La vie de Giorgio Napolitano, né en 1925 et disparu le 22 septembre, éclaire tout un pan de l’histoire de l’Italie de l’après-1945. Voilà un homme qui s’engagea précocement en politique et qui, ensuite jusqu’à son dernier souffle, s’y consacra pleinement tout en étant un intellectuel d’une immense culture, fin, raffiné, mais également un expert en économie et questions institutionnelles. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et a reçu de nombreuses et prestigieuses distinctions en Italie et en Europe, comme, pour n’en citer qu’une, le doctorat Honoris causa conféré par la Sorbonne en 2010. Très jeune, il adhéra au Parti communiste italien (PCI), le plus important parti communiste de l’Europe occidentale, solidement implanté dans la péninsule, qui, surtout à partir des années 1960, fascina nombre de militants de gauche et d’intellectuels bien au-delà de la péninsule. Non seulement il connut les évolutions parfois sinueuses de son parti mais, à partir là encore du milieu des années 1960, il joua un rôle fondamental dans les débats portant sur les changements d’orientation et d’identité de ce même parti sans toujours convaincre la masse de ses camarades. Ancré à Naples, attaché au Mezzogiorno, s’employant à trouver des solutions à la question méridionale qui obsède l’Italie depuis son unité, il analysa aussi les considérables transformations socio-économiques de son pays et les multiples crises politiques qui le secouèrent avec le souci constant de proposer des idées et une stratégie d’action pour son parti. Puis, au fil des années, il a élargi le spectre de ses intérêts à l’international cherchant des décennies durant à démêler le nœud si complexe formé, d’un côté, par le rapport historique de plus en plus problématique qu’entretint son parti avec l’Union soviétique et, de l‘autre, par la reconnaissance, à son instigation ainsi que de quelques autres de ses proches, des mérites et des avantages pour l’Italie de l’Europe, de l’OTAN et même des États-Unis. Critique à l’origine de la social-démocratie, ce communiste amorça, au nom de son parti, un dialogue avec les partis s’en réclamant et, à la fin, s’y rallia avec armes et bagages.
Enfin, il exerça des responsabilités fort importantes et, consécration ultime d’une remarquable carrière, fut élu à la Présidence de la République à 81 ans, devenant le premier communiste et le titulaire le plus âgé à occuper cette charge. Grande première dans l’histoire de la République italienne, il fut réélu pour un second mandat qu’il n’acheva pas. Il exerça cette fonction en une période de grandes tensions politiques, italiennes et internationales. Laquelle, avant même son accès au Palais du Quirinal, avait déjà acquis un poids politique et symbolique particulièrement fort qu’il renforça délibérément, suscitant de grandes controverses entre constitutionnalistes et responsables politiques. Politique expérimenté, il se livra à de subtiles manœuvres tactiques, parfois fortement critiquées et pas toujours réussies, contrebalancées par une large ampleur de vue à propos de l’Italie, de son passé, de son présent, de son avenir, de l’Europe et du monde qu’il exposait dans des discours de haute volée qu’il prononçait également dans un français exquis.
Sa renommée et sa visibilité en Italie comme à l’étranger en furent accrues et son prestige démultiplié. Giorgio Napolitano, pour qui l’a connu et eu l’honneur de l’approcher, était impressionnant, d’une envergure exceptionnelle sans jamais être intimidant, extrêmement courtois, fort curieux, toujours ouvert au dialogue, alternant des conversations d’une rare profondeur avec de malicieux traits d’esprit.
Giorgio Napolitano est un enfant du fascisme 1. À sa naissance, Mussolini est au pouvoir depuis trois ans et la même année il amorce la transformation du fascisme en un régime à parti unique avec la promulgation des lois fascistissimes. Sa famille bourgeoise, un père avocat libéral assez traditionaliste qui acceptera très difficilement le futur engagement politique de son fils, une mère ayant des ascendances nobles, vit à Naples.
