La Catalogne est à nouveau au cœur du débat politique en Espagne après les élections générales du 23 juillet. Le résultat serré entre les blocs, avec une gauche qui, malgré la remontée de sa campagne, n’a pas pu vaincre un bloc conservateur qui a subi une victoire amère, place une fois de plus les partis indépendantistes catalans au centre de l’échiquier. La question catalane se positionne donc comme un axe fondamental de la prochaine législature dans l’hypothèse de la formation d’un gouvernement progressiste entre le PSOE et Sumar.
La gauche et les forces politiques plurinationales ont stoppé le bloc réactionnaire
Il est nécessaire de rappeler brièvement l’histoire de ces élections. Sánchez a convoqué des élections générales anticipées dans le but d’éviter l’érosion de son exécutif, prenant de court le reste des acteurs politiques et profitant des négociations entre le PP et Vox dans la formation des gouvernements locaux et régionaux pour mobiliser la gauche face à la menace d’un net recul en termes de droits et de libertés. Sánchez et le PSOE ont été le rempart contre l’Espagne ultra conservatrice de l’alliance PP-Vox, qui a ramené aux urnes une grande partie de l’électorat progressiste. Sur sa gauche, Sumar a également rassemblé une grande partie de la gauche de transformation sociale et a permis de conserver un résultat décent en élargissant le bloc progressiste. Dans le même temps, les électeurs des partis nationalistes et indépendantistes se sont également réveillés face aux menaces de régression territoriale que ferait peser un gouvernement espagnol clairement nationaliste, tel que celui qui aurait été dirigé par Feijóo.
Cette mobilisation multiple, associée à une dernière semaine de campagne désastreuse pour ce dernier — qui a fini par démobiliser une partie des électeurs les plus centristes du Parti Populaire —, est ce qui a permis d’obtenir un résultat plus serré que ce que la plupart des sondages avaient prédit. C’est pourquoi l’amélioration des résultats électoraux du PP n’a pas été suffisante pour lui permettre d’atteindre la majorité absolue qui est nécessaire au Congrès. Cela a ouvert une possibilité pour le bloc progressiste, qui a maintenant l’opportunité de négocier la formation d’une nouvelle coalition exécutive progressiste entre le PSOE et Sumar. Cette combinaison des votes des classes populaires, des enfants du 15 mai et des minorités nationales a permis de former un bloc politique capable d’arrêter la vague réactionnaire en Espagne, faisant de ce pays le premier pays européen de ces deux dernières années où les conservateurs et les ultras n’ont pas remporté les élections.
Au cours de la législature précédente, les votes d’un certain nombre de partis autonomistes ou indépendantistes étaient nécessaires pour investir Sánchez. Aujourd’hui la situation est très différente : en raison de la faiblesse de la gauche, qui a perdu 12 députés (141 pour le PSOE et Sumar), et de la montée de la droite, qui a gagné 18 députés supplémentaires (169 pour le PP et Vox), un nouvel acteur politique est nécessaire pour qu’un gouvernement de coalition progressiste soit formé : les indépendantistes catalans de Junts. Ce parti, situé au centre-droit, place à nouveau la Catalogne et les revendications des indépendantistes au centre de l’échiquier politique. C’est pourquoi, avant d’analyser les conséquences de nouveau rapport de forces, il faut revenir sur les dernières années en Catalogne et sur la carte politique que les élections de 2023 y dessineront.
Catalogne : ascension et déclin du mouvement indépendantiste
La question de la Catalogne a dominé les dernières législatures de la politique espagnole. Depuis le début du processus dit d’indépendance, l’agenda catalan est au cœur du débat politique au Congrès. C’est aussi l’un des principaux problèmes auxquels les différents gouvernements espagnols ont été confrontés depuis 2012.
Le début du processus d’indépendance a coïncidé avec les changements politiques et sociaux provoqués par la Grande Récession et la crise de la dette européenne dans la plupart des démocraties continentales. C’est dans ce contexte de crise sociale, économique et politique que l’indépendance de la Catalogne est devenue l’utopie de centaines de milliers de Catalans qui voyaient dans la lutte pour leur propre État indépendant une échappatoire aux problèmes auxquels l’Espagne est confrontée. Cela a mobilisé une grande partie de la société catalane.
À partir de ce moment, les partis indépendantistes — ERC, Junts et la CUP — poussés par une mobilisation de masse, sont entrés dans une spirale incrémentale dans laquelle chaque parti rivalisait avec ses adversaires pour défendre des revendications de plus en plus importantes. De l’amélioration de l’autonomie à un pacte fiscal ; d’un référendum concerté à un référendum unilatéral ; et de ce référendum à une déclaration unilatérale d’indépendance. Pendant cette même période, le mouvement indépendantiste n’a cessé de gouverner la Catalogne avec une majorité absolue.
