Nous sommes dans la dernière ligne droite de la campagne pour les élections régionales et municipales du 28-M. L’enjeu est de taille : les partis se battent pour leur avenir politique dans 12 communautés autonomes et dans plus de 8 000 villes et villages à travers l’Espagne. La première question que je voudrais vous poser est la suivante : selon vous, quel est le parti qui a le plus profité de cette campagne électorale ?
Antonio Maestre
Je pense que le parti qui a le plus bénéficié de cette campagne est celui qui parle de ce qu’il veut et non de ce qui lui nuit. Et je pense que dans ce rôle, Isabel Díaz Ayuso parvient à transformer l’ensemble de la campagne — une campagne municipale et régionale, au niveau national — en une campagne qui se joue uniquement à Madrid, comme c’est souvent le cas. Mais, en plus, dans les cadres et les lieux qui l’intéressent. Non pas tant parce qu’ils pourraient lui profiter, mais parce qu’elle évite de parler de ce qui pourrait lui nuire. Évidemment, je crois que si Isabel Díaz Ayuso pouvait être lésée de quelque manière que ce soit, c’est si la campagne tournait autour des services publics, de sa gestion administrative, de la justice sociale (qu’elle nie), des droits publics — elle a la capacité, avec un discours totalement décomplexé, de fixer les cadres sur lesquels tourne l’ensemble de l’agenda public.
Cela signifie qu’elle évite de parler de santé : aujourd’hui, par exemple, nous avons appris que les postes de médecins du MIR n’ont pas été pourvus 1, sans parler des conditions dans les maisons de retraite ni de l’état actuel des soins de santé primaires dans la Communauté de Madrid. Dans ce contexte, elle serait désavantagée, car elle devrait rendre compte non seulement de sa propre administration, mais aussi de l’administration de son parti au cours des 30 dernières années. Par conséquent, bien qu’elle s’exprime à l’échelle nationale et aborde d’autres questions qui empêchent celles qui lui sont préjudiciables d’émerger au centre de la discussion, je pense que c’est elle qui a le plus bénéficié de cette campagne — parce que, en plus, on en parle dans toute l’Espagne.
La campagne a été complètement nationalisée, nous avons vu ces élections presque comme s’il s’agissait du premier tour d’une élection générale. Dans ce contexte, comment l’irruption, par exemple, de la question d’ETA a-t-elle affecté cette campagne ?
Máriam Martínez-Bascuñán
Je pense qu’il y a effectivement eu une nationalisation. D’une certaine manière, c’était inévitable, étant donné qu’en décembre, nous aurons probablement des élections générales. Je pense que c’est d’ailleurs une grosse erreur, mais c’est inévitable. Il y a beaucoup de mythes autour de ces élections. Tout d’abord, l’idée qu’il y a une impulsion conservatrice, que nous sommes dans un cycle de droite. Et c’est peut-être vrai, si l’on regarde ce qui s’est passé en Grèce, en Finlande et lors des dernières élections en Europe. Mais cela nous pousse à regarder les résultats des élections comme s’il s’agissait d’un phénomène naturel, contre lequel on ne peut rien faire.
Un autre mythe — qui a beaucoup de sens — est celui de Valence : Valence est l’une des élections clés et marquera probablement la confirmation de ce cycle ou non. Le soir même des élections, on saura si le PSOE résiste ou si le PP progresse. Si le PP progresse, on ne parlera pas de Madrid, de l’Andalousie et de Valence — avec ces trois communautés contre lui, il est impossible de gouverner, c’est ce qui sera probablement dit. Nous aurons aussi d’autres indices, comme l’entrée ou non de Podemos au Parlement ; en d’autres termes, quelle lecture peut être faite de la situation de la gauche.
En fonction de ce qui se passera, la deuxième clé sera de savoir dans quelle mesure il y a un transfert structurel du bloc des gauches vers la droite. Et une autre clé sera de savoir si une néo-convergence réapparaît avec laquelle il est possible de conclure un pacte ou non.
En ce qui concerne ETA et Bildu, il me semble que c’était inévitable étant donné la gravité de l’inclusion d’anciens membres d’ETA ayant commis des crimes de sang sur les listes électorales. Mais il est intéressant de constater qu’alors que nous revendiquons sans cesse la diversité territoriale et que l’occasion se présente d’en parler, d’évoquer les différentes communautés, leurs problèmes, leurs particularités, tout est soudain pris dans une grille de lecture nationale. Les médias ont un rôle très important à jouer à cet égard, et même Valence est un facteur clé, car il déterminera également un résultat national.
