Les réflexions qui suivent portent sur les nouvelles frontières de la formation à l’heure où la question des métamorphoses de l’humain est désormais indissociable de l’interrogation générale sur le devenir de la Terre et du vivant1. Tout, en effet, indique que nous sommes passés d’un monde maîtrisable, prévisible et calculable à un monde ambigu, chaotique et incertain2. L’escalade technologique aidant, c’est, en réalité, d’un changement d’univers dont nous faisons l’expérience. Comment imaginer, dans ces conditions, que la formation du siècle passé, sur les mêmes sujets et selon les mêmes méthodes, puisse avoir une quelconque utilité alors même que tout a changé ? 

Pour ne pas subir mais devenir des acteurs de cette nouvelle genèse, il faut, avant tout, prendre conscience de la nature exacte des impasses auxquelles nous faisons face et du cours de plus en plus erratique qu’elles impriment à nos politiques de la formation. Plaider pour un renversement de perspective ne suffit cependant plus. Il faut, au-delà de la prise de conscience, refonder un imaginaire et trouver la force et les ressources pour agir, un bien vaste programme pour lequel nous ne sommes pas, loin s’en faut, armés et pour lequel, même si nous n’en avons pas conscience, il nous reste tout à apprendre et à explorer3.

Comment imaginer que la formation du siècle passé, sur les mêmes sujets et selon les mêmes méthodes, puisse avoir une quelconque utilité alors même que tout a changé  ?

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Le fossé entre la finance, la démocratie et le vivant

Commençons-donc par la nouvelle demande — à peu près universelle en même temps que grosse d’ambiguïté — de formation, terme qui, dans le lexique contemporain, recouvre plusieurs projets et non un seul. À sa source se trouvent nombre de déplacements techno-économiques, mais aussi politico-culturels et bio-environnementaux, dont la conscience contemporaine ne commence, à la vérité, qu’à mesurer l’impact4

Le plus important est la conviction renaissante, surtout parmi les générations montantes, selon laquelle le modèle patriarcal d’exploitation et d’extraction des capitaux naturels aura été, de bout en bout, écocidaire. Responsable, à bien des égards, des crises sanitaires ou climatique, de l’épuisement des sols et de l’effondrement de nombreuses populations d’êtres non-humains, ce modèle est désormais contesté dans l’ensemble de ses déclinaisons relationnelles  : relations à la nature, relations hommes-femmes, relations jeunes-vieux, relations Nord-Sud. 

Il n’y a pas jusqu’à la vulgate du développement et ses fondements théoriques qui ne soit ouvertement remise en cause5. Dans un ouvrage intitulé Réconciliations, Rémy Rioux loue « le travail patient, concret et dans la durée, des acteurs du terrain ». Il ne soupçonne pas moins la notion elle-même « d’obsolescence » et propose de lui redonner « sa pleine puissance symbolique et politique, au-delà de la discrétion technique » dont ses acteurs préfèrent s’entourer6

C’est parce que, champ privilégié d’ingérences de toutes sortes, le monde du développement, écartelé entre la logique de la dette et celle du don, est historiquement structuré par des rapports inégaux7. C’est un domaine où s’exerce ce que Souleymane Bachir Diagne, dans les pas de Merleau-Ponty, nomme l’universalisme de surplomb. Cette croyance en un monde coupé en deux, où des « sachants universels » viendraient expliquer à des populations « en retard » les voies de leur salut est souvent à l’opposé d’un modèle de la relation qui reposerait sur l’écoute, la co-construction et la traduction8.

Champ privilégié d’ingérences de toutes sortes, le monde du développement, écartelé entre la logique de la dette et celle du don, est historiquement structuré par des rapports inégaux.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Contestée d’un point de vue éthique, la posture de surplomb est également mise à mal par la remise en cause du modèle qu’elle sert, lequel ne survit que grâce à la destruction systématique des moyens d’existence, en particulier le travail de subsistance des femmes, celui qui, partout, produit et protège la vie9. En effet, les problèmes aujourd’hui laissés en friche par les formes néolibérales de l’expropriation ne cessent de s’accumuler. Alors qu’à peu près partout, des réformes souvent perçues comme injustes sont tentées en vue d’en résoudre les contradictions, les inégalités croissantes, l’insécurité culturelle corrosive ou le ressentiment identitaire qui en découlent sont des symptômes négatifs des transformations axiologiques de notre époque. 

Geneviève Loy Kemarre est une artiste aborigène née à Alice Springs en 1982. Elle la fille de Carol Kunoth Kngwarreye et de Loy Pwerl, artiste renommé originaire de la région d’Utopia. Bon nombre des membres de la famille de Genevieve sont des artistes de la région. Loy Kemarre peint «  les rêves hérités de son père  », notamment les «  Fruits du désert  », à la frontière Ouest de la rivière Sandover dans la région d’Utopia. Son histoire peinte, qui reprend les épisodes les plus connus du «  Temps du Rêve  », relate la collecte des fruits et des graines et retrace le parcours des oiseaux pour attendre les points d’eau. Genevieve Loy Kemarre, Bush Turkey & Country, 2021 © Adagp, Paris, 2023

Le fossé entre la finance, la démocratie et le vivant ne cessant de se creuser, la porte est ouverte à des régimes autoritaires et la dérive illibérale des démocraties s’accentue. Dans bien des cas, la formation ne débouche pas nécessairement sur un emploi. Du reste, si dans bien des régions du monde le chômage de masse sévit et le défaut d’emplois est la norme, nombreux sont celles et ceux qui s’interrogent sur la place du travail dans leur vie. Son sens est questionné alors que sont de plus en plus largement revendiqués l’accès à une place enviable dans la société, la réalisation des potentialités, la « dés-accélération » ou le droit au temps libre pour rêver, créer ou entrer en résonance avec le monde10.  

Ajoutons que ces déplacements, qui secouent les sociétés contemporaines jusque dans leurs fondations, ont lieu sur fond d’une évolution plus déstabilisante encore, à la racine de beaucoup d’autres, à savoir la transformation à l’œuvre du rapport au savoir. Michel Serres montre à ce sujet combien les révolutions de l’information, comme briques de la connaissance, marquent profondément la nature de l’humain, voire la modifient (transformations « hominescentes »). Après avoir été posé sur des parchemins (écriture), puis dans les livres (imprimerie), le savoir est aujourd’hui « partout sur la Toile, disponible, objectivé »11

Après avoir été posé sur des parchemins (écriture), puis dans les livres (imprimerie), le savoir est aujourd’hui « partout sur la Toile, disponible, objectivé ».

