Le propos général de ce nouvel appel signé du Groupe d’initiative du mouvement démocratique citoyen « Paix, Progrès, Droits de l’Homme » en l’honneur d’Andreï Sakharov tient en peu de mots : l’Occident doit aider l’opposition russe à préparer et réaliser une révolution pacifique susceptible de renverser la verticale du pouvoir de Vladimir Poutine et de faire advenir la démocratie. Plus conjoncturellement, ce texte – qui s’inscrit dans le débat que nous cherchons à accompagner dans nos pages avec la série La Russie d’après – constitue une réponse à la frange de l’opposition russe ralliée à la position exprimée depuis Londres par Mikhaïl Khodorkovski au moment de la rébellion d’Evguéni Prigojine. Voyant dans cette mutinerie le ferment d’un tournant révolutionnaire et d’un changement de régime, Khodorkovski est allé jusqu’à proclamer, lors de la marche avortée sur Moscou, la nécessité de soutenir ce factieux militariste, tout factieux militariste qu’il soit, ajoutant qu’il faudrait « soutenir jusqu’au diable » si celui-ci entreprenait de renverser le régime de Vladimir Poutine. Cette position apparaît injustifiable, d’un point de vue stratégique comme humanitaire, pour Lev Ponomarëv et les autres signataires de son texte — toute tentative de coup d’État armée devant à leurs yeux se solder par de sanglants conflits civils, tout en aliénant aux forces d’opposition russe le soutien de l’Occident.

S’il y a du politique où il y a discrimination de l’ami et de l’ennemi, l’inévitable question consiste toujours à savoir sous quelles conditions consentir à transmuer en ami l’ennemi de son ennemi. Khodorkovski affirme : transmuer même le diable, s’il le faut ; Ponomarëv réplique : pas au prix d’un bain de sang.

C’est là qu’est tout l’intérêt pour nous de présenter un tel texte. Car il oblige, au fond, à poser les questions sous-tendue par une telle prise de position : de quoi parle-t-on ? Quels sont les visages de cette « démocratie » à venir et de quoi est-elle, comme tout visage, le masque ? On se paye ici de mots, et non de choses. Dans cette démocratie future, quelle séparation des pouvoirs, quels rapports entre Église et État, combien de chambres dans le parlement, et pourquoi faudrait-il, d’abord, des pouvoirs, une Église, un État, un parlement ? Quelle organisation de la « société civile » ? Des soviets, des partis ou un « référendum d’initiative partagée » ? Et si la société civile en venait à s’organiser d’elle-même d’une manière inconvenante aux libéraux russes de Londres et Paris ? Comment, si la démocratie doit être un mode de régulation du conflit, faire vivre une société traversée d’autant de divisions de classe, de nationalité, d’idéologie, de religion ; une société encore largement acquise au poutinisme, travaillée par des années de propagande en faveur du « monde russe » et de sa sphère légitime d’influence ; une société dont on se demande comment elle se rétablira des morts, des blessés, des abîmés de la guerre ? (GL)

Qui aidera l’Occident à résoudre le problème russe ?

Notre article affronte certaines des questions les plus pressantes et les plus difficiles qui se posent à l’Europe dans le contexte de la guerre actuelle. Que faire de la Russie ? Le pays peut-il regagner la voie de la démocratie ? Le cas échéant, que faut-il faire pour cela, dès aujourd’hui ?

Nous répondons positivement : la Russie est capable de réintégrer la démocratie, mais ce but ne pourra être atteint que dans le cadre d’une stratégie de transfert progressif et relativement pacifique du pouvoir, dont l’élément-clef est la participation active de la population civile russe 1. Les stratégies alternatives, qui supposent le recours à des forces armées illégitimes, ne garantissent en rien l’édification de la démocratie. Elles présentent au contraire un risque particulièrement élevé d’entraîner le pays dans une dynamique incontrôlable.

