Écoféminisme1  : le mot a été inventé par Françoise d’Eaubonne, dans un livre publié en 1974, Le féminisme ou la mort, alors que se développent à la fois le mouvement féministe et le mouvement écologiste2. Son idée est d’associer dans une même lutte la dénonciation du patriarcat, qui asservit les femmes, et celle du capitalisme, cause de désastres écologiques. Mais son appel n’est guère suivi d’effets et le mot est vite oublié en France. Il resurgit aux États-Unis dans les années 1980 pour désigner toute une série de mouvement  rassemblant des femmes autour de luttes écologistes très diverses  : marches antimilitaristes et antinucléaires — dont la plus célèbre est la Marche des Femmes sur le Pentagone en novembre 1980 — communautés agricoles lesbiennes, mobilisations de riveraines contre la pollution des sols…3 Ces engagements de femmes  dans des luttes écologiques se sont répandus un peu partout dans le monde, particulièrement dans les Suds (Inde, Afrique, Amérique du Sud…) où des femmes se sont mobilisées contre la déforestation, contre l’extractivisme ou pour la justice environnementale…4 Très présentes dans les manifestations pour le climat, notamment en 2015, les mobilisations écoféministes sont revenues en Europe, particulièrement en France, où ces mouvements se sont multipliés et où le terme rencontre aujourd’hui un grand succès et suscite un grand intérêt5.

Cependant, cette façon d’associer les femmes et la nature paraît suspecte à certains ou à certaines. Les femmes seraient-elles, par nature, plus portées à s’occuper de l’environnement  ? Seraient-elles plus naturelles que les hommes  ? La méfiance est particulièrement forte dans un pays comme la France où l’on affirme volontiers que la nature n’existe pas et où la tradition féministe est plutôt universaliste — les femmes sont des hommes comme les autres — et constructiviste  : « on ne naît pas femme, on le devient ». Cette tradition ne peut être qu’hostile à un différentialisme qui prêterait une nature particulière aux femmes. La nature n’est donc pas une ressource pour les femmes, c’est au contraire le piège qui leur est tendu  : les femmes sont naturalisées pour être mieux dominées. 

On ne peut pas faire une présentation orale de l’écoféminisme sans rencontrer l’objection d’essentialisme. Elle est toujours là, insistante, entêtante même car elle participe plus du rejet de principe que de la discussion ouverte. Elle tend en effet à figer l’écoféminisme dans une caractéristique unique. Or là est la question  : l’accusation d’essentialisme présuppose que l’écoféminisme doit être envisagé comme une doctrine, dont l’étude relève de l’histoire des idées. Il nous semble que non  : les mouvements écoféministes sont trop dispersés géographiquement, varient trop dans leurs objectifs comme dans leurs pratiques, pour qu’on puisse les considérer comme l’application d’une unique doctrine préexistante qui pourrait faire l’objet d’un exposé séparé.

Les mouvements écoféministes sont trop dispersés géographiquement, varient trop dans leurs objectifs comme dans leurs pratiques, pour qu’on puisse les considérer comme l’application d’une unique doctrine préexistante qui pourrait faire l’objet d’un exposé séparé.

Catherine Larrère

Mais si la théorie ne précède pas l’action, elle l’accompagne. Les militantes écrivent, échangent, s’interpellent, discutent, suscitent des études… Il y a une conversation écoféministe dont les voix sont plurielles. Il s’agit d’offrir à chaque voix la possibilité de se faire entendre à égalité avec les autres sans viser à dégager une vision commune unifiée mais en pensant que chaque point de vue doit parvenir, en rencontrant les autres, à se questionner et à se préciser tout en aidant les autres à en faire autant. Il y a là un principe méthodologique et un choix éthique  : faire primer la pluralité, essayer de donner à chacune sa voix, c’est ne pas envisager l’écoféminisme comme un objet d’étude, mais se mettre à l’écoute de sujets, présenter la conversation écoféministe dans sa dynamique. Ce choix de la pluralité doit permettre d’éviter soit de poser comme universelle une position qui est en fait particulière, soit de valoriser sa propre position à l’exclusion de toutes les autres. 