Les événements se sont précipités en octobre 2017. Le Parlement et le gouvernement catalans — où dominait une coalition entre Junts et ERC — ont soumis une énième proposition de référendum au gouvernement espagnol de Mariano Rajoy, qui a refusé de négocier. Les indépendantistes ont alors décidé de préparer tout le cadre juridique et politique pour procéder à une consultation unilatérale qui aurait lieu le 1er octobre. Les faits, bien connus, ont fait le tour du monde : des milliers de volontaires ont préparé en secret le référendum unilatéral et le jour de sa convocation, des milliers d’urnes sont apparues et plus de deux millions de Catalans sont allés voter.
Le gouvernement de Rajoy a choisi la répression pour empêcher le référendum unilatéral en envoyant des milliers de policiers du reste de l’Espagne qui ont agressé des centaines d’électeurs. Après ce référendum, auxquels seuls ont participé les soutiens de l’indépendance, une mobilisation massive a eu lieu suivie d’une grève générale le 3 octobre qui a paralysé la Catalogne. Quelques jours plus tard, l’exécutif catalan déclarait unilatéralement l’indépendance avant de l’annuler et d’ouvrir un processus de négociation avec l’Etat. Cette stratégie n’a pas porté les fruits escomptés et, face à ce que le gouvernement de Rajoy considérait comme une atteinte à la Constitution, l’exécutif espagnol a activé le 155 : un article de la Grande Charte espagnole qui permet au gouvernement central de supprimer l’autonomie d’une communauté autonome si elle porte atteinte à l’intérêt général.
Peu de temps après, une procédure judiciaire a été entamée contre ce que le ministère public considérait comme une rébellion. Dans ce cadre, les principaux dirigeants du mouvement indépendantiste — dont le vice-président du gouvernement catalan, Oriol Junqueras — ont été arrêtés. D’autres dirigeants, comme le président Carles Puigdemont, ont fui en Belgique pour éviter d’être poursuivis. En outre, l’approbation de l’article 155 a entraîné l’organisation d’élections régionales. Avec un taux de participation de 80 %, ces élections ont été les plus suivies de l’histoire, donnant la victoire en nombre sièges (mais pas en nombre de voix) au mouvement indépendantiste.
Cependant, après la formation du gouvernement de Quim Torra en mai 2018 et une investiture tortueuse, les tensions sociales et politiques ont commencé à s’apaiser en Catalogne. En 2019, en raison de la condamnation des promoteurs du référendum — accusés de sédition, de détournement de fonds et de désobéissance — la situation a de nouveau enflammé les rues de Catalogne avec des milliers de manifestations, de boycotts et d’occupations tout au long de l’automne. Au même moment avaient lieu des élections générales en Espagne après un premier échec du PSOE à former un gouvernement. Les manifestations en Catalogne ont eu un impact sur une partie de la population espagnole, qui a opté pour Vox, perçu comme le parti le plus ferme et le plus dur sur la question de l’unité nationale. Pour autant, c’est bien le bloc progressiste qui l’a emporté, le PSOE et Unidas Podemos formant un gouvernement. L’un de ces premiers objectifs de ce gouvernement était donc de chercher une résolution au conflit qui continuait de secouer la Catalogne.
Pour ce faire, Pedro Sánchez a choisi de le traiter comme un conflit politique, et non comme une question d’ordre public, rompant en cela avec l’approche qui avait été celle des conservateurs. Cela a conduit à des négociations entre les deux gouvernements (espagnol et catalan), aboutissant à l’approbation de grâces qui ont permis la libération de prisonniers indépendantistes. Une réforme des délits de sédition et de rébellion a également été demandée afin de réduire les peines appliquées à ces dirigeants. Le gouvernement espagnol a élaboré un programme visant à désamorcer le conflit en Catalogne, à apaiser les tensions et à rétablir la coexistence. Cela a été un succès.
À partir de ce moment, on mesure une nette diminution du soutien au projet indépendantiste. Le conflit avec l’État espagnol n’est plus considéré comme le principal problème des Catalans, qui invoquent maintenant l’économie ou leur insatisfaction politique. Ces changements vont de pair avec une forte dépolitisation d’une grande partie de la société catalane qui, de largement intéressée et informée sur la politique, est passée à des sentiments négatifs tels que le désenchantement, la colère ou le désintérêt à son égard.