Ce projet de transition relativement pacifique exige des efforts concertés et réfléchis, tant de la part de l’Occident collectif que de l’opposition russe, qu’elle se trouve au sein du pays ou par-delà les frontières 2. Il existe pourtant de profonds désaccords au sein de chacun de ces groupes. Ces dissensions ne font, à l’heure actuelle, que s’accentuer, et représentent toujours davantage un obstacle majeur à l’adoption d’une stratégie collective optimale. Faute de les résoudre, on risque de manquer l’opportunité d’une construction effective de la démocratie en Russie, ce qui donnerait inévitablement lieu à des scénarios bien plus périlleux.

Les dissensions au sein de l’opposition russe ne font, à l’heure actuelle, que s’accentuer, et représentent toujours davantage un obstacle majeur à l’adoption d’une stratégie collective optimale.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

Ce n’est pas sans appréhension que nous suivons les discussions en cours au sein de l’establishment occidental. Dès lors que la Russie s’est d’elle-même érigée en menace pour la paix et la sécurité international, il n’est pas surprenant que des habitants des pays voisins [ce sont ici avant tout les pays Baltes qui sont visés] appellent à ce qu’elle s’effondre, cesse d’exister, disparaisse entièrement de la carte : tout, pourvu qu’elle n’ait plus les forces suffisantes pour prolonger sa guerre, agresser ses voisins, ou interférer d’une manière ou d’une autre dans le cours de leur vie. Heureusement pour les Russes, les déclarations officielles des responsables politiques occidentaux ont le plus souvent tendance à mettre en garde contre ce type de rhétorique. 

La Russie ne disparaîtra pas magiquement de la carte. Les conséquences de son effondrement pourraient, de surcroît, s’avérer dramatiques. Dans l’hypothèse où des groupes armés se retrouveraient en lutte pour la redistribution des biens et le redécoupage des frontières, ces derniers pourraient entrer en possession d’armes de destruction massive dont la distribution et l’usage futurs seraient extrêmement difficiles à contrôler. Or on entrevoit déjà diverses séries d’événements qui pourraient déboucher sur une situation de cet ordre. En effet, cette configuration pourrait résulter tout autant de confrontations armées à l’intérieur du pays que d’une stratégie d’« apaisement » à l’égard du régime de Poutine et de « non-ingérence » dans les affaires russes, laquelle laisserait aux élites du Kremlin tout le loisir de continuer à mener, par leurs propres moyens, le pays à la catastrophe.

Au sein des cercles de l’opposition politique russe, les débats se sont intensifiés depuis la rébellion armée de Prigojine.  Dans un contexte de probable déstabilisation du pouvoir en Russie, des voix se sont fait entendre parmi les représentants de l’opposition à l’étranger, appelant à agir selon les axiomes : « dans la mesure où Poutine est le mal absolu, tout autre mal susceptible de déstabiliser son pouvoir et de s’y substituer lui est préférable ».

La Russie ne disparaîtra pas magiquement de la carte. Les conséquences de son effondrement pourraient, de surcroît, s’avérer dramatiques.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

Certains démocrates russes reconnus ont annoncé publiquement qu’ils étaient prêts à soutenir une sédition militaire de « patriotes en colère », postulant que ceux-ci ne seraient pas en mesure de se maintenir longtemps au pouvoir, ou encore ou qu’ils affaibliraient suffisamment Poutine pour qu’il devienne possible de passer du régime actuel à un régime démocratique. Cette rhétorique repose sur la conviction qu’un changement de pouvoir en Russie ne saurait se faire que par les armes et s’accompagne fréquemment d’appels directs à la prise d’armes à l’adresse de la population russe.

En réalité, si l’opposition russe a quelque chose à son actif, ce sont les millions de Russes aujourd’hui acquis aux idées démocratiques, opposés à la guerre et en même temps privés de toute représentation politique au sein du pays. Par ailleurs, l’opposition demeurée en Russie, de même que l’immense majorité des initiatives et des organisations russes qui agissent contre la guerre depuis l’étranger, en lien étroit avec leurs collègues et partisans en Russie, repoussent d’une même voix l’idée qu’il n’existerait pas d’alternative à la lutte armée.

