Temps de lecture: 1 min
Une brute cruelle
De la Centrafrique à l’Ukraine en passant par la Syrie, le groupe Wagner et son chef se sont distingués par leur cruauté. Prisonniers torturés et exécutés ; journalistes assassinés dans des embuscades ; déserteurs massacrés… En plus de participer du culte de la violence qui caractérisaient la milice, ces exactions avaient aussi pour fonction de terroriser : de nombreuses vidéos montrent des mercenaires de Wagner en train de les commettre.
Dans cet univers sanguinaire, une arme a pris valeur de symbole : la masse, cet énorme marteau qu’utilisent notamment les forgerons. C’est avec elle que sont exécutés certains prisonniers et, surtout, les déserteurs du groupe. À propos d’une vidéo montrant le meurtre, à l’aide d’une masse, d’un déserteur, Prigojine a lâché ce commentaire laconique dans un communiqué : « La mort d’un chien pour un chien ». Lui-même est apparemment un amateur de cette arme : une photo du raid sur sa villa montre une énorme masse sur laquelle est inscrit « à utiliser dans les négociations importantes ».
Des tee-shirts et d’autres produits dérivés représentent des masses à côté du logo Wagner, tandis que les sympathisants et les membres du groupe se sont mis en scène tenant de vraies masses et des répliques dans des photographies partagées en ligne, souvent habillés à l’imitation des tueurs de la vidéo.
L’arme est aussi devenue une sorte de carte de visite. En réponse au vote du Parlement européen sur la déclaration reconnaissant la Russie comme un État terroriste, le chef du groupe paramilitaire russe Wagner, Evgueni Prigojine, a publié une vidéo montrant un marteau avec des traces de sang dans un étui de violon à « offrir » aux députés européens.
Un auteur de contes pour enfants
Le chef du sanguinaire groupe Wagner n’est pas souvent associé à la littérature de jeunesse. Pourtant, il y a près de 20 ans, il a écrit un conte pour enfants. Intitulé « Indraguzik », un nom inventé, le livre raconte l’histoire d’un petit garçon et de sa sœur qui vivent avec leur famille à l’intérieur d’un immense lustre de théâtre. Officiellement, les auteurs d’« Indraguzik » sont les deux enfants de Prigojine, Polina et Pavel. Cependant – selon Le Moscow Time qui a réussi à avoir accès à un exemplaire – la préface du livre, qui n’a été tiré qu’à 2 000 exemplaires, indique que l’histoire est le fruit d’une collaboration entre Evgueni Prigojine, son fils et sa fille. Tout au long des 90 pages du livre, de jolies illustrations sont attribuées au chef de Wagner, bien qu’il n’y ait aucune autre preuve publique de ses talents artistiques.
Le prisonnier
Evgueni Prigojine a raté la chute de l’URSS. En 1981, après avoir agressé une femme dans les rues de Saint Pétersbourg, il est condamné à 11 ans de colonie pénitentiaire. Il passe finalement neuf ans derrière les barreaux, avant d’être libéré en 1990. Ce passé, qui lui a permis de maîtriser les codes de la confrérie des voleurs dans la loi, les vori v zakone, lui a toujours conféré une forme d’aura. Trente deux ans après, il est revenu dans une colonie pénitentiaire. À l’été 2022, alors que les forces russes connaissaient de plus en plus de difficultés sur le front ukrainien, il publicise le recrutement de nouveaux mercenaires : ce sont des prisonniers à qui il explique que, quoi qu’il arrive, ils ne reviendront jamais en prison si jamais ils s’engagent. On estime qu’à l’apogée de l’engagement de Wagner en Ukraine, 80 % des cinquante mille hommes déployés par l’organisation seraient sortis des prisons russes. S’ils contribuent à l’augmentation vertigineuse des effectifs du groupe de mercenaires, ce sont eux qui sont notamment utilisés comme chair à canon dans les combats de Bakhmut.
