Introduction méthodologique
L’objectif de la méthode de clusterisation est de comprendre comment se structure la demande électorale. Qu’attendent les électeurs ? Quelles sont les questions et les enjeux les plus importants pour eux ? Quelles sont les logiques de leurs choix électoraux ?
Les positions des individus sur les grandes divisions qui traversent une société sont le facteur le plus déterminant de leurs choix électoraux. Ainsi, les positions sur des sujets aussi importants et aussi clivants que les droits des femmes, les droits des LGBT, l’accueil des migrants, le rapport aux étrangers, les aides sociales, la relation à l’indépendantisme catalan, le partage des richesses, la peine de mort, etc. sont hautement prédictifs des préférences politiques des individus. Ces positions sont stables à moyen terme : on ne passe pas d’une position fermement anti-migrant à une position pro-migrant au cours d’une campagne électorale, de même qu’on ne passe pas d’une position fermement anti-avortement à une position pro-avortement sur un laps de temps court. Ces positions s’inscrivent dans des systèmes d’opinions qui sont fortement associés à des identités sociales, caractérisées par une très forte inertie.
Partant de ce principe, la méthode mise en œuvre dans cette étude vise à repérer les grands clivages qui divisent une société et à positionner les individus par rapport à ces derniers. Pour cela, un test qui repose sur 30 mesures, sélectionnées pour être très clivantes et pour couvrir les principaux enjeux qui divisent la société, est mis en place.
Le traitement statistique des réponses au test permet de repérer des groupes — les clusters — qui ont pour point commun de partager un même système d’opinions. Cette sensibilité politico-idéologique commune fait que les votes de ces groupes se concentrent sur des espaces électoraux proches ou contigus. Cette méthode permet de comprendre finement quel est l’espace électoral de chaque force politique, où se joue la concurrence entre les partis politiques et comment évoluent les rapports de forces électoraux.
Elle permet par ailleurs d’expliquer les votes : dans quels segments se recrute par exemple l’électorat de Vox ? Pour quelle force votait-il auparavant ? Quels sont les facteurs politiques et idéologiques qui expliquent son choix ?
Elle permet aussi de repérer les coalitions électorales qui sont à la base des résultats du vote. Aucun électorat n’est homogène, loin de là. Ni sociologiquement, ni politiquement. Réunir des millions de voix suppose une capacité à faire tenir ensemble des groupes qui ont certes des positions qui les réunissent, mais qui se caractérisent aussi par des sujets sur lesquels ils se divisent. L’approche par clusters sert précisément à analyser ces coalitions et à bien identifier ce qui fait tenir ensemble une coalition électorale, mais aussi à repérer ce qui est susceptible de la diviser.
Analyse
Notre analyse permet de mieux appréhender les recompositions que la politique espagnole a connues depuis la crise financière de 2008 : fracture du consensus de 1978, émergence d’une gauche radicale importante, renforcement des nationalismes périphériques, apparition de Vox sur fond de rejet de l’indépendantisme catalan. Nos résultats mettent en effet en exergue la prédominance du clivage sur l’identité de l’Espagne : relation à la monarchie et à l’église, rapport aux minorités internes…
Cet axe fondamental et traditionnel de la politique espagnol ordonne une grande partie du spectre politique en fonction de l’intensité du positionnement des différents groupes sur ces thématiques.
Plus généralement, l’analyse par clusters laisse entrevoir une Espagne divisée, face à face, polarisée, dont la situation politique laisse peu de place à la nuance. Dans cette perspective, il nous semble que les prochaines élections sont ouvertes même si elles semblent défavorables à la gauche. Deux blocs s’affrontent : ils sont fragmentés à l’intérieur, mais ils sont de même taille et sont quasi hermétiques. A cet égard, la situation espagnole ressemble plus à celle des Etats-Unis, bien que les blocs soient unifiés outre-Atlantique, qu’à celles de ses voisins français et italien. Autre différence majeure avec la France et l’Italie, le clivage gauche-droite demeure fortement opérant.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
En effet, sur 16 clusters, sans ambiguïté, 6 sont de gauche et 7 sont de droite. 1 est métissé et 2 seulement échappent aux coordonnées traditionnelles de la gauche et de la droite pour se partager entre le PP et le PSOE. Plus généralement, en laissant de côté les clusters disputés, les groupes de gauche sont plus importants du point de vue de leur taille (49 % de la population au global), mais ils sont faiblement mobilisés, notamment pour ce qui concerne les groupes traditionnels du PSOE. La droite s’appuie elle sur des clusters plus petits (40 % de la population), mais électoralement très mobilisés, ce qui lui permet de prétendre à une majorité parlementaire.
Deux différences majeures émergent de la comparaison avec la France et l’Italie. En premier lieu, il n’existe pas de cluster centriste et d’orientation libérale à cheval entre le bloc de gauche et le bloc de droite. Si certaines élites peuvent se reconnaître dans ce positionnement intellectuel, cela ne correspond pas à une réalité sociologique. Les libéraux économiques sont en effet nettement arrimés au PP. Ainsi, l’absence de cluster élitaire commun au centre-gauche et au centre-droit est une des clés d’explication de la polarisation espagnole. En second lieu, l’extrême droite est quasi intégralement libérale sur le plan économique, tandis qu’en Italie et en France, Marine Le Pen comme Giorgia Meloni s’appuient sur des coalitions hétéroclites solidement arrimées aux classes populaires en demande de justice sociale et d’égalité économique. Si en France les droites se fracturent sur l’économie, c’est au contraire plutôt un terrain qui réunit le PP et Vox. A l’inverse, en France comme en Italie, la droite est rassemblée sur l’immigration, alors qu’il s’agit d’un sujet de division au sein des groupes de la droite espagnole.
Le PP et Vox plus que jamais frères ennemis
Le PP et Vox ont une relation particulière avec un grand paradoxe : ce qui a provoqué la sortie des dirigeants de Vox du PP, à savoir la crise catalane, est, avec la défense de la monarchie, le grand sujet d’unité de leurs électorats respectifs.
Notre analyse révèle ainsi que la concurrence entre le PP et Vox est féroce au sein des clusters de droite, avec pour conséquence que ces deux partis partagent de nombreux segments électoraux. En effet, il n’y a que 2 clusters naturels du PP où le taux de pénétration de Vox est faible, ce qui garantit au PP une assise solide : les Libéraux et les Conservateurs. Dans les 5 autres clusters de droite, la compétition est intense.
Le parti populaire a donc une équation compliquée à résoudre sur le long terme. Il doit en effet contenir Vox en tenant un discours suffisamment radical pour attirer les électeurs des segments sur lesquels la concurrence est particulièrement forte. En parallèle, il a la difficile tâche de maintenir dans son orbite un groupe clé, effrayé par les extrêmes, les Enracinés, qui regarde Vox d’un œil suspect et se partageait traditionnellement entre le PSOE et le PP. Cependant, le PP a beaucoup progressé dans ce groupe. Dans le même temps, il semble illusoire que le PP obtienne une majorité et forme un gouvernement sans Vox. Par conséquent, Vox représente bien un considérable défi pour le PP qui doit réussir à faire croire à la possibilité qu’il obtienne une majorité de façon autonome.
Du côté de Vox, l’équation est plus simple. Il lui suffit d’attaquer ses ennemis traditionnels avec un discours offensif pour espérer prendre le leadership sur une partie de la droite : l’indépendantisme catalan, le féminisme et le socialisme. Les clusters tentés par l’extrême droite sont en effet tous unis sur ces questions.
A l’inverse, les droites se divisent sur des thématiques de société telles que l’adoption homosexuelle, le repeuplement par l’immigration de l’Espagne vidée, les mères porteuses, la peine de mort, la légitime défense policière… Ainsi, le PSOE a tout intérêt à agiter l’épouvantail Vox, à placer le curseur du débat sur les thématiques de société et de mémoire (hormis les questions de genre et de féminisme) afin de diviser ses adversaires, et à valoriser son bilan économique plutôt flatteur auprès de ses électeurs.
Les défis du PSOE : mobiliser son électorat, corriger les défauts du sanchisme et faire oublier la Catalogne
La composition de l’électorat du PSOE détonne dans le paysage de la social-démocratie européenne. Il s’agit en effet d’un parti qui a maintenu une assise importante dans des groupes populaires qui ont des systèmes d’opinion contestataires. D’autre part, le PSOE pénètre électoralement dans des clusters qui sont très à gauche et assez radicaux d’un point de vue idéologique, ce qui n’est pas le cas du parti socialiste français ou du parti démocrate italien qui ont perdu ce type d’enracinement.
Pourtant, aussi transversal que soit le PSOE, il est confronté à trois grandes menaces. La première est la démobilisation d’une grande partie de ses clusters, qui s’explique par trois causes principales : leur sociologie populaire, l’équation personnelle de Pedro Sánchez et l’usure liée à l’exercice du pouvoir. Le PSOE doit donc trouver le moyen de mobiliser, notamment par la peur, en agitant la menace d’une arrivée au pouvoir prochaine de Vox. Son électorat est en effet divisé sur de nombreux sujets, il lui sera donc difficile de trouver des thématiques mobilisatrices positives communes à ses clusters de prédilection qui sont particulièrement hétérogènes.
En ce qui concerne Pedro Sánchez, notre analyse révèle que sa popularité par cluster est la même que celle de Yolanda Díaz. Pedro Sánchez est plus populaire au sein de la gauche radicale qu’au sein des groupes traditionnels du PSOE qui le regardent d’un mauvais œil. Cela lui permet d’étouffer l’espace sur sa gauche. Néanmoins, cela laisse un boulevard important au PP au sein de groupes autrefois acquis et au sein desquels le PP progresse. Republicains, Sociaux-démocrates, Révoltés et Éclectiques ne sont pas en phase avec le Sanchisme. Certains de ces groupes sont conservateurs sur le plan culturel et regardent d’un mauvais œil les alliés de gauche radicale fu gouvernement. Ils risquent de se demobiliser ou d’être tentés par le PP.
La seconde menace est la Catalogne. Il s’agit d’un sujet qui clive l’électorat du PSOE. Si d’aventure ce thème devait être à l’agenda de la prochaine campagne, il mobiliserait les droites ainsi que les nationalismes périphériques, et il mettrait le PSOE en position délicate et défensive.
La troisième, enfin, est la gauche radicale. En raison du système électoral espagnol de proportionnelle par circonscription régionale, le PSOE a besoin que ses alliés de gauche radicale s’unissent et arrivent troisième dans un maximum de régions. Cependant, le PSOE est en concurrence avec la gauche radicale sur au moins 4 clusters. La candidature de Yolanda Díaz, à condition qu’elle soit performante, peut devenir le premier choix de certains clusters tels que les Progressistes, les Travaillistes, les Antisystème et les Révoltés. Si on en est loin, notamment en raison de la faiblesse de la gauche radicale qui sort de plusieurs années de crise et de la logique de vote utile, sur le papier, le sorpasso n’est pas un scénario impossible.
Sortie de crise pour la gauche radicale ?
Depuis les sommets de 2015-2016, la gauche radicale vit une longue crise liée à ses guerres fratricides. Selon notre méthode d’analyse, les 20 % de 2015 ne constituaient pas une exception historique, mais un potentiel sociologique structurel. Les clusters de forte pénétration de la gauche radicale sont en effet au nombre de 5 et totalisent 36 % de la population globale. Ces groupes ont leurs différences, mais ils sont unis sur plusieurs sujets : le rejet de la monarchie et de l’Église, la défense des nationalismes périphériques et la justice sociale notamment.
Reconquérir son espace naturel est donc possible pour la gauche radicale, à condition de ne pas calquer son agenda sur celui de sa frange la plus extrême et idéologisée : les Multiculturalistes. Ce groupe est en effet nettement plus radical que les autres clusters. Son aspect participationniste et à certains égards « bruyant » peut effrayer des clusters très à gauche mais plus modérés dans leur ton et moins idéologisés tels que les Progressistes, les Travaillistes et les Révoltés.
Le second obstacle est la personnalité de Pedro Sanchez, qui a réussi le tour de force de séduire une frange importante de ces clusters de gauche radicale. Le défi du leadership est donc majeur pour les forces à la gauche du PSOE.
Enfin, il est notable que 3 clusters de la gauche radicale soient aussi très marqués par la présence des électeurs des nationalismes périphériques : les Multiculturalistes, les Progressistes et les Antisystème. En réalité, la gauche radicale et ces forces nationalistes se partagent un même espace électoral. La première a donc intérêt à ce que la thématique catalane ne soit pas trop présente dans le débat des élections générales afin de ne pas doper l’intérêt pour les nationalismes périphériques : qu’il s’agisse d’ERC, de Bildu, de la CUP, de JxC ou encore du BNG. En même temps, cette gauche doit clairement se positionner comme défenseur du dialogue avec les nationalismes périphériques si elle veut espérer attirer le vote tactique des électeurs qu’elle partage avec ces forces.
Les nationalismes périphériques en embuscade
Notre analyse livre un enseignement clé à propos des nationalismes périphériques : à l’exception partielle du PNV, tous les électeurs des nationalismes périphériques font partie des clusters de gauche. Cela s’explique par la leçon majeure de notre étude : le clivage le plus structurant de la politique espagnole reste l’identité de l’Espagne et ses fractures territoriales. Par conséquent – y compris lorsqu’ils correspondent à une sociologie de droite traditionnelle dans les autres pays européens – les électeurs « de droite » des nationalismes périphériques se positionnent de la même façon que les électeurs de gauche sur les axes majeurs de la politique espagnole. En d’autres termes, ils sont républicains et anticléricaux, ce qui leur fait un socle commun important avec la gauche pour laquelle ils acceptent même de voter tactiquement aux élections générales dans certains contextes. C’est notamment le cas du cluster dénommé les Républicains.
Ce vote tactique est une possibilité encore plus naturelle pour les électeurs des nationalismes périphériques « de gauche » qui, outre le républicanisme et l’anticléricalisme, partagent avec le reste de la gauche des positions communes sur l’immigration, l’anti-autoritarisme et la redistribution économique.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
La force des nationalismes périphériques lors des prochaines élections devrait tenir à l’importance du vote tactique. Cela pourrait notamment se vérifier en cas de menace d’une présence de Vox au gouvernement. Cela dépendra, enfin, de la présence médiatique des thématiques traditionnelles liées aux fractures territoriales, présence qui pousse ces électeurs à préférer les nationalismes locaux au PSOE ou à la gauche radicale.
Les clusters
Les autoritaires
Les Autoritaires plaident pour des mesures extrêmement radicales pour rétablir l’ordre en Espagne, telles que le rétablissement de la peine de mort ou la légitime défense policière. Très croyants, ils sont majoritairement masculins et issus de la classe moyenne. Farouchement opposés à l’immigration et au progressisme culturel, qu’ils considèrent comme des facteurs de désordre, les Autoritaires souhaitent une réponse ferme qui préserve les institutions traditionnelles de l’Espagne : l’Eglise et la Monarchie. Très hostile aux nationalismes périphériques, il s’agit néanmoins du cluster le moins libéral de la droite, étant plutôt favorable au partage des richesses. Dans leur majorité, les Autoritaires se mobilisent lors des élections. Pour 2023, ils semblent s’orienter majoritairement vers le PP et minoritairement vers Vox.
Les anti-assistanat
Partisans du libéralisme, les Anti-assistanat affichent des positions très marquées sur la plupart des sujets. Ils forment un groupe plus aisé et diplômé que la moyenne espagnole, occupant souvent des professions libérales. La liberté est la valeur principale qui anime les Anti-assistanat ; pour cette raison, ils sont très opposés aux mesures de restriction, notamment écologiques. Ils en appellent à la responsabilité individuelle et sont hostiles à la redistribution des richesses et à l’immigration. Favorables à l’autorité de l’État, ils demeurent cependant attachés aux particularismes régionaux et sont plutôt ouverts aux évolutions sociétales. De même, il s’agit du groupe de droite le plus partagé à l’égard de la Monarchie et de l’Eglise. Les Anti-assistanat votent peu mais semblent désormais se porter majoritairement sur Vox après avoir été un point d’équilibre entre les droites.
Les multiculturalistes
Ils sont le cœur de la gauche espagnole : moyennement diplômés, plutôt âgés et disposant de revenus intermédiaires, c’est un groupe majoritairement féminin et athée. Les Multiculturalistes sont républicains, favorables aux nationalismes périphériques et ouverts à un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Ils sont radicalement progressistes, pro-immigration, écologistes et féministes, malgré leur opposition majoritaire à la gestation pour autrui. Ils votent de façon écrasante à gauche, et en particulier pour la gauche radicale.
Les progressistes
Ils constituent un cluster de gauche populaire, plutôt âgé, féminin, et surreprésenté en Catalogne et dans les Baléares. Les Progressistes partagent avec la gauche radicale de nombreuses valeurs communes : pro-immigration, écologistes, très féministes mais soutenant la gestation pour autrui, ils soutiennent l’idée républicaine comme l’idée d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Ils sont néanmoins modérés sur le plan économique et expriment leurs idées de façon moins radicale : favorables à la redistribution et au revenu universel, ils sont partagés sur la création d’emplois publics, la privatisation de la RENFE ou la taxation du patrimoine. Leur vote se répartit entre le PSOE, Sumar et les nationalismes périphériques.
Les traditionalistes
Les Traditionalistes se distinguent par leur âge avancé et leur pratique régulière du catholicisme. Il s’agit du groupe le plus croyant. Les Traditionalistes sont animés par une certaine nostalgie de la société espagnole d’antan ; ils sont donc très conservateurs, rétifs au changement, sans être autoritaires. Leur opposition au progressisme culturel est totale, mais ils sont opposés à la peine de mort et à l’autoritarisme. Ils souhaitent avant tout préserver la place de l’Eglise et de la Monarchie. Sur le plan économique, ils sont plutôt libéraux. Ils votent beaucoup et massivement pour le PP, bien qu’une petite minorité soit sensible au discours de Vox.
Les libéraux
Les Libéraux sont l’un des clusters les plus diplômés et les plus aisés d’Espagne où les cadres et professions intellectuelles sont nettement surreprésentés. Ils sont notamment très présents à Madrid et dans le Sud du pays. Leur idéologie s’exprime d’abord sur le plan culturel : les Libéraux sont favorables au changement de sexe, à l’adoption par les couples homosexuels, à l’immigration et opposés au rétablissement de la peine de mort. Attachés aux libertés individuelles, ils sont en général hostiles aux mesures de restriction des libertés individuelles, y compris pour des motifs écologiques. En matière économique, ils souhaitent renforcer le soutien aux entreprises, privatiser et réduire les impôts. Enfin, ils sont attachés à la Monarchie et à l’Eglise, bien qu’ils se montrent partagés quant à l’idée d’étendre les pouvoirs du roi ou de renforcer l’éducation catholique à l’école. Les Libéraux sont très mobilisés sur le plan électoral, et votent de façon écrasante pour le PP à la suite de l’effondrement de Ciudadanos.
Les conservateurs
Les Conservateurs constituent le cœur de la droite populaire et catholique espagnole. Vivant généralement dans les grandes villes et disposant de revenus modestes, les Conservateurs sont attachés à la défense des valeurs chrétiennes comme à la monarchie. Ils sont par exemple hostiles au changement de sexe, à l’adoption par des couples LGBT et au féminisme. Mais leurs valeurs chrétiennes les conduisent à être plus modérés lorsqu’il s’agit de l’immigration et de la peine de mort, à laquelle ils s’opposent. En outre, c’est un des groupes de droite les plus partagés à l’égard du libéralisme économique. Enfin, électoralement, c’est un des piliers du PP même si une minorité des Conservateurs porte de l’intérêt à Vox.