L’activité concertée de ces différentes forces a pour but que la Russie connaisse une transition progressive et relativement pacifique vers la démocratie, susceptible d’incorporer au processus de formation démocratique, non pas une poignée de groupuscules radicaux, mais de larges segments de la population.

Notre conviction est la suivante : oui, une transition pacifique d’une dictature brutale à la démocratie est possible. Le succès de cette stratégie exige cependant la consolidation des efforts de l’opposition et le soutien maximal de l’Occident.

L’histoire démontre que les révolutions pacifiques à l’encontre des régimes autoritaires offrent véritablement aux peuples la possibilité de fonder des sociétés démocratiques. Le pouvoir démocratique, en Pologne, n’a pas résulté de l’action de groupuscules armés, mais bien d’une « table ronde » qui a vu les représentants de l’ancien gouvernement négocier avec l’opposition. L’exemple du mouvement Sąjūdis en Lituanie est tout aussi parlant, de même que celui de la révolution pacifique et démocratique qui a mis un terme à l’URSS entre 1989 et 1991.

Notre conviction est la suivante : oui, une transition pacifique d’une dictature brutale à la démocratie est possible. Le succès de cette stratégie exige cependant la consolidation des efforts de l’opposition et le soutien maximal de l’Occident.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

Pour voir le jour, les révolutions pacifiques exigent la réunion d’un certain nombre de conditions 3, à commencer par l’affaiblissement du pouvoir, l’accroissement des divisions en son sein, sur fond d’une claire demande de changement au sein de la société.

Dans le cas de l’URSS, les années 1980 avaient vu l’approfondissement d’une crise économique, en conséquence notamment des sanctions occidentales, de la course aux armements et de la guerre en Afghanistan. Au même moment se produisait une crise politique, marquée par un changement très rapproché dans le temps des secrétaires généraux du PCUS : Andropov (1982-1984), Tchernenko (1984-1985), Gorbatchev (1985-1991). Parvenu au pouvoir sous la pression des sanctions occidentales, Gorbatchev fut contraint d’adopter une série de mesures d’assainissement de l’économie telles que l’extension prudente du secteur privé et l’encouragement des coopératives. La société s’est alors engagée dans ce mouvement.

La crise politique, économique, mais aussi idéologique, a généré des demandes croissantes d’assouplissement du régime. Les libertés alors concédées ont permis à la population de se réunir, d’organiser des rassemblements. En 1989 ont eu lieu les premières élections démocratiques au Congrès des députés du peuple de l’URSS ; en 1990, les premières élections des députés du peuple de la République socialiste de Russie, dont les démocrates menés par Eltsine sont sortis victorieux. En même temps, la majorité des « démocrates » étaient d’anciens communistes, issus des rangs du pouvoir, et c’est précisément pour cette raison que la révolution a été pacifique.

Ce tournant a également été rendu possible par une autre circonstance : la pénétration, au cours des décennies précédentes, des valeurs démocratiques et de la culture de l’Occident au sein de l’espace soviétique par l’intermédiaire de la radio : Radio Liberty, Free Europe, Voice of America et d’autres ont, de fait, préparé une génération révolutionnaire.

Tâchons maintenant de transposer ces considérations sur la situation actuelle. Observe-t-on les signes d’une possible transformation pacifique du pouvoir en Russie ?  De toute évidence, oui. Car on ne peut nier l’existence d’une crise politique et économique croissante.