Wheatfield – A Confrontation  : Battery Park Landfill, Downtown Manhattan – With Statue of Liberty Across the Hudson, 1982. © Agnes Denes, courtesy of Leslie Tonkonow Artworks + Projects, New York

Mais, objectera-t-on, puisque la diversité, des mobilisations comme des réflexions théoriques, a tant d’importance dans les mouvements écoféministes, pourquoi parler d’écoféminisme au singulier  ? Ne vaudrait-il pas mieux en parler au pluriel  ? Ce serait laisser entendre que l’appellation est exhaustive  : ne seraient qualifiées d’écoféministes que les luttes et expériences qui s’en réclament explicitement. Or il existe un certain nombre de mouvements de femmes sur des questions écologiques qui ne se qualifient pas d’écoféministes. Ce n’est pas une raison pour ne pas en parler et les exclure de l’écoféminisme. L’accord autour du mot ne se fait pas sur une théorie, mais sur un ensemble de pratiques dans lesquelles les participantes peuvent se retrouver et se découvrir des affinités. C’est sur ces convergences et ces affinités que nous avons enquêté.

L’accord autour du mot ne se fait pas sur une théorie, mais sur un ensemble de pratiques dans lesquelles les participantes peuvent se retrouver et se découvrir des affinités. C’est sur ces convergences et ces affinités que nous avons enquêté.

Catherine Larrère

Cette enquête commence par explorer, en suivant la piste du mot, la diversité de ces mouvements qui associent, du Sud au Nord, luttes féministes et écologiques. Ce panorama ne vise nullement l’exhaustivité, pas plus qu’il ne prétend être une étude complète, sociologique ou historique, de ces mouvements. C’est le récit d’un parcours, où l’on voit émerger des figures, qui continuent à servir de référence  : Françoise d’Eaubonne en France — dont le renouveau de l’écoféminisme en France a fait redécouvrir la vie et l’œuvre —, Vandana Shiva, qui, soutien du mouvement Chipko en Inde, est devenue une icône mondiale, Wangari Muta Maathaï qui, au Kenya, a fondé le mouvement de la ceinture verte et a reçu le prix Nobel de la paix en 2004,  Starhawk pour ses interventions aux États-Unis comme dans les mobilisations altermondialistes… De l’une à l’autre, non seulement les luttes écoféministes en croisent d’autres, mais, d’un mouvement à l’autre, des rencontres interviennent, des échanges ou des emprunts se font, des interconnexions s’établissent par lesquelles circule la qualification d’écoféministe.

Dans cette mise en réseau, la diversité se maintient. Mais la question se pose de ce qui fait se rencontrer luttes féministes et écologiques  : l’entrée des femmes dans l’action écologique témoigne de la double oppression qui frappe à la fois les femmes et la nature. C’est dans la lutte contre cette domination croisée que se reconnaissent les mouvements écoféministes, et c’est à en étudier la logique, comme le contexte culturel et historique, que se sont employées aussi bien des historiennes (Carolyn Merchant, Silvia Federici) que des philosophes (Karen Warren, Val Plumwood). L’enquête philosophique attire l’attention sur les effets du dualisme, qui distingue et hiérarchise homme et nature, homme et femme, sujet et objet, et, rapprochant les termes subordonnés, tend à les identifier  : les femmes se retrouvent donc du côté de la nature, soumises à la même oppression ou domination. L’enquête historique montre les transformations conjointes du rapport aux femmes et à la nature. Étudiant l’émergence de la science moderne en Europe à partir du XVIe siècle, alors que se développe le capitalisme et que se transforment aussi bien les rapports sociaux que les rapports à l’environnement naturel, Carolyn Merchant, dans une étude pionnière, La mort de la nature6, a fait voir comment, à l’époque moderne, le passage d’une vision organiciste — traditionnelle — de la nature à la vision mécaniste de la nouvelle physique (Galilée, Descartes, Newton) s’est traduit par une transformation conjointe des rapports à la nature et des rapports aux femmes. De mère respectée, la nature est devenue une matière inerte que l’on peut exploiter et dominer à loisir. Parallèlement, les femmes ont fait l’objet d’une violente mise au pas, marquée par la férocité des procès de sorcières, à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Poursuivant les études de Carolyn Merchant jusque dans la période actuelle, Silvia Federici montre comment, particulièrement en Afrique, la mondialisation a créé un « environnement propice aux accusations de sorcellerie »  : dans une situation de pénurie de terres, d’aggravation des conflits, de tensions intergénérationnelles, des femmes âgées, vivant seules sont dénoncées comme sorcières, souvent par de jeunes hommes. Elles sont chassées, regroupées dans des camps7. En Amérique du Sud, également, la mainmise des entreprises minières sur des territoires autochtones s’accompagne de violences sexuelles contre les femmes. C’est dans leur corps que ces femmes, qui appartiennent souvent à des communautés autochtones, éprouvent le lien entre les dominations, et, dans leurs luttes, elles ne séparent pas la défense de leur corps et la défense de leur terre.