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Tout le monde peut à peu près tout savoir à tout moment — et cela change tout : dans la définition même du sachant, dans l’acte de production, de transmission ou de réception du savoir, dans la qualité (souvent non contrôlée) et la quantité (désormais astronomique) de savoirs produits et transmis, dans le rôle du savoir dans l’accompagnement des transformations à l’œuvre. Le savoir est omniprésent, pour le meilleur et pour le pire, car toute la question est là  : en quoi consiste-t-il véritablement et qu’en faisons-nous  ?  Face à ces déplacements qui s’accompagnent d’une remise en question de certitudes longtemps considérées comme inébranlables ou de pratiques supposées indiscutables, la demande de formation se renouvelle. Elle présente aujourd’hui deux faces contradictoires. 

La formation par et pour le marché

La première est la demande de formation pour le marché. Elle émerge dans un contexte marqué par les contraintes budgétaires croissantes, notamment dans le secteur éducatif, et la mise en place de nouveaux modèles de management public et privé basés sur la compétitivité et l’exigence de rentabilité. Dans ce cadre, la valorisation économique de la connaissance et son accumulation sont perçues comme des facteurs décisifs de la compétition internationale, avec ses effets de concentration et de délocalisation, de recherche de nouveaux débouchés et profits. 

Soutenue pour l’essentiel par les entreprises, souvent en partenariat avec les pouvoirs publics, cette première face de la nouvelle demande de formation s’inscrit en droite ligne de la logique du « capitalisme de plateforme »12. En effet, la révolution numérique a généré une nouvelle économie. Celle-ci se caractérise en partie par l’essor des plateformes en ligne, qui mettent directement en contact fournisseurs et clients d’informations, biens et services et mobilisent l’IA pour améliorer en continu l’offre et la rentabilité.

La valorisation économique de la connaissance et son accumulation sont perçues comme des facteurs décisifs de la compétition internationale, avec ses effets de concentration et de délocalisation, de recherche de nouveaux débouchés et profits.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Au cours des dernières décennies, les entreprises de l’économie numérique ont ainsi pris en charge des fonctions qui étaient historiquement réservées au secteur public, et le processus de privatisation numérique a débouché sur une reconfiguration du partage entre la sphère privée et la sphère des communs13. En parallèle, l’on a assisté à une forte hausse de la demande en matière de formation qualifiante et certifiée. Elle a accompagné le boom du marché grand public, en lien, en France en particulier — avec le succès du fameux Compte personnel de formation (CPF). 

Qu’il s’agisse de la formation initiale ou de la formation continue, le marché de la formation professionnelle est en plein bouleversement. Un marché international a pris forme dans lequel des prestataires toujours plus nombreux se définissent en tant qu’acteurs de la formation. Placés au cœur du jeu concurrentiel, ils proposent directement aux apprenants des solutions digitalisées prétendument agiles et de plus en plus diversifiées. Les pouvoirs publics, de leur côté, soutiennent financièrement cet effort tout en commençant à en réglementer l’offre14.

Nés à la confluence de la nouvelle économie des services, de l’économie de l’enseignement supérieur et de l’économie de l’internet, les MOOC (Massive Open Online Course) et leurs dérivés représentent, de ce point de vue, un exemple concret de cette offre pédagogique digitale accessible à distance via des plateformes numériques. Ils illustrent, par ailleurs, la mutation, en cours, du rapport à la connaissance, aux savoirs, au marketing et au branding.

Un marché international a pris forme dans lequel  des prestataires toujours plus nombreux se définissent en tant qu’acteurs de la formation. Placés au cœur du jeu concurrentiel, ils proposent directement aux apprenants des solutions digitalisées prétendument agiles et de plus en plus diversifiées.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Un pas décisif a en effet été franchi avec le développement des technologies interactives et l’apparition de l’ordinateur personnel et du téléphone mobile connecté. Différentes technologies relationnelles sont désormais mises à la disposition des apprenants par les entreprises du e-learning. La médiation numérique du savoir et de la connaissance est, aujourd’hui, non seulement incontestée, mais irréversible. Cette offre apparemment désinstitutionalisée fait écho à un besoin présumé d’individualisation de l’accès aux savoirs. Nul besoin de le répéter : elle est aussi motivée par d’importants enjeux marchands. 

La formation au service d’une Terre habitable

L’autre face de la nouvelle demande de formation emprunte une voie très différente : la formation au service du vivant, le dernier nom d’une démocratie véritablement inclusive parce que fondée sur une conception élargie non point de l’universalisme, mais de l’en-commun15. Expérimentale tout autant qu’aspirationnelle, elle trouve son origine dans la volonté de renouer avec les dimensions écologiques de l’existence humaine tout en insérant cette même existence dans les milieux vivants qui la façonnent. 

Dans ce deuxième cas, la demande de formation se veut une réponse, non aux injonctions du marché, mais à la question de savoir comment transformer le désir de changement — incarné ou non dans des pratiques contestataires ou de résistance — en énergie de la transformation sociale. À peu près partout, en effet, le rêve de communautés apprenantes alternatives se fait jour et prend corps au sein d’expériences pédagogiques multiformes qui conjuguent le sort de la Terre, celui de l’humanité et celui de l’ensemble de la communauté biotique. La plupart de ces expériences visent, in fine, la réinvention de la démocratie et la consolidation des infrastructures qui pourraient la réanimer et lui donner substance en l’arrimant à l’ensemble des forces du vivant — son nouveau nom16.

À peu près partout, le rêve de communautés apprenantes alternatives se fait jour et prend corps au sein d’expériences pédagogiques multiformes qui conjuguent le sort de la Terre, celui de l’humanité et celui de l’ensemble de la communauté biotique.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

On l’aura compris, il ne s’agit pas d’une formation au service du profit et de la compétitivité. Au contraire, il s’agit d’une formation au service des transitions vers d’autres modèles de « co-naissance », ceux qu’il faut inventer pour revenir dans les limites planétaires, atténuer les effets du dérèglement climatique, préserver la biodiversité, œuvrer pour la justice sociale et pour une démocratie représentative de la pluralité des forces de vie et des relations différenciées et interdépendantes qu’elles entretiennent entre elles. 