Observe-t-on les signes d’une possible transformation pacifique du pouvoir en Russie ?  De toute évidence, oui. Car on ne peut nier l’existence d’une crise politique et économique croissante.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

La présence, en Russie, de la base sociale nécessaire à une révolution démocratique est démontrée par les études sociologiques — quelles que soient les limites de leurs outils en contexte dictatorial — ainsi que par l’actualité courante des activités de défense des droits de l’Homme. Des dizaines de millions de personnes ne soutiennent pas la guerre. Moins de la moitié de la population est prête à voter pour Poutine si une alternative valide se présentait. Les manifestations qui se sont déroulées au cours des premiers jours du conflit ont envahi la plupart des grandes villes russes et donné lieu à la spirale d’arrestations et de répression la plus massive de l’histoire de la Russie contemporaine. La pétition contre la guerre publiée aux lendemains immédiats de son déclenchement est devenue la plus importante de toutes les pétitions dans l’espace russe. Des manifestations ponctuelles continuent à avoir lieu chaque jour. Plus de 20 000 arrestations pour des positions anti-guerres ont été enregistrées ; plus de 6 500 procédures administratives pour « discréditation de l’armée » ont été ouvertes, chacune pouvant dégénérer en procédure pénale en cas de récidive ; 600 personnes environ font l’objet de procédures pénales pour leurs opinions hostiles à la guerre. Ce relevé ne fait état que des cas confirmés, rendus publics, sans inclure les poursuites au titre des articles de loi sur l’« extrémisme », le « sabotage » ou le « terrorisme », qui peuvent s’appliquer aussi bien à des affaires montées de toute pièce qu’à des actions de guérilla ou des tentatives réelles de s’engager dans la guerre du côté ukrainien. Des milliers de personnes poursuivent leur propagande publique par des distributions de tracts ou des graffiti, tout en s’efforçant d’éviter la détention. Des journalistes, personnalités politiques et organisations de défense des droits de l’Homme continuent de lutter à l’intérieur du pays au nom de la démocratie.

 La situation socio-économique du pays est elle aussi en proie à de profondes transformations : la popularité de la guerre et de la politique de Poutine est en baisse, la crainte et la frustration explosent, tandis que s’exprime une exigence croissante de sortie de cette situation, qu’on reconnaît comme une impasse historique. Ces dynamiques émergent dans un contexte de dépression économique et de sanctions occidentales, alors que se cristallise une menace toujours plus nette de défaite sur le terrain militaire. Certains éléments fondamentaux de la structure étatique s’effondrent dans le cours de la guerre, dessinant toujours davantage au pays les traits d’un État failli. La rébellion de Prigojine est venue apporter une confirmation radicale à ce pressentiment.

Dans le même temps, la population ne peut que constater à quel point la vie quotidienne se dégrade sous le coup des sanctions, quoique veuille par ailleurs en dire Poutine. Les citoyens subissent aujourd’hui les conséquences socio-économiques bien réelles de la guerre et de la politique du gouvernement. À mesure qu’ils perdent confiance en l’avenir, on voit émerger une configuration dans laquelle une proportion croissante de la population est susceptible de voir dans l’arrêt de la guerre et la reconstruction démocratique une échappatoire possible à la crise en cours.

Les citoyens subissent aujourd’hui les conséquences socio-économiques bien réelles de la guerre et de la politique du gouvernement.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

On observe donc le mûrissement des conditions internes de possibilité des scénarios de transition pacifique vers la démocratie, et ce processus s’accélère sous le double effet des sanctions de l’Occident et des succès militaires de l’Ukraine. Si les responsables politiques occidentaux apportaient un soutien plus déterminé à l’opposition démocratique russe dans la préparation de ce tournant démocratique pacifique — principalement en renforçant la pression des sanctions et la position de l’opposition dans les négociations, de manière à accroître les divisions au sein de la verticale du pouvoir russe — on verrait vraisemblablement réunies des conditions semblables à celles de la fin des années 1980.

Pourquoi les appels à la « démocratisation militaire » de la Russie sont-ils inacceptables ?