C’est dans le prestigieux lycée classique Umberto Premier que le jeune Giorgio entame ses études qu’il poursuivra à Padoue où ses parents se sont transférés : dans cette ville du Nord, il commence à fréquenter des milieux antifascistes. À 17 ans, il revient dans la capitale parthénopéenne pour faire ses études de droit à l’Université Federico II. Comme tous les jeunes de l’époque encadrés au plus près par le système totalitaire mis en place par le fascisme, il est membre du Gruppo Universitario Fascista de la ville. Il s’y fait remarquer par sa passion pour les arts, notamment le théâtre dont il couvre l’actualité avec sa rubrique dans l’hebdomadaire du Groupe. Alors que le régime du Duce sombre, une partie de la jeunesse estudiantine entre en ébullition : elle souhaite la victoire des Américains qui ont débarqué en Afrique du Nord en novembre 1942 et en Sicile en 1943, suit avec jubilation la progression de l’Armée rouge de Staline et se forme au marxisme. L’Italie accumule les revers militaires, Mussolini est destitué le 25 juillet 1943, le gouvernement du Maréchal Badoglio annonce le 8 septembre avoir signé l’armistice avec les alliés, l’Allemagne envahit la péninsule plongeant le pays dans un chaos épouvantable. Giorgio Napolitano vit dans sa ville de Naples bombardée depuis des mois, gangrenée par la misère et une déliquescence généralisée qui fournira la matière du saisissant roman La peau de Curzio Malaparte avec lequel Napolitano noua une relation intellectuelle et politique à éclipses, et qui poussera la population à se soulever du 27 au 30 septembre 1943 pour se libérer de l’occupation allemande. Fréquentant un milieu de communistes napolitains depuis 1944, Giorgio Napolitano franchit le pas et adhère au PCI en novembre de l’année suivante.
Palmiro Togliatti, le secrétaire du PCI, débarqué à Naples le 27 mars 1944 en provenance d’URSS, applique, avec son génie propre, les grandes orientations stratégiques du maître du Kremlin. Renonçant pour le moment à s’emparer seul du pouvoir, la priorité étant d’obtenir la défaite du Troisième Reich, il déploie une politique d’unité nationale et s’efforce de construire une organisation solide, insérée dans les coins et recoins de la société italienne pour mener « une guerre de position » et instaurer une forme « d’hégémonie culturelle » pour reprendre les termes d’Antonio Gramsci dont Togliatti se déclare l’héritier tout en contrôlant de près la publication de ses œuvres. Ce parti a besoin de talents, surtout dans le Sud « profond » qui se méfie de lui. Pire, le PCI se heurte aux élites locales, notamment les propriétaires fonciers et la bourgeoise urbaine, qui le combattent violemment. Faut-il rappeler qu’au référendum du 2 juin 1946, les Italiens choisissent la république mais pas le Mezzogiorno et moins encore Naples qui vote à près de 80 % pour le maintien de la monarchie ? À 22 ans, Giorgio Napolitano devient permanent du parti, « funzionario » selon la terminologie italienne, donc fait de la politique son métier au lieu de devenir avocat à l’instar de son père. Il termine néanmoins ses études, décrochant sa laurea en droit avec un travail sur le développement industriel manqué du Mezzogiorno. Au sein du parti, deux dirigeants nationaux expérimentés et liés au Sud vont le marquer et contribuer à sa formation : Giorgio Amendola et Emilio Sereni.
Comme de nombreux jeunes intellectuels venus au communisme à cette époque, la formation de Napolitano passe par des lectures, des travaux d’expertise marxiste sur la situation du Sud et la confrontation quotidienne avec les réalités économiques, sociales, culturelles et humaines des « classes subalternes » pour parler de nouveau comme Gramsci. Le PCI ayant été évincé du gouvernement d’unité nationale d’Alcide De Gasperi en mai 1947 puis ayant subi une lourde défaite aux premières élections politiques au suffrage universel d’avril 1948, entre en guerre froide et s’aligne plus que jamais sur Moscou. Giorgio Napolitano devient un communiste stalinien à la sauce italienne.
