Terra Alta. Lire Victor Hugo en Catalogne avec Javier Cercas.

Avec son dernier roman, Javier Cercas, un des auteurs les plus éminents de la littérature espagnole contemporaine, rompt avec les récits historiques dont il avait fait sa spécialité pour renouer avec l’écriture fictionnelle pure, rejoignant paradoxalement par cette voie des questions actuelles du champ politique espagnol.

Javier Cercas, Terra Alta, Madrid, Editorial Planeta, 2019, 384 pages, ISBN 9788408217848

Le 15 décembre dernier, un petit tremblement de terre a secoué la littérature espagnole. Ce jour-là, Javier Cercas remportait le Prix Planeta pour le dixième récit de sa carrière : Terra Alta. Cette nouvelle était surprenante à trois titres. D’abord, ce Prix, avec ses 601 mille euros de récompense, est le mieux doté de l’industrie littéraire espagnole. Ensuite, le décerner à Javier Cercas impliquait le passage de cet auteur phare du groupe Penguin Random House, qui occupe 18,7 % du marché espagnol, à son principal rival, le groupe Planeta, qui couvre pour sa part 20,2 % du marché. Enfin, d’un point de vue strictement littéraire (si une telle chose existe), ce nouveau livre, un roman noir classique dont l’intrigue se déroule dans la Catalogne d’aujourd’hui, marquait chez son auteur une volte-face dans la voie qui l’avait mené au succès, à savoir l’autofiction à substrat historique. 

À la différence de la plupart des pays européens, les Prix littéraires espagnols sont organisés par les maisons d’édition elles-mêmes, et octroyés à des textes qui n’ont pas encore été publiés. Ce système, qui à ses débuts fut un moyen de découvrir de nouveaux romanciers pendant la période franquiste de l’après-guerre prise au sens large — le Prix Planeta naquit en 1952 —, est aujourd’hui devenu une gigantesque opération de marketing à laquelle chaque année, de façon assez surprenante, plus de 500 auteurs encore jamais publiés continuent de concourir, et dont le premier acte a lieu pendant la fête célébrée la nuit même de l’annonce du Prix : y sont présents des présidents de la Communauté autonome de Catalogne, des ministres du gouvernement madrilène, et même des membres de la famille royale. Tout cela vient soutenir cette campagne de lancement. 

Désormais, le Prix Planeta est un aimant qui attire à la fois des auteurs de best sellers, des présentateurs de télévision et des écrivains dignes d’avoir leur place dans notre histoire littéraire. Ce phénomène n’est pas nouveau. En 1980 par exemple, le finaliste était une des plumes les plus exigeantes de la littérature espagnole du XXe siècle, le faulknérien Juan Benet, qui s’était aventuré à écrire un récit d’enquête, L’air d’un crime, afin de prouver à ses amis qu’il était capable d’écrire un roman « accessible ». Un défi similaire a conduit Manuel Vázquez Montalbán à créer le poste de détective Pepe Carvalho. Un an avant Benet, avec la quatrième aventure de son héros, Les Mers du Sud, Montalbán avait déjà reçu le célèbre Prix, qui compte également, parmi ses lauréats, Jorge Semprún pour son premier ouvrage en espagnol (Autobiographie de Federico Sánchez, alias de Semprún pendant ses années de clandestinité au Parti Communiste) ou encore deux Prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa et Camilo José Cela1

Terra Alta marque le retour de Javier Cercas à la fiction pure, c’est-à-dire à celle qui avait marqué ses débuts d’écrivain dans Le Mobile (1987), Le Locataire (1989) ou Le Ventre de la baleine (1997), romans dont la recette combinait une intrigue dynamique et un humour underground de roman universitaire (Cercas est professeur à l’Université de Gérone). Tout a changé en 2001. Cette année-là, il publie Les Soldats de Salamine, une autofiction qui oscille entre l’époque de la guerre civile et le présent pour savoir pourquoi un soldat républicain a laissé la vie sauve à un chef fasciste qu’il devait abattre. Bien que le conflit de 1936-1939 n’ait jamais cessé d’être présent dans le récit espagnol, ce « récit réel » est devenu un phénomène qui a transcendé la littérature pour entrer dans les débats sur la mémoire historique qui a depuis ébranlé la politique espagnole. Les livres suivants Anatomie d’un instant (2009) ou L’Imposteur (2014) suivent cette voie, avec un degré plus ou moins grand de fiction. Son dernier ouvrage avant Terra Alta, Le Monarque des ombres (2017), était une enquête sur le grand-oncle de Cercas lui-même, mort alors qu’il participait, du côté franquiste, à l’épisode militaire le plus sanglant de la guerre civile : la bataille de l’Ebre, qui eut lieu entre juillet et novembre 1938 dans la région catalane de Terra Alta, une enclave de la province de Tarragone près de l’Aragon.