Lors d’un coup d’État armé, la probabilité est grande de voir se substituer un autoritarisme « nouveau » à l’autoritarisme « ancien ». Il peut également arriver qu’un coup d’État de ce type soit noyé dans le sang, tantôt par des participants directs au soulèvement, tantôt par un flot de citoyens ordinaires. Dans le pire des cas, il peut entraîner le pays dans une guerre de clans infinie, voire dégénérer en guerre civile, comme cela s’est produit dans l’histoire russe en 1917. Dans le cas de la Russie d’aujourd’hui, le risque d’un déroulement de ce genre est particulièrement élevé, au vu des dimensions du pays, de son caractère multinational et du niveau extrême des tensions sociales en son sein.

Concrètement, des armes et la volonté d’en faire usage existent aujourd’hui en Russie chez à peu près tout le monde (depuis les diverses fractions des forces de l’ordre jusqu’aux « patriotes en colère » en passant par les « sociétés militaires privées » et la garde personnelle de Kadyrov) – sauf chez les partisans de la démocratie.

On entend aujourd’hui résonner depuis l’étranger des appels aux armes venant de figures politiques pourtant privées de forces armées sous leur contrôle. À qui donc leur rhétorique s’adresse-t-elle ?

On entend aujourd’hui résonner depuis l’étranger des appels aux armes venant de figures politiques pourtant privées de forces armées sous leur contrôle. À qui donc leur rhétorique s’adresse-t-elle ?

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

Il y a peu de chances que leurs appels soient effectivement suivis par des pans conséquents de la population, tant ils s’adressent, dans les faits, à des personnes aux opinions démocratiques qui persistent à considérer la valeur de la vie humaine comme le facteur déterminant. Les appels aux armes, de surcroît, ne se contentent pas de diviser l’opposition démocratique à l’étranger : ils représentent une menace de premier ordre pour l’opposition intérieure russe, puisqu’ils consolident le pouvoir et fournissent un prétexte légitime à l’intensification de la répression contre celles et ceux qui représentent aujourd’hui la base organisationnelle de la transition démocratique à venir.

Sur le plan stratégique, une révolution pacifique a besoin du maintien de la société civile, en prévision de la lutte à mener pour la reconstruction démocratique, et non de son « nettoyage » accéléré par les autorités.

Comme nous l’avons souligné précédemment, ces appels émis par un certain nombre d’opposants influents, emmenés par Khodorkovski, ne sont aucunement soutenus par celles des initiatives anti-guerres qui conservent un lien avec la population russe. En collaboration avec un certain nombre d’entre elles, nous avons mis au point une déclaration commune, dans laquelle nous mettions en garde contre la percée de cette rhétorique militariste et les conséquences dramatiques qu’elle annonçait. La première d’entre elles est une rupture annoncée et définitive entre l’opposition démocratique à l’étranger et une partie considérable du public en Russie. Par ailleurs, faire le pari d’un scénario militaire conduirait inévitablement à la mise hors-jeu de la société civile et des citoyens ordinaires, ce qui réduirait à néant toute possibilité de transformation pacifique du régime. Enfin, dans ce scénario, l’aventurisme armé ne manquerait pas de prendre le dessus : il entraînerait alors la Russie dans un cycle de chaos, dont ne pourraient s’ensuivre que son effondrement ou encore la constitution de nouvelles dictatures — en conséquence de quoi le péril qu’incarne la Russie pour ses voisins et pour la sécurité mondiale ne sera pas éliminé, mais au contraire décuplé.

Les dirigeants des États-Unis et des différents pays d’Europe se sont inquiétés du chaos que pourraient susciter les actions de Progojine. En appelant à soutenir ce dernier en tant qu’agent déstabilisateur du régime de Poutine, une série de représentants de l’opposition russe n’ont fait que verser de l’huile sur le feu et, potentiellement, contribuer à éloigner l’Occident de toute participation à l’édification de la démocratie en Russie.