Un autre élément intéressant est le rôle joué par Pedro Sánchez dans la campagne. Il a en quelque sorte déplacé les campagnes électorales régionales vers les cadres régionaux de chacun des territoires, en lançant constamment des mesures qui seront approuvées en Conseil des ministres et qui, néanmoins, sont lancées avec l’intention d’avoir un impact sur chacun des territoires.
Qu’est-ce qui comptera le plus pour les électeurs de dimanche : s’agit-il d’un vote territorial ou d’une loyauté envers le parti en vue d’un plébiscite plus national et plus général — compte tenu des élections générales qui auront lieu plus tard dans l’année ?
Pablo Simón
Je vais commencer, si vous le permettez, par réfuter votre présupposé : je ne suis pas d’accord avec le fait qu’il y aurait eu une nationalisation de la campagne.
J’ai vraiment l’impression que nous vivons une campagne à deux vitesses. Ce qui se passe, c’est que nous ne voyons pas l’une des deux, parce qu’elle passe sous les radars. Autrement dit, on parle beaucoup du fait qu’on est dans une logique d’implication pour parler de Bildu, des annonces de mesures , etc. et il est vrai que cela se produit en termes d’écosystème médiatique qui essaie de rapporter tout ce qui se passe à partir d’une vue d’ensemble. Mais ensuite, lorsque nous commençons à descendre territoire par territoire, nous voyons qu’il y a une grande différence — à la fois dans le comportement électoral et dans l’évaluation des gouvernements eux-mêmes en ce qui concerne le niveau national. Dans certains territoires, par exemple, le Parti socialiste améliorerait même son résultat par rapport aux élections précédentes, dans d’autres il régresse et dans d’autres encore il régresse beaucoup. Il y a des endroits où Podemos se maintient et franchit largement le seuil des 5 %, comme en Navarre et aux Baléares, et d’autres où il est en situation plus que délicate. Ce que je veux dire par là, c’est que nous avons tendance à considérer l’ensemble de l’élection dans une perspective purement nationale — et il est vrai que, bien sûr, il y a une plus grande composante nationale dans ces élections que dans les élections régionales séparées — mais il y a bien en réalité deux campagnes parallèles.
J’en viens maintenant à votre question. Nous avions une question dans le Centre de recherches sociologiques qui nous permettait de distinguer trois catégories, mais son président, José Félix Tezanos a changé cela et nous n’en avons plus que deux. Auparavant, les électeurs devaient répondre à la question suivante « Qu’est-ce qui vous semble le plus important lorsque vous votez : le niveau national, régional ou local, ou les deux ? » Ce que nous obtenions généralement, c’est qu’environ 30/40 % accordaient beaucoup d’importance aux niveaux régional et local, 30/40 % aux deux, et les 20 % restants uniquement au niveau national. Or, Tezanos ne pose maintenant la question qu’entre deux possibilités : soit le national, soit le régional. Ce que nous obtenons, avec des variations selon les territoires — c’est ce qui est intéressant, c’est que trois électeurs sur quatre disent qu’ils vont voter pour les niveaux locaux et régionaux et seulement 25 % pour des niveaux nationaux. Il faut noter que cela se recoupe et qu’il y a beaucoup de variations selon l’endroit où l’on regarde, selon la pénétration de la sphère nationale.
Je vais vous donner deux exemples. Dans les Asturies, nous constatons que c’est dans la Communauté autonome que l’enjeu national est le moins pris en compte au moment du vote. Et le plus, à deux endroits habituels : Madrid et La Rioja. On a donc tendance à penser que la portée du discours national pèsera plus lourd là où on lui accorde le plus d’importance. Par conséquent, la Communauté de Madrid a une campagne très nationalisée. Mais je me demande si les îles Baléares ou les Asturies n’ont pas un autre type de grille de lecture que nous ne voyons pas et qui explique les différences qui s’y produisent. Mais, bien sûr, cela rejoint un peu ce que disait Máriam : comme nous avons aussi des médias qui ont perdu beaucoup de capillarité sur le territoire — ce qui est très problématique, nous essayons souvent de nous informer d’ici sur ce qui se passe là-bas. Mais nous avons peu de choses qui nous parviennent du point de vue de Madrid dans son ensemble, ce qui signifie qu’il y a des éléments qui se perdent et qui me semblent pourtant intéressants
Vous avez mentionné La Rioja, pensez-vous que le PSOE puisse se maintenir dans les neuf communautés autonomes qui sont actuellement au pouvoir ou qu’il y ait des signes qu’un changement de cycle — que le PP ne cesse d’appeler de ses vœux — pourrait réellement se produire ?
