L’un des piliers qui transparaît dans l’ensemble de votre œuvre, et l’une des ambitions que vous avez énoncées, est celle de saisir le monde et la société « dans toute sa complexité » (Mythe, littérature et le monde africain 1, 1976). Avez-vous personnellement le sentiment d’y être parvenu par la littérature ? Comment votre positionnement par rapport à cette ambition a-t-il évolué ?
Je doute que quelqu’un ait jamais le sentiment d’avoir rempli la mission qu’il s’était fixée. Je n’ai en tout cas rencontré personne, aucun écrivain qui le pense, ni même aucun homme d’État ou politicien.
La seule chose dont je suis sûr, c’est que j’avais depuis l’enfance un grand penchant pour l’écriture créative. Je suis né dans une société caractérisée par une grande tradition de la narration, une société où il y a des conteurs. J’étais par ailleurs fasciné par l’écriture, par les publications écrites, omniprésentes. Enfant, je lisais tout ce qui me tombait sous la main, dont les ouvrages de la petite bibliothèque de mon père. En cours de route, tout comme on raconte les histoires que l’on nous a racontées enfants, j’ai senti que j’étais censé écrire mes propres versions de ces histoires. C’est donc ce que j’ai fait.
Votre désir d’observer et de changer la société qui vous entourait a grandi en même temps que votre désir d’écrire ?
J’ai grandi dans une atmosphère de pré-indépendance immédiate, en d’autres termes, de décolonisation. J’étais attentif à tous les débats sur l’expérience coloniale. Et, encore une fois, j’ai senti que cela faisait partie de ma propre mission de participer à cette lutte. J’ai également eu la chance — ou la malchance, cela dépend des points de vue — d’être mêlé à des événements majeurs tels que la révolte des femmes, menée par Funmilayo Ransome-Kuti 2. Là encore, je me suis dit que c’était ce que j’étais censée faire. Cela m’a semblé la chose la plus logique au monde puisque je comprenais les problèmes de justice en jeu dans ce mouvement de révolte.
J’ai également été, à certains moments, à la fois écrivain et politicien. Mon écriture et ma politique ont coïncidé. Je me suis rendu compte que la littérature pouvait également être utilisée pour promouvoir des causes politiques et je me suis de plus en plus impliqué dans la lutte par le biais de mes œuvres littéraires.
Ai-je atteint le type de société dont je rêvais lorsque j’étais enfant ? Pas du tout, loin de là. Dans ma société, il y a un pas en avant, plusieurs pas en arrière, beaucoup de facteurs de changement. Je ne pense donc pas avoir atteint ce que je pensais pouvoir faire avec mes écrits, non.
Le rapport que vous avez tissé entre politique et littérature se caractérise par sa subtilité. Dans votre pièce écrite durant cette période post-indépendance, La danse de la forêt, vous avez refusé d’écrire une mythologie politique nouvelle, positive et galvanisatrice : vous revenez aux mythes anciens qui peuplent d’ailleurs l’ensemble de votre œuvre.
Oui, c’était un autre mythe que je voulais explorer, le mythe d’un « noble passé », ici du monde noir. Il fallait explorer ce mythe pour ne pas commettre les mêmes erreurs que nos ancêtres.
Les mythes et l’histoire sont les meilleurs moyens d’informer le présent, de mettre en garde ?
La mythologie est toujours présente et je suis un grand mythologue.
On peut toujours utiliser des mythes pour combattre les mythes. Certains mythes sont réactionnaires, rétrogrades et font appel aux bas instincts de l’humanité. D’autres sont des mythes que l’on pourrait qualifier de progressistes. Et, tout comme dans le panthéon grec, il y a dans la mythologie yoruba, dont je me nourris, des dieux qui représentent ces différents mythes. D’un côté, il y a des dieux réprouvés, des divinités presque irrécupérables ; et en même temps, on y trouve des divinités qui représentent les vertus que vous et moi reconnaissons comme ennoblissant l’humanité. La mythologie yoruba fonctionne exactement comme cela.
De nouveaux mythes naissent aussi en permanence, qui sont à la fois des réalités et des mythes. Mandela était un être humain vivant. Il est également devenu un mythe. Guevara est un autre mythe, ou encore Fidel Castro. Même le monde communiste, à une époque, a été un mythe, qui a finalement implosé à cause de ses contradictions.