Les Sociaux-démocrates
Les Sociaux-démocrates sont un cluster intergénérationnel et plus croyant que la moyenne, composé d’employés et d’ouvriers. Ils se démarquent avant tout par leurs positions peu marquées sur la plupart des grands clivages qui structurent la société espagnole, y compris le rapport à l’Église ou à la Monarchie. Ils sont néanmoins progressistes sur le plan des valeurs, rejettent la peine de mort, défendent les droits LGBT et sont ouverts aux migrants. Modérés, peu politisés, les Sociaux-démocrates font partie des électeurs qui se disent les moins sûrs d’aller voter aux prochaines élections. Néanmoins, quand ils votent, c’est en général majoritairement pour le PSOE. Pour 2023, Sumar et le PP semblent séduire une petite partie de ce groupe sans pour autant contester l’hégémonie du PSOE.
Les enracinés
Ce cluster est composé en grande majorité d’actifs issus des classes populaires : ils sont principalement employés ou ouvriers. Hostiles au changement, qu’il soit progressiste ou réactionnaire, les Enracinés sont opposés aux thèses écologistes et au progressisme culturel tout en étant plutôt favorables aux politiques sociales. Ils expriment également une forte demande d’ordre, attachés à l’autorité et aux traditions telles que les corridas de taureaux. Enfin, ils font partie des opposants à un référendum sur l’indépendance de la Catalogne tout en défendant l’État des autonomies. Ils sont peu politisés, mais participent souvent aux élections. Les Enracinés votent de façon importante pour les partis traditionnels, et en particulier pour le PSOE mais aussi pour le PP. Il s’agit du groupe où le PSOE a le plus perdu de terrain au profit du PP et dans une moindre mesure de Vox.
Les travaillistes
Ce groupe intergénérationnel, plutôt aisé et athée se situe à l’intersection de la gauche social-démocrate et de la gauche radicale : anti-monarchie, pro-immigration, pro-taxation du capital et pro-droits des travailleurs. Les Travaillistes se démarquent notamment par leur attachement à la question sociale et par un soutien plus modéré au dialogue avec les nationalismes périphériques. Ils sont aussi moins portés sur l’écologie que les groupes plus à gauche. Leur vote se partage entre le PSOE et Sumar.
Les anti-système
Ce groupe singulier parmi les clusters de gauche est très jeune, très diplômé, populaire et peu croyant. Très favorables à la création d’emplois publics et au revenu universel, les Anti-système sont cependant sensiblement moins progressistes que les autres groupes de la gauche radicale sur certains enjeux de société : immigration, peine de mort, animalisme et écologie. Hostiles à la monarchie et à l’Eglise catholique, ils sont plutôt favorables au dialogue avec les nationalismes périphériques et défendent l’État des autonomies. Ce qui les caractérise avant tout est leur rejet du système et leur plus faible politisation. Quand ils ne s’abstiennent pas, ils votent principalement pour le PSOE et Sumar et, dans une moindre mesure, pour la gauche républicaine catalane ou la CUP.
Les éclectiques
Majoritairement féminin et très populaire, le groupe des Éclectiques est peu diplômé et globalement constitué d’ouvriers ou d’employés. Très croyants mais peu pratiquants, ils sont présents sur l’ensemble du territoire national. Les Éclectiques ont tendance à s’éloigner des clivages traditionnels et ont leur propre vision de la société. Ainsi, ils sont assez libéraux sur le plan économique, et favorables aux privatisations. Sur les sujets de société, ils mêlent positions conservatrices et progressistes : favorables à la peine de mort, ils défendent les droits des homosexuels et sont assez pro-migrants. Ce cluster peu politisé vote peu aux élections. Lorsqu’il le fait, c’est cependant traditionnellement pour le PSOE et marginalement pour le PP ou la gauche radicale. Il s’agit enfin du groupe où les animalistes recueillent le plus de soutien.
Les anti-étatistes
Issus de la droite, les Anti-étatistes s’opposent catégoriquement à toute forme d’intervention de l’État ou de collectivisme : leur slogan pourrait être “communisme ou liberté”. Ce sont majoritairement des hommes plutôt aisés, de profession libérale ou retraités, vivant dans les grandes villes, en particulier à Madrid et dans le Sud du pays. Très favorables aux réductions d’impôts et aux privatisations, ils veulent libéraliser l’économie espagnole. En outre, ils soutiennent fermement la Monarchie et l’Eglise. Malgré une tendance naturelle au conservatisme et leur défense de l’autorité, leur conception libérale de la société les pousse à adopter des positions favorables aux libertés individuelles, en soutenant par exemple la gestation pour autrui (GPA) ou l’adoption par les couples homosexuels. Les Anti-étatistes sont très mobilisés lors des élections et se partagent à parts égales entre Vox et le PP.
Les républicains
Majoritairement rural, très masculin, aisé et plutôt jeune, le cluster des Républicains est sensiblement plus libéral sur le plan économique que les autres clusters de gauche, s’opposant aux programmes d’assistance publique ou à la taxation du capital. Les Républicains présentent des ambivalences en matière sociétale : soutien de l’adoption homosexuelle ou des droits des migrants, ils sont par contre critiques du féminisme, de l’animalisme et des mesures écologiques trop contraignantes. Partisans revendiqués d’une nouvelle République, favorables à l’État des autonomies, leur identité se fonde avant tout sur le rejet de la Monarchie et du cléricalisme. C’est dans ce groupe qu’on trouve le plus d’indépendantistes catalans. Malgré un abstentionnisme majoritaire, leur vote se partage entre le PSOE, Junts, ERC et le PP.
Les révoltés
Les Révoltés sont un cluster rural, très masculin et issu des classes populaires. Peu croyants, résidant majoritairement dans le Sud du pays, ils sont antiféministes et conservateurs sur les sujets de société. Ils sont par exemple opposés à l’ouverture de nouveaux droits pour les couples homosexuels, et sont aussi contre l’immigration et favorables à plus d’autorité. De même, ils sont très hostiles à l’idée d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Pour autant, ils sont très opposés à la Monarchie et à l’Eglise, ce qui les rapproche des groupes de gauche. Les Révoltés sont avant tout anti-système et abstentionnistes. Groupe historiquement attaché au PSOE, il s’en détache désormais au profit de Sumar tout en votant minoritairement pour le PP et Vox.
Les patriotes
Les Patriotes représentent la droite espagnole la plus radicale et autoritaire. C’est un groupe plutôt urbain, très présent dans le Sud du pays, plus âgé que la moyenne, avec un niveau de vie correct malgré un niveau d’études intermédiaire. Les Patriotes se caractérisent par des positions très libérales sur le plan économique mais très conservatrices sur le plan sociétal. Farouchement monarchistes, les Patriotes sont extrêmement hostiles à l’indépendantisme catalan qui est leur ennemi absolu. Ils sont favorables à une restauration autoritaire de la société espagnole et à l’établissement d’une monarchie absolue, rempart au progressisme culturel et aux ennemis de l’intérieur. Ils se mobilisent beaucoup lors des élections et votent de façon écrasante pour Vox.
Conclusion
L’analyse par clusters révèle toute sa puissance appliquée à l’Espagne. Elle encapsule en effet parfaitement les clivages historiques de l’État-nation espagnol et explique un certain nombre de logiques de déversement au cœur de la nouvelle polarisation du champ politique. Elle révèle en outre le caractère très compétitif de la démocratie espagnole. Enfin, elle met au jour des différences notables avec des pays voisins comparables tels que l’Italie et la France.