Le traiteur du tsar
Trois ans après sa sortie de prison, en 1993, Prigojine lance un kiosque à hot dogs avant d’en faire une chaîne. Ce premier succès l’amène à se lancer dans le monde de la restauration de luxe. Il lance des restaurants dans lesquels se presse l’élite pétersbourgeoise. Parmi elles, le premier adjoint au maire de Saint-Pétersbourg, Vladimir Poutine qui est chargé d’attirer des investisseurs étrangers, ce qui implique de nombreux dîners de représentation. Tandis que Prigojine commence à utiliser ses relations dans l’élite politique du pays pour obtenir des marchés publics de restauration collective, Vladimir Poutine arrive au Kremlin en 2000.
Au cours des années qui suivent, Prigojine devient l’organisateur attitré des réceptions que donne Vladimir Poutine pour s’attirer les faveurs du monde moscovite, mais aussi des chefs d’État étrangers en visite : le « cuisinier de Poutine » gagne en influence apparaissant discret et en retrait sur les photographies de son protecteur.
L’oligarque
Le groupe Wagner était le dernier né de l’empire économique d’Evgueni Prigojine. Au cours des trois dernières décennies, il a conduit des activités très diverses — et souvent illégales : restauration ; immobilier ; influence et médias (dont les fameuses usines à trolls) ; mines ; et, bien sûr, mercenariat. Tout cela lui a permis d’accumuler une fortune de plusieurs milliards de dollars, qu’il est très difficile d’estimer. Quelques jours après son coup de force raté, des images ont été diffusées d’un raid sur une opulente villa présentée comme sa demeure. Le luxe tapageur qui y est affiché — et les détails grotesques, comme un placard rempli de perruques — tranche avec les images qu’il diffusait depuis un an : celle d’un commandant militaire présent sur le terrain. Quelles qu’aient été les arrières-pensées politiques derrière la diffusion de ces images, elles rappellent qu’Evgueni Prigojine avait la fortune et le train de vie d’un oligarque.
À cet égard, sa mort vient s’ajouter à la longue liste des milliardaires trop remuants que Vladimir Poutine a éliminés depuis son arrivée au pouvoir il y a vingt-trois ans.
Un entrepreneur de la violence
En 2022, le groupe Wagner inaugurait son nouveau quartier général. Il y a un peu moins d’un an, le groupe apparaissait au faîte de sa puissance : présent dans de très nombreux pays, il était un élément important du dispositif russe en Ukraine où les mercenaires de Prigojine amenaient leur expérience du combat.
Huit ans avant cette prestigieuse inauguration, Prigojine, qui dirigeait jusque là le Groupe Concord Catering, qui fournit notamment des services de restauration à grande échelle pour approvisionner les troupes russes, avait demandé à des responsables du ministère de la défense de lui fournir des terres sur lesquelles pourraient s’entraîner des volontaires qui n’auraient pas de liens officiels avec l’armée russe mais qui pourrait mener les guerres de la Russie. Devant la perplexité initiale de ses interlocuteurs, il se serait alors prévalu de « Papa » — le surnom qu’il donnait à Vladimir Poutine pour marquer sa proximité avec lui. Le 23 août 2023, « Papa » a soldé ses comptes avec Prigojine.
Wagner en Afrique
Après avoir commis des horreurs en Syrie pendant des années, le groupe Wagner a étendu ses activités en Afrique, en jouant notamment du ressentiment anti-français. Depuis 2018, ses mercenaires sont présents en Centrafrique. Officiellement, il s’agit de former l’armée locale. En réalité, ils opèrent surtout depuis des bases dans des régions diamantifères, exploitées par des sociétés russes liées au groupe de mercenaires. Ceux-ci assurent la sécurité du président depuis 2018, renforçant leur mainmise sur le pays : appuyés par l’armée russe, ils combattent les rebelles aux côtés de l’armée centrafricaine et des forces internationales. En mars 2021, l’ONU et des enquêtes médiatiques signalent des violations des droits de l’homme par les mercenaires de Wagner, suscitant des enquêtes gouvernementales et en octobre 2021, la commission centrafricaine confirme la responsabilité du groupe dans certaines exactions. Au début de 2023, on estimait que le groupe mercenaire était présent dans dix pays africains, de la Libye au Botswana en passant par Madagascar.
