Quel bilan tirez-vous de la législature européenne de 2019 à 2024 ?
Rappelons tout d’abord qu’il s’agit de mon premier mandat. Je n’ai pas le recul que peuvent avoir de vieux loups de la politique. Néanmoins, beaucoup de choses se sont passées à l’échelon européen depuis 4 ans. Nous avons fait face à une accumulation sans précédent de crises : d’abord la pandémie, puis la guerre en Ukraine, ensuite la crise de l’énergie et les catastrophes climatiques, puis la crise de l’inflation. Je ne crois pas qu’un mandat ait vu se dérouler autant de crises en si peu de temps.
Ces crises ont fait vaciller un certain nombre de dogmes sur lesquels l’Union européenne s’était construite et ouvert des brèches.
La pandémie a montré les ravages de la désindustrialisation. En pleine crise du Covid, nous étions incapables de produire en quantité suffisante des masques sur le sol européen, c’est-à-dire un bout de papier et un élastique. La pandémie a aussi montré les ravages du libre-échange lorsque les chaînes d’approvisionnement ont été complètement désorganisées. Elle a montré les ravages de l’austérité, quand les hôpitaux ont été totalement submergés. Ensuite, la guerre en Ukraine et la crise énergétique ont montré les limites du tout-concurrence et du tout-marché. Elles ont révélé notre dépendance aux énergies fossiles et notre perte de souveraineté en matière énergétique. Le marché européen de l’électricité a accéléré la montée des prix au lieu de la juguler. Enfin, la crise sociale et l’inflation alimentaire ont montré le besoin de partager les richesses et la nécessité de l’intervention publique pour contrôler les prix.
À la fin du mandat, on voit qu’un certain nombre des dogmes libéraux ont été remis en question, que ce soient les règles budgétaires ou les règles sur les aides d’Etat qui ont été suspendues et le marché de l’électricité qui fait l’objet d’une réforme en cours.
Ces crises montrent les limites de l’ensemble des fondements néolibéraux sur lesquels s’est construite l’Union européenne jusqu’ici et invitent à s’interroger sur la direction à prendre pour cette dernière année de mandat et le mandat suivant.
Est-ce qu’on revient au business as usual, par exemple sur les règles budgétaires ? Est-ce que l’on ressuscite les vieilles règles de 3 % de déficit et 60 % de dette publique comme le propose la Commission, avec tous les sacrifices budgétaires que cela implique ? Est-ce qu’au contraire nous passons à une nouvelle forme de gouvernance économique à la hauteur des enjeux sociaux et écologiques d‘aujourd’hui ? C’est la question majeure de ces élections : allons-nous revenir au business as usual libéral qui broie les vies et la planète ou allons-nous faire tomber ces dogmes ?
Quel bilan tirez-vous du groupe que vous co-présidez, le groupe confédéral GUE/NGL (Gauche unitaire européenne / Nordic Green Left) ?
Je suis fière de co-présider le groupe de la Gauche avec lequel nous avons obtenu des victoires concrètes comme un statut protecteur pour les travailleurs des plateformes ou le devoir de vigilance des multinationales. Nous avons également remporté des batailles culturelles qui semblaient inimaginables en début de mandat : tout le monde reprend désormais nos mots sur le protectionnisme, la relocalisation, la taxation des superprofits, la planification, l’encadrement des prix, la reprise de contrôle public sur le marché.
Sur toutes ces questions, l’Union européenne s’est cependant arrêtée au milieu du chemin. Elle fait un plan de relance, mais avec un montant qui est trois fois inférieur à ce qui est demandé par le Parlement européen et des contreparties en matière de réformes néolibérales. Elle a fait une taxe sur les superprofits, mais qui est uniquement provisoire et ciblée sur le secteur énergétique. Elle a suspendu les règles budgétaires mais veut désormais les faire revenir avec des sanctions renforcées.
Nous sommes à un moment de bascule, à la croisée des chemins pour l’Union européenne. Les élections européennes seront profondément politiques car il y a des alternatives fortes à trancher. Il faut transformer nos victoires culturelles en victoires politiques.
Beaucoup de choses ont été décidées au niveau européen ces dernières années. Cela donne d’autant plus d’importance à nos revendications démocratiques, par exemple le droit d’initiative des parlementaires européens et le contrôle sur la politique monétaire de la Banque centrale européenne.