Les mouvements écoféministes, dans leurs luttes contre cette oppression conjointe, font surgir des questions nouvelles là où des domaines, jusque-là le plus souvent séparés, se rencontrent  : sur la nature, sur la société, sur la politique.

Catherine Larrère

Les mouvements écoféministes, dans leurs luttes contre cette oppression conjointe, font surgir des questions nouvelles là où des domaines, jusque-là le plus souvent séparés, se rencontrent  : sur la nature, sur la société, sur la politique. Ces questions alimentent la conversation écoféministe  : c’est ainsi l’occasion d’examiner quels éléments de réponse ces échanges, souvent conflictuels, apportent aux critiques les plus souvent faites à l’écoféminisme. On distinguera principalement trois sortes de critiques8. La plus fréquente porte sur la naturalisation essentialiste à laquelle s’exposerait la démarche écoféministe. La deuxième reproche aux écoféministes, dans leur critique de la modernité capitaliste et patriarcale, de se replier dans un passéisme conservateur et holiste. La troisième, enfin, met en cause la portée politique de l’écoféminisme, considérant que ces mouvements, par l’accent qu’ils mettent sur la transformation individuelle, relèvent plutôt du développement personnel que de l’action politique.

Wheatfield – A Confrontation  : Battery Park Landfill, Downtown Manhattan – With Statue of Liberty Across the Hudson, 1982. © Agnes Denes, courtesy of Leslie Tonkonow Artworks + Projects, New York

Il ne s’agit pas de chercher une réponse unique à ces critiques — il n’y en a pas — mais de montrer comment les mouvements écoféministes, en reconfigurant les domaines de lutte, comme les moyens d’action, font bouger les lignes et changer les questions  : ce qui compte, ce n’est pas tant la réponse apportée que la découverte qu’il y en a toujours plusieurs. La distinction entre naturalisation et nature permet de répondre aux accusations d’essentialisme. L’étude historique et philosophique de la façon dont les femmes et la nature ont été soumises à une domination croisée ne découvre pas une nature féminine, elle étudie un cadre culturel, et ses modalités historiques. Elle converge donc avec les critiques féministes antinaturalistes  : les femmes ne sont pas plus naturelles que les hommes, c’est la situation sociale et culturelle dans laquelle elles se trouvent qui les rend particulièrement vulnérables et les met en première ligne des attaques. Mais là où les critiques féministes et les théories du genre s’arrêtent à ce stade, dans un rejet de la naturalisation, les mouvements écoféministes montrent que, lorsque l’on a critiqué la naturalisation, on n’en a pas fini avec la nature, dont il reste à explorer les possibilités ignorées ou occultées par la vision dominante. Reclaim  : tel est le mot d’ordre de la réappropriation écoféministe de la nature adopté par les mouvements américains9 et souvent repris depuis. Des natures plutôt. Car le « reclaim » ne consiste pas tant à opposer une nature (organique) à une autre (mécanique) qu’à parcourir des formes d’association entre femmes et nature qui ne soient pas prises dans la logique de la domination. Il s’agit de réoccuper les positions dénoncées ou exclues en y redécouvrant des possibilités nouvelles. On parle alors de retournement du stigmate ou d’essentialisme stratégique. D’où l’importance des sorcières dans ces mouvements  : s’identifier comme sorcière est une façon, non de se poser en victime, mais de se réapproprier leur «  puissance invaincue  », d’explorer d’autres façons d’être une femme que celle des modèles de soumission imposés par le patriarcat10. Ces natures en résistance échappent au carcan dualiste de la vision moderne de la nature et elles révèlent des possibilités spirituelles (comme celles du « culte de la déesse » et des pratiques magiques développées par Starhawk). Il s’agit, comme dit Val Plumwood, de donner sa voix à la nature, de la réanimer11.