Deux ans plus tard, ce désintérêt s’est matérialisé durant les élections au Parlement catalan de 2021, où le taux d’abstention a été le plus élevé de l’histoire de la Communauté autonome : la participation est passée de près de 80 % en 2017 à 51,5 % en 2021. Il est vrai que les élections ont eu lieu pendant la pandémie, à la fin de la troisième vague, mais les études post-électorales ont montré que la pandémie ou la peur de la contagion n’avaient été la cause de l’abstention que pour un peu plus de 20 % de la population. En 2021 ? l’abstention était éminemment politique. En effet, dès que les indépendantistes ont réalisé l’impossibilité de leur projet, ils se sont démobilisés : les uns par démotivation ; les autres parce qu’il n’était plus nécessaire de défendre le statu quo existant.
Les élections générales en Catalogne : se défendre face au conflit territorial
Les élections de 2023 ont eu lieu, comme nous l’avons vu, à un moment où la société catalane montrait des signes évidents de fatigue politique. Les passions s’étaient refroidies après des années où la politique avait monopolisé l’attention d’une grande partie de la société catalane.
La fin du cycle du processus indépendantiste nous a laissé une société plus dépolitisée et démobilisée, ce qui se remarque dans le taux de participation, l’un des plus bas jamais enregistrés lors d’une élection générale en Catalogne : avec 65,4 % de participation, il est seulement supérieur aux 64,7 % de mars 2000, où le PP avait obtenu la majorité absolue. Cela représente 7 points de moins qu’en novembre 2019 et 12 points de moins qu’en avril 2019. Si l’on analyse la participation au niveau territorial, on constate que si dans les zones métropolitaines et côtières la baisse est d’environ 4 points, dans les fiefs indépendantistes de Gérone ou de Catalogne centrale — des villes comme Figueres, Olot, Manresa ou Vic —, la baisse se situe entre 8 et 10 points.
Pour analyser et interpréter politiquement ce résultat, il faut comprendre la question qui se posait aux électeurs au moment de décider de leur vote. Contrairement aux dernières élections générales, au cours desquelles le mouvement indépendantiste avait imposé son discours anti-répressif après les procès de ses dirigeants — obtenant son meilleur résultat dans une élection générale avec 43 % des voix et 22 députés — le scrutin du 23 juillet a tourné autour du maintien du gouvernement progressiste. Le débat a donc porté sur la question de savoir si les Catalans préféraient un gouvernement de Pedro Sánchez et Yolanda Díaz ou de Alberto Núñez Feijóo et Santiago Abascal. Le vote a donc été polarisé par une question nationale.
Parallèlement à la baisse de la participation électorale mentionnée ci-dessus, c’est une autre caractéristique classique du comportement électoral en Catalogne qui est réapparue : le double vote. Historiquement, il existait en Catalogne une dynamique politique selon laquelle une partie considérable de l’électorat catalan votait pour des partis nationalistes ou indépendantistes lors des élections régionales autonomes, mais votait pour des partis au niveau nationaux, en particulier les socialistes, lors des élections générales. Le processus indépendantiste a largement mis fin à ce comportement, ce qui a permis aux partis indépendantistes d’obtenir leurs meilleurs résultats au Congrès, comme ce fut le cas d’ERC en 2019. Cependant, ce comportement électoral est revenu en 2023 puisque le Parti socialiste catalan a obtenu une victoire spectaculaire avec 19 sièges et 34,5 % des voix. Par ailleurs, umar-ECP (la candidature catalane de Yolanda Díaz) a fait un bon score, avec 7 sièges et 14 % des voix, dépassant ERC qui avait été le premier parti en 2019.
Comme le montrent les politologues Jordi Muñoz et Toni Rodón, les principaux transferts de voix ont eu lieu du mouvement indépendantiste vers le PSC et Sumar-ECP. Si cela confirme le retour du double vote, il est difficile de comprendre la résurgence de ce phénomène alors que les élections de 2019 avaient donné une forte audience nationale aux partis indépendantistes.
L’une des raisons de ce changement est que les Catalans ont compris que toute résolution du conflit politique passerait par le maintien du gouvernement de coalition progressiste. Il n’y aura de solution que si la gauche est au pouvoir à Madrid. Ce constat, ainsi que la crainte de voir l’extrême droite s’agiter en faveur d’une nouvelle application de l’article 155 pour supprimer l’autonomie catalane, a conduit de nombreux citoyens indépendantistes à soutenir les partis nationaux afin d’éviter une escalade du conflit et une régression en matière territoriale, culturelle et linguistique, comme cela s’est déjà produit dans les gouvernements du Parti populaire et de Vox dans la Communauté valencienne ou dans les îles Baléares.
