôle. Si depuis près de deux ans, la simple évocation des drones ou de l’acronyme UAV (Unmanned Aerial Vehicle) renvoie systématiquement au front ukrainien — en partie à juste titre —, les clefs de lecture établies à partir de l’observation de l’usage des drones entre Moscou et Kiev, souvent de grande qualité2, ne peuvent toutefois pas être étendues à d’autres espaces sans une solide contextualisation.

Peu importe le front observé, aucun belligérant n’a en effet autant expérimenté la létalité des drones et la défense contre ces armes que la Russie et l’Ukraine sur le front ukrainien. Et malgré les moyens mis en œuvre par ces deux pays, l’hégémonie des États-Unis en matière d’utilisation des drones demeure indubitable tant à l’échelle mondiale qu’en Afrique de l’Ouest, en raison de leur capacité à exploiter l’ensemble des missions possibles à partir de ces engins. Néanmoins, en Afrique de l’Ouest, l’usage des drones diffère fortement du front ukrainien et leur emploi soulève de nombreuses questions quant aux questions de souveraineté, de frontières, puis aux rivalités interétatiques. Pour amorcer ce champ vertical de la puissance, certains États ouest-africains ont entamé une stratégie de développement industriel, encore timide, d’autant que de nombreux pays étrangers acceptent soit de vendre leurs drones, soit d’assurer la surveillance depuis les airs au profit des pays où ils opèrent tout en agissant aussi pour leur propre compte. 

Amorcer le champ vertical de la puissance dans un contexte d’ingérence et de light footprint

La majorité des drones employés en Afrique le sont par des puissances extérieures s’assurant ainsi la primauté des informations recueillies sur des territoires qui ne sont pas les leurs. Pionnier dans le domaine des drones depuis au moins les années 2000, le Pentagone a réfléchi sous Barack Obama à expérimenter en certains territoires africains l’empreinte légère (light footprint), qui consiste à privilégier les partenariats et la surveillance, pour mettre en place des formes d’intervention discrète tout en formant les armées alliées3. En outre, parmi les quatre objectifs fixés par la Maison Blanche en 2022 pour l’Afrique, le contre-terrorisme occupe une place essentielle et il s’agit, dans le cadre du light footprint, de partager avec les alliés régionaux une partie des informations nécessaires à cette lutte collective. Les drones jouent donc, en complément du travail de renseignement, un rôle substantiel qu’il convient toutefois de ne pas surévaluer4

La majorité des drones employés en Afrique le sont par des puissances extérieures

Anthony Guyon

En Afrique de l’Ouest, l’un des enjeux majeurs de l’administration Biden est de maintenir les troupes américaines au Niger et d’y conserver la Air Base 201 d’Agadez. Pilier de la lutte contre les mouvements djihadistes dans la région, 1100 soldats américains y stationnent afin de surveiller les déplacements adverses mais aussi de limiter l’influence russe. Deux bases étatsuniennes supplémentaires se trouvent en Afrique de l’Ouest à Niamey au Niger, puis à Ouagadougou au Burkina Faso. Preuve supplémentaire de la place de ces pays dans le dispositif américain de lutte antiterroriste, le secrétaire d’État Anthony Blinken s’est rendu en personne à Niamey, en mars 2023. Cet engagement des États-Unis se manifeste aussi par un soutien conséquent envers les alliés : Washington a par exemple utilisé son drone Reaper en appui à la France, dans le cadre de l’opération Barkhane5. De son côté, la France a également recours aux drones, dont l’importance est soulignée dans un rapport sénatorial de 2017 : « Les drones sont aujourd’hui au cœur de tous les dispositifs opérationnels de la France dans la lutte contre les groupes armés terroristes sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne. Ils ont vocation à occuper une place centrale dans toutes les opérations extérieures menées en territoire permissif6, étant particulièrement adaptés contre un ennemi non étatique, fugace et qui nécessite une maîtrise aussi complète que possible de la dimension renseignement7 ». 