La demande porte donc essentiellement sur la formation à l’autonomie, c’est-à-dire à l’émergence d’une nouvelle relation politique par-delà l’appartenance à une espèce. Une telle relation politique s’attaque aux dogmes et systèmes de croyance à l’origine de la crise de notre rapport avec la Terre, l’eau, le feu, la nourriture, bref l’ensemble des éléments qui rendent la vie possible. En droit fil de la sommation pluriversaliste17, une telle formation a pour vocation de réinventer la relation planétaire  ; de désapprendre les certitudes et réapprendre le doute ; d’ouvrir des possibles et de donner envie d’agir ; de faire toucher du doigt que le calcul ne suffit pas, qu’il faut réapprendre à penser, en commun, à tisser des alliances vitales avec l’ensemble du créé. 

Illustrative de la remise en cause de la posture de surplomb évoquée plus haut, cette nouvelle demande de formation repose sur la conviction selon laquelle former, ce n’est plus seulement « transférer du savoir » (qu’on trouve par ailleurs abondamment et aisément sur Internet) d’un sachant à des non-sachants, mais c’est aussi et surtout « s’auto-ré-former », « se dé-centrer ». C’est surtout « naître ensemble » — la véritable signification de la « co-naissance ». C’est aussi « composer, convoquer et assembler » des publics, « faire réseaux », « faire communauté », la communauté des apprenants, aux fins de mieux peser, ensemble, sur les multiples genèses en cours. 

Apprendre, c’est aussi « composer, convoquer et assembler » des publics, « faire réseaux », « faire communauté », la communauté des apprenants, aux fins de mieux peser, ensemble, sur les multiples genèses en cours. 

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Pédagogie transformationnelle

Parce qu’elle sera une arme majeure au service des transitions, et en particulier d’une démocratie réinventée, cette deuxième demande de formation est l’un des grands enjeux du XXIe siècle. D’ailleurs, il n’y a guère d’agenda transformationnel qui ne soit, en même temps, un projet pédagogique. C’est en effet par la pédagogie qu’est résolue la tension entre la reproduction de ce qui existe et la possibilité d’apparition du nouveau, raison pour laquelle la plupart des théories et expériences de changement social lui ont toujours accordé un rôle privilégié. 

Sous une forme ou une autre, pédagogie et formation ont été mises à contribution chaque fois qu’il a fallu réaménager l’ordre social ou économique, réorganiser les systèmes de distribution du pouvoir, refonder les institutions ou renforcer des communautés de pratique18. Il n’est qu’à voir, de ce point de vue, la place qu’elles ont occupée dans les luttes révolutionnaires en Occident. C’est parce que, par le biais de la formation, la socialisation des connaissances et leur transformation en capacités à penser et à agir autrement ont lieu. Les vieux modèles mentaux sont remis en question et de nouveaux schémas de pensée voient le jour. L’imagination est libérée et les capacités de se projeter dans le futur s’ouvrent en grand. 

Geneviève Loy Kemarre est une artiste aborigène née à Alice Springs en 1982. Elle la fille de Carol Kunoth Kngwarreye et de Loy Pwerl, artiste renommé originaire de la région d’Utopia. Bon nombre des membres de la famille de Genevieve sont des artistes de la région. Loy Kemarre peint «  les rêves hérités de son père  », notamment les «  Fruits du désert  », à la frontière Ouest de la rivière Sandover dans la région d’Utopia. Son histoire peinte, qui reprend les épisodes les plus connus du «  Temps du Rêve  », relate la collecte des fruits et des graines et retrace le parcours des oiseaux pour attendre les points d’eau. Genevieve Loy Kemarre, Bush Turkey & Country, 2021 © Adagp, Paris, 2023

Apparues en France vers la fin du XIXe siècle, les universités populaires illustrent à merveille ces postulats19. Lieux interactifs où l’on apprenait à convertir les compétences individuelles en capacités collectives, elles étaient mues par la foi en un savoir gratuit, mutuellement produit, et en une éducation fondée sur la raison critique, l’autonomisation individuelle, la liberté inconditionnelle de questionnement et de proposition.

Sous une forme ou une autre, pédagogie et formation ont été mises à contribution chaque fois qu’il a fallu réaménager l’ordre social ou économique, réorganiser les systèmes de distribution du pouvoir, refonder les institutions ou renforcer des communautés de pratique.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Elles s’inscrivaient en droite ligne du grand mythe des Lumières, à savoir la quête de « perfectionnement de l’homme » par la recherche et le questionnement du monde qui l’entoure, aux fins de sa transformation. Les citoyens devaient pouvoir s’approprier toutes les ressources de la culture pour accéder à une prise de conscience individuelle et collective et à un échange d’idées mobilisatrices susceptibles de provoquer le changement social. 

Ailleurs, dans maints pays du Sud, les grands mouvements historiques ont souvent été précédés ou accompagnés par une critique de l’éducation officielle et par le développement de pédagogies de la libération. Celles-ci visaient à faire prendre conscience aux subalternes des possibilités d’un renversement des causes de leur sujétion20. C’était le cas lors des luttes pour l’abolition de l’esclavage des Noirs et des luttes anti-coloniales. Mais c’était aussi le cas dans l’immédiat post-indépendance, dans des pays comme l’Inde ou en Afrique, où le rapport entre l’Etat et les citoyens était comparable à celui qui lie le maître et l’élève. L’élève était ignorant. Le maître, sous la figure de l’État, savait tout et sa fonction était « d’instruire » celui ou celle qui ne savait pas et de lui « inculquer » ou « ingurgiter » ce qu’il fallait savoir.

On le sait désormais, bien des crises que nous traversons ne font que se renforcer. Elles pourraient, bientôt, échapper à toute maîtrise. Nous sommes de plus en plus conscient, d’autre part, qu’elles ne sont pas seulement écologiques ou énergétiques, économiques, sociales ou politiques. Elles sont, avant tout, la conséquence directe des choix humains. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, les humains sont une force géologique en capacité d’influencer la biosphère et de détruire le vivant21. Ce que l’on sait moins, c’est que ces interventions humaines, peut-être bien intentionnées, sont conçues à partir de schémas et dispositifs de formation inadaptés et hérités d’un passé récent, et parfois aussi, de connaissances fondamentalement déficientes, lorsqu’elles ne relèvent pas purement et simplement de la volonté d’ignorance et du poids de l’indifférence.

On le sait désormais, bien des crises que nous traversons ne font que se renforcer. Elles pourraient, bientôt, échapper à toute maîtrise.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

L’érosion des facultés critiques

Dénouer ces crises exige, par conséquent, que soit pris en compte un paradoxe de taille  : jamais, dans l’histoire de l’humanité, l’information et le savoir n’auront été si foisonnants et si universellement distribués — et ce en dépit de criantes inégalités d’accès. Simultanément, jamais le monde n’aura, à ce point, été dépourvu de repères. L’érosion des facultés critiques n’aura été aussi vertigineuse et le divorce entre technicité et réflexivité, le monde des outils et le monde des symboles, aussi flagrant. 