À titre personnel, quel bilan tirez-vous de ce premier mandat ?
Nous avons obtenu de belles victoires, par exemple sur le devoir de vigilance des multinationales. C’est une des raisons qui m’ont amenées au Parlement européen. On a mis en place un cadre juridique contraignant qui mettra fin à l’impunité des multinationales en matière de violations des droits humains et de destruction de l’environnement. C’est un grand progrès comme la présomption de salariat des travailleurs des plateformes pour laquelle ma collègue Leila Chaibi s’est battue.
Mais il y a aussi de la frustration et de la colère. Nous n’avons pas suffisamment avancé sur les questions de lutte contre l’évasion fiscale. Il y a encore des paradis fiscaux au cœur de l’Union européenne. De nouveaux scandales ont éclaté et des lobbies dans toutes leurs formes — y compris des États tiers — ont encore pignon sur rue au Parlement européen, comme l’a montré le Qatargate. Il y a eu beaucoup de mots en matière de transparence et d’éthique, mais très peu d’actions.
Sur les questions écologiques, une impulsion a eu lieu, mais elle est aujourd’hui en grand danger, notamment sous l’effet de la nouvelle alliance entre la droite et l’extrême-droite, concomitante au retour en force des accords de libre-échange en ce moment. Quand Emmanuel Macron parle de « pause environnementale européenne » dans ce contexte, c’est irresponsable !
Enfin, j’ai eu trop souvent l’impression que les discussions au Parlement européen, dont les plus importantes se tiennent à huis clos, sont complètement déconnectées de la réalité des gens. Des murs très importants séparent encore les institutions européennes des citoyens. Je considère que notre rôle est de les faire tomber, afin de recréer des ponts avec les citoyens. De ce point de vue-là, il y a encore énormément de travail, au vu notamment de l’opacité avec laquelle les décisions européennes sont prises.
Concernant le rapprochement entre le droite traditionnelle et la droite radicale/l’extrême-droite, on a constaté récemment qu’il y avait des convergences entre le gouvernement Meloni et le Parti populaire européen (PPE). Depuis le Parlement européen, observez-vous ces évolutions ? Avez-vous constaté la reprise d’un discours de droite radicale par des gens qui étaient auparavant de droite modérée ? Y a-t-il une fragilisation du groupe PPE en raison des dissensus sur la ligne adoptée pour les années à venir vis-à-vis des questions identitaires et économiques ?
Il y a une double dynamique de montée de l’extrême-droite et de rapprochement de la droite et de l’extrême droite qui se nourrissent mutuellement. Au niveau national, on observe ces rapprochements dans un certain nombre d’États membres sur un programme à la fois libéral économiquement, quasiment climato sceptique sur les questions écologiques, autoritaire sur les questions démocratiques et ultra conservateur sociétalements. C’est le cas en Italie, en Suède, en Finlande et peut-être demain en Espagne, si le 23 juillet le Partido Popular et Vox gagnent ensemble.
On observe une dynamique similaire au niveau du Parlement européen. La droite et l’extrême-droite sont en train de décaler la Fenêtre d’Overton, c’est-à-dire décaler les bornes ce qui est considéré comme acceptable. Le cordon sanitaire est en passe d’être totalement rompu comme en France où les macronistes ne cessent de distribuer des bons points au RN.
Il y a une trumpisation de la vie politique européenne qui se traduit par des obsessions de l’extrême-droite reprises par la droite, en particulier sur la diabolisation de l’écologie, les questions LGBTI, les droits des femmes, les migrants et les musulmans. Nous sommes confrontés à une véritable offensive réactionnaire. Ce mouvement de fond est nourri par des mouvements politiques comme Vox, au Sud, le PIS polonais et le Fidesz d’Orban à l’Est, qui attaquent frontalement nos droits fondamentaux, notamment l’IVG.
Cette bascule dans les dynamiques politiques au Parlement européen change la donne. Traditionnellement, les S&D gouvernaient avec le PPE, sur une ligne économique très libérale, pro marché, libre-échange, austérité, etc. Pendant ce mandat, cette « grande coalition » a dû s’élargir à Renew. Mais le rapprochement du PPE avec l’extrême-droite remet tout en cause. Il y a quelques semaines, Iratxe García Pérez, la présidente du groupe socialiste, a déclaré dans un entretien que la cogestion avec le PPE était terminée si la droite continuait son alliance avec l’extrême-droite. C’est un fait politique majeur.