C’est pourquoi nous insistons tant sur l’importance de s’accorder sur une position commune avec l’Occident vis-à-vis des scénarios impliquant un changement de pouvoir par les armes en Russie. L’alignement sur les personnalités qui prônent un démantèlement militaire du régime de Poutine porterait un coup fatal non seulement aux stratégies « pacifiques », mais aussi aux perspectives futures de construction démocratique en Russie. S’il existe une chance d’éviter une effusion de sang à grande échelle, il faut la saisir.

Faire le pari d’un scénario militaire conduirait inévitablement à la mise hors-jeu de la société civile et des citoyens ordinaires, ce qui réduirait à néant toute possibilité de transformation pacifique du régime.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

Les grandes lignes d’une stratégie de transition

Nous partons du postulat qu’il est possible de mettre un terme à l’agression russe en Ukraine et que les premières étapes d’une transition pacifique vers la démocratie peuvent être franchies, à condition de réunir une série de facteurs :

  • Des sanctions personnelles brutales à l’encontre d’une série d’individus et de postes clefs, directement impliqués dans le déclenchement et la conduite de la guerre ;
  • Des succès militaires décisifs du côté de l’Ukraine, et ce jusqu’à la conclusion de la paix dans des conditions acceptables pour elle ;
  • L’expression active d’une ample demande sociale (y compris sous la forme de manifestations de masse) en Russie en faveur du changement de cap politique.

Tous les facteurs susmentionnés sont absolument nécessaires ; aucun ne saurait être négligé ; pourtant, chacun d’entre eux exige des efforts supérieurs à ceux qui sont actuellement accomplis.

La phase actuelle, pré-transitionnelle, suppose une pression conséquente sur la verticale du pouvoir en Russie en vue de provoquer une scission au sein de l’élite et d’écarter Poutine du pouvoir, tout en préparant le terrain pour une révolution pacifique, réalisée par une large coalition de partisans d’une Russie pacifique, démocratique et européenne.

La phase actuelle, pré-transitionnelle, suppose une pression conséquente sur la verticale du pouvoir en Russie en vue de provoquer une scission au sein de l’élite et d’écarter Poutine du pouvoir.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

À ce stade, l’opposition démocratique russe mène un dialogue avec la société civile russe en s’attaquant aux tâches fondamentales suivantes :

  • Lutter pour le développement de l’opinion publique et contrer la propagande, de manière à réduire drastiquement le soutien à la guerre et à la politique de Poutine dans la société russe ;
  • Maintenir et renforcer l’infrastructure des réseaux de protestation civile, soutenir les projets de journalisme indépendant et de défense des droits de l’Homme, développer des communautés démocratiques en réseau ;
  • Participer autant que possible aux élections et aux autres événements publics d’importance ;
  • Aider les Russes à éviter la participation à la guerre contre l’Ukraine  

Les discussions internes de l’opposition ont pour ambitions de construire une large coalition, d’élaborer une stratégie collective de transition vers la démocratie et un programme d’action clair à destination de ses partisans, tant en Russie que dans l’émigration.

L’opposition ne sera néanmoins en mesure de remplir efficacement sa mission sans un soutien actif de l’Occident.

Les sanctions personnelles sont fondamentales pour exercer une pression décisive sur la verticale du pouvoir de Poutine et nous espérons qu’elles seront considérablement accrues.

À nos yeux, les sanctions doivent présenter un caractère de mesure militaro-politique extraordinaire, tenant compte du fait que la Russie mène une guerre non seulement en Ukraine, mais contre le monde libre et ses propres citoyens. Les sanctions devront être ultérieurement levées non à la suite de procédures judiciaires, mais de décisions politiques. Nous proposons d’étendre les sanctions à tous les postes clefs du système du pouvoir suprême de la Fédération de Russie et de la propagande gouvernementale, mais aussi aux personnes affiliées, utilisées pour dissimuler leurs propriétés et assurer leur légalité auprès des juridictions occidentales.