À la suite du coup d’État du 24 mai 2021 au Mali, Wagner commence à se déployer dans le pays. Jusqu’en février 2022, la junte au pouvoir nie sa présence sur son territoire. La présence du groupe a suscité des tensions, voire des affrontements, avec l’armée malienne, tandis que les mercenaires se sont rendus coupables de nombreuses exactions et atteintes aux droits humains. Comme en Centrafrique, ils ont également commencé à exploiter les ressources minières du pays, élargissant donc leur entreprise de prédation en Afrique.
Le Harem
À dérouler le fil de la vie d’Evgueni Prigojine, on a souvent l’impression de lire une adaptation contemporaine des pages les plus glauques de Suétone. Selon The Insider, un journal en ligne indépendant spécialisé dans le journalisme d’investigation, le chef de Wagner entretenait un harem tournant de très jeunes filles (« un peu plus de 18 ans ») dans des chambres louées à l’hôtel Solo Sokos de Saint-Pétersbourg. « Il avait des relations sexuelles sans préservatif », a ainsi déclaré le représentant du syndicat des travailleurs du sexe à The Insider, car « il pensait que c’était ainsi qu’il échangeait de l’énergie, des fluides. C’est comme s’il recevait une charge de vitalité de leur part ». Il était aussi obsédé par l’échange de fluides corporels avec des vierges. Selon l’une des jeunes filles passées par ces chambres de l’hôtel Solo Sokos, il pensait que le fait d’avoir des relations sexuelles avec elle « prolongeait sa jeunesse ».
Un condottiere en Ukraine
C’est en 2014 qu’apparaît le groupe Wagner, c’est-à-dire l’année où la Russie annexe la Crimée et découpe une partie du Donbass. Des hommes peu bavards et sans uniforme sont alors déployés en Ukraine pour mener des opérations en profondeur et tenter de solidifier les réseaux anti-Kiev. Bien que les sociétés militaires privées soient illégales à cette époque, d’où la discrétion observée par ses chefs dans les premières années de son existence, la nouvelle entité fondée par Prigojine permet à la Fédération de Russie, et notamment à son état-major militaire, d’agir par intermédiaire sans risquer la confrontation ouverte. C’est à partir de cette première opération que la milice va commencer à tisser sa toile, se déployant sur tous les théâtres où Vladimir Poutine cherche à affirmer l’influence de la Russie.
2022 va marquer un tournant dans l’histoire du groupe mercenaire et de sa relation avec la Fédération de Russie. Très vite, l’« opération militaire spéciale » ne se déroule pas comme prévu. Passé l’effet de sidération initial, les troupes russes, mal équipées et mal préparées, patinent
Passé l’effet de sidération initial, les troupes russes, mal équipées et mal préparées, patinent. Le groupe Wagner gagne en importance sur le terrain. À partir de l’été 2022, ils sont de plus en plus souvent en première ligne. Avec ses recrues issues des prisons, le groupe se montre impitoyable, comme le soulignent des rapports convergents venus d’Ukraine et de Grande-Bretagne : les mercenaires qui battraient en retraite sont exécutés. Mais cette politique a un coût, qui s’avère colossal pendant l’hiver 2022-2023 : après avoir contribué à la prise de Soledar, les mercenaires de Wagner s’épuisent dans l’enfer de Bakhmout.