Vous abordez la question de la violence dans la société nigériane, et avez écrit un long poème, l’Ode humaniste 3 sur l’enlèvement des lycéennes de Chibok au Nigéria par Boko Haram. Il s’ouvre presque immédiatement sur les mots « L’histoire se moque », « L’histoire frappe à nouveau ». Ce constat, malgré les ambitions initiales que vous avez évoquées, fait-il de vous un pessimiste ?
J’ai abandonné depuis longtemps les expressions telles que pessimisme et optimisme. Je suis finalement arrivé à la conclusion que l’humanité est un travail en cours 4, presque comme quelque chose à sculpter. Vous sculptez, parfois en cours de route, une partie est démolie, vous vous rendez ensuite compte qu’il faut tout recommencer… et ainsi de suite.
L’humanité est un travail en cours. Et nous ne pouvons pas déterminer à quelle étape nous nous situons dans ce travail en cours. J’ai trouvé une tranquillité d’esprit à partir du moment où j’ai accepté cela. L’expression mission accomplie 5 ne fait plus partie de mon vocabulaire : disparue, je continue simplement ce que je fais.
Ce travail en cours, vous le décrivez avec une grande acuité, dans le détail — notamment dans votre dernier roman — et souvent par un usage caractéristique de la satire et de la dérision. Est-ce selon vous le moyen le plus efficace d’exposer les réalités que vous voulez dénoncer ?
Cela me rappelle un passage datant de l’époque où je connaissais bien la religion chrétienne et ses écritures. Il vient de me revenir à l’esprit comme un éclair. Il met en scène Jésus-Christ lorsqu’il a su qu’il allait être trahi et crucifié. À celui qui lui demande pourquoi il continue alors qu’il connaît cette fin, il dit quelque chose comme « le fils de l’homme sera trahi et crucifié, mais seront ligotés ceux qui ont commis l’acte de trahison ». En d’autres termes, il connaissait la fin, le processus, le prix à payer et le sacrifice qu’il impliquait, mais a continué de croire que ceux qui commettent le crime seront tenus responsables.
Et je pense que c’est la position que tout le monde devrait adopter. L’humanité est un travail en cours ; et seront ligotés ceux qui font reculer le travail en cours, qui font faire à l’humanité plusieurs pas en arrière, pour ensuite recommencer à zéro. D’un côté, on est fataliste, on accepte le fait que oui, le pire est déjà arrivé, et qu’il se reproduira, que « l’histoire frappe à nouveau », pour reprendre l’expression. Mais les responsables seront tôt ou tard tenus pour tels. Et c’est nous, écrivains, qui allons mener cette guerre. C’est la mission de la satire, du ridicule et de l’excoriation dont vous parlez.
En particulier pour analyser la violence et la corruption ?
Il est possible de développer ce j’ai fini tôt ou tard par appeler une philosophie de la violence, dans laquelle on reconnaît que la violence n’est pas nécessairement mauvaise, selon les circonstances, selon son inévitabilité. Il y a des écrivains, comme Christopher Okigbo par exemple, qui, à l’heure du choix, ont décidé de laisser tomber leur plume de poète pour aller sur le front de la guerre et y périr. Un certain nombre d’écrivains et d’artistes ont, comme lui, préféré être torturés, être tués plutôt que de renoncer à leur croyance.
Ce qui est pour moi inacceptable, c’est ce que j’appelle la violence gratuite, la violence pour le plaisir de la violence, pour le plaisir de dominer la victime, quelque soit la forme de cette violence. Pour moi, c’est tout simplement contraire à ce que je considère comme la progression de l’humanité. Ainsi, lorsqu’on regarde la Russie aujourd’hui, on ne peut pas dire que les deux parties sont coupables : il y a un agresseur et il y a une victime.
La violence ne peut s’analyser qu’au cas par cas ?
L’histoire nous apprend que, parfois, même la victime peut devenir l’agresseur. Cela s’est produit. Cela arrive tout le temps. Tout autour de nous. Nous devons alors réajuster, recalibrer nos instruments de mesure et pouvoir dire que vous vous rendez désormais coupable de violence gratuite. C’est donc presque du cas par cas, étape par étape. Il s’agit donc d’un sujet très sensible et fondamental qui doit être pesé sur des échelles objectives.
Je crains par ailleurs que certains jeunes d’aujourd’hui n’apprécient la violence pour elle-même. Allez sur Internet, en particulier au Nigeria, et voyez le type de langage qui y est utilisé. Parfois même, écoutez certains morceaux de rap et vous vous demanderez si c’est ce que la musique est censée faire aujourd’hui. Elle prône la violence, parfois la violence sexiste, parfois la violence tout court.
La violence religieuse à laquelle répond, cette fois non par la satire mais avec gravité, l’Ode humaniste, est une forme à part de violence ?
La violence religieuse est pour moi une contradiction dans les termes. C’est le plus grand blasphème dont une religion puisse se rendre coupable : utiliser la violence pour se promouvoir. C’est ce que font les fondamentalistes islamiques et aussi quelques fondamentalistes chrétiens — beaucoup de gens oublient qu’il y en existe encore aussi — au Nigeria.
Comment analysez-vous les récents évènements en Afrique de l’Ouest du Mali, au Niger, et le récent coup d’État militaire au Gabon ?
Il s’agit là encore d’une question au cas par cas qui ne peut être généralisée. Les militaires nigériens n’ont aucune excuse pour cette prise de pouvoir par la force. Ce n’est pas la même chose pour le Burkina Faso et le Mali. Au Mali, les gens étaient dans la rue, les gens étaient déjà en mouvement. Et si l’armée devait décider de peser de tout leur poids sur le peuple, elle était libre de le faire. Mais les militaires ne doivent pas devenir opportunistes et rester au pouvoir simplement à cause d’un accroc dans le processus démocratique. C’est de la pure criminalité, de l’égoïsme, qu’il faut condamner.
Le Gabon est encore un cas à part. C’est un pays où il n’y avait pas de démocratie, je pense que tout le monde s’accorde sur ce point. La famille Bongo a créé une dynastie à notre époque en volant la ligne de la nation et en utilisant sa richesse accumulée de la mauvaise façon pour truquer les élections et conserver le pouvoir. Ce régime aurait dû être renversé il y a longtemps. Cependant, on aurait pu espérer que cela ne passe pas par les militaires. L’armée pourrait intervenir en tant qu’arbitre et dire que si le dirigeant utilise la contrainte pour rester au pouvoir, elle va maintenant utiliser cette violence pour l’écarter du pouvoir et le remettre à ceux qui en sont les véritables propriétaires, et fera éventuellement intervenir le système international pour s’assurer que les élections se déroulent correctement. Mais certainement pas pour profiter de cette opportunité afin de se maintenir au pouvoir.
La tendance est actuellement à la création d’un collège de dirigeants militaires dans toute l’Afrique de l’Ouest, ce qui est très dangereux. Le syndrome de l’imitateur commence à s’étendre et à affecter les autres.
Et au Nigéria ?
Au Nigeria, le danger n’est pas immédiat, mais la situation est un plus difficile. Nous avons connu de très graves guerres civiles et des décennies de dictature militaire. Nous savons ce qu’il nous en a coûté de nous débarrasser des militaires.
Même si certaines personnes ont été mécontentes des dernières élections, leurs affirmations sur le résultat des élections sont totalement fausses — ils n’ont pas gagné les élections. Et c’est pourquoi certains ont appelé à une intervention militaire. Nous savons que le processus n’était pas parfait, mais les chiffres étaient clairs. Je ne pense pas qu’un militaire tenterait un tel aventurisme au Nigeria, pas immédiatement.
Si vous deviez le faire, quelle forme utiliseriez-vous pour écrire à propos de ce nouveau collège en formation ?
La satire ! J’écrirais une autre pièce comme King Baabu 6, qui parlait de ce type même de dirigeant au Nigéria, si je le voulais. Je les ridiculiserai, nous devons ridiculiser les militaires, nous devons les ridiculiser.
Sources
- « I have long been preoccupied with the process of apprehending my own world and its full complexity », Myth, literature and the African world, Cambridge University Press, 1976.
- Funmilayo Ransome-Kuti est une femme politique nigériane, enseignante, fondatrice de l’Union des femmes d’Aboekuta, organisation né dans un contexte de lutte contre les mesures de réquisitions de denrées alimentaires par l’administration coloniale.
- Ode humaniste pour Chibok, pour Leah, Présence Africaine, 2019.
- « Work in progress ».
- En français dans l’entretien.
- King Baabu, Wole Soyinka, 2002. La pièce est une satire du régime du dirigeant militaire nigérian Sani Abacha.