Rappelons d’abord la carte territoriale des 12 communautés autonomes en jeu : dans neuf d’entre elles, les présidents sont socialistes ; dans une, la Cantabrie, le PSOE est au gouvernement au sein d’une coalition ; et dans deux, c’est le Partido Popular qui gouverne.
De toute évidence, cela ressemble à ce qui se passe lors des élections au Sénat américain : parfois, on obtient un tiers favorable et d’autres fois, un tiers défavorable — de toute évidence, cette part est maintenant défavorable pour la gauche.
Par conséquent, si Ciudadanos est en déclin et que le PP absorbe une grande partie de ce vote, on peut raisonnablement s’attendre à ce que le PP gagne en pouvoir institutionnel et territorial. C’est ce qui va certainement se produire. Les deux questions sont de savoir combien et où — c’est là que se situe le problème clé. Et il y a ce sujet que je pose sur la table : et si nous surestimions le taux de participation à ces élections ? Si c’est le cas, nous aurions une vague bleue beaucoup plus forte que ce que montrent les sondages.
Quels sont les endroits et les territoires où tout se joue vraiment ?
Máriam Martínez-Bascuñán
Tout d’abord, les sondages montrent qu’il y a une tendance dans laquelle les blocs sont encore plus ou moins à égalité. C’est-à-dire qu’on peut parler d’une vague de droite, mais en réalité les blocs sont très équilibrés en ce moment — le fait est qu’il y a plus d’électeurs qui passent de la gauche à la droite que l’inverse. Ce qui se passe, et c’est mon deuxième point, c’est un transfert d’un bloc à l’autre.
Troisièmement, les électeurs du PP et de Vox sont plus mobilisés que ceux du PSOE, de Sumar et de Podemos. Quatrièmement, il y a aussi plus d’abstentionnistes. Et, cinquièmement, les points deux et quatre ne sont pas cohérents avec le premier si les électeurs de Ciudadanos ne sortent pas de chez eux. Nous parlons peu de ce qui arrive ou arrivera aux électeurs de Ciudadanos.
Je pense qu’il est intéressant que Valence ait été tellement mise en avant, car d’une certaine manière, elle répète le modèle de Madrid et de l’Andalousie ; d’une certaine manière, nous assistons au transfert du bloc de gauche vers la droite et à l’absorption totale du bloc de droite par Ciudadanos. Il y a quelque chose de curieux avec Ciudadanos, c’est que lorsque vous appelez à l’éviction de Sánchez, comme s’il s’agissait d’une urgence nationale, ce que vous faites, c’est imiter tous les partisans de la droite. Malgré l’apparente fragmentation de la droite, tous ont en fin de compte un objectif commun. Ayuso a très bien su le faire. Ce dimanche, la journaliste Soledad Gallego a publié un article intéressant dans lequel elle parle de la manière dont les élections sont abordées : comment Madrid les aborde depuis un certain temps dans cette Communauté comme un référendum contre Sánchez. Il y a une bulle anti-Sanchez qui se mobilise plus et qui mobilise plus que la gauche et à ce sujet, nous pouvons parler de la manière dont les différends qui ont eu lieu avant la campagne seront également pénalisés et quelles leçons peuvent être tirées de la nuit des élections sur le fait que la gauche devrait peut-être s’unir.
Ce phénomène mobilise-t-il davantage la gauche ou la droite ?
Antonio Maestre
Cela dépend. Si toute la campagne a tourné autour d’une bataille culturelle, cela peut aussi avoir un effet boomerang, mais je pense que lorsqu’on parle d’élections municipales et régionales, où chaque région, municipalité, communauté, a sa propre spécificité, je pense que parfois les analyses macro sont invalidées lorsqu’on descend au niveau micro.