Les femmes ne sont pas plus naturelles que les hommes, c’est la situation sociale et culturelle dans laquelle elles se trouvent qui les rend particulièrement vulnérables et les met en première ligne des attaques.

Catherine Larrère

Karen Warren, comme Val Plumwood, dans leur effort pour développer une éthique environnementale écoféministe, se sont explicitement référées à Carol Gilligan et aux théories du care12. Il ne s’agit pas tant d’étendre l’éthique du care à la nature ou à l’environnement que de découvrir, comme le propose Joan Tronto, autre théoricienne du care, que  dans «  notre monde  », il y a aussi des non-humains  : « Au sens le plus général, “care” désigne une espèce d’activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir en état, pour préserver et  pour réparer notre « monde », en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, ce que nous sommes chacun en tant que personne, notre environnement, tout ce que nous cherchons à tisser ensemble en un filet serré et complexe dont la destination est de maintenir la vie »13. De la production (ce qui s’ajoute à ce que l’on a déjà) l’attention se déplace vers la reproduction, vers toutes ces activités invisibilisées de la vie quotidienne et ordinaire grâce auxquelles nous pouvons continuer à vivre. L’étude des formes de vie (au sens biologique mais aussi culturel du terme) du point de vue de leur reproduction, ne pointe pas vers un modèle unique, mais, tout en montrant le caractère irremplaçable des activités de subsistance, ouvre une enquête sur la diversité des tentatives écoféministes de relocalisation. Bien loin du repli sur des communautés traditionnelles contraignantes auquel ses détracteurs assimilent les expériences écoféministes de vie alternative, celles-ci ouvrent des possibles et ré-explorent les rapports sociaux.

Aussi violente que puisse être la domination croisée qui pèse sur les femmes, celles-ci ne se présentent jamais uniquement comme des victimes. Telle est peut-être la caractéristique la plus frappante de l’écoféminisme  : c’est le mouvement de la puissance des femmes. La distinction que fait Starhawk entre pouvoir-sur et pouvoir-du-dedans est décisive pour comprendre ce qu’est cette puissance. Par « pouvoir-sur » Starhawk désigne l’acception la plus familière du terme  : la domination sur les humains comme sur la nature, la capacité, pour un petit nombre, d’imposer sa volonté, de contrôler les ressources ou de limiter les choix des autres, qu’il s’agisse de politique, d’économie, d’ingénierie ou de vie familiale.  À ce pouvoir qui « a pour source la violence et la force et s’appuie sur la police et les forces armées d’un État », Starhawk, dans tous ses écrits, oppose « un genre différent de pouvoir  : le pouvoir qui vient de l’intérieur de nous-mêmes  ; notre capacité d’oser, de faire et de rêver  ; notre créativité. »14 Là où le « pouvoir-sur » sépare et met à distance, le « pouvoir-du-dedans » réunit, sans limiter. Lutter contre la domination c’est ainsi passer d’un pouvoir à l’autre, se déprendre du « pouvoir-sur » et se reconnecter au « pouvoir-du-dedans » de façon « à transformer les structures de domination et de contrôle » en changeant « de manière radicale la manière dont le pouvoir est conçu et dont il opère. »15 Telle est l’originalité des politiques écoféministes  : elles ne visent pas à conquérir le pouvoir pour l’exercer à leur tour, elles développent un autre type de pouvoir qui permet de se soustraire à la domination, non de remplacer ceux qui l’exercent.