Cela nous invite à poser la question de la création d’un front commun des gauches au Parlement européen. En tant que présidente du groupe de la Gauche, j’ai fait cette proposition aux présidents du groupe des Verts et des socialistes. Je leur ai dit que, certes, on ne sera jamais d’accord sur tout, mais que nous devions coordonner réellement les groupes de gauche pour peser ensemble au Parlement européen.
La loi sur la restauration de la nature est un exemple frappant. Il s’agit d’un texte majeur pour protéger la biodiversité en Europe alors que 40 % des oiseaux ont disparu ces quarante dernières années. Mais la droite et l’extrême-droite s’allient pour le faire tomber. Face à l’urgence écologique, les groupes de gauche ont une responsabilité de défendre bec et ongle toute avancée pour la nature et le climat.
Dans ce nouveau jeu politique, avec deux blocs de gauche et de droite de taille équivalente qui s’opposent frontalement, le groupe d’Emmanuel Macron est en réalité totalement isolé. C’est aux libéraux de choisir leur camp, pas à nous de renoncer à notre ambition. On voit d’ailleurs qu’ils sont très partagés, à l’instar de leurs votes sur la loi sur la restauration de la nature. Quatre députés du groupe dirigé par Stéphane Séjourné en commission ENVI ont voté contre le texte. A eux d’assumer leur responsabilité.
J’assume de dire qu’il faut arrêter de chercher des compromis qui réunissent 95 % des députés au Parlement européen. Il faut faire de la politique, sinon on obtient juste de la compromission ou de l’inaction. Il faut assumer la conflictualité et les rapports de force.
Nous sommes déjà proches des écologistes sur ce sujet. C’est une question qui divise en revanche encore au sein des sociaux-démocrates. Certains, comme au Danemark, lorgnent vers la droite et l’extrême-droite. D’autres, comme en Espagne, ont fait le choix de s’allier avec le reste de la gauche pour gouverner ensemble. La création de Sumar, qui réunit l’ensemble des partis espagnols écolos et de gauche de rupture, est une excellente nouvelle. Je pense que ce modèle peut se diffuser partout en Europe. Nous avons besoin d’un front commun des gauches pour défendre l’IVG, combattre l’autoritarisme, protéger les droits des migrants, sauver l’action climatique, mais aussi pour avoir de l’ambition en matière sociale, en matière de partage des richesses. Si nous sommes désunis, c’est l’agenda de la droite et l’extrême-droite qui l’emportera.
Les gauches sont en ordre dispersé dans les différents pays. Est-ce que cela peut changer ? Quels sont les sujets à propos desquels les gauches pourraient s’unir ? Pourquoi la droite et l’extrême-droite profitent-elles de la situation actuelle alors que les crises telles que l’inflation et la pandémie pourraient profiter aux gauches ?
En Italie et en Allemagne, la question stratégique centrale se pose aux sociaux-démocrates. S’allier avec les libéraux ou reprendre leurs mots d’ordres, non seulement désunit la gauche, mais lui fait aussi perdre de son sens. C’est ce qu’on a connu en France. François Hollande était Président de la République en 2017, mais le parti socialiste n’a obtenu que 1,7 % au premier tour de l’élection présidentielle en 2022.
À chaque fois que la gauche tourne le dos à ses priorités — la redistribution des richesses, la bifurcation écologique, la participation démocratique — elle le paie cher. C’est ce qui est en train de se passer en Italie et en Allemagne avec comme résultat l’arrivée d’une post fasciste comme Méloni au pouvoir et la montée très inquiétante de l’AFD. Cela n’est pas le fruit du hasard. En Italie, c’est le parti démocrate qui a libéralisé certains services publics et reculé l’âge de départ à la retraite. En Allemagne, le SPD s’est allié aux libéraux et les laisse demander au niveau européen davantage d’austérité.
En France, la NUPES a fait le choix inverse, en construisant un programme de rupture avec de fortes ambitions sociales, écologiques et démocratiques. C’est grâce à cela que Jean-Luc Mélenchon a obtenu 22 % aux présidentielles et la NUPES 150 députés aux législatives. La NUPES peut être un modèle au niveau européen. Les socialistes européens ont intérêt à créer un bloc de gauche et écologiste. Nous pouvons nous entendre sur les enjeux essentiels : action climatique, fin du libre-échange, harmonisation sociale, taxation des superprofits, accueil des exilés, etc.