Nourrissant et renforçant ce paradoxe, trois facteurs décisifs pèsent, de nos jours, sur toute tentative de réforme de la politique de formation  : la difficulté à sortir des pièges de la raison calculante  ; la réticence à s’ouvrir à d’autres visions du monde, à mutualiser les « archives » et à partager les savoirs informels alors même que les modèles pédagogiques s’épuisent ; enfin, la pauvreté de la réflexion sur la place de la technologie dans les production des connaissances et,  en creux, dans la formation. 

Au cœur de cet appauvrissement ontologique se trouve la survalorisation de la raison calculante et le peu de crédit accordé aux autres figures de la rationalité qui s’appuient aussi bien sur l’imagination que sur la sensibilité au monde qui nous entoure. Point n’est besoin de revenir trop longuement sur l’histoire de la montée en hégémonie de la pensée calculante, d’abord en Occident. Aux XVIe et XVIIe siècles, avec les révolutions copernicienne et galiléenne, c’est tout le champ du savoir qui se trouve révolutionné  : le réel devient objectivable, mesurable, compartimentable, selon ce que Heidegger nomme « le projet mathématique de la nature ». 

Dès le tournant des XVIIIe et XIXe siècles, la plupart des disciplines se construisent sur le grand partage entre l’humain et la nature, puis sur le principe de la division et de la ségrégation des espèces. L’environnement terrestre est pensé comme « un stock abstrait et un réservoir inépuisable de ressources dans lequel il suffit de piocher »22. Petit à petit, il n’est plus appréhendé que par le biais de méthodes mathématiques et statistiques ou à travers le prisme de disciplines et de savoirs atomisés et balkanisés. 

Jamais, dans l’histoire de l’humanité, l’information et le savoir n’auront été si foisonnants et si universellement distribués — et ce en dépit de criantes inégalités d’accès. Simultanément, jamais le monde n’aura, à ce point, été dépourvu de repères.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

À titre d’exemple, à l’instar des sciences dites « dures », l’économie s’efforce d’expliquer des grandeurs mesurables en recourant aux principes de causalité et de régularité. Avec le triomphe du machinisme et l’avènement de la société industrielle, puis post-industrielle et son modèle de  « vies administrées », d’autres formes d’être au monde sont rejetées, la pensée visuelle est disqualifiée et le langage n’est plus utilisé comme un moyen d’engendrer le sens. Fondé sur un oubli de la condition humaine charnelle et ancrée, ce projet est au cœur de l’ethos néolibéral, en conséquence de quoi la formation risque de n’être plus qu’un produit de consommation comme tous les autres.

Au demeurant, la crise des financements publics aidant, le contexte général est à la « rationalisation » et à la quête d’efficience. Améliorer la qualité tout en réduisant les coûts se traduit, à peu près partout, par un rétrécissement de l’horizon conceptuel, politique et moral. Tout est réduit à une affaire d’objectifs, d’indicateurs et de tableaux de bord. Tout est orienté vers la culture du résultat, sur fond de fonctionnalité à très court terme. Du reste, entretenue ou non, la confusion règne entre fonctionnalité à court terme et technicité. 

L’une est prise pour l’autre tandis que l’entreprise, désormais considérée comme un « collectif intelligent », tend à se substituer à la société et à la communauté. Nombreux sont, par ailleurs, celles et ceux qui tiennent pour synonymes technicité et simplification. Les dérives de la programmation statistique et probabiliste aidant, les risques d’affaiblissement de l’innovation proprement comprise s’intensifient dans la mesure où l’interrogation sur les régimes de réflexivité et les critères de jugement a été à peu près totalement évacuée des débats.

L’appauvrissement ontologique est loin d’être un phénomène soudain. Après trois siècles de révolutions scientifiques et technologiques, le savoir, mais aussi la raison instrumentale, sont en voie de passer « dans les machines ». Nous assistons, quasi-impuissants, à ce que Bernard Stiegler appelait une « prolétarisation du savoir »23. La pensée calculante ayant triomphé sur toutes les autres formes de la raison, l’efficacité mène la danse et les systèmes d’optimisation guident la décision. Ne vaut plus que ce qui peut être mesuré, traduit en grandeurs abstraites et monnayé. La richesse du rapport émotionnel au monde, la beauté d’un haïku, la transparence d’un matin ou la joie d’un rayon de soleil ne comptent plus.

La pensée calculante ayant triomphé sur toutes les autres formes de la raison, l’efficacité mène la danse et les systèmes d’optimisation guident la décision. Ne vaut plus que ce qui peut être mesuré, traduit en grandeurs abstraites et monnayé.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Au cœur de cet appauvrissement ontologique se trouve un deuxième facteur, à savoir le refus de puiser dans — et de se nourrir de — la totalité des archives du monde quand bien même il devient criant que les modèles pédagogiques traditionnels s’épuisent. La formation ne semble plus avoir pour finalité ultime que la reproduction d’une raison de plus en plus abstraite, qui s’exprime de préférence dans le langage des codes. Le plus souvent, les savoirs sont inculqués sans relation les uns avec les autres, sans qu’ils soient replacés dans une approche historique ou culturelle et sans la prise de hauteur qui permettrait un minimum de jugement et de réflexivité. 

Le boom de l’intelligence artificielle a, quant à lui, ouvert la voie à des investissements de plus en plus importants dans le secteur de l’éducation et de la formation. Les technologies pédagogiques qui en résultent touchent des publics de plus en plus larges et de plus en plus diversifiés. L’impact de ces outils « intelligents » sur nos manières de penser et de traiter l’information ou sur nos capacités de jugement et d’action reste à déterminer. Nul ne doute qu’il sera colossal. Si l’accès à une grande quantité d’informations est de plus en plus la règle, il est également très aisé de s’y perdre. En particulier, bien peu sont aujourd’hui capables de dire avec exactitude ce qu’est une « information » et ce qui la distingue d’une « donnée » ou d’un savoir.  

Quel que soit le cas, nombreux sont celles et ceux qui, de nos jours, sont obligés de composer sur mesure des systèmes ad hoc de négociation avec le monde. Du reste, l’une des conséquences de la révolution numérique est la fragmentation des savoirs. En effet, il ne suffit pas de remarquer que les propositions cognitives ne cessent de se multiplier. Il faut y ajouter les effets de « désinstitutionalisation ». Ceux-ci sont renforcés par les réseaux électroniques qui favorisent, à bien des égards, l’émiettement des informations. 