C’est alors que Prigojine commence à exprimer ses griefs au grand jour. Se présentant comme le défenseur de ses hommes — qui sont l’une de ses principales ressources de cet entrepreneur de la guerre —, il s’attaque durement au ministre de la défense Sergueï Choigou et au chef d’Etat-major Valeri Guerassimov, qui sont accusés d’avoir utilisés les hommes de Wagner pour déminer le terrain. Les diatribes enflammées de Prigojine le mettent en scène en chef de guerre dur au mal et proche de ses hommes. En Russie, elles humanisent paradoxalement le conflit en lui donnant une réalité que le gouvernement essayait jusque-là de nier jusqu’à l’absurde.
Force est de constater que la guerre infinie ne satisfait plus personne en Russie. Quant à Poutine, il va apprendre à ses dépens qu’il ne faut jamais faire confiance à des mercenaires.
Une mutinerie ratée
Franchir le Rubicon… et échouer. Après des mois de tensions entre Prigojine et une partie de l’entourage de Vladimir Poutine, le groupe Wagner passe à l’action dans la nuit du 23 au 24 juin 2023. Accusant les troupes russes régulières d’avoir bombardé une partie de ses positions, il prend la tête d’une colonne de mercenaires sur le territoire russe et se dirige vers Moscou. Le moment est bien choisi : même dans les cercles favorables au pouvoir, on reconnaît à mi-voix que la guerre ne se déroule pas comme elle le devrait.
Malgré la feinte spontanéité de cette mutinerie, celle-ci paraît avoir été préparée avec soin, le groupe mercenaire s’étant lourdement armé. À Rostov, ils sont très bien accueillis par la population : certaines franges de l’opposition à Poutine étaient même prêtes à soutenir Prigojine, et donc à oublier tous les crimes qu’il avait commis. Avec un certain sens du césarisme pop, le chef de Wagner connaît quelques heures de gloire.
Mais très vite, la mutinerie tourne court. Comme un chef de gang au pied du mur, Vladimir Poutine réagit en menaçant Prigojine, qualifié de traître, et ceux qui l’entourent. Si quelques uns des alliés du Président russe vacillent, le régime tient bon. Finalement, Prigojine ne doit son — bref — salut qu’aux bons offices d’Alexandre Loukachenko qui assure un simulacre de médiation. Le coup de force se dégonfle : Prigojine s’exilera avec vingt-cinq mille hommes en Biélorussie en échange de garanties pour sa sécurité. Plus généralement, la mutinerie de Prigojine souligne l’état de division des forces armées russes. Le noyau militaire institutionnel n’est qu’un élément dans un ensemble où cohabitent de nombreuses forces autonomes qui ne dépendent ni du ministre de la défense Sergueï Choïgou ni du chef d’État-major Valeri Guerassimov : Wagner, Kadyrovtsy, Garde nationale, FSB, SRB (les services spéciaux extérieurs).
Le fugitif grotesque
Deux jours avant sa mort, Evgueni Prigojine a pris la parole pour la première fois depuis son coup raté. Face à la caméra, seul, portant dans ses bras un fusil d’assaut, il s’exprime devant un paysage désertique, qu’il affirme avoir tourné en Afrique (sans que rien ne permette de le prouver). Le ton est bravache : il affirme travailler à une Russie « plus grande » et à une Afrique « plus libre ». La réalité est plus prosaïque : le fugitif est isolé — coupé d’une partie de ses capitaux et, surtout, de son outil militaire.
Disparu
Le 23 août 2023, l’avion d’Evgueni Prigojine se crashe. Selon la chaîne liée au groupe Grey Zone, des habitants de Kuzhenkino auraient entendu « deux rafales de tirs caractéristiques de la défense antiaérienne » (notamment des S-300), ce qui serait confirmé par « des traces d’inversion dans le ciel sur l’une des vidéos ». Prigojine et son bras droit, Dmitri Outkine, cofondateur du groupe, étaient sans doute dans l’appareil.
Dans la langue des vori v zakone, cette double disparition est un signal clair : Vladimir Poutine entend reprendre en main la situation.