Javier Cercas est retourné sur ces terres pour y installer son nouvel ouvrage. « Ici, tôt ou tard, tout s’explique par la guerre », dit sa future épouse au protagoniste alors qu’il vient de la rencontrer. Le personnage principal est Melchor, un membre de la force de police autonome de Catalogne — les Mossos d’Esquadra — stationné dans le village de Gandesa. Malgré sa condition de repris de justice marginal et de fils d’une prostituée, il est parvenu jusque-là. C’est un héros de l’ombre et un lecteur aussi discret que vorace. Un héros d’abord, parce que le narrateur donne avec ce personnage une identité à un policier bien véritable, dont l’identité demeure encore publiquement inconnue : il s’agit de l’homme qui a tué à Cambrils quatre des terroristes qui avaient participé à l’attaque islamiste des Ramblas à Barcelone en août 2017. Lecteur ensuite, parce qu’au cours de son séjour en prison pour trafic de drogue, Melchor a découvert un livre, devenu instantanément pour lui « un vademecum vital ou philosophique, un livre oraculaire ou sapientiel ou un objet de réflexion à retourner comme un kaléidoscope » : Les Misérables. « Ce livre parle de moi », dira le personnage de Cercas du roman de Victor Hugo, allant même jusqu’à baptiser sa fille unique Cosette. Il le déclare d’ailleurs à deux reprises. Et en fait, dans Terra Alta, de nombreux éléments sont comme dédoublés, ou dits deux fois : c’est le cas des deux vies de Melchior ; du parallèle tissé entre le personnage entre les deux visages de Jean Valjean, à la fois « jeune homme stupide » et « vieil homme intelligent » sous les traits de Monsieur Madeleine ; et c’est le cas en général dans plusieurs des réflexions des personnages. Ainsi, le Javert d’Hugo est pour Melchior « un faux méchant », ou ce qui revient au même, « un vrai gentil ». Un tel raisonnement, recourant à une figure du chiasme si fréquente chez Cercas, mène à la conclusion que « les faux gentils sont les vrais méchants ».

L’œuvre de Javier Cercas est une réflexion perpétuelle sur la frontière entre des concepts tels que la vérité et la fiction, la mémoire et l’histoire, l’héroïsme et la trahison. Dans Terra Alta, l’accent est mis sur la relation entre la justice et l’injustice. « Faire justice, c’est bon », dit le sous-inspecteur Barrera, l’un des supérieurs du protagoniste. « C’est pourquoi nous sommes devenus policiers. Mais, poussé à l’extrême, ce qui est bon devient mauvais. C’est ce que j’ai appris au fil des ans. Ainsi qu’une autre chose. Cette justice n’est pas seulement une question de fond. C’est avant tout une question de forme. Donc, ne pas respecter les formes de justice, c’est la même chose que ne pas respecter la justice. » Deux lignes plus loin, il conclut : « La justice absolue peut être la plus absolue des injustices. »

La même controverse entre le fond et la forme, la justice et l’injustice se glisse dans un sujet à peine évoqué dans Terra Alta mais très présent dans l’époque actuelle où l’œuvre apparaît : le processus d’indépendance en Catalogne. Javier Cercas est né en 1962 à Ibahernando, un village de la province de Cáceres, à près de mille kilomètres de Gérone, vers laquelle sa famille a émigré alors qu’il était adolescent. C’est là qu’il a fini par devenir professeur d’université après un séjour aux États-Unis et là qu’il s’est forgé comme écrivain de langue espagnole, bien qu’il ait, un temps, hésiter à opter pour le catalan comme langue littéraire (étant bilingue, il a longtemps combiné un travail d’écriture avec des traductions d’auteurs catalans tels que Valentí Puig ou Quim Monzó). Dans ses articles bimensuels publiés dans El País, Cercas a sévèrement critiqué la dérive souverainiste encouragée par un gouvernement autonome qui prêche l’indépendance alors que, selon ses propres enquêtes, la majorité de la population catalane est opposée à la sécession. Le processus n’est pas un événement central dans l’action de Terra Alta, mais il ne cesse de faire surface. Et avec force. Lorsque le narrateur décrit l’atmosphère du commissariat de Gandesa, il y glisse l’allusion suivante : « Quant à ses camarades, il a presque immédiatement senti qu’ils formaient un noyau plus compact que celui de Nou Barris [à Barcelone], où chacun avait son propre rythme. Le sentiment s’est avéré exact, comme en témoigne le fait que le groupe n’a même pas craqué dans les jours précédant et suivant le référendum d’indépendance du 1er octobre [2017], peu après son arrivée à Terra Alta, lorsque la Cour constitutionnelle a suspendu la consultation, que les juges ont ordonné aux Mossos d’Esquadra d’empêcher le vote et que, sous la pression des politiciens indépendantistes qui avaient incité le gouvernement autonome à mener ce plébiscite illégal, les commandants des organes donnèrent à leurs subordonnés des instructions souterraines mais suffisantes pour ne pas obéir aux juges, en leur désobéissant soit un peu, soit totalement. Cet écart entre les ordres explicites du pouvoir judiciaire et les ordres implicites des commandants a provoqué des tensions dans presque tous nos commissariats de police, dont celui de Terra Alta. »

La tension entre l’explicite et l’implicite, entre le pouvoir de la minorité au pouvoir en Catalogne et la volonté de la majorité citoyenne, entre le droit, la justice et la démocratie, s’incarne dans le personnage du sergent Blai, dont on connaît les idées nationalistes depuis le début. « Je suis un indépendantiste, dira-t-il, depuis que ma mère m’a donné naissance, pas comme cette bande de convertis qui nous gouvernent et qui nous laisseront sur le bûcher dès qu’ils le pourront. Mais avant d’être indépendantiste, je suis policier, et nous, policiers, sommes ici pour faire respecter la loi, c’est-à-dire pour appliquer ce que disent les juges, pas ce qui sort de nos couilles. Et si les putains de juges m’ordonnent de fermer les collèges [électoraux], je me mets au garde à vous dans l’instant, je me colle mon indépendantisme au cul, je ferme les collèges et on me fiche la paix ! C’est clair ? ». Curieusement, Terra Alta est paru dans les librairies espagnoles à un moment où rien n’est clair de l’avenir de la Catalogne, du reste de l’Espagne ou de l’Europe — ni même en ce qui concerne l’avenir de la littérature telle que nous la connaissions.

Sources
  1. https://elpais.com/diario/2011/07/20/revistaverano/1311112804_850215.html
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