Les sanctions doivent a minima inclure un refus d’entrée dans tous les pays de la coalition occidentale anti-guerre, l’annulation des permis de séjour et des visas anciennement délivrés, le blocage des comptes bancaires et des opérations qui leur sont associées, les transactions concernant des biens immobiliers à l’étranger et la saisie de ces biens.

Nous proposons d’étendre les sanctions à tous les postes clefs du système du pouvoir suprême de la Fédération de Russie et de la propagande gouvernementale, mais aussi aux personnes affiliées, utilisées pour dissimuler leurs propriétés et assurer leur légalité auprès des juridictions occidentales.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

Il est capital ici de souligner que nous parlons bien de sanctions à l’encontre des personnes qui garantissent aujourd’hui la stabilité économique et administrative du régime répressif, et non des citoyens russes ordinaires.

En retour, la préparation du terrain pour la transformation démocratique implique un soutien actif de l’Occident en direction des organisations démocratiques qui opèrent en Russie, une aide à la diffusion de l’agenda anti-guerre et démocratique auprès du plus large public possible et la lutte contre les efforts des autorités russes pour isoler la société du reste du monde.

Nous appelons l’Occident à soutenir la diffusion de contenus numériques en direction des citoyens ordinaires : non pas seulement d’informations véridiques, mais aussi de contenus divertissants, propres à susciter l’attrait du public, à l’instar des chaînes numériques et satellitaires ou de la télévision sur internet. On peut également évoquer, de ce point de vue, la possibilité de recourir aux films et séries actuellement bloqués ou interdits de projection en Russie, ou de créer des formats éducatifs expliquant comment les grandes démocraties luttent efficacement contre les principaux problèmes sociaux, comme la pauvreté et le chômage.

L’opposition démocratique russe est prête à entreprendre ce travail, mais elle ne dispose ni des ressources, ni des possibilités organisationnelles et techniques nécessaires.

Étape suivante : lancement de la transition. Cette étape implique une phase active de négociation entre les dirigeants, l’opposition et l’Occident, ainsi qu’une activité déterminée en direction de la société russe, à la fois avec le noyau des partisans de la démocratie et avec de plus larges pans de la société. Cette étape doit également voir la mise en place d’une « politique de Coercition et d’Encouragement », qui est à la fois la condition et l’outil de contrôle de son accomplissement.

À ce moment, l’opposition démocratique russe entre pleinement en action au sein du pays. Le succès de son action dépend étroitement de la position de l’Occident.

Il est à nos yeux d’une importance capitale que l’Occident soutienne publiquement les demandes fondamentales des forces démocratiques russes, au moment où seront établies les conditions de levée des sanctions : des conditions de paix acceptables pour l’Ukraine, une compensation pour les dommages causés, des garanties de sécurité, la mise en œuvre progressive par la Russie des devoirs essentiels en matière de droits de l’Homme et de libertés fondamentales, à commencer par la libération des prisonniers politiques, la suppression des lois répressives et l’arrêt des pratiques associées.

Ce soutien de l’Occident donnerait un signal extrêmement encourageant à la société russe, tout en annonçant la possibilité des mesures suivantes :

  • Assouplissement puis suppression des sanctions personnelles ; retrait ou réduction des mises en accusation pour crime d’agression au bénéfice des personnes ayant activement contribué à écarter Poutine du pouvoir, à l’arrêt rapide de la guerre et à la mise en œuvre progressive par la Russie des obligations essentielles en matière de défense des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ;
  • Retrait progressif des sanctions économiques, dans l’hypothèse où les étapes de la démocratisation du pays seraient franchies avec succès au cours de la période de transition (soit dans un délai d’un an à un an et demi) ;
  • Établissement d’une aide économique et organisationnelle (analogue à celle du plan Marshall dans le cadre de la reconstruction de l’Allemagne après-guerre) propre à soutenir le développement durable du processus démocratique en Russie, dans l’hypothèse où l’état économique et social du pays menacerait de perturber sa transition démocratique.