Comment créer un bloc de gauche alors que de nombreux sujets divisent, tel que le positionnement face à la guerre en Ukraine ?
L’Union européenne a été très réactive face à la crise en Ukraine. Contrairement à ce qui est dit, nous avons voté l’essentiel des textes de soutien à l’Ukraine, que ce soit en termes financiers, militaires, logistiques, relatifs aux réfugiés ou aux sanctions.
Ce que nous demandons en revanche, c’est de travailler en parallèle à une initiative diplomatique avec des États-tiers pour ouvrir la voie d’une sortie de crise, en fixant néanmoins un préalable indispensable, à savoir le retrait des troupes russes. Notre objectif prioritaire doit être le retour de la paix.
Sur les questions de défense, nous avons un désaccord à gauche sur l’OTAN. On peut se retrouver par contre sur des initiatives de coopérations européennes en matière industrielle. Nous n’étions pas contre le principe du projet ASAP qui vise à soutenir l’industrie européenne pour produire des munitions. Cela revient à une forme de protectionnisme européen pour limiter nos dépendances face aux producteurs de pays tiers. Nous avons dénoncé en revanche la possibilité de recourir à des fonds de cohésion pour produire des armes, ce qui n’a pas de sens. Sans parler des dérogations prévues au droit du travail pour les salariés de ces industries, contre lesquelles les syndicats ont eu raison d’alerter.
Pour moi ce qui a surtout posé problème au niveau européen depuis le début de la guerre en Ukraine, c’est l’indigence de la réponse aux conséquences économiques et sociales. La Banque centrale européenne a drastiquement augmenté les taux directeurs, alors qu’elle reconnaît que l’inflation est due aux superprofits et non à une hausse de la demande. Il y a enfin une série de problèmes non résolus : le marché de l’énergie qui a amplifié l’explosion des prix, le refus d’avoir une logique de blocage des prix, le refus de refaire un plan européen d’urgence sociale pour faire face à la crise ou même de mettre en place une véritable taxation des superprofits.
S’il a été possible de remettre en cause certaines théories néolibérales en seulement un mandat, cela signifierait que l’Union européenne peut être réformée. C’est le sens de l’article publié dans le Grand Continent par Yolanda Díaz qui invite à l’union des gauches pour réformer l’Europe en dépassant le consensus néolibéral qui n’est pas, selon elle, consubstantiel à l’Union européenne, mais plutôt un état de fait qui pourrait être dépassé. Êtes-vous d’accord qu’il est possible de changer l’Union européenne de l’intérieur en établissant un rapport de force ? Comment la position de la gauche sociale vis-à-vis de l’Union européenne a-t-elle évolué ?
Avant tout, je souhaite souligner que je refuse d’entrer dans le débat « Pour ou contre l’Union européenne ? ». C’est une question vide de sens puisque l’Union européenne légifère aussi bien des textes que nous défendons que des textes que nous rejetons. C’est un espace de pouvoir, que nous devons investir comme tous les autres pour mener nos batailles. Nous sommes pour les normes environnementales européennes — souvent plus ambitieuses que les françaises —, les droits accordés aux travailleurs ubérisés et le devoir de vigilance des multinationales. Nous sommes contre les accords de libre-échange, l’austérité et la mise en concurrence des services publics.
Au Parlement européen, la question est d’utiliser ce cadre pour pousser toute avancée possible. Ce n’est pas au Parlement européen qu’on peut réviser les traités, par exemple pour permettre l’harmonisation sociale par le haut. Cela nécessite d’accéder au pouvoir en France. Par contre on peut préparer le terrain et mener des batailles culturelles.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Le 1er juillet 2023 a marqué la fin des tarifs réglementés du gaz. La libéralisation des tarifs se traduit de facto par une augmentation des prix. Nous sommes bien évidemment contre. Nous souhaitons au contraire que l’énergie soit un bien commun, sous contrôle public. Nous allons nous battre au Parlement européen, notamment ma collègue Marina Mesure, contre la suppression à venir des tarifs réglementés pour l’électricité. Et si la NUPES gagne les élections en France, nous refuserons d’appliquer ces mesures qui vont précariser davantage encore les plus pauvres.
La Commission européenne demande aussi à la France de libéraliser et de vendre à la découpe Fret SNCF. Nous sommes contre, puisque la France est déjà très en retard dans le domaine du transport ferroviaire de marchandises. Le report modal est de 9 % pour le transport de marchandises via fret, alors que la moyenne européenne est de 18 %. Là encore, on ne peut pas dire « tant pis c’est comme ça ». Il faut monter au créneau et désobéir.
L’Union européenne est le fruit de rapports de force. Les libéraux et l’extrême-droite l’ont compris depuis longtemps, contrairement à la gauche. Il est crucial que la gauche et les écologistes assument enfin de construire des rapports de force à l’échelle européenne et qu’elle le fasse grâce à une stratégie conjointe. En tant que présidente du groupe de la gauche, c’est ce que j’essaye de faire. Nous devons aussi le faire dans les pays où nous sommes au pouvoir comme dans ceux où nous pouvons accéder au pouvoir, ce qui vaut notamment pour Sinn Féin en Irlande, pour Sumar en Espagne et pour la NUPES en France.
Avez-vous l’impression que les Français investissent moins l’espace politique européen que d’autres pays ? Est ce que ça se traduit par différentes approches et un différents niveaux de connaissance des institutions, du fonctionnement et une différence présence au sein des institutions, au niveau politique mais aussi au niveau des fonctionnaires ?
L’éloignement des citoyens des institutions européennes est le fruit de l’opacité institutionnelle avec laquelle les débats sont organisés. Il s’agit d’un déficit démocratique majeur qui entraîne les pratiques de corruption et de conflit d’intérêts. Ne sont accessibles au public que les débats tenus au Parlement européen. Or, ce sont les réunions de négociation — les shadow meeting et les trilogues — qui constituent le cœur de la machine législative européenne. Je pense que l’opacité institutionnalisée a été construite pour éloigner les institutions européennes des citoyens européens.
Négocier un texte à huis clos signifie ne pas devoir rendre des comptes. C’est ainsi que des députés se sont permis de dire qu’il n’y a aucune certitude qu’il y a eu 6500 morts sur les chantiers de la Coupe du monde au Qatar. Ces affirmations constitutives du Qatargate n’auraient jamais été défendues lors d’une réunion publique.
Le Qatargate a donné l’impression que certains eurodéputés interprètent leur mandat comme une mission de lobbies pour les États étrangers, les entreprises et les sociétés de conseil. Comment peut-on rapprocher la politique des citoyens dans ce contexte ?
La Gauche s’attaque depuis longtemps à la question des portes tournantes, c’est-à-dire l’utilisation d’un mandat de député ou de haut fonctionnaire pour ensuite travailler dans un cabinet de lobbying, voire même exercer ces deux fonctions simultanément.
Nous pouvons agir contre ces conflits d’intérêts majeurs en mettant en place une période de cooling-off (carence), une période au cours de laquelle un eurodéputé ne peut travailler pour un cabinet de lobbying à la fin de son mandat, pour éviter les allers-retours. Nous demandons qu’elle soit de deux ans comme c’est déjà le cas pour la Commission, mais la droite et les libéraux souhaitent la réduire à six mois, ce qui ne servirait à rien concrètement.
Ensuite, il s’agit d’interdire les rémunérations annexes. Les eurodéputés sont suffisamment rémunérés, ils n’ont pas besoin d’un deuxième travail qui crée forcément de nombreux conflits d’intérêt. Sur le texte relatif au devoir de vigilance, une grande partie des amendements qui visaient à vider le texte de son contenu ont été déposés par une député européenne du PPE, Angelika Niebler. Elle est rémunérée entre mille et cinq mille euros — la déclaration étant une fourchette — par une entreprise qui est mise en cause pour violation des droits humains sur un barrage au Brésil et un cabinet d’avocats qui conseille les entreprises mises en cause sur le devoir de vigilance.
Je regrette qu’on soit biens seuls à se battre pour la mise en place de ces outils à la suite de Qatargate. Tout le monde a fait des grandes déclarations, la main sur le cœur, dans l’hémicycle. Or, une fois retournés dans l’opacité des débats, toutes les belles promesses défendues publiquement ont été oubliées et repoussées aux calendes grecques.
Comment peut-on résoudre le déficit démocratique et le problème de l’éloignement du centre de décision ?