Bien des éléments de ce rapport sont depuis obsolètes mais il n’en demeure pas moins que la place occupée par ces engins se renforce d’autant plus que les troupes terrestres ont été contraintes au retrait au Mali en 2021-2022, au Burkina-Faso en 2023 et au Niger à l’heure actuelle. Cette volonté des pays ouest-africains, souhaitant dans leur majorité africaniser, autant que faire se peut, les conflits auxquels ils sont confrontés et la stratégie française de 2017 ne semblent donc guère compatibles. La méfiance de plus en plus systématique vis-à-vis de la France laisse le champ libre à d’autres puissances pour s’implanter, ou renforcer leur assise, dans la région, au premier rang desquelles la Turquie.

[Lire plus : une étude de fond sur la désinformation en Afrique.]

Profitant de la dégradation de l’image de la France dans la région, la Turquie aspire à s’y implanter de manière durable, notamment par la vente de drones. Cette stratégie d’Ankara apparaît comme un moyen de renforcer son influence auprès de pays africains et s’incarne dans le modèle TB2 du constructeur Baykar, qui s’est fait connaître du grand public au début de la guerre en Ukraine8. Bien que cette stratégie ne permette pas vraiment de contester la suprématie aérienne de Moscou, elle révèle à la fois les atouts de cette arme et la place de la Turquie dans cette industrie. Si le TB2, au prix certes particulièrement compétitif mais aux capacités limitées9, a depuis cédé la place à d’autres modèles en Ukraine, il continue d’être vendu sur le continent africain, et plus particulièrement en Afrique de l’Ouest puisque le Sénégal, le Mali, le Niger, le Burkina Faso, le Togo, puis le Nigeria en ont déjà acquis un certain nombre auprès de l’industriel turc, afin de lutter contre les groupes djihadistes. La différence de prix s’avère considérable avec un Reaper américain car dans certains cas, le TB2 peut-être acquis pour 10 % du prix du Reaper. Moins endurant que ce dernier, il n’en dispose pas moins de quatre missiles à guidage laser et son efficacité limitée face à l’armée russe en Ukraine, en raison des moyens investis par Moscou et des champs de bataille circonscrits, il s’avère adapté aux espaces étendus à couvrir en Afrique pour surveiller les flux djihadistes et criminels. 

Profitant de la dégradation de l’image de la France dans la région, la Turquie aspire à s’y implanter de manière durable, notamment par la vente de drones. 

Anthony Guyon

La « diplomatie du drone10 » conduite par Ankara est ici incontestable, notamment pour attirer de nouveaux partenaires, et le fait que le dirigeant de l’entreprise, Selçuk Bayraktar, soit marié à Sümeyye, la fille de Recep Tayip Erdogan, confirme les liens entre l’industrie de l’armement et le pouvoir. Recep Tayyip Erdogan avait déjà invité une quarantaine de hauts responsables en ce sens les 17 et 18 décembre 2019 à Ankara. Côté africain, le fait d’acheter turc constitue un message diplomatique fort à l’heure où tout lien avec la France, les États-Unis et la Russie est perçu comme une forme d’ingérence. Chacun y trouve donc son intérêt : Ankara d’abord, puis une partie des pays africains pour qui l’arrivée d’un nouvel acteur renforce la concurrence entre les puissances étrangères.

États-Unis, France, Turquie : les pays africains semblent ainsi condamnés à subir au pire une rémanence d’ingérence, au mieux une forme de light footprint dans leur tentative de s’approprier le champ vertical de la puissance, et ce, de manière d’autant plus préjudiciable que les pays fournisseurs procèdent à une sélection des informations collectées. C’est aussi un moyen pour les pays occidentaux de disposer d’informations, potentiellement précieuses, sur des opérations de maintien de l’ordre menées par les armées nationales11

Les usages militaires du drone en Afrique de l’Ouest : conflits d’acteurs, détournements et perspectives d’évolution

L’implication de pays extérieurs au continent, qui servent d’abord leurs intérêts, pose la problématique de l’acquisition de cette arme par les pays africains eux-mêmes, voire le développement d’une industrie nationale du drone, à l’image des initiatives du Nigeria. Faute de moyens, certains pays cherchent le partenaire le plus avantageux comme le Niger qui renforce ses liens avec la Turquie, en témoigne la livraison récente de six drones, des engins blindés et un avion Hürkus12. La situation géopolitique et les multiples défis à l’œuvre en Afrique occidentale rendent en effet nécessaire l’assimilation d’un faisceau de compétences, difficiles à acquérir dans des délais courts, en particulier pour les États les plus fragiles économiquement. Par leur polyvalence, les drones ont l’avantage de pouvoir remplir un large spectre de missions puisque le drone militaire n’est pas forcément armé et peut réaliser plusieurs tâches dont le tir certes mais aussi le repérage de cibles et la surveillance, tâches essentielles pour suivre les réseaux djihadistes et criminels. 

Or, au prisme de la guerre en Ukraine, l’utilisation du drone a tendance à être réduite à sa seule létalité. Mykhailo Fedorov, le vice-Premier ministre ukrainien, supervise en personne cette question et de nouveaux engins, dotés d’une intelligence artificielle, permettent désormais de frapper derrière les lignes ennemies13. Mais cette clef de lecture paraît peu pertinente hors du front ukrainien puisque rares sont les pays à disposer de la capacité de fabriquer des drones, et encore plus rares sont ceux à pouvoir les armer, puis les exporter. En Afrique de l’Ouest, dans le cadre de la lutte antiterroriste, aucun dispositif n’est comparable à ce que les États-Unis ont mis en place à Djibouti pour la Corne de l’Afrique, ils sont présents au Niger, au Burkina Faso, au Cameroun et au Tchad avec comme missions majeures l’observation, l’analyse et éventuellement l’action contre les groupes djihadistes. L’argument avancé par les puissances occidentales est que face à des mouvements transfrontaliers, les drones apparaissent comme nécessaires, mais une fois ce constat posé, la question de la souveraineté des États survolés reste en suspens. 

Par leur polyvalence, les drones ont l’avantage de pouvoir remplir un large spectre de missions. 

Anthony Guyon

Il en résulte une augmentation significative du nombre de drones dans la région dont profitent les terroristes eux-mêmes : al-Shaabab en Somalie, Boko Haram au Nigeria, puis Ansar al Sunna au Mozambique y ont déjà eu recours. La résolution 2617 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 30 décembre 2020, explique d’ailleurs que l’augmentation du nombre de drones facilite leur détournement par des terroristes pour éventuellement mener des attaques contre des infrastructures gouvernementales, des lieux publics, ou plus simplement pour espionner l’adversaire tel Boko Haram qui surveille ainsi une partie des déplacements de l’armée nigériane. La communication entre ces groupes et l’augmentation du marché des drones ouvrent davantage d’opportunités pour en acquérir à des fins terroristes. 

Au-delà des limites matérielles et des travers liés à la multiplication de ces engins, on constate enfin une lacune dans l’appréhension du drone, caricaturé comme un objet n’impliquant aucune présence humaine et qui permettrait d’éliminer tout ennemi sans la moindre prise de risque. Leur logistique est souvent mal comprise comme l’illustre l’exécution d’Ayman al-Zawahiri. S’il a bien été bien été tué, le 31 juillet 2022, par deux missiles Hellfire R9X tirés depuis un drone, il s’agit seulement de la partie émergée d’une longue traque de deux décennies et c’est la CIA qui l’a repéré à Kaboul, après le retour des talibans. Une maquette de sa résidence, où il vivait avec sa famille, a été reproduite. Les services de renseignement ont identifié son habitude à s’isoler sur son balcon pour lire son journal et c’est à ce moment précis qu’il a pu être tué. Cet exemple confirme la domination des États-Unis dans le secteur des drones mais une hégémonie qui va de pair avec des services de renseignement efficaces et l’ensemble des moyens déployés pour rester la première armée du monde. Au fond, l’usage du drone militaire ne peut s’inscrire que dans un vaste ensemble de services de renseignement dont le développement dans les pays africains serait la condition sine qua non pour ne plus dépendre des services de renseignement français ou américain. Certes, l’efficacité de ces derniers n’est plus à prouver mais ces informations sont filtrées et laissent certains pays dans une situation de dépendance. Le champ vertical de la puissance ne peut ainsi se penser que dans un système élargi et ambitieux, bien au-delà de la seule possession de quelques drones. Les armées les plus solides de la région, à l’instar de l’armée nigériane, peuvent donc renforcer ce champ en pensant les drones comme un outil supplémentaire au sein d’une politique de défense et de sécurité plus globale.  