Par conséquent, si nous voulons comprendre ce qui s’est passé en Catalogne lors de ces élections, nous devons comprendre qu’un mouvement indépendantiste déprimé par la fin d’un projet qui a été hégémonique en Catalogne au cours des 10 dernières années, a décidé de ne pas jouer à la roulette russe en pariant sur un mouvement indépendantiste sans stratégie politique claire, optant plutôt pour des forces nationaux qui garantissent que le conflit ne reprendra pas et dont l’agenda réformiste a permis à la situation de se dégonfler et d’initier une gestion politique du différend territorial. La défense de l’autonomie catalane n’a pas été représentée cette fois-ci par les partis indépendantistes, comme c’est traditionnellement le cas, mais par les forces de gauche de l’État.
Un programme réformiste au niveau territorial : le résultat d’un accord possible entre la gauche et les forces plurinationales
Par delà l’interprétation des résultats de 23 juillet, plusieurs scénarios sont possibles dans le rapport de forces actuel. De même que Bildu et le Parti nationaliste basque (PNV) ont déjà fait savoir qu’ils soutiendraient l’actuelle majorité gouvernementale, le mouvement indépendantiste catalan a fait évoluer sa stratégie. ERC, qui a été un pilier du gouvernement Sánchez tout au long de la législature — votant l’investiture et la plupart des lois et des budgets — a exprimé des doutes quant à son soutien. Par ailleurs, Junts, qui se situe au centre-droit est devenu le parti déterminant pour que Pedro Sánchez puisse être investi et ainsi éviter un retour aux urnes à l’automne.
Conscients de l’immense dépendance de ce dernier à leur égard, les deux formations indépendantistes pourraient faire monter les enchères, et augmenter leurs exigences vis-à-vis du PSOE et de Sumar, au risque de faire échouer toute négociation : il y a des choses que Sánchez ne peut pas accepter, comme un référendum ou une amnistie qui permettrait à Puigdemont de retourner en Catalogne.
Cependant, en considérant les élections, on constate que ERC et Junts ont perdu 300 000 personnes à l’abstention, et quelque 260 000 au PSC et à Sumar. Il s’agit d’un avertissement clair : en cas de nouvelles élections, leurs résultats électoraux pourraient encore plus s’en ressentir. Les électeurs des deux partis ne comprendraient sans doute pas comment ils pourraient conduire la Catalogne à une nouvelle élection qui risquerait de se terminer avec Santiago Abascal à la vice-présidence d’un gouvernement qui s’attaquerait à l’autonomie, à la langue et à la culture catalanes.
De plus, les deux formations ont la possibilité de profiter du contexte politique qui s’est ouvert et de promouvoir, avec la coalition de gauche, une série de réformes et de mesures dans la structure territoriale, politique et institutionnelle de l’État. Un bloc de gauche et plurinational pourrait entreprendre la réforme du pouvoir judiciaire et de ses principaux organes dans le but de les rendre plus proches de l’Espagne réelle. En d’autres termes, le pouvoir judiciaire ne devrait pas être dominé par les secteurs les plus conservateurs et traditionalistes de l’État et devrait prendre en compte les différentes minorités nationales en Espagne — en particulier les minorités catalane et basque. Une réforme de la situation financière de la Generalitat et de sa capacité à gérer ses propres ressources économiques pourrait également être mise sur la table.
Par ailleurs, le dialogue entre les deux exécutifs initié en 2020 pourrait être dynamisé, et l’autonomie catalane pourrait sortir renforcée par des transferts, des investissements et des compétences. Cette impulsion pourrait conduire à la protection des pouvoirs, de la culture et de la langue, et à la reconnaissance des réalités nationales qui composent l’Espagne par le biais d’une législation étatique, à l’instar de celle adoptée par la Chambre des communes du Canada à l’égard du Québec en tant que société distincte.
Le contexte politique actuel donne donc une possibilité historique aux indépendantistes d’influer l’État, leur permettant d’atteindre certains de leurs objectifs historiques, même s’il ne s’agit pas des deux principaux (référendum et amnistie). L’analyse de la situation politique spécifique déterminera si ERC et Junts s’engagent à réformer l’État et non à donner au bloc conservateur une nouvelle occasion d’entraîner l’Espagne dans une régression politique, démocratique et territoriale sans précédent au cours des dernières décennies.