Le Parlement européen semble parfois un endroit aseptisé, dépolitisé, où tout se ressemble. Pour rapprocher la politique et les citoyens, nous devons y porter les voix des gens, des associations et des syndicats. Nous devons repolitiser le Parlement européen et y exprimer les colères qui bouillonnent. Ramener dans l’hémicycle les alertes des activistes climat, l’expérience de celles et ceux qui se privent de repas à cause de l’inflation alimentaire. Nous devons aussi faire le lien entre les citoyens et la prise de décision au niveau européen pour se la réapproprier. C’est un enjeu particulier pour les Français qui ont été volés de leur vote, puisque notre non du référendum de 2005 s’est traduit par un oui de facto avec le traité de Lisbonne.
À votre arrivée au Parlement européen, qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
Ce fut mon premier mandat. Il est donc évident que beaucoup de choses m’ont surprise, malgré mon expérience de porte-parole de l’ONG Oxfam où j’avais déjà été confrontée aux lobbies dans mon combat contre l’évasion fiscale. J’étais au courant du rapport de force qu’ils exercent alors que Bruxelles est la deuxième place au monde en termes de concentration des lobbies avec un ratio de 7 lobbyistes par député. Tout en sachant cela, j’ai tout de même été étonnée par le poids des intérêts privés dans la pratique, qui était encore plus important qu’anticipé. Il est primordial de mettre fin à l’opacité généralisée des institutions européennes.
Je trouve en revanche que le fonctionnement parlementaire européen offre plus de possibilités politiques pour nous que celui de la Vème République française, où l’opposition n’a plus qu’un terrain de jeu limité lorsqu’un gouvernement dispose de la majorité absolue. Au Parlement européen, puisque certains amendements ou textes se jouent à très peu de voix, nous pouvons avoir et nous avons eu à plusieurs reprises un rôle déterminant. C’est encore plus vrai aujourd’hui alors que la coalition entre socialistes et conservateurs s’effrite.
Quelle stratégie électorale européenne devrait être mise en place, dans la perspective du 9 juin 2024 ?
L’Union européenne est à la croisée des chemins. Dans ce contexte, il est d’autant plus important pour la gauche d’avoir un agenda conquérant et pas seulement défensif contre la droite et l’extrême-droite. Nous ne devons pas accepter des retours en arrière, et bien qu’il puisse être tentant de se concentrer sur la protection de l’existant, nous devons aller plus loin..
Un certain nombre de questions se posent.
Sommes-nous pour ou contre le retour aux dogmes néolibéraux ? Veut-on de l’austérité ou des indicateurs alternatifs à la croissance ? Veut-on de l’inaction sociale ou de nouvelles ressources propres pour partager les richesses ? Veut-on de nouveaux accords de libre-échange ou un véritable protectionnisme européen pour relocaliser et réindustrialiser ? Veut-on le tout-concurrence ou un contrôle public sur l’énergie et les transports et la sortie des biens communs du marché ?
Sommes-nous pour ou contre une pause sur les règles environnementales européennes ? La droite et l’extrême-droite s’attaquent systématiquement au Green Deal. Macron a désobéi aux règles environnementales et de nombreux dirigeants européens le suivent désormais. Je pense que non seulement, il faut appliquer le « paquet climat » mais il faut le renforcer pour que nous respections les accords de Paris, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui !
Au vue des élections européennes de 2024, nous devons également nous interroger sur la solidarité et l’émancipation. Veut-on financer des murs aux frontières de l’Union européenne ou créer un organisme de secours de sauvetage en mer ? Veut-on la protection de l’IVG dans la charte des droits fondamentaux et la progression des droits LGBTI notamment la liberté de genre ou laisser mourir des femmes en Pologne à qui on interdit d’avorter ? Veut-on protéger l’État de droit ou contribuer à embêter les États pour des histoires d’aides publiques à leur entreprise publique de fret ? C’est une question de priorité. Nous ne pouvons pas mettre l’État de droit au même niveau que les questions de concurrence.
Ces questions majeures seront les questions centrales de 2024. Les projections en termes de sièges des résultats électoraux annoncent qu’il y aura deux blocs de taille à peu près égale, l’un de gauche, l’autre de droite et d’extrême droite. Notre bloc de gauche ne doit pas s’excuser d’être là, il ne doit pas renoncer à demander des changements radicaux ni chercher le plus petit dénominateur commun. Au contraire, le champ est ouvert, nous devons contre-attaquer et assumer de cliver pour conquérir de nouveaux droits.