Doté de grandes capacités politiques, il franchit les étapes du cursus honorum de son parti. Dirigeant de la fédération de Caserte en 1951, il est élu deux ans plus tard à la Chambre des députés et restera continûment en poste durant 43 ans hormis pour la seule législature de 1963 à 1968.
En février 1956, le rapport secret de Khrouchtchev au XXème Congrès du PCUS dénonce une partie des crimes de Staline. Sa publication quatre mois plus tard secoue le mouvement communiste international, y compris le PCI. Togliatti, mis en difficulté, contraint et forcé par une contestation interne de reconnaître la véracité de ce rapport, rebondit en donnant un entretien en juin de la même année à la revue Nuovi argomenti. Il entérine la fin du parti guide, celui de l’URSS, et plaide pour un polycentrisme pour le communisme international sans pour autant rompre avec Moscou. Cependant, en novembre 1956, au moment de l’insurrection de Budapest, il demande l’intervention des chars de l’armée rouge et salue leur répression impitoyable. Napolitano l’approuve complètement et s’en repentira plus tard dans son autobiographie. Davantage, il critique durement les communistes oppositionnels qui s sont opposé à la direction du parti. Sa fidélité et sa loyauté à la ligne du secrétaire sont récompensées.
Au 8ème congrès du PCI, il entre avec de nombreux autres jeunes orthodoxes au Comité central. Il « monte » plus que jamais dans la hiérarchie du parti et dans la vie institutionnelle de l’Italie. Il occupe diverses fonctions auprès de la direction centrale, où il se forge une solide réputation. Il en va de même à la Chambre des députés où il s’active dans diverses commissions. Il maîtrise parfaitement les sujets d’économie politique, du Sud, de l’Italie, des politiques industrielles ou encore des syndicats. Par ailleurs, de 1963 à 1966, il est secrétaire de la fédération communiste de Naples. Son ascension continue après la mort de Togliatti à l’été 1964. Alors que Luigi Longo lui succède à la tête du parti, celui-ci est traversé par un débat entre deux sensibilités principales (les tendances sont officiellement interdites). Celle de Pietro Ingrao, dite « movimentista », assez radicale, tente de surfer sur les protestations qui commencent de se manifester dans une Italie en pleine métamorphose et fustige les socialistes qui ont rompu leur alliance avec les communistes pour gouverner avec la Démocratie chrétienne. Celle de Giorgio Amendola, tout en étant pro-soviétique, se montre plus soucieuse du respect des institutions, veut obtenir des réformes constructives et entend maintenir un rapport avec le PSI. Napolitano choisit celle de son mentor qui, les années suivantes, sera qualifiée par ses opposants, non sans une certaine condescendance, de « migliorista ».
En 1972, Enrico Berlinguer accède à la direction du parti. Il s’efforce de jouer l’équilibriste entre les deux sensibilités alors que l’Italie connait depuis 1967-1968 une déferlante de contestations de toute la société qui basculera dans la violence avec des attentats terroristes d’abord de l’ultra droite puis de l’ultra gauche. Giorgio Napolitano devient alors l’un des principaux dirigeants du PCI. À partir de 1973, le PCI s’engage dans la politique du compromis historique consistant en la recherche d’un accord de gouvernement avec la Démocratie chrétienne qui échouera et sera abandonnée six ans plus tard. Parallèlement, surtout après l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie le 21 août 1968 condamnée par le parti italien, le PCI se lance dans ce que l’on a appelé l’eurocommunisme auquel se rallieront le parti espagnol et le parti français. Il s’agit de définir une stratégie d’accès au pouvoir en Europe occidentale en respectant les règles de la démocratie représentative, en prenant des distances avec l’URSS, voire en la critiquant pour sa politique interne et même internationale sans pour autant couper les liens avec elle. En effet, lui sont reconnus le rôle historique représenté par la Révolution d’Octobre et la force qu’elle constitue face à l’impérialisme américain et aux puissances capitalistes. C’est ainsi que le PCI, fort prudent et timoré, ne soutiendra jamais les dissidents de l’Est à la différence des socialistes, ce qui le coupera de nombreux intellectuels. Giorgio Napolitano campe sur ces positions mais, en charge de la politique culturelle du PCI de 1969 à 1975, il s’efforce de nouer des relations et un dialogue avec les non communistes.
À cet égard, sa réputation franchit les frontières de l’Italie, par exemple avec la publication en 1976 du livre Intervista sul PCI avec l’historien Eric Hobsbawm qui sera traduit dans de nombreuses langues 2. Dans le même temps, et plus encore par la suite, il devient en quelque sorte le ministre des affaires étrangères du PCI. Il commence à engager des discussions avec la social-démocratie, en particulier le SPD, et se familiarise avec les arcanes de la construction européenne que son parti et lui-même avaient, au départ, condamnée et qu’ils avaient peu à peu soutenue. Il obtient un visa pour un cycle de conférences dans les universités américaines et visite aussi diverses institutions fort réputées en Allemagne et en Grande-Bretagne. Il est membre de la commission des affaires étrangères de la Chambre des députés et en deviendra le président. De 1984 à 1992 puis de 1994 à 1996, il fait partie de la délégation italienne à l’Assemblée de l’Atlantique Nord. Il acquiert ainsi une stature internationale sans équivalent dans son parti et reconnu également par toutes les autres forces politiques italiennes, y compris chez ses principaux adversaires. En 1989, il est élu au parlement européen. Il y siège jusqu’en 1992 puis de 1999 à 2004, et s’impose comme l’un des parlementaires les plus écoutés et respectés. Sa connaissance des dossiers internationaux, les solides contacts parmi les décideurs de toute nature qu’il a établis font que Giorgio Napolitano exerce une influence décisive sur la politique internationale de son parti qui s’avère de plus en plus pro-européenne et ne remet plus en cause l’appartenance de l’Italie à l’OTAN qu’il avait dénoncé au moment de sa constitution. Par la voix de Berlinguer, le PCI condamne l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979 et le coup d’état du général Jaruzelski en Pologne en 1981.
Bien qu’il préside le groupe parlementaire communiste à la Chambre des députés de 1981 à 1986 et que son aura est considérable, Napolitano ne succédera pas à Enrico Berlinguer après le décès de celui-ci à l’été de 1984. Son appartenance à l’aile modérée, « migliorista » l’en empêche car la majorité des membres du parti se situe plus à gauche. Le PCI, après une progression spectaculaire durant la décennie des années 1970, amorce un déclin électoral, est isolé et ressemble à un bateau ivre, dénué d’une stratégie claire et efficace. Napolitano, se rapprochant de plus en plus du socialisme européen, défend une orientation réformiste qui passerait par une alliance avec le Parti socialiste italien de Bettino Craxi, lequel tente de rééquilibrer le rapport des forces avec les communistes suscitant leur détestation. Il n’est donc pas écouté. Néanmoins, après la chute du mur en 1989, Napolitano soutient totalement le nouveau secrétaire du PCI, Achille Occhetto, qui propose de renoncer à l’identité communiste. En 1991, naît le parti démocratique de la Gauche (PDS) qui deviendra sept ans plus tard Démocrates de gauche (DS) puis le Parti démocrate (PD) en 2007. Giorgio Napolitano fait figure de vieux sage dans ce parti dirigé par des jeunes qui ont fait leurs premières armes aux côtés de Berlinguer. Une nouvelle séquence politique s’ouvre en Italie qui prend une tournure inédite en 1994 avec l’écroulement du système traditionnel des partis politiques suite à l’opération Mains propres des juges milanais, et le surgissement en politique de nouveaux acteurs, notamment Silvio Berlusconi. Cela amène Giorgio Napolitano à occuper des responsabilités institutionnelles de plus en plus importantes. Il est président de la Chambre des députés de 1992 à 1994 puis ministre de l’intérieur de 1996 à 1998 dans le gouvernement de Romano Prodi. Dans ce ministère, en 1998, avec Livia Turco, ministre pour la solidarité sociale, il fait adopter une loi qui, d’un côté, vise à favoriser l’intégration de l’immigration légale notamment en facilitant l’accès à la citoyenneté italienne et, de l’autre, cherche à maîtriser l’immigration irrégulière en procédant à l’ouverture de camps d’accueil et à des expulsions. Un an après avoir fini son mandat à Strasbourg, donc en 2005, il est nommé sénateur à vie par le Président Carlo Azeglio Ciampi. L’année suivante, le 10 mai 2006, 543 parlementaires sur 991 votants l’élisent onzième président de la République.
C’est, on l’a dit, la première fois qu’un ancien communiste accède à la Présidence de la République et cela constitue un tournant important et historique. Il entend être encore plus que ses prédécesseurs à la hauteur de ce que l’institution présidentielle lui impose car il est conscient que son passé militant dans les rangs du PCI inquiète une partie de l’opinion : il doit donc se montrer absolument impartial et rassembler les Italiens alors que nombre de sujets les divisent profondément. Malgré son âge avancé, 81 ans, Napolitano se montre un président très actif en Italie, en Europe et à l’international. Il entend assurer un bon fonctionnement des institutions. C’est pourquoi, il critique le recours régulier aux décrets-lois et aux votes de confiance de la part des gouvernements de Romano Prodi et de Silvio Berlusconi et rappelle l’importance du travail du Parlement auquel il se montre très attaché.
Durant le gouvernement Berlusconi de 2008 à 2011, les rapports sont souvent tendus entre le Palais Chigi, siège du Président du Conseil, et le Palais du Quirinal. Le Président de la République refuse d’approuver certains textes et s’il s’estime dans l’obligation d’apposer sa signature à des lois qu’il désapprouve, il n’hésite pas à faire connaître son point de vue critique. La droite accuse le Président de la République d’entraver l’action de l’exécutif, tandis que la gauche et le Mouvement 5 étoiles lui reprochent de trop contresigner les lois émanant de l’exécutif. Durant les trois années où Silvio Berlusconi dirige le gouvernement, d’une certaine façon, deux légitimités s’affrontent , ou mieux sont mobilisées : le Président du Conseil argue qu’il a reçu l’onction du suffrage universel qui lui permet d’agir comme il l’entend ou presque, le Président de la République évoque le pouvoir que lui donne la Constitution. Par ailleurs, Giorgio Napolitano joue un rôle déterminant lors des crises de gouvernement. Celles de l’exécutif de Romano Prodi (centre gauche) en 2007 et 2008, pour lesquelles il se démène afin de trouver des solutions parlementaires et éviter des élections anticipées ; entreprise couronnée de succès en 2007 mais qui échoue l’année suivante.
En 2011, le troisième gouvernement de Silvio Berlusconi, installé en 2008 après sa victoire au scrutin du printemps, est fragilisé par les affaires de mœurs du Président du Conseil et la grave dégradation de la situation économique du pays due, entre autres, aux effets de la crise des subprimes commencée aux États-Unis en 2007 et qui touche le monde entier l’année suivante. Napolitano accompagne la pression exercée par la Banque centrale européenne, le président de la République Nicolas Sarkozy et la chancelière Angela Merkel pour obtenir un changement de gouvernement. Le 12 novembre, assailli de toutes parts, Silvio Berlusconi remet sa démission au Président de la République. Celui-ci réussit alors un véritable coup de maître — un coup de force selon ses détracteurs — qu’il justifie par la nécessité de sauver le pays mais qui fait couler beaucoup d’encre. En effet, Giorgio Napolitano qui, le 10 novembre, avait nommé de manière anticipée Mario Monti, économiste, président de la Bocconi et ancien commissaire européen, sénateur à vie arrive, six jours plus tard, à le faire nommer Président du Conseil par le Parlement. L’exécutif composée de personnalités techniques doit assainir l’économie de la péninsule, rassurer les capitales européennes et mondiales ainsi que les marchés financiers. Cette nomination est très bien accueillie par les décideurs internationaux qui encensent le président Napolitano.
Toutefois, elle démontre l’impuissance des responsables politiques et la profonde défiance du Président de la République envers eux. Justement, Mario Monti manquant d’expérience politique, son gouvernement sera un gouvernement Monti-Napolitano. En 2013, après les élections qui en février n’ont pas dégagé une majorité claire, le Président sera là encore à la manœuvre. En effet, le Parlement étant incapable de désigner son successeur, il accepte de faire un deuxième mandat mais à condition que les partis acceptent de former « un gouvernement de grandes ententes », ce que seul refuse le Mouvement 5 étoiles, fondé par le comique Beppe Grillo et devenu le premier parti à l’issue du scrutin avec près de 26 % des suffrages. Le 20 avril, 738 voix sur 997 votants se portent sur son nom. Toutefois, Giorgio Napolitano annonce d’emblée qu’il n’ira pas au terme de son second mandat. Le 22 avril, dans son discours d’investiture devant le Parlement, il admoneste les partis politique, critique leur incapacité à se mettre d’accord pour agir au service des Italiens. Il les met en demeure de changer la loi électorale, d’engager des modifications constitutionnelles notamment en supprimant le bicaméralisme intégral et en reformulant les rapports entre État et régions, enfin il les appelle à promulguer des réformes sociales, en particulier en faveur de l’emploi des jeunes. Dans la semaine qui suit, il contribue à la naissance du gouvernement de centre gauche d’Enrico Letta, dirigeant du Parti démocrate avec qui il entretient un excellent rapport personnel, mais qui ne dure que quelques mois (28 avril 2013-22 février 2014).
Il fait appel ensuite à Matteo Renzi, lui aussi jeune dirigeant du PD mais dont il se méfie quelque peu. Sa préoccupation reste toujours la même : faire durer la législature aussi longtemps que possible et engager les réformes qu’il a indiquées. Plus généralement, les actions de Giorgio Napolitano, qu’une certaine presse italienne et étrangère surnomme « le roi Giorgio », suscitent des controverses. La droite, le Mouvement 5 étoiles et la gauche de la gauche dénoncent un président envahissant, « un souverain » ayant de facto instauré « le semi-présidentialisme » selon le titre de l’hebdomadaire Left, le 27 juillet 2013. Des constitutionnalistes débattent de l’évolution de la Présidence de la République, s’interrogeant sur le fait de savoir si Giorgio Napolitano se livre dans les circonstances exceptionnelles que vit l’Italie à une interprétation pleine et entière de la Constitution ou s’il tend à bousculer quelque peu celle-ci 3.
Giorgio Napolitano s’est fortement engagé dans la commémoration du 150ème anniversaire de l’unité italienne en 2011. Dans la lignée de son prédécesseur, Carlo Azeglio Ciampi, il milite en faveur d’une nation italienne unie et fière car fondée sur le patriotisme constitutionnel, capable d’intégrer les millions d’immigrés désormais installés dans le pays qui vit un hiver démographique et pour lesquels il voudrait instaurer le droit du sol leur facilitant l’acquisition de la citoyenneté italienne ; une nation aussi largement ouverte sur l’Europe et non pas repliée sur elle. Une Europe à laquelle il s’est dévoué totalement, surtout durant gouvernement Berlusconi qui provoque souvent des inquiétudes quant à la réalité et à la consistance de l’engagement de l’Italie dans la construction européenne. Comme l’a écrit Sergio Romano, journaliste, historien et ex-ambassadeur, Giorgio Napolitano a été le garant de l’Italie en Europe. De même, il se déplace dans le monde pour représenter au mieux son pays et intervient dans l’élaboration et la réalisation de la politique étrangère de l’Italie. Lors de sa présidence, cet homme âgé ne cesse de s’adresser aux jeunes. Ainsi reçoit-il régulièrement des diplomates, des haut fonctionnaires, des chercheurs, des professeurs, des chefs d’entreprise de cette catégorie d’âge : il les valorise et les montre en exemple. Il fait de même avec des jeunes femmes, nommant en 2013 la biologiste Elena Cattaneo sénatrice à vie alors qu’elle n’a que 50 ans, du jamais vu dans l’histoire de la République, ou en rendant le 22 décembre 2014 un hommage vibrant et ému à l’astronaute Samantha Cristoforetti. Le Président Napolitano cherche ainsi, de manière symbolique, à donner de l’espoir aux nouvelles générations confrontées aux pesanteurs et aux rigidités de la gérontocratie italienne. Le 14 janvier 2015, extrêmement fatigué, Giorgio Napolitano présente sa démission. Il redevient sénateur à vie. De manière récurrente, il accepte de répondre à des interviews et intervient dans le débat public pour exprimer son point de vue : c’est ainsi qu’il approuve le projet de changement constitutionnel proposé par Matteo Renzi qui sera rejeté par référendum en 2016.