Lors des dernières élections dans la Communauté autonome de Madrid, l’une des maximes était que la seule façon d’essayer de mettre fin au gouvernement d’Isabel Díaz Ayuso était de mobiliser massivement les électeurs. C’est ce qui s’est passé : la participation aux élections de 2019 a été massive. En fait, lorsque les sondages ont commencé à sortir et que l’on a constaté que dans la ceinture rouge de Madrid, la participation était particulièrement élevée, certains se sont réjouis et ont dit qu’il était possible de battre Isabel Díaz Ayuso. Mais lorsque l’on arrive au micro, on se rend compte que ces analyses ne tiennent peut-être pas compte des nouvelles réalités qui sont apparues dans chaque région. Prenons par exemple le cas d’une région spécifique que je connais le mieux, celle où je vis, Fuenlabrada, mais il me semble que cela fonctionne dans toutes les régions, dans toutes les villes et dans toutes les communautés d’Espagne.
Lorsque ces résultats ont été publiés et que toute la gauche a été encouragée par la possibilité de battre Isabel Díaz Ayuso, parce que les villes du sud de Madrid se mobilisaient, ils ont ignoré une nouvelle réalité qui s’est produite ces dernières années dans les villes du sud de Madrid (Fuenlabrada, Getafe, Leganés, Alcorcón, Móstoles), qui comptent plus d’un million d’habitants, et ils ont ignoré une nouvelle dynamique : la colonisation de ces villes par les hauts revenus. En outre, ces villes, ces paiements, sont complètement séparés du reste de la population et si vous regardez les cartes par revenu, c’est une folie : il y a des quartiers à Fuenlabrada qui ont quatre fois plus de revenus que d’autres quartiers juste en traversant la route M-506, qui est une frontière urbaine qui sépare la ville. En effet, il y a un quartier dont la population a un revenu moyen de 11 000 euros et d’autres dont le revenu moyen est de 37 000 euros : il est évident qu’ils ne votent pas de la même manière. C’est ce quartier qui compte aujourd’hui environ 8 000 habitants, qui n’existait pas il y a dix ans — bien sûr, cela change beaucoup la dynamique du vote — et je pense que, parfois, quand on cherche ces grandes analyses macro de la participation et de la mobilisation, on ignore ces petites dynamiques qui ne sont perceptibles que lorsqu’on descend au niveau micro et que, évidemment, tout le monde ne peut pas descendre, parce qu’il est impossible de connaître la réalité de chaque population, de chaque citoyen.
Et je ne donnerai qu’un autre exemple : dans ce petit coin de Fuenlabrada où il y a une population immigrée massive dans le centre-ville, la participation a été inférieure de vingt-cinq points à celle du reste des quartiers. Bien sûr, il s’agissait de migrants : entre ceux qui ne peuvent pas voter et ceux qui ne votent pas, parce qu’ils savent que la réalité les ignore et qu’ils ignorent en retour la politique. Dans ce quartier, la droite a gagné avec une majorité assez massive, parce que les seules personnes qui allaient voter dans ce taux de participation de 60 % étaient des personnes âgées craintives, c’est-à-dire celles qui obtiennent que l’ordre du jour soit des débats sur les squats, sur l’immigration violente, sur la criminalité, ce qui les effraie. C’est-à-dire qu’en fin de compte, ceux qui causent le même problème de ségrégation dans le quartier sont ceux qui fournissent finalement la solution et l’obtiennent.
Pablo Simón
Pour les élections locales, comme vous le savez, nous votons pour beaucoup de choses à la fois. Ce sera un relatif casse-tête le soir des élections ; vous pouvez imaginer si vous êtes à la télé les résultats en multi-écrans, les yeux vont tous se braquer dans toutes les directions à la fois — et en fin de compte, il y a quelque chose de performatif dans ces phénomènes. Depuis que tout le monde a clamé que la Communauté de Valence comptait beaucoup, le résultat de la Communauté de Valence comptera beaucoup, alors qu’en fait il va camoufler une réalité : le fait que les blocs sont pratiquement à égalité dans cette Communauté. D’après les sondages, le vainqueur l’emportera par la plus petite des marges. Personnellement, je pense que les élections générales se joueront en Andalousie, pas ici. Selon la marge d’avance le PP aura sur le PSOE en Andalousie, on aura de vraies informations, car c’est de là que proviennent la plupart des sièges, c’est la région la plus peuplée et c’est précisément là que le bloc est déséquilibré — aujourd’hui, en faveur de la droite par rapport à la gauche.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
Mais beaucoup d’autres indices intéressants vont tomber. Pour le dire rapidement, nous savons que les plus élections les plus ouvertes seront dans l’Axe de l’Ebre et la Couronne d’Aragon, dans la Rioja, l’Aragon, les îles Baléares, la Communauté de Valence. Mais il reste aussi plusieurs municipalités intéressantes : Barcelone, Valence, Séville, Valladolid, Vitoria-Gasteiz.