À la connaissance fondée sur l’observation des faits et sur la maïeutique tendent à se substituer des croyances plus ou moins partagées et de plus en plus polymorphes.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

On le sait désormais, la rapidité de circulation des informations ne débouche nécessairement ni sur un renforcement des capacités réflexives et de discernement, ni sur un enrichissement des communications interpersonnelles nécessaires à l’acquisition de connaissances nouvelles et adaptées à différents contextes, ni sur un renforcement concomitant des possibilités d’autonomie individuelle, encore moins sur la production proportionnelle de sens. De fait, à la connaissance fondée sur l’observation des faits et sur la maïeutique tendent à se substituer des croyances plus ou moins partagées et de plus en plus polymorphes.

Connaître ne consiste plus à dresser un tableau du monde dont la garantie d’adéquation devrait être trouvée en dehors de lui. Croyance et connaissance sont aisément confondues. Pour tester une idée, l’on a de plus en plus recours à un énoncé qui la confirme plutôt qu’à une autre qui l’infirme. Au vieux projet de formation intégrale se substitue, progressivement, la formation en miettes. En faisant de la recherche sélective de l’information l’un des moyens centraux de l’assemblage des connaissances, les technologies numériques ouvrent la voie à un divorce de plus en plus marqué entre la soif de connaissance et la quête de vérité.

Geneviève Loy Kemarre est une artiste aborigène née à Alice Springs en 1982. Elle la fille de Carol Kunoth Kngwarreye et de Loy Pwerl, artiste renommé originaire de la région d’Utopia. Bon nombre des membres de la famille de Genevieve sont des artistes de la région. Loy Kemarre peint «  les rêves hérités de son père  », notamment les «  Fruits du désert  », à la frontière Ouest de la rivière Sandover dans la région d’Utopia. Son histoire peinte, qui reprend les épisodes les plus connus du «  Temps du Rêve  », relate la collecte des fruits et des graines et retrace le parcours des oiseaux pour attendre les points d’eau. Genevieve Loy Kemarre, Bush Turkey & Country, 2021 © Adagp, Paris, 2023

Cette critique des rapports entre la technologie et la pédagogie n’a guère pour but de discréditer la technologie. Ce n’est pas la technologie en tant que telle qui est remise en cause. Ce sont ses usages, en particulier ceux qui ont pour conséquence l’érosion des facultés critiques et l’amenuisement des capacités de jugement. C’est la création de contenus pédagogiques et les conditions de leur enrichissement qu’il faut interroger. L’appropriation technologique requiert des capacités que l’on acquiert par la formation. Il en est ainsi des capacités critiques, celles qui permettent de mobiliser la raison dans une activité réflexive, de se prémunir contre ses biais, de confronter les sources, de questionner données et informations et, au bout du compte, de porter sur les faits un jugement objectif parce que fondé en vérité.

Au vieux projet de formation intégrale se substitue, progressivement, la formation en miettes.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Soigner trois capacités

Nous venons de montrer comment, sur le terrain, de grandes et petites transformations se poursuivent. Les appels à se dégager de la matrice coloniale et à se placer non du côté des autres « différents », mais de nos semblables, se font plus stridents. Nos propres instruments de mesure, de calcul et d’évaluation montrent leurs limites. Au Nord comme au Sud et dans notre voisinage immédiat, l’on est assailli par des situations de plus en plus complexes et enchevêtrées, sans solutions évidentes, avec des ayants-droits de plus en plus nombreux avec lesquels il faut négocier la moindre avancée. 

Partout, les capacités de prévoir les risques et les chances de les maîtriser s’amenuisent. Une seule certitude semble avoir émergé  : la responsabilité de la faille systémique actuelle est du côté de nos incapacités collectives à comprendre, prévoir, agir et panser. Et force est de constater que, face aux impasses de l’heure, ni l’explication surplombante, ni l’expertise, ni les outils techniques, ni les ressources financières ne suffiront. Réinventer la formation est donc au cœur des grands défis contemporains. C’est le cas, en particulier, de la démocratie, cette sphère du commun qui, peut-être plus que toutes les autres, requiert pour sa survie, la redistribution la plus équitable possible des capacités critiques. 

Celles-ci ne se limitent pas à l’usage effectif de la raison proprement dite. Parce qu’elles sont au cœur de la recherche de la liberté et de la vérité, elles incluent les capacités éthiques et relationnelles, bouées auxquelles s’accrocher quand se déchaîne la mer. Elles incluent aussi l’imagination, source de création et de réinvention. Et c’est à soigner ces trois capacités que la formation doit se consacrer. Ce qui est en effet en jeu, c’est la possibilité de réinventer la formation à l’aune d’un monde durable parce qu’habitable, et donc ouvert sur le vivant. Dans ces conditions, en appeler à une prise de conscience institutionnelle et collective est une chose. Encore ne faut-il point sous-estimer la difficulté d’un tel exercice, surtout à une époque où, dans la société et au sein de la culture en général, le réflexe naturel est de s’agripper à de fausses certitudes. 

La démocratie requiert pour sa survie, la redistribution la plus équitable possible des capacités critiques, des capacités de vérité et des capacités de jugement et d’action

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Du reste, dans les rares moments de « révolution anthropologique » que l’Humanité a traversés, on aura observé cette difficulté récurrente à sortir du confort des certitudes, à prendre conscience d’un changement de monde et à faire évoluer ses compréhensions et ses visions en conséquence. Dans l’histoire occidentale, le passage du géocentrisme de Ptolémée à l’héliocentrisme de Copernic-Galilée en est un exemple. Il fallut plusieurs siècles de combats non seulement scientifiques, mais aussi institutionnels, juridiques, religieux et politiques avant que l’on ne passe de la vision d’un monde clos et rassurant à celle d’un monde ouvert, infini et largement inconnu. 

Aujourd’hui, une révolution similaire est en cours et le temps est compté. Nous ne pouvons continuer à enseigner les mêmes savoirs, avec les mêmes mots, les mêmes concepts et les mêmes pédagogies. Si l’urgence est donc bien à la réinvention de la formation, la question est cependant de savoir sur quelles bases.

Apprendre à apprendre

L’épuisement du modèle ne faisant plus de doute, apprendre à désapprendre est devenu la priorité. Comme nous l’enseignent les développements récents dans les neurosciences cognitives, apprendre, c’est questionner son apprentissage. L’erreur et l’illusion étant notre lot commun, c’est adopter une éthique de l’humilité face à une appréhension incomplète de la réalité. Car la connaissance n’est nullement l’exact miroir du monde extérieur. Notre perception de la réalité est toujours une reconstruction à partir de bribes d’informations recueillies par nos sens et traitées par le cerveau24.