Reste maintenant à savoir ce que la mémoire collective des Italiens conservera de Giorgio Napolitano. Rien n’est écrit d’avance. Cela dépend entre autres de la perception qu’en ont actuellement ses compatriotes. Une partie de la gauche apprécie la longue vie du communiste Napolitano, tandis qu’une autre composante, critique du PCI, ne l’aime guère, et encore moins du fait de son évolution réformiste. Un réformisme auquel ne croit pas la droite anticommuniste et anti antifasciste pour qui il reste éternellement un « rouge » y compris après son arrivée au Quirinal. Comme président de la République, il fut davantage respecté car l’institution elle-même est respectée en tant qu’elle symbolise l’unité du pays. Lui-même bénéficia d’une forte popularité enregistrée par les sondages Toutefois, il ne suscita pas un enthousiasme débordant, ce qu’il ne cherchait d’ailleurs pas. Parce qu’il refusait de céder à la personnalisation et à la médiatisation de la vie politique, parce qu’il entendait dans chacune de ses interventions en appeler à la conscience et à la mobilisation civique de ses concitoyens, parce qu’il entendait démontrer la complexité des défis que l’Italie, l’Europe et le monde devaient relever, peut-être est-il apparu trop intellectuel et exigeant pour une partie de la population. Finalement, c’est sans doute hors d’Italie, parmi les élites politiques et cultivées en Europe et dans le monde, que Napolitano jouit d’une excellente réputation et d’une image largement positive. En attestent les hommages vibrants qui, à l’annonce de son décès, ne manquent pas de lui être rendus, saluant le grand européen qu’il était devenu. Le 24 septembre 2015, à Piacenza, il terminait son discours au Festival du Droit par ces mots : « Il reviendra à chacun d’apporter sa contribution en injectant dans la vie de l’Union ce levain de culture et de participation démocratique dont la carence a exposé le grand et irremplaçable projet européen à tant de sérieux phénomènes et risques d’usure » 4. Alors que lui-même a largement donné de sa personne au service de cet idéal auquel il s’était converti, on ose espérer que son appel soit entendu, en particulier à l’occasion des élections européennes de juin 2024.
Sources
- Voir son autobiographie : Giorgio Napolitano, Dal PCI al socialismo europeo. Un’autobiografia politica, Bari-Rome, Laterza, 2005 et Paolo Franchi, Giorgio Napolitano. La traversata da Botteghe Oscure al Quirinale, Milan, Rizzoli, 2013.
- Giorgio Napolitano, Intervista sul comunismo a cura di Eric Hobsbawm, Bari-Rome, Laterza, 1975.
- Francesco Clementi, « Una monarchia repubblicana ? Un bilancio della Presidenza di Giorgio Napolitano », Rivista di politica, 4/2014, p. 5-8 ; Vincenzo Lippolis, Giulio M. Salerno, La presidenza più lunga. I poteri del capo dello Stato e la Costituzione, Bologne, Il Mulino, 2016.
- http://www.cde.unict.it/sites/cde.unict.it/files/files/2015-09-24-Piacenza-Festival-del-Diritto-layout-stampadocx-1.pdf