On oublie souvent que le PP ne gouverne dans aucune ville importante de Galice — aucune des capitales — et qu’à l’heure actuelle, le PP en Castille et Léon ne gouverne qu’à Salamanque. On oublie aussi qu’il aspire à percer dans les villes d’Estrémadure, ou que ce qui se passe à Huelva, Cadix, Séville et Grenade est déterminant.
Il y a tant de territoires en jeu et il sera difficile d’y voir clair, mais je veux anticiper une chose : à l’exception du cas de la Communauté de Madrid, pratiquement aucun sondage ne dit que la logique des blocs va s’effondrer et que, nécessairement, au niveau régional, cela implique que le PP va avoir besoin de Vox dans tous les contextes. Les électeurs ont déjà normalisé ce type d’alliance. Au niveau municipal, cela ne sera pas aussi nécessaire si le PP devient la première force et qu’il y a une majorité de droite à la plénière, parce que le maire peut obtenir une investiture automatique. Mais au niveau régional, il est certain que cela aura lieu. De la même manière que l’entrée de Podemos dans la coalition a été vécue comme une tragédie pour la gauche, nous allons maintenant assister comme à une farce à la lutte entre le PP et Vox pour former des gouvernements de coalition, parce qu’ils le demanderont.
L’une des premières conséquences sera la normalisation de cet acteur au sein de la structure de gouvernement, parce que la logique des blocs se produit déjà normalement à gauche, et qu’elle se produira également à droite.
L’entrée de Podemos dans la Communauté de Madrid conditionnera le fait qu’Ayuso gouvernera ou non avec Vox. Mais que se passera-t-il au niveau du Conseil municipal ? Podemos pourra-t-il y entrer ?
Antonio Maestre
Il y a un point clef concernant le Conseil municipal de Madrid qui, je pense, a également été appliqué à la Communauté de Madrid, et qui marque un peu le nouvel état des lieux au sein de la gauche. Lors du dernier débat, l’argument de Podemos pour demander des votes était qu’il fallait dépasser les 5 % pour compter. Il suffit de comparer la trajectoire historique de ce parti et de comparer ses discours de conquête antérieurs à la façon dont il demandent aujourd’hui à leurs électeurs de leur conserver un poids dans le jeu politique pour avoir une bonne image de la dynamique actuelle de la gauche.
En outre, que la gauche concentre tout son discours sur le fait d’arracher la mairie à Martínez Almeida est un vrai signe de faiblesse. Je pense qu’il est très difficile de gagner une ville comme Madrid en tenant un discours de ce type, même si Más Madrid a évidemment un projet beaucoup plus ambitieux.
Tous les sondages indiquent qu’Ayuso sera très proche de la majorité absolue. Quelles erreurs le PSOE a-t-il commises dans sa campagne ?
Il existe une rumeur selon laquelle le Parti socialiste aurait lâché l’affaire à Madrid pour essayer de gagner des voix dans d’autres régions. Je ne sais pas s’il faut le prendre comme une légende urbaine ou comme une tactique délibérée.
Je ne sais pas vraiment quelles sont les clés de l’échec du parti socialiste à Madrid depuis tant d’années. Le candidat de la Communauté de Madrid, Reyes Maroto, a été, à mon avis, un bon ministre de l’industrie, mais il y a parfois des postes de direction qui ne font pas de vous un bon candidat, et Reyes Maroto en est un exemple : il ne « fonctionne » pas. C’est un peu ce qui est arrivé à Lobato, le candidat de la Communauté de Madrid, une erreur que le parti socialiste de la Communauté de Madrid commet systématiquement. Ils pensent que cela pourrait se passer comme en Catalogne et qu’ils pourraient récupérer une partie de l’électorat de Ciudadanos, mais en ignorant le fait que les sociologies de l’électorat de Ciudadanos en Catalogne et à Madrid n’ont rien à voir.
La réalité, c’est que les électeurs de Ciudadanos dans la Communauté de Madrid ont été absorbés par Isabel Díaz Ayuso, parce qu’elle est très à droite. Mais si vous regardez bien, je pense que Gabilondo et Lobato ont tous deux essayé de récupérer ces mêmes électeurs de Ciudadanos avec leurs outils les plus puissants — les réductions d’impôts ou le ciblage des personnes aux revenus les plus élevés.
Máriam Martínez-Bascuñán
Je pense que Madrid est très spécifique, mais Ayuso a réussi à être la représentante du trumpisme en Espagne, grâce à trois éléments fondamentaux : premièrement, polariser à partir de la confrontation avec Sánchez ; deuxièmement, entrer dans l’ère de la post-vérité absolue, en mentant dans presque toutes ses interviews ; troisièmement, en instaurant partout la logique du « eux contre nous ».
Le défi pour la gauche ici à Madrid n’est donc pas seulement de proposer un programme alternatif — ce qui est déjà difficile si nous occupons la campagne avec des questions autres que celles que souhaite Isabel Díaz Ayuso — mais aussi un modèle alternatif de communication. C’est très difficile et je pense qu’Alejandra Jacinto a essayé de le faire dans le débat de Telemadrid — finalement, elle a été la seule à se démarquer des autres — parce que, d’une certaine manière, elle s’est inscrite dans le cadre de la plus Trumpiste des Ayuso, et ce n’est qu’une description. Je pense que, probablement, parmi les partis de gauche de la Communauté de Madrid, ceux qui ont mené la meilleure campagne électorale, dans le sens où ils ont fait le plus parler d’eux et où leurs propositions ont été les plus discutées dans la Communauté, ont été Podemos. Ensuite, au Conseil municipal, il est vrai que la droite est beaucoup plus mobilisée que la gauche. Je pense qu’il y a là une responsabilité partagée : il y a effectivement un discours du perdant, qui a à voir avec ce qu’a dit Antonio tout à l’heure.
Mais d’un autre côté, je pense qu’il est important que si une nouvelle plateforme émerge dont l’objectif est d’unir, en même temps, la responsabilité de Sumar incombe à la personne qui dirige cette plateforme. En fait, je pense que cela s’est vu par la suite au point que Yolanda Díaz a fait campagne avec Podemos à Valence et à Madrid.
La gauche a pris conscience de l’enjeu dans les deux territoires, parce qu’il est vrai que — même s’il ne faut pas avoir une approche nationale — des lectures structurelles peuvent être établies, dans le sens où il y a un transfert plus important d’un bloc à l’autre. Tout cela, ce sont des lectures qui vont être faites en vue des élections nationales, et je pense que là, si la gauche est démobilisée, il faudra faire une attribution plus équitable des responsabilités.
Comment les résultats de Podemos peuvent-ils influencer la perspective d’un pacte avec Sumar ?
Antonio Maestre
Certains disaient que c’était comme à la bourse : qu’on pouvait acheter des actions de Podemos à un moment où elles sont très élevées et vont être plus chères, ou attendre les élections régionales et municipales, voir le résultat, et acheter quand elles sont basses. Il est évident que leur participation à cette nouvelle union devrait être reflétée en fonction des résultats qu’ils ont obtenus aujourd’hui et non en fonction du poids qu’ils ont cru avoir par le passé. On pourrait avoir l’impression que les partis alliés de Sumar auraient intérêts à ce que Podemos fasse un mauvais résultat, pour amoindrir son poids dans la coalition.
Mais je ne pense pas que ce soit le bon raisonnement. Je pense qu’en fin de compte, la faiblesse d’un membre affaiblit la coalition. Idéalement, Podemos, Más Madrid et Compromís devraient tous être forts ensemble. Si Podemos n’entre pas dans la Communauté de Madrid ni au Conseil municipal et obtient de mauvais résultats dans d’autres Communautés et dans d’autres municipalités, il sera alors très difficile de maintenir cette structure, parce qu’en fin de compte, une telle structure, ce sont des salaires, des personnes à qui vous devez donner un débouché ou un endroit pour travailler ; et lorsque cela ne se produit pas, il commence à y avoir de nombreuses fuites et, évidemment, un mauvais résultat dans un parti de gauche peut accélérer la dislocation. Tant que les choses vont bien, je pense que c’est mieux pour Sumar. Cependant, je pense que les résultats de Podemos ne seront pas bons.
Pourquoi Isabel Díaz Ayuso semble-t-elle si imbattable électoralement ?
Pablo Simón
Je distinguerais deux niveaux différents : la campagne et la structure. En ce qui concerne la campagne, il y a un épisode classique des Simpson dans lequel tous les monstres de la ville prennent vie et la devise pour les vaincre est : « Ne regardez pas les monstres ». C’est le contraire de ce que fait systématiquement la gauche, avec le madrido-centrisme des médias, qui donne une audience disproportionnée aux messages d’Ayuso. Mais au-delà de cela, elle sait aussi jouer sur des thèmes qui donnent quelque chose que la gauche a perdu : un horizon « aspirationnel ». Des questions comme : qu’est-ce que je veux faire, qu’est-ce que je veux améliorer, comme obtenir plus de liberté, etc.
On a d’un côté ce discours romanesque d’une partie de la gauche qui explique à des ouvriers industriels qui passent huit heures par jour dans une usine d’assemblage qu’ils doivent envier leur position, et de l’autre la stratégie d’une partie de la droite (surtout la droite madrilène) qui propose l’évasion de classe, c’est-à-dire cette aspiration. C’est très efficace, parce qu’entre-temps les autres n’offrent pas d’horizon alternatif.
En termes de structure, Díaz Ayuso — et je ne suis pas tout à fait d’accord avec Máriam sur ce point — ce n’est pas Trump : je pense qu’il faut plutôt voir en elle une version modernisée d’Esperanza Aguirre. Elle me semble être un produit typique du PP de Madrid, d’inspiration néoconservatrice : ultra-libéral en matière économique, qui n’a pas peur des guerres culturelles, des questions d’avortement, etc. Ils sont restés bloqués dans le thatchérisme. Je crois d’ailleurs que c’est l’usine idéologique la plus puissante dont dispose le PP, car à d’autres endroits, ses positions sont plus nuancées. Deuxièmement, elle utilise très bien le déficit d’identité identification : il n’y a pas de politique madrilène, il n’y a que la politique espagnole. Par conséquent, elle joue continuellement le nationalisme espagnol. Madrid deviendrait en quelque sorte un barrage contre la Catalogne, contre le Pays Basque. C’est pourquoi Vox a plus de mal à s’opposer à Díaz Ayuso, même s’il essaie de sortir la tête de l’eau sur les questions d’immigration et de sécurité — parce que le nationalisme espagnol, qui est la principale force motrice de Vox, peut être exploité par Ayuso.
Cette stratégie est conditionnée à la détention du pouvoir. Si elle était passée dans l’opposition, elle aurait beaucoup plus de mal à tenir cette ligne. Mais depuis la situation de force qu’offre la présidence de la Communauté de Madrid et le contrôle des subventions et des aides publiques aux médias associés, vous avez une énorme capacité d’influence, bien plus puissante que celle du chef de l’opposition, destitué par l’opposition elle-même. En d’autres termes, ces trois éléments réunis lui confèrent, je pense, un pouvoir considérable.
Mais ce phénomène Ayuso, cette visibilité que les médias nationaux lui donnent, comme vous l’avez expliqué, ne peut-il pas inciter un électeur de Galice, de Navarre ou des îles Baléares à voter pour le PP ?
Je ne pense pas, parce qu’en fin de compte, c’est une question de darwinisme politique. Qui a le plus de chance de gagner ? Darwin dirait que c’est celui qui s’adapte le mieux au territoire. Les médias de gauche font en ce moment ce qu’ils font toujours — ici, je vais être à nouveau provocateur et méchant. Quel est le passe-temps favori des conglomérats médiatiques de gauche comme de droite ? Ils recherchent les barons de chaque parti pour leur dresser un piédestal afin de plaire aux leaders nationaux. Vous avez d’une part la presse qui chouchoute Lambán et Page et, de l’autre part, celle qui encense Feijóo et Ayuso pour plaire à à Casado.
Soudain, ils se rendent compte que Lambán et Page volent des électeurs à la droite et qu’Ayuso et Feijóo volent des électeurs à la gauche. Eh bien, si vous avez adouci leur image, en pensant au niveau national, vous avez construit un leadership régional qui est de plus en plus imbattable. C’est une logique qui se retrouve des deux côtés de l’échiquier politique qui, dans le cas de Feijóo, est arrivé avec un très bon crédit, a sauté au niveau national et a vu l’érosion, parce que c’est là que la lune de miel se termine. Je pense qu’il en ira de même pour Ayuso ; nous n’avons aucun cas de président régional qui ait réussi à présider l’Espagne, même s’il y a eu un candidat. Et chaque fois qu’un homme politique est passé de l’arène régionale à l’arène nationale, sa popularité s’est rapidement effondrée : nous avons Arrimadas, nous avons Patxi López, nous avons d’autres cas de ce type ; parce que, au fond, notre système médiatique pense que les régions autonomes sont subsidiaires, que ce qui est important, c’est la projection de l’image nationale — et je pense que cela joue un rôle à cet égard.
Antonio Maestre
Je voudrais dire un mot sur la Communauté de Madrid et l’agenda médiatique. Un élément me semble notoire. Les personnes qui sont représentées lorsqu’il s’agit de définir l’agenda public disposent de ce que l’on appelle les « mécanismes de résolution des conflits », ce qui signifie qu’elles ne se sentent pas blessées par les problèmes qui existent dans la Communauté de Madrid, dans laquelle Isabel Díaz Ayuso a de plus grands problèmes de gestion tels que le problème des maisons de retraite, tout d’abord parce qu’il s’adresse à un public qui a manifestement peu de voix et peu de capacité à définir l’agenda ; et ensuite, ce qui a à voir avec la santé et l’éducation. La santé publique, les personnes qui ont la capacité de s’exprimer, doivent également avoir la capacité économique de souscrire une assurance privée et d’éviter ces problèmes liés aux soins primaires. Ainsi, ils n’en souffrent pas de manière récurrente. Il en va de même pour l’éducation, car presque toutes les personnes qui ont un lieu de représentation publique ont la capacité d’éviter ces problèmes liés à l’absence de gestion d’Isabel Díaz Ayuso.
Les clefs d’un monde cassé.
Du centre du globe à ses frontières les plus lointaines, la guerre est là. L’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine nous a frappés, mais comprendre cet affrontement crucial n’est pas assez.
Notre ère est traversée par un phénomène occulte et structurant, nous proposons de l’appeler : guerre étendue.
En fin de compte, c’est quelque chose que nous avons tous expérimenté, en tant que journalistes, avec une position privilégiée. Nous parlons souvent des sujets qui nous intéressent le plus, parce que nous sommes tous subjectifs et que nous concentrons notre attention sur ce qui nous préoccupe le plus. Cela a un impact sur la hiérarchie des sujets abordés. Il est évident que les points sur lesquels il est possible de faire le plus de mal à Isabel Díaz Ayuso sont des sujets dont des personnes comme nous ne faisons pas l’expérience. Je pense que c’est un élément important dans le succès d’Isabel Díaz Ayuso et du Parti populaire. Si on regarde les votes que le PP avait en 2007, on voit que ce qu’Ayuso fait, c’est finalement de revenir aux chiffres qu’elle avait à l’époque où il n’y avait que trois partis.
Máriam Martínez-Bascuñán
En effet, Ayuso joue parfaitement de cette identification de Madrid à l’Espagne. Elle fait également partie de l’écosystème madrilène, mais en même temps, je pense que nous l’avons également alimentée et que certains hommes politiques des communautés autonomes ou des nationalismes — comme on dit, des nationalismes périphériques — sont venus ici à Madrid et ont parlé de la Cour, ont parlé de la Cour de Madrid ; certains journalistes qui sont ici et qui sont issus de ces nationalités périphériques ont parlé comme s’ils étaient des correspondants. Ils ne sont pas ici à Madrid en tant que correspondants et je pense que, d’une certaine manière, Ayuso a également profité de cela : la manière dont on parle de Madrid de l’extérieur comme de la capitale qui nous opprime, en parlant de la Cour, des potins de Madrid, on nourrit le récit d’une cassure entre le centre et la périphérie, entre le pays et la capitale.
Ce qui est curieux, c’est que dans cette identification de la Cour, l’Espagne n’est jamais mentionnée ; on parle toujours de la Cour ou de Madrid pour éviter de parler de l’Espagne — et c’est Ayuso qui fait finalement cette identification. Mais je pense que nous devons tous réfléchir à cette stratégie, qui a finalement si bien réussi, et à la manière dont nous avons tous contribué, d’une certaine façon, à ces mythes autour de Madrid et cette sensation de distance avec le pays. En fin de compte, Ayuso a copié les stratégies des procès des indépendantistes catalans : si vous tenez le gouvernement central pour responsable de ce qui se passe dans votre communauté autonome, vous escamotez la responsabilité de la communauté autonome. On l’a bien vu en Catalogne.
D’une certaine manière, je pense qu’elle a été très habile en profitant de tout ce terreau dont nous sommes tous responsables.