Nous appelons les gouvernements constituant la coalition anti-Poutine à fournir une aide substantielle à l’opposition démocratique et à la société civile en Russie, en préparation de la transformation pacifique et démocratique du pouvoir.

Lev Ponomarëv, Elena Kotënočkina et Oleg Elančik

Nous nous adressions à tous les représentants de l’émigration politique russe dont la voix connaît aujourd’hui quelque audience. Repoussez tout soutien public aux actions armées, fautrices d’affrontements civils à l’intérieur du pays !

Nous appelons à travailler ensemble à un plan graduel de restauration de la démocratie en Russie et à coordonner nos efforts en matière de coopération avec les responsables politiques démocratiques et de travail politique avec les Russes à l’intérieur du pays.

Nous appelons les gouvernements constituant la coalition anti-Poutine à fournir une aide substantielle à l’opposition démocratique et à la société civile en Russie, en préparation de la transformation pacifique et démocratique du pouvoir.

Sources
  1. Le texte ne nous parle pas d’une transition « pacifique », mais d’une transition « relativement pacifique » vers la démocratie. Vers la fin du texte, on découvre le mot « pacifique » lui-même encadré de guillemets, ce qui ne manque pas de nous interpeller.
  2. Il n’est pas un terme de ce texte qui n’interpelle : la « société civile » — qu’est-ce ? L’« Occident » — qu’est-ce ? Parle-t-on du Vatican ou de l’Estonie, de Tahiti ou de la Hongrie d’Orbán ? Plus grave : l’« Occident collectif » ? Est-ce de l’ironie que de reprendre à son compte le lexique poutinien ? Qu’il s’agisse de « démocratie », de « société civile » ou d’« Occident », on conclura de même : toute idée qui semble aller de soi est une idée encore inaboutie. Que nous dit ce texte ? Que l’opposition russe incarnée par ses auteurs serait la seule et unique valide, raisonnable, responsable ; que c’est par suite à elle de reprendre les rênes du pouvoir écroulées des mains de Poutine. Pourquoi ? Parce qu’elle, contrairement à d’autres, mène un dialogue avec la société russe – on aimerait bien savoir comment et ce que cela signifie, nous qui, en « Occident », voyons comment les gouvernements « dialoguent » avec nous. Pour quel autre motif encore ? Parce que cette opposition, elle, serait libérale.
  3. Cet amoncellement de termes révèle surtout un univers mental ancré dans la dernière décennie du siècle passé. Les références à Radio Svoboda (Free Radio) ou au « monde libre » ne traduisent pas autre chose. Plus fondamentalement, les signataires de ce texte semblent convaincus qu’il n’est pas de salut hors de l’éternel retour de l’année 1991. Brodant sur une poignée d’exemples récents, les auteurs s’arment des prénotions d’une science politique ad hoc, pour disserter sur les supposées lois qui commandent l’effondrement de l’autoritarisme et l’avènement de la démocratie sous les coups de révolutions pacifiques. Ils en viennent du même coup à dépeindre l’histoire comme un flot dont chaque vague serait le miroir de celle qui la précède. Une vague ne ressemble pourtant à une autre que pour ceux qui l’observent de loin ; aucune myopie ne frappe ceux qui y progressent, en sont aspergés, ou finissent par s’y laisser enrouler. Rappelons enfin que l’histoire, même l’histoire récente, ne garantit rien, ne laisse rien attendre, ne console d’aucune stupeur devant les abîmes d’incertitude. Dans les mots de Paul Valéry : « L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. Que de livres furent écrits qui se nommaient : La Leçon de Ceci, Les Enseignements de Cela !… Rien de plus ridicule à lire après les événements qui ont suivi les événements que ces livres interprétaient dans le sens de l’avenir. Dans l’état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut ».