Vous présentez ce rapport comme un « rapport du GIEC » de la fiscalité internationale. Pouvez-vous revenir sur cette méthode et cette ambition ? 

Nous pensons effectivement qu’il y a besoin d’un système analogue au GIEC pour la fiscalité, l’évasion fiscale internationale. Il y a besoin d’organisations qui adoptent une perspective véritablement mondiale sur ces questions qui sont trop traitées dans un cadre purement strictement national. Il y a beaucoup de politiques fiscales qui peuvent avoir du sens dans un cadre national, par exemple, quand on joue la carte d’être un paradis fiscal ou lorsqu’on offre des régimes fiscaux dérogatoires à des entreprises, ou à des contribuables à haut revenus.

Dans un cadre strictement national, on peut se dire que cela vaut la peine de faire venir des personnes à haut revenu, que cela apporte un peu d’activité, un peu de recettes fiscales… Mais dans les faits, du point de vue du revenu fiscal dans son ensemble, c’est un jeu à somme nulle, et même à somme négative, parce que ces mécanismes augmentent les inégalités.

Nous pensons donc qu’il est crucial, d’une part, d’adopter un point de vue mondial, et d’autre part, de le faire en se fondant sur la production scientifique contemporaine et des articles à la frontière de la recherche. En l’occurrence, il se trouve qu’il y a une explosion de la recherche sur ces sujets qui est due au fait que ces questions ont été mises à l’agenda des décideurs politiques nationaux depuis une dizaine d’années. L’un des résultats concrets des différentes actions dans ce domaine, a été la création de nouvelles sources de données, que ce soient celles issues de l’échange automatique d’informations bancaires ou du recensement fait par les pays au niveau national. Il y a donc plus de chercheurs sur le sujet, et plus de données. 

Nous pensons qu’il y a besoin d’un système analogue au GIEC pour la fiscalité, l’évasion fiscale internationale.

Gabriel Zucman

Enfin, il y a aussi une tendance depuis une quinzaine d’années à davantage de collaboration entre les administrations fiscales et le monde universitaire. Ces partenariats permettent aujourd’hui d’en apprendre davantage, de pouvoir dresser les constats de manière plus précise, même s’il faut tout de même souligner les incertitudes qui demeurent.

L’accès limité aux données reste donc un problème majeur de l’étude de la fiscalité ? 

La faiblesse des statistiques, en particulier des statistiques publiques sur ces questions, est toujours d’actualité. L’opacité financière reste très forte, par exemple sur l’échange automatique d’informations bancaires dont on salue quand même les résultats tels qu’on peut les estimer.

Vous dressez dans ce rapport plusieurs constats sur lesquels nous allons revenir, quel est selon vous le plus important ? 

Je dirais qu’il y a trois grands constats et j’aime commencer par le constat disons le plus positif : celui de la réduction de l’évasion fiscale offshore permise par l’échange automatique de données bancaires.

C’est une donnée importante parce que même si ce n’est qu’un type particulier de fraude fiscale, elle était très concentrée dans les revenus liés au patrimoine. Surtout, cela illustre le fait que des progrès réels peuvent être réalisés en matière de lutte contre l’évasion fiscale, alors que beaucoup de gens pensent en toute bonne foi que, finalement, dans un monde globalisé, avec la technologie moderne, le pouvoir économique, la fortune… on ne peut pas faire grand chose à l’évasion fiscale et que tout cela est un peu voué à l’échec. Que la lutte contre l’évasion fiscale c’est un peu Don Quichotte. 

On constate une réduction de l’évasion fiscale offshore permise par l’échange automatique de données bancaires.

Gabriel Zucman

Avec cet exemple, on se rend compte que ce n’est pas du tout le cas. En réalité, des formes nouvelles de coopération internationale peuvent émerger relativement rapidement, en quelques années, et qui a permis in fine de réduire l’évasion fiscale internationale bancaire, ce qui est quand même un vrai progrès qu’il faut célébrer.

Au-delà de ce constat positif, l’un des constats les plus marquants du rapport est une déception, concernant la taxe mondiale minimum sur les multinationales de l’OCDE que vous décrivez comme vidée de sa substance.

La victoire sur la diminution de la richesse offshore n’est qu’un petit aspect du problème, et il reste en effet des problèmes très lourds. Parmi eux, il y a effectivement la question de la taxation des sociétés multinationales.

On pensait avoir fait une percée décisive en 2021. Et de fait, il faut quand même souligner que cet accord international, pour lequel 140 pays se sont mis d’accord pour la première fois sur un taux minimum de 15 % pour le taux d’imposition des sociétés multinationales, était un progrès. En termes qualitatifs, c’est une évolution de la régulation de la mondialisation qui reste vraiment très importante.

Malheureusement, cet accord a un peu été la montagne qui accouche d’une souris. Depuis 2021, il a été progressivement limité par différentes niches fiscales qui ont pour effet total de réduire les recettes d’un facteur deux par rapport à ce qu’on pouvait espérer en 2021 et par rapport à d’un facteur trois par rapport à ce qu’on pouvait espérer en 2020, après la victoire de Biden aux États-Unis, lorsque l’administration américaine avait pour ambition d’avoir un accord international sur un taux de 21 %.

Finalement, en 2021 un accord a été obtenu pour un taux de 15 %, mais plusieurs éléments ont diminué son effectivité, dont toute une série d’exonérations et de niches, ainsi que la non-participation des États-Unis. Ce dernier élément est hélas un grand classique sur les accords internationaux, comme cela avait déjà été vu sur le protocole de Kyoto sur les émissions de gaz à effet de serre, que les États-Unis avaient décidé de ne pas ratifier. 

Dans sa forme actuelle, on peut en espérer une augmentation des recettes d’impôt sur les sociétés de seulement 5 % ou même un peu moins au niveau mondial : pour résumer, c’est quand même beaucoup d’efforts pour pas grand chose, pour une augmentation qui n’est pas du tout à la hauteur du problème. 

À côté des multinationales, l’autre grand constat du rapport concerne la taxation des individus, avec une proposition de taxe mondiale sur les milliardaires. Vous quantifiez des recettes potentielles de 250 milliards de dollars par an. Pour vous, une telle taxe serait donc importante sur le plan des recettes potentielles, autant que sur le plan de la justice fiscale ? 

Les deux aspects sont en effet très importants. D’abord, l’un des gros problèmes de nos systèmes fiscaux contemporains, c’est que l’impôt devient très régressif pour les très grandes fortunes, car lorsque vous avez un grand patrimoine, il est pour le moment très simple de structurer sa richesse de façon à ce qu’elle génère peu de revenu fiscal imposable. 

Dans sa forme actuelle, on peut espérer une augmentation des recettes d’impôt sur les sociétés de seulement 5 % ou même un peu moins au niveau mondial : ce n’est pas du tout à la hauteur du problème. 

Gabriel Zucman

C’est comme ça que les individus possédant les plus grands patrimoines parviennent à avoir des taux effectifs d’imposition sur le revenu très faible, d’environ 2 % en France, et peut-être un peu plus de 8 % pour les États-Unis. Dans tous les cas, ils présentent des taux très faibles par rapport à tout le reste de la distribution des revenus.

Quand on exprime la moitié du patrimoine des milliardaires mondiaux, ils présentent également des taux effectifs d’imposition du patrimoine très faibles, de l’ordre de 0 à 0,5 % de leur patrimoine collectif. 

Cette régressivité là est très difficilement acceptable : elle viole les principes les plus élémentaires. On voudrait a minima que les acteurs économiques les plus riches et les plus puissants, n’aient pas des taux effectifs plus faibles que le reste de la population. On peut en discuter de réformes possibles, mais en tout cas quelque chose de très régressif comme le système actuel n’est sans doute pas soutenable et acceptable socialement.

Mais aussi, l’autre dimension importante de cette taxation des milliardaires est ce qu’elle représente en termes purement budgétaires. Certes, les milliardaires au niveau mondial représentent une petite population, de moins de 3 000 personnes. On constate cependant, et c’est la première fois que ce calcul est effectué, que si on les assujettissait un taux minimum de 2 % sur leur patrimoine chaque année, un impôt de cette nature générerait presque 250 milliards de dollars de recettes fiscales au niveau mondial.

Pour mettre ce montant en perspective, il est intéressant d’utiliser des ordres de grandeur de ce qui est nécessaire pour la lutte contre le changement climatique : les meilleures estimations disponibles suggèrent que les pays en développement ont besoin de 500 milliards de dollars supplémentaires de recettes fiscales par an pour lutter contre le changement climatique. Une taxe minimale sur les milliardaires mondiaux rapporterait donc 250 milliards de dollars. Et si on revenait au principe de 2020 pour la taxe minimale sur les multinationales, c’est-à-dire taux de 21 % sans exonérations, cela permettrait de collecter 250 milliards supplémentaires.

Donc, même ces deux impôts minimum assez modestes – ce n’est pas le grand soir fiscal — permettent quand même de générer 500 milliards de dollars par an et de répondre à ces besoins.

Quels sont les obstacles concrets pour la mise en place d’une taxe individuelle sur les milliardaires, sachant que plusieurs enquêtes concordent à dire que les opinions publiques des pays à plus haut revenu y sont plutôt en majorité favorables ?

Il y a une demande très forte de justice fiscale. Même aux États-Unis, ce phénomène est très frappant. Il y a eu des sondages dans le contexte des primaires démocrates en 2020 sur le soutien à l’impôt sur la fortune de 2 % pour une fortune de plus de 50 millions de dollars, ce que proposaient Elizabeth Warren : 75 % des démocrates y étaient favorables et mais aussi même plus de 50 % des républicains et des indépendants y répondaient positivement.

Donc ce sont des idées qui sont très populaires mais évidemment il y a un certain nombre de blocages sur lesquels il faut donc s’interroger. On peut parler de blocages liés à des phénomènes de capture ou de semi-capture des élites politiques par les grandes fortunes. Mais il y a aussi des blocages davantage liés à de fausses images sur la faisabilité de ce genre de dispositif de taxation. 

Il y a une demande très forte de justice fiscale, même aux États-Unis.

Gabriel Zucman

Beaucoup de gens pensent qu’en réalité la seule façon de faire des progrès sur la question de l’imposition des grandes fortunes, c’est en ayant un accord véritablement international et que des pays ou même des groupes de pays ne peuvent pas faire grand chose individuellement, parce que les milliardaires vont alors partir, s’expatrier et s’installer dans des paradis fiscaux.

C’est là où ce raisonnement, même s’il est tenu en toute bonne foi par beaucoup de gens, est profondément erroné. L’erreur est de voir la concurrence fiscale comme une loi de la nature qui s’impose à nous, alors que l’on choisit aujourd’hui de laisser les grandes fortunes s’installer dans les paradis fiscaux sans que, du moment où elles s’y installent, elles aient d’impôt à payer dans leur pays d’origine.

On pourrait faire un tout autre choix, qui serait assez logique et qui est l’une des préconisations du rapport. Si vous avez vécu longtemps en France et que vous y avez acquis une grande fortune, même si vous êtes de nationalité différente, cela signifie que vous avez profité des avantages et des infrastructures du pays. Donc, si vous décidez ensuite de déménager dans un pays où les taxes sont plus basses, la France pourrait accepter votre départ, tout en respectant la liberté de mouvement. Cependant, vous devriez toujours payer des impôts en France comme si vous y viviez pendant encore quelques années ; et on peut discuter de la durée, 5 ans, 10 ans. L’important est que c’est un choix qui est parfaitement faisable et qu’on ne fait pas pour le moment. C’est l’une des choses que l’on fait dans le rapport : mettre cette idée sur la table pour vraiment illustrer l’idée qu’en réalité il y a des progrès très concrets qui peuvent être faits, même hors de tout accord international.

Je pense que c’est la façon la plus probable de voir des avancées dans les années à venir, que certains pays évoluent unilatéralement vers ce genre de dispositif.

Ces avancées unilatérales pourraient-elles déboucher sur davantage de progrès à l’échelle internationale ? 

Il est possible que ces avancées fassent tâche d’huile et c’est ensuite de cette manière que l’on peut enfin arriver à des accords internationaux, un peu comme ce qui s’est passé avec l’échange automatique d’informations bancaires imposé au début de manière unilatérale par les États-Unis avec la règlementation FATCA, y compris aux banques suisses. Cela a créé un nouveau standard qui s’est imposé internationalement.

En lien avec cette question de la faisabilité, vous constatez également une évolution de la cartographie des paradis fiscaux, avec notamment une montée en puissance de l’Asie dans la part de la richesse offshore mondiale. Que traduit cette montée en puissance de l’Asie et que change cette donnée ? Est-il plus complexe de s’attaquer à l’évasion fiscale comparé à il y a vingt ans ?

Ce changement est à la fois le produit de changements économiques réels et d’autre part, davantage de jeux d’écriture, donc de choses qui sont d’un ordre plus artificiel. 

Le changement économique réel, c’est simplement la montée de l’Asie comme puissance économique, sa montée dans la part du patrimoine mondial. À cela s’ajoutent des changements qui sont plus de l’ordre du jeu d’écriture, c’est-à-dire que ce sont les mêmes banques bien connues présentent dans le monde entier, en Suisse, en Asie, dans les paradis fiscaux des Caraïbes, qui choisissent les filiales dans lesquels enregistrer leurs comptes, par exemple plutôt en Suisse ou plutôt en Asie. Comme davantage de pression s’est exercée sur la Suisse notamment après la crise financière de 2008, les banques ont pu avoir tendance à plus enregistrer certaines de leurs activités de gestion de fortune dans leurs filiales en Asie, même si tout cela avait lieu au sein des mêmes groupes. Ce changement ne doit donc pas être surinterprété, car il s’agit en grande partie des mêmes acteurs. 

Cette tendance reflète tout de même un phénomène marquant dans la mesure où historiquement, jusqu’aux années 1990, ces activités internationales avaient lieu exclusivement en Suisse. La part de marché de la Suisse est restée très élevée jusqu’aux années 2000, avec 50 % du total. Ce qu’on a vu depuis, c’est l’érosion très nette de la place financière suisse sous le coup des différentes atteintes au secret bancaire.

Dans cette géopolitique des paradis fiscaux, vous présentez également d’intéressantes données sur Dubaï. Au-delà de son image médiatique, à quel point cette place financière est devenue importante et a pris une place notable en termes proprement financiers ?

Il est extrêmement difficile d’obtenir des chiffres sur le montant des fortunes financières qui sont gérées dans les Emirats arabes unis, à Dubaï en particulier. 

Ce qu’on a vu depuis les années 2000, c’est l’érosion très nette de la place financière suisse sous le coup des différentes atteintes au secret bancaire.

Gabriel Zucman

En revanche, il est vrai que nous disposons de très bonnes données pour ce qui est de l’immobilier, grâce à une étude qui utilise le registre de l’ensemble des propriétés à Dubaï. La taille de l’immobilier offshore c’est-à-dire détenu par des non-résidents à Dubaï qui est de l’ordre de plus de 200 milliards de dollars. C’est à peu près aussi gros que l’immobilier londonien détenu par des non-résidents. Les enjeux sont donc très importants, et dans les cas que l’on a pu analyser, il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les gens de nombreux pays peuvent vouloir posséder de l’immobilier à Dubaï.

Souvent l’évasion fiscale en fait partie ou en tout cas cela se traduit par de l’évasion fiscale, au sens où les revenus tirés de ces propriétés ou les propriétés elles-mêmes quand il y a des impôts sur la fortune ne sont pas déclarés dans les pays d’origine des propriétaires. Nous avons par exemple pu étudier les propriétés des Norvégiens à Dubaï et ce qui nous a permis de constater que dans 70 % des cas elles n’étaient pas déclarées. Cela donne l’impression que Dubaï peut dans une certaine mesure être utilisée comme un nouveau compte en Suisse.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine et des sanctions sur la Russie, on pense aussi au devenir des capitaux russes et aux lieux — notamment en Europe — où ils étaient concentrés. A-t-on des données fiables sur ce point et a-t-on constaté des évolutions ? 

Cela fait partie des points sur lesquels, nous l’avons constaté, il n’y a vraiment pas de données accessibles. Ce qui s’est passé au moment de l’invasion russe de l’Ukraine, sur ce volet strictement financier, est quand même assez troublant. En 2022, une très grosse partie du patrimoine des oligarques russes était détenue à l’étranger, en grande partie dans l’Union européenne, par exemple à Chypre, Luxembourg, Malte, Monaco… Tout le monde a bien compris qu’il s’agissait d’une faiblesse potentiellement fatale pour le régime poutinien, qui s’appuie en grande partie sur le soutien de ces grandes fortunes russes. Il y avait donc au tout début l’idée de que l’on allait jeter la lumière sur tout ça et faire un recensement des fortunes offshore et des oligarques pour pouvoir les geler, et peut-être même les confisquer. La réalité de ce qui a été fait est finalement très décevante. Il y a en effet eu des gels d’actifs, mais sur des types d’actifs d’abord très spécifiques, comme l’immobilier à Londres ou des châlets à Genève. Une grande partie de ces gels d’actifs a concerné soit de l’immobilier, soit des yachts.


Cependant, comme toutes les grandes fortunes internationales, l’essentiel de leur patrimoine est constitué de titres financiers diversifiés et de parts dans des sociétés qui contrôlent. Et l’effort de recenser ces actifs financiers, qui sont gérés en grande partie par des institutions financières occidentales, n’a pas été fait. On en est encore là, au milieu de cette guerre horrible, des mois après le début de l’invasion. Il n’y a en fait aucun progrès réel qui a été fait en matière de transparence financière, alors que cela aurait pu être l’occasion d’un pas en avant supplémentaire.

L’une des nouvelles tendances lourdes que vous identifiez pour la fiscalité mondiale est ce que vous qualifiez de course aux exemptions fiscales et aux subventions pour les industries vertes. C’est une dimension de cette politique de transition qui a jusqu’à maintenant peu été évoquée dans les débats ? 

Oui, et il faut absolument en parler. C’est-à-dire que l’on est peut-être en train d’assister à la transition vers une nouvelle forme de concurrence fiscale internationale.

Historiquement, depuis les années 1980, les pays se faisaient concurrence sur les taux statutaires d’imposition, donc la course au moins-disant fiscal sur les taux d’impôt sur les sociétés. En moyenne, au niveau mondial, le taux normal d’impôt sur les sociétés au début des années 1980 était de près de 50 %, il se situe aujourd’hui entre 20 % et 25 %. En réalité, on a l’impression que la concurrence fiscale est en train de changer de nature, et que l’on bascule désormais dans une concurrence fiscale à coup de crédit d’impôt et de subventions.

En moyenne, au niveau mondial, le taux normal d’impôt sur les sociétés au début des années 1980 était de près de 50 %, il se situe aujourd’hui entre 20 % et 25 %. 

Gabriel Zucman

Cela a commencé avec les subventions qui avaient été données par la Chine aux producteurs chinois d’énergie verte, puis avec l’Inflation Reduction Act (IRA) américain qui a essayé de répondre à cela aux États-Unis. L’Union européenne va également avoir ses propres subventions et crédits d’impôt. Et finalement, l’OCDE est venu 2023 donner son blanc-seing à tout cela en disant que tous ces crédits d’impôt étaient bienvenus. Ces dispositifs ne seront donc pas comptés comme des réductions d’impôt dans le calcul de la taxe minimale à 15 % sur les bénéfices des sociétés. Pour illustrer, cela signifie que si une entreprise paye 20 % d’impôt sur les sociétés mais qu’ensuite on lui donne un crédit d’impôt équivalent à la moitié de ce qu’elle payé soit 10 %, son vrai taux effectif est donc de 10 %, mais du point de vue de la taxe minimale, on considère qu’elle a payé 20 %. Elle ne devra donc rien payer de plus. 

Ce dispositif est venu légitimer cette nouvelle forme de concurrence fiscale internationale. Et en fait quand on regarde les chiffres, on se rend compte que son coût budgétaire est potentiellement très significatif et, en particulier, très nettement supérieur aux recettes fiscales supplémentaires qui vont être générées par la taxe minimale de 15 %. C’est quelque chose qui, dans un contexte post-Covid, de déficits publics élevés, de taux d’intérêt qui augmentent, de dette publique élevée, pose quand même une question.

Comment réconcilier le fait que ces politiques soient saluées pour les avancées qu’elles constituent dans l’action climatique, avec le rappel de leurs conséquences fiscales négatives ?

Bien sûr, ce qu’il faut quand même souligner et que nous soulignons bien dans le rapport, c’est que cette nouvelle forme de concurrence fiscale internationale a des aspects un peu plus positifs que la concurrence fiscale traditionnelle.

Si elle cible par exemple les énergies vertes, il y a un aspect bénéfique dans son ensemble, comme cela accélère la transition vers l’économie en carbone : ce n’est pas purement à somme négative comme l’est la concurrence fiscale traditionnelle qui consiste seulement à déplacer des profits d’un pays X à un pays Y au bénéfice essentiellement des actionnaires mondiaux qui sont plutôt en haut de la distribution des revenus et des patrimoines.

Mais il ne faut pas oublier que ces politiques présentent aussi les aspects négatifs de la concurrence fiscale traditionnelle. Pour le dire simplement : veut-on arroser Elon Musk de subventions ? In fine qui bénéficie de ces crédits d’impôt ? Ce sont avant tout les actionnaires des multinationales et les salariés à haut revenus de ces entreprises, donc cela a tendance à augmenter les inégalités.

Le problème de cette façon de lutter contre le changement climatique, est qu’elle vient mettre en opposition le changement climatique d’un côté et les inégalités de l’autre, alors qu’en fait il y a tout de politiques publiques qui doivent permettre d’agir sur les deux plans.

Veut-on arroser Elon Musk de subventions ?

Gabriel Zucman

On n’a pas besoin, pour lutter contre le changement climatique, de donner de grosses subventions prises sur les finances publiques aux grandes entreprises américaines, chinoises, européennes. On doit pouvoir faire mieux que ça.

L’idée est de rappeler que passer par les incitations aux grandes entreprises n’est ni la seule, ni la meilleure voie pour faire avancer la transition climatique ? 

Beaucoup de gens se sont laissés un peu convaincre que les incitations monétaires, fiscales, les crédits d’impôt et les baisses d’impôts, c’est cela qui stimule l’activité, l’investissement et que ce sont les outils les plus efficaces dont disposent les gouvernements. Mais historiquement, si l’on regarde les grandes batailles civilisationnelles qui ont pu être menées, on les a jamais gagnées à coups de crédit d’impôt.

Quand ils ont fait construire des Liberty ships par milliers, dans un délai très rapide, les Américaine ne se sont pas dit « donnons un gros crédit d’impôt aux armateurs pour les inciter à construire suffisamment de bateaux ». Il s’agissait d’investissements dans les infrastructures, la production, la fourniture publique de biens et services avec des régulations. Tout ce qui vient avec l’économie de guerre est très différent de l’idée sous-jacente aux crédits d’impôt.

Je ne dis pas que les crédits d’impôt n’ont aucun rôle à jouer. Mais je pense que pour le moment, on mise quand même un peu tout là-dessus. C’est en tout cas vrai pour les États-Unis. On peut bien sûr dire que malgré tout c’est génial, que les Etats Unis, enfin, font quelque chose pour lutter contre le changement climatique, ce qui est vrai. Mais tout miser sur les crédits d’impôt reste beaucoup trop limité et cela ne diminue pas les inégalités. En fait, on s’inscrit quand même dans le prolongement de l’idéologie de la concurrence fiscale qui a dominé depuis les années 1980. 

Tout ce qui vient avec l’économie de guerre est très différent de l’idée sous-jacente aux crédits d’impôt.

Gabriel Zucman

Historiquement, ce sont plutôt tous les pays européens qui étaient à la pointe de cette concurrence fiscale. Mais désormais, on a l’impression que les États-Unis qui sont à la pointe. 

Sur la concurrence au sein de l’Union européenne, un point très intéressant du rapport porte sur la concurrence fiscale entre les États membres et la prolifération des régimes fiscaux préférentiels à l’intérieur de l’Union européenne. En dehors de la dimension internationale de la taxation, cette question est-elle à l’agenda de l’Union ?

Il y a sur cette question une ambiguïté très forte des institutions européennes. Il y a un groupe de suivi des pratiques fiscales dommageables mais qui se limite aux pratiques concernant des entreprises et dont l’influence reste limitée.  

On observe depuis une quinzaine d’années, qu’un grand nombre de pays créent leurs régimes pour une diversité de catégories — pour les retraités, pour les chercheurs, pour les footballeurs, pour les milliardaires, cela n’en finit pas. Ce phénomène est profondément corrosif pour la cohérence de l’Union européenne. En effet, du point de vue de l’Union, cela ne change strictement rien qu’on déplace un chercheur  de France vers le Danemark, ou des retraités fortunés ou des gens à haut revenus plus généralement, mais évidemment l’effet sur les recettes fiscales à l’échelle de l’Union est pire qu’à somme nulle. Cela réduit les recettes fiscales dans son ensemble. Ces dispositifs viennent par ailleurs accorder des baisses d’impôts à des personnes qui sont riches — parfois très riches — ce qui alimente les inégalités, ce que pour l’instant l’Union européenne ne régule pas du tout. 

Ce qu’il faut bien comprendre c’est que si on veut progresser sur cette question là, il y a une solution très simple qui est la solution que je décrivais précédemment, qui consiste à continuer à taxer les gens qui ont été résidents fiscaux et qui se relocalisent dans un territoire à taux d’imposition plus faible. Cette solution unilatérale de « taxe anti-expatriation », comme on la nomme dans le rapport, permet en fait bien de s’attaquer à la racine à toutes les formes de concurrence fiscale.

Avec cette méthode, on ne résout pas seulement le problème des grandes fortunes françaises qui seraient tentées de s’installer en Belgique ou en Suisse, mais plus largement celui des gens qui ont vécu longtemps en France, qui ont des hauts revenus et qui seraient attirés par un régime dérogatoire spécial italien ou grec. Dans cet exemple, l’Italie et la Grèce peuvent faire ce qu’elles veulent, mais la France dira désormais que cela ne change rien au plan fiscal et que les contribuables doivent continuer à payer leurs impôts en France, et cela viendrait complètement miner l’intérêt de ces dispositifs.

Dans ces conditions, quel rôle pourrait jouer l’Union européenne dans la coordination sur la fiscalité internationale ? De manière plus générale, jusqu’où pousseriez-vous la comparaison avec la manière d’aborder la question du changement climatique à l’échelle internationale ?

En termes de coordination internationale, nous sommes plus avancés sur la question de la lutte contre le changement climatique. Et on est encore très loin de ce qui devrait être fait. Au contraire, en matière de coopération fiscale, c’est l’Europe qui a été pionnière dans la généralisation et l’exacerbation de la concurrence fiscale internationale, par exemple, lorsqu’on regarde l’évolution des taux statutaires d’impôt sur les sociétés. Ce sont les pays européens qui, les uns après les autres, ont baissé leurs taux : la France, l’Allemagne, l’Italie, quand les États Unis ou le Japon restaient beaucoup plus stables.

Et finalement, ce n’est qu’en 2008 que les États Unis, qui se sont retrouvés avec un taux beaucoup plus élevé que les pays Européens qui avaient baissé leurs taux d’impôt sur les sociétés les uns après les autres depuis 20 ans, ont tout d’un coup baissé leur taux de 35 % à 21 %, mais finalement avec un certain retard par rapport à l’Union européenne. L’historique et le passif de l’Union européenne sur ces questions là, c’est que malheureusement elle a joué un rôle très négatif en érigeant la concurrence fiscale au rang de vertu.

En termes de coordination internationale, nous sommes plus avancés sur la question de la lutte contre le changement climatique que de lutte contre l’évasion fiscale. 

Gabriel Zucman

Il y a un tas de façons dont les pays se font concurrence et il y a des formes positives de concurrence internationale. Mais il faut bien comprendre que la concurrence fiscale internationale est une forme très négative. Par contraste, parmi les formes positives, il peut y avoir par exemple la concurrence entre les pays pour essayer d’avoir le meilleur système éducatif. C’est positif car cela bénéficie à l’essentiel de la population. C’est une bonne chose s’ils se font concurrence pour avoir le meilleur système de santé, les meilleures infrastructures publiques ou même pour être les premiers à arriver à zéro émission de carbone : toutes ces formes de concurrence sont bonnes notamment parce qu’elles sont plutôt égalitaires et bénéficient à une grande partie de la population.

Le problème, est qu’il y a une vraie confusion mentale dans l’Union européenne, où l’on a érigé pendant longtemps la notion de concurrence au rang de vertu, en oubliant qu’il pouvait y avoir des formes négatives de concurrence qui devraient être prohibées. Il y a une évolution et une certaine prise de conscience sur ces sujets, mais on n’y est pas.

La prochaine échéance internationale importante est la COP 28 et les négociations sur le financement des besoins d’investissement immenses pour la transition climatique. Le rapport est une manière de dire qu’en sortant de l’idéologie actuelle, on voit qu’en réalité il existe des mannes fiscales importantes et accessibles à l’échelle mondiale ?

L’idée est de dire que c’est possible, que ces deux idées très simples peuvent être mises en application. Nous pensons qu’il y a un momentum politique. On a réussi en 2021 à se mettre d’accord sur un taux minimum. Il s’est un peu réduit comme peau de chagrin, mais il n’est pas trop tard, on peut y revenir avec l’esprit de 2021 et récolter 250 milliards de recettes fiscales si on fait ça. Et puis, ensuite mettre en application le parallélisme entre les multinationales et les grandes fortunes.

Les multinationales et les milliardaires sont les deux types d’acteurs économiques qui ont le plus bénéficié de la mondialisation. Ce sont aussi les deux qui ont des taux effectifs d’imposition les plus faibles parce qu’ils peuvent bénéficier des paradis fiscaux et des divers mécanismes d’évitement. De la même façon qu’on a un taux minimum pour les multinationales, on peut faire quelque chose pour les très grandes fortunes. 

On y est arrivé une fois, il n’y pas de raison que l’on n’y arrive pas une deuxième fois et, en fait, cette idée est vraiment dans l’air du temps. Ce qui se passe aux États-Unis est par exemple très intéressant de ce point de vue. Joe Biden, en 2019 et 2020, a fait campagne contre les propositions d’impôt sur la fortune défendues par Bernie Sanders et Elizabeth Warren. Mais une fois arrivé au pouvoir à la Maison Blanche, il a mis dans son propre budget un impôt sur le revenu des milliardaires de sa création, qui n’était nulle part dans son programme. Il a inclus dans son budget un impôt qui est en gros très similaire à ce qui pouvait être proposé par ses adversaires. Et maintenant il ne se passe pas une semaine sans que Joe Biden tweete pour dire et maintenant il faut une taxe sur les milliardaires. C’est donc maintenant la position de l’exécutif américain.

Les multinationales et les milliardaires sont les deux types d’acteurs économiques qui ont le plus bénéficié de la mondialisation. 

Gabriel Zucman

On observe un tournant similaire au Brésil. Nous parlons beaucoup avec les Brésiliens dans le cadre de la préparation du prochain G20, et on observe le même intérêt. La question de l’absence de taxation des grandes fortunes et de la manière de créer une nouvelle phase de discussion internationale pour y mettre un terme de façon coopérative est au sommet des priorités.

Après il faut bien discuter des détails de l’impôt. Je pense qu’il est crucial que cet impôt minimum sur les grandes fortunes soit exprimé en pourcentage du patrimoine et non pas du revenu. Pour les grandes fortunes, la définition du « revenu » est en effet le cœur du problème, car il est encore extrêmement facile de prétendre qu’on a un revenu faible en utilisant des sociétés écran et tous les dispositifs d’évitement existant. Au contraire, le patrimoine est beaucoup mieux défini. Même si tout n’est évidemment pas parfaitement mesurable à chaque microseconde et qu’il faudra définir des règles exactes de valorisation des différents types d’actifs, le patrimoine est quand même conceptuellement beaucoup mieux défini que le revenu. Il est donc logique que l’impôt minimum soit en pourcentage du patrimoine pour les très grandes fortunes.

Il reste des détails, mais je pense et j’espère que ce rapport va pouvoir contribuer à ce que les discussions internationales évoluent très vite sur cette question de comment réaliser ces idées qui sont aujourd’hui très présentes non seulement dans les opinions publiques, mais aussi parmi les décideurs politiques. Il faut se rappeler que Joe Biden fait partie des plus de 95 sénateurs qui ont voté la réforme fiscale de de Reagan en 1986, avec une réduction du taux d’imposition le plus élevé de 50 % à 28 %, le plus bas de tous les pays industrialisés. C’est le même Joe Biden qui en 2020 n’a pas pas passé une semaine sans tweeter qu’il fallait taxer les milliardaires

Quelles échéances politiques seront décisives selon vous ?

Nous espérons parvenir à quelque chose pour le prochain G20. J’espère vraiment et j’ai l’impression qu’il y a une conjonction de facteurs qui peuvent permettre de progresser au prochain G20, dans le cadre de la présidence brésilienne.