Nous attribuons au monde un sens qui est déterminé par maintes catégories inconscientes, les croyances dans lesquelles nous baignons et les raccourcis que nous empruntons, parfois sans nous en rendre compte.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Celui-ci mêle en permanence nos perceptions avec notre imagination, le rêve, la mémoire, etc. Il projette sur le réel nos désirs ou nos craintes, et notre rationalité est constamment altérée par le nombre quasi-infini de nos biais cognitifs. En résumé, nous attribuons au monde un sens qui est déterminé par maintes catégories inconscientes, les croyances dans lesquelles nous baignons et les raccourcis que nous empruntons, parfois sans nous en rendre compte25. Dans ces conditions, soigner les trois capacités évoquées plus-haut exige de « décoloniser les imaginaires », et de casser bien des « schémas mentaux ». 

Ils doivent être remplacés à l’aide de méthodes pédagogiques qui invitent, par exemple, à sortir des postures top-down pour libérer la confiance, l’écoute active et l’expression spontanée. Apprendre dans certains lieux, dans la nature, dans des écolieux, des tiers-lieux, des lieux de respiration et de liberté, doit devenir la priorité, tout comme apprendre en faisant. Apprendre à penser avec ses mains, comme l’expliquait le paléontologue André Leroi-Gourhan, doit être aussi important qu’apprendre en jouant, apprendre tout au long de la vie, avec le cœur et le corps tout autant qu’avec la raison, apprendre par l’art, en se reconnectant avec ses désirs profonds — selon les méthodes de prospective positive —, en mobilisant le pouvoir des récits. C’est ainsi que seront ébranlées les vieilles certitudes. C’est ainsi, également, que le regard sera libéré, que se produiront des déclics et que craqueront les dogmes. 

Apprendre à désapprendre, c’est aussi apprendre à naviguer dans un monde digitalisé, c’est-à-dire à chercher des informations. Quand l’accès à toutes sortes de pensées, de savoirs, fables et fictions est toujours plus aisé, la priorité cependant est moins de retenir des informations que de savoir porter un regard critique sur elles, les trier, les discuter, les sélectionner, les relier, leur donner un sens ou choisir de les laisser de côté.

Apprendre à apprendre, c’est apprendre à naviguer dans un monde digitalisé, c’est-à-dire à chercher des informations.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Apprendre à désapprendre, c’est enfin comprendre que le digital ne suffit pas. Que si l’on veut un vrai effet transformationnel, alors il n’y a rien de mieux que le rassemblement d’individus qui vivent des expériences ensemble, confrontent leurs idées et créent de l’intelligence en commun. Les formations hybrides sont, à ce titre, très puissantes. Tout en se reposant sur le digital pour mettre à disposition des savoirs de base, elles misent sur le présentiel pour la construction de pensée, l’innovation et la transformation. 

Geneviève Loy Kemarre est une artiste aborigène née à Alice Springs en 1982. Elle la fille de Carol Kunoth Kngwarreye et de Loy Pwerl, artiste renommé originaire de la région d’Utopia. Bon nombre des membres de la famille de Genevieve sont des artistes de la région. Loy Kemarre peint «  les rêves hérités de son père  », notamment les «  Fruits du désert  », à la frontière Ouest de la rivière Sandover dans la région d’Utopia. Son histoire peinte, qui reprend les épisodes les plus connus du «  Temps du Rêve  », relate la collecte des fruits et des graines et retrace le parcours des oiseaux pour attendre les points d’eau. Genevieve Loy Kemarre, Bush Turkey & Country, 2021 © Adagp, Paris, 2023

Remettre le lien au cœur de la formation

Pendant longtemps, la production de connaissances notamment en Occident a procédé par le découpage, le classement, le placement de fragments du réel dans des cases ou des silos. Aujourd’hui, la prise de conscience de la complexité de la réalité replace la relation entre les disciplines et les savoirs au cœur du processus d’apprentissage26. Appréhender une réalité complexe nécessite de « décloisonner », de mobiliser les disciplines dans leur complémentarité, de relier les savoirs, de tisser les idées entre elles, de les assembler dans une forme de pensée relativement systémique. 

La relation aux Autres, nos semblables, et plus largement l’ensemble des forces vitales, est également indispensable à l’acte d’apprendre. Du reste, former, se former et apprendre est, avant tout, une activité collective, une expérience de partage et un exercice de décentrement et de traduction. La pensée élargie n’exige-t-elle pas de prendre, sur une question donnée, la perspective non pas forcement de l’altérité, mais précisément du semblable, de l’Autre en tant que mon semblable27 ? Dans un tel cadre, le savoir n’est plus un champ fermé. Porté par la puissance de l’imagination humaine, il est au contraire une dynamique en évolution permanente, au sein de communautés ou de territoires d’apprenants détenteurs de différents types d’informations et expertises, prêts à mutualiser les connaissances, embarqués dans un exercice d’écoute et de création de sens en commun.

La pensée élargie n’exige-t-elle pas de prendre, sur une question donnée, la perspective non pas forcement de l’altérité, mais précisément du semblable, de l’Autre en tant que mon semblable  ?

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Puiser dans les archives du Tout-Monde

En Occident, en particulier, où la certitude de « tout savoir » a souvent rendu sourd aux cosmologies de ce qu’Edouard Glissant appelle le « Tout-Monde », le peu de dialogue avec les récits d’ailleurs empêche d’imaginer que d’autres manières d’habiter la Terre et de composer l’univers existent. Études après études ne cessent pourtant de montrer comment, dans les cosmologies des peuples d’Afrique ou d’Amazonie par exemple, les humains, l’eau, la terre, le feu, les animaux, bref le vivant en général sont interdépendants. Ils font partie d’une communauté biotique composée de différentes classes de vivants liées entre elles par un pacte tacite28. Fondé sur la réciprocité et la mutualité, ce pacte est à l’origine de dynamiques régénératrices, toute transformation relevant de la co-transformation et toute individuation de la co-individuation29

Accéder à ces cosmologies, c’est parfois cheminer aux côtés de savoirs qui font corpus, mais d’une manière différente de la nôtre. Comme c’est le cas en Afrique et dans d’autres parties du monde, beaucoup de savoirs sont en effet performatifs. Il en est ainsi de ce que l’on pourrait appeler les savoirs vernaculaires. La plupart accordent une place de choix à la communication rituelle et à l’imagination onirique. Chargées d’une énergie particulière, les images y jouent un rôle crucial de support formel du sens. Comprendre, voir et nommer les choses du monde, c’est avant tout aller à la rencontre de ce qui se trouve « ailleurs ». C’est entrer en dialogue avec des êtres ambigus, en continuelle métamorphose, situés à l’intersection de plusieurs espèces. 

Plus ou moins préservés dans des « banques informelles », ces savoirs sont l’illustration de formes d’intelligence pratique, d’expertise et de rationalités extrêmement hétérogènes30. Les acteurs sociaux les mobilisent de façon sélective et souvent utilitaire, dans un contexte foncièrement polyglotte et caractérisé par un pluralisme épistémologique de fait. Bien que ces gisements ou « banques informelles » de savoirs fassent partie de l’expérience vécue, ils n’ont parfois fait l’objet d’aucun recensement. Ils sont par conséquent difficiles à cartographier et leur gestion n’est pas réductible à un simple traitement d’informations. Dans le cas africain, et au-delà puisque les savoirs africains sont également source de compréhension du monde hors d’Afrique, toute réforme de la politique de formation doit donc partir du postulat fondamental qu’est l’existence de plusieurs marchés cognitifs. Sur ces marchés à entrées multiples, les savoirs n’empruntent pas nécessairement les mêmes routes. Ils ne se partagent pas de la même façon et ne sont pas passibles de démarches formatives similaires.

Toute réforme de la politique de formation doit donc partir du postulat fondamental qu’est l’existence de plusieurs marchés cognitifs. Sur ces marchés à entrées multiples, les savoirs n’empruntent pas nécessairement les mêmes routes.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

La formation comme curation 

Dans un tel contexte, l’acte de former ou de se former sera, en soi, une forme de la curation. La curation a pour but de soigner de l’ignorance, de permettre des déclics, des prises de conscience. Sa fonction est de faciliter la mise à jour des compétences insoupçonnées, de libérer une puissance d’action, de résister à ce que François Jullien appelle « la non-vie » ou « la vie enlisée », « résignée » ou « fossilisée »31. La curation réactive la capacité de vie, la remet en essor. Cette libération de la puissance d’agir n’est possible que si, parallèlement, l’on mise sur la puissance de l’en-commun (« apprendre ensemble »), la magie de l’art, le pouvoir des récits et, par-dessus tout, la réflexivité et la recherche du sens.

Pour le reste, une pédagogie à l’aune d’un monde durable puisera inévitablement à divers héritages, en particulier, des héritages animistes. En effet, dans les traditions africaines de formation, initiation et guérison allaient de pair. Précieusement conservés au sein de cercles d’initiés ou non, savoirs et connaissances étaient destinés à être transformées en compétences et en capacités. Tout processus de formation avait une dimension proprement performative. L’une des fonctions de la formation était d’aider l’apprenant ou l’initié à forger des capacités de discernement. 

Dans la plupart des cas, l’on partait d’exemples concrets. Former consistait à favoriser le passage de ces exemples concrets à des cas typiques, et des cas typiques à des normes d’action et à l’efficacité sociale. Celle-ci consistait en la capacité de tisser toutes sortes de liens avec l’ensemble du vivant, à nouer des relations. La formation avait aussi pour but de préparer l’apprenant à répondre adéquatement à la dimension non prévisible de la vie et de l’activité humaine, à des situations d’urgence et aux imprévus, celles qui résistaient à l’anticipation et à tout calcul.

Geneviève Loy Kemarre est une artiste aborigène née à Alice Springs en 1982. Elle la fille de Carol Kunoth Kngwarreye et de Loy Pwerl, artiste renommé originaire de la région d’Utopia. Bon nombre des membres de la famille de Genevieve sont des artistes de la région. Loy Kemarre peint «  les rêves hérités de son père  », notamment les «  Fruits du désert  », à la frontière Ouest de la rivière Sandover dans la région d’Utopia. Son histoire peinte, qui reprend les épisodes les plus connus du «  Temps du Rêve  », relate la collecte des fruits et des graines et retrace le parcours des oiseaux pour attendre les points d’eau. Genevieve Loy Kemarre, Bush Turkey & Country, 2021 © Adagp, Paris, 2023

Un tel projet ne peut trouver forme qu’au sein de communautés d’apprentissage, dans le cadre général de la réinvention de la démocratie. Il s’agit donc de réinscrire le projet de formation et la politique de la pédagogie en droite ligne d’un nouvel idéal du soin ouvert sur l’individu, certes, mais centré sur la relation. Dans un tel projet, les pratiques d’apprentissage à distance occupent une place essentielle. Mais, pour que la formation devienne effectivement une forme de la curation, l’entretien d’un lien communautaire et d’un lien au territoire est essentiel. Il s’agirait de produire et de disséminer les savoirs comme socle de l’action citoyenne, dans une logique de réparation du vivant. Il s’agirait de faire vivre des territoires apprenants, et d’apprendre de territoires vivants. On serait alors fort éloigné du modèle aujourd’hui dominant, celui de la marchandisation de la connaissance.

Il s’agirait de produire et de disséminer les savoirs comme socle de l’action citoyenne, dans une logique de réparation du vivant. Il s’agirait de faire vivre des territoires apprenants, et d’apprendre de territoires vivants.

Achille Mbembe et Sarah Marniesse

Dans le modèle de la curation, l’accès à la connaissance serait un droit inconditionnel. La connaissance serait gratuite parce que mobilisée dans le travail par définition interminable pour la réparation du monde. Elle viserait à stimuler la participation de tous les acteurs dans la construction d’une intelligence collective efficace. Pour encourager la collaboration et la coopération, elle mettrait à profit les potentialités numériques techno-relationnelles et techno-informationnelles. La formation n’est en effet pas seulement une question d’accès, mais aussi de contenu, c’est-à-dire de dosage sémiotique, de régime de réflexivité, de possibilités réticulaires, de mise en relation. 

Conclusion

Tout au long de cette réflexion, nous n’avons eu cesse d’affirmer que réconcilier l’économie, la démocratie et le vivant passait par la formation. Nous avons, par ailleurs, montré à quel point la nouvelle demande de formation est portée par des forces contradictoires : d’une part les forces du marché, et d’autre part celles qui militent pour la réparation et le soin du vivant et la réanimation de la démocratie sous sa forme la plus dialogique et la plus substantive. Nous avons également fait valoir à quel point, régie par la raison calculante, la formation telle qu’elle est aujourd’hui mise en œuvre ne cesse de reproduire les problèmes qui nous ont conduits dans l’impasse. 

Nous avons ensuite mis en avant un ensemble de propositions alternatives destinées à réformer nos modèles pédagogiques. Tournant le dos aux schémas qui se contentent de faire de la formation un instrument au service de pratiques néo-managériales, nous avons envisagé celle-ci comme une forme de la curation, et notamment du soin des trois capacités de jugement critique, éthiques et relationnelles et d’imagination. En cela, elle ne s’adresse pas seulement à la raison instrumentale, mais aussi à l’ensemble des capacités nécessaires pour rendre le monde habitable pour tous. 

Elle met en avant le caractère complexe de la réalité, laquelle ne peut être captée par des champs disciplinaires fonctionnant en silo. Elle met la relation au cœur de l’apprentissage et revalorise les connaissances occultées, les savoirs informels et les héritages animistes. Loin de l’ethnocentrisme et des théories de la différence et de l’altérité, elle ouvre des voies nouvelles vers un possible en-commun, l’ultime communauté peut-être, la communauté terrestre32

Il reste à faire le lien entre cette tâche de curation et le projet d’une démocratie désormais conjuguée à l’aune du vivant, son dernier nom. Dans cette perspective, les nouveaux lieux de formation seraient, en réalité, des bassins de respiration. Former consisterait à prendre chacun et chacune par la main et l’aider à séjourner non pas auprès de l’Autre, mais du semblable, explorer non pas l’Ailleurs, mais le grand large.

Sources
  1. Achille Mbembe, La communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023.
  2. Bruno Latour et Peter Weibel (sous la dir. de), Critical Zones. The Science and Politics of Landing on Earth, Cambridge, MIT Press, (sans date).
  3. Baptiste Morizot, L’inexploré, Marseille, Wildproject, 2023.
  4. Lire en particulier les trois rapports spéciaux publiés en 2022 :  Global Warming of 1.5 C ; Climate Change and Land ; The Ocean and Cryosphere in a Changing Climate.
  5. Joseph Ki-Zerbo (sous la direction de), La natte des autres.  Pour un développement endogène en Afrique, CODESRIA, Dakar, 1992.
  6. Cf. Achille Mbembe, Rémy Rioux, Pour un monde en commun. Regards croisés entre l’Afrique et l’Europe, Paris, Actes Sud, 2022, p. 26 ; Rémy Rioux, Réconciliations, Paris, Débats Publics, 2019.
  7. Fred Cooper, “Writing the History of Development”, Journal of Modern European History, Vol. 8, no 1, 2020, p. 5-23 ; puis Fred Cooper et Randall Packard, sous la dir. de, International Development and the Social Sciences. Essays on the History and Politics of Knowledge, Berkeley, University of California Press, 1998.
  8. Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue. L’hospitalité de la traduction, Paris, Albin Michel, 2022.
  9. Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, La subsistance, une perspective écoféministe, Paris, Editions La Lenteur, 2022.
  10. Hartmut Rosa, Accélération, une critique sociale du temps, Éditions La Découverte, 2010 ; Résonance, une sociologie de la relation au monde, Éditions La découverte, 2018.
  11. Michel Serres, Hominescence, Paris, 2003.
  12. Laura Aufrege, Philippe Reynaud, Lionel Maurel, Corinne Vercher, “Comment penser l’alternative au capitalisme de plateforme dans une logique de ré-encastrement polanyen ?”, Revue Française de Socio-Economie, vol. 1, no 28, 2022, p. 91-111.
  13. Gilles Jeannot, Simon Cottin-Marx, La privatisation numérique. Déstabilisation et réinvention du service public, Paris, Editions Raisons d’agir, 2022.
  14. Entre 2020 et 2024, le chiffre d’affaires des organismes de formation devrait croitre de 5 %, dans un contexte où la dépense nationale en matière de formation professionnelle initiale ou continue devrait passer de 25 milliards à 28 milliards d’euros. Cf Etude de marché XERFI Précepta : Le marché de la formation professionnelle : étude, stratégies, classements (xerfi.com)
  15. Achille Mbembe et Rémy Rioux, Pour un monde en commun. Regards croisés entre l’Afrique et l’Europe, Paris, Actes Sud, 2022 ; Achille Mbembe, La communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023.
  16. Cf. Achille Mbembe, “De nouveaux fondements intellectuels pour la démocratie en Afrique”, Le Grand Continent, 19 mars 2022.
  17. Ashish Kothari (et al.), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, Wildproject, 2022.
  18. Laurence De Cock et Irene Pereira (dir.), Les pédagogies critiques, Marseille, Agone, 2019.
  19. Lucien Mercier, Les universités populaires 1899-1914. Education populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, Editions Ouvrières, 1986. En ce qui concerne le regain d’intérêt au cours des années 1970-1990, lire Jean-Claude Richez, Les universités populaires en France. Un état des lieux à la lumière de trois expériences européennes : Allemagne, Italie et Suède, INJEP Notes & Rapports/Rapport d’étude, 2018.
  20. Paolo Freire, Pédagogie des opprimés, Paris, Maspero, 1974 [1968] ; Education and the Struggle for National Liberation in South Africa. Essays and Speeches by Neville Alexander, Sea Point, Skotaville Publishers, 1990 ; Jean-Marc Ela, La plume et la pioche. Réflexion sur l’enseignement et la société dans le développement de l’Afrique noire, Yaounde, Editions CLE, 1971.
  21. Dipesh Chakrabarty,  Après le changement climatique, penser l’histoire, Paris, Gallimard, 2022.
  22. Arnaud Orain, Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant, Paris, Gallimard, 2023, p.  286.
  23. Bernard Stiegler  : États de choc  : bêtise et savoir au XXIe siècle, Paris, Mille et une Nuits, 2012.
  24. Lionel Naccache, Apologie de la discrétion, Paris, Odile Jacob, 2022.
  25. Lionel Naccache, Le cinéma intérieur, Paris, Odile Jacob, 2020.
  26. François Taddéi, Apprendre au XXIe siècle, Paris, Calmann Lévy, 2018.
  27. Kant, «  Maxime de la pensée élargie  », in Critique de la faculté de juger.
  28. Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
  29. Achille Mbembe, La communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023.
  30. Paulin Hountondji (sous la direction de), Les savoirs endogènes. Pistes pour une recherche, Dakar, CODESRIA, 1982 ; Paulin Hountondji (et al.), L’ancien et le nouveau. La production de savoir dans l’Afrique d’aujourd’hui, Paris, L’Harmattan, 2009.
  31. François Jullien, De la vraie vie, Editions de l’Observatoire, 2020.
  32. Achille Mbembe, La communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023.