On constate une lacune dans l’appréhension du drone, caricaturé comme un objet n’impliquant aucune présence humaine et qui permettrait d’éliminer tout ennemi sans la moindre prise de risque.

Anthony Guyon

Dès lors, en Afrique de l’Ouest, différentes pistes se dessinent. Le recours au TB2 a l’avantage de fournir des appareils à moindre coût, tout en donnant le sentiment d’être indépendant, mais cette solution n’est guère viable à long terme ; moins pour sa relative efficacité, suffisante pour le moment au type de missions à réaliser que pour la dépendance qu’elle implique. Il paraît certes difficile de mener une politique collective régionale en ce sens entre plusieurs États, voire à l’échelle de la CEDEAO. La réflexion sur une stratégie transnationale d’approvisionnement aiderait toutefois à la mise en place d’une chaîne nécessaire à la constitution d’une politique pérenne de l’emploi des drones en Afrique de l’Ouest, qui au-delà d’un usage de défense et de sécurité offre également des pistes de développement économique et technologique pour certains pays en quête d’émergence.

Sources
  1. Lisa Parks, Rethinking Media Coverage : Vertical Mediation and the War on Terror, Routledge, 2018.En français, on lira avec intérêt la traduction de l’un de ses articles : « Guerre des drones, médiation verticale et la classe ciblée », A contrario, 2019/2, n°29, p. 25-34.
  2. On pourra écouter en ce sens le podcast Le Collimateur avec Ulrike Franke comme invitée « Ce que l’Ukraine nous apprend des drones », le 19 septembre 2023.
  3. Maya Kandel, « Le dilemme sécurité-libertés : les contradictions de la politique américaine en Afrique », Politique américaine, 2014, n°24, p. 129-142.
  4. The White House, U.S. Strategy Toward Sud-Saharan Africa, août 2022.
  5. Pour une réflexion poussée sur le retard français dans le domaine des drones : Amélie Ferey, Loïc Kevran, Céline Marangé, « Drone militaire : nouvelle arme de la stratégie française ? », Le Temps du Débat, France Culture, le 22 mai 2023.
  6. En gras dans le texte original.
  7. « Drones d’observation et drones armés : un enjeu de souveraineté », Rapport d’information n°559 fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 23 mai 2017.
  8. Les drones turcs ont aussi fait leurs preuves en Syrie, au Haut-Karabakh et en Libye.
  9. Léo Péria-Peigné, « TB2 Bayraktar : grande stratégie d’un petit drone », IFRI, le 17 avril 2023.
  10. Charles Joseph, « Les drones militaires, porte d’entrée de la puissance turque en Afrique », IRSEM, 21 décembre 2022.
  11. Erick Sourna Loumtouang, « La guerre vue du ciel : l’usage des drones en terrain africain », A contrario, 2019/, n°29, p. 99-118.
  12. Entretien avec Bayram Balci : « La politique de la Turquie en Afrique à l’épreuve du coup d’état militaire au Niger », Les clés du Moyen-Orient, le 14 septembre 2023.
  13. John Hudson et Kostiantyn Khudov, « The war in Ukraine is spurring a revolution in drone warfare using AI », The Washington Post, le 26 juillet 2023.