Telle est peut-être la caractéristique la plus frappante de l’écoféminisme  : c’est le mouvement de la puissance des femmes.

Catherine Larrère

Alors l’écoféminisme  : féminisme écologique ou écologie féministe  ? Faut-il appréhender les mouvements écoféministes à partir de l’histoire du féminisme, ou de celle de l’écologisme  ? Comme tout mouvement féministe, l’écoféministe est un mouvement d’émancipation. Mais en refusant de séparer lutte écologiste et lutte féministe, en luttant contre les oppressions croisées et toutes les formes que peuvent prendre l’oppression et la domination des femmes et de la nature, les luttes écoféministes ne sont pas seulement des luttes pour les droits des femmes. Comme l’écrit Ariel Salleh, une Australienne, pionnière de l’écoféminisme (tendance marxisme revisité)  : « l’écoféminisme est une approche holiste de toutes les formes de domination — sexe, race, espèce — et pas uniquement une campagne spécifique pour la seule émancipation des femmes. »16 C’est pourquoi, précise-t-elle, il n’est ni « une perspective essentialisante, ni une politique identitaire. »17

Wheatfield – A Confrontation  : Battery Park Landfill, Downtown Manhattan – With Statue of Liberty Across the Hudson, 1982. © Agnes Denes, courtesy of Leslie Tonkonow Artworks + Projects, New York

« Les économistes universitaires, orientés croissance, genre et développement », remarque également Ariel Salleh, ont quelques difficultés à admettre le rôle que jouent les femmes dans les mouvements écologistes18. Depuis maintenant plus de cinquante ans que les scientifiques, les organisations internationales, gouvernementales et non gouvernementales, les États, les partis politiques, etc. se préoccupent des questions écologiques, nous nous sommes habitués à ce que ces questions soient appréhendées à partir d’un état global du monde, dressé par des collectifs d’experts (le GIEC pour le climat, l’IPBES pour la biodiversité19) porté à la connaissance des autorités politiques qui, à l’issue de réunions au sommet, établissent des plans d’action qui doivent être appliqués à différentes échelles territoriales. L’on a ainsi l’idée que le savoir écologique, hautement complexe, n’est accessible qu’aux scientifiques pour être mis en œuvre par des décideurs, qui le traduisent en mesures à imposer de haut en bas, à des populations présumées indifférentes, ou récalcitrantes. Au regard de ces schémas politiques impressionnants, qui ne visent à rien moins que de réorienter l’ensemble des systèmes de production, les mouvements écoféministes — lutter contre les entreprises extractivistes, planter des arbres, s’opposer à l’appropriation privée de l’eau, développer d’autres façons de vivre et de cultiver la terre… — paraissent dérisoires.

Les mouvements écoféministes font partie de ces luttes ordinaires et citoyennes. Ils révèlent que le savoir et la compétence ne sont pas uniquement du côté des experts.

Catherine Larrère

C’est peut-être là, pourtant, dans cette écologie du quotidien, de l’ordinaire20, que les choses importantes se passent. Pour solennels et spectaculaires que soient les accords internationaux sur les questions écologiques, les résultats en sont notoirement insuffisants. Face aux enjeux écologiques, les États sont largement impuissants à arrêter les politiques productivistes et leurs effets destructeurs. C’est ailleurs qu’il faut chercher l’action. Du côté des militantes et militants qui manifestent pour obliger les gouvernements à tenir leurs engagements, mais du côté aussi de toutes celles et de tous ceux qui pratiquent d’autres façons de vivre, soit à l’écart du contrôle étatique, soit en lutte ouverte avec les puissances économiques et politiques. Les mouvements écoféministes font partie de ces luttes ordinaires et citoyennes. Ils révèlent que le savoir et la compétence ne sont pas uniquement du côté des experts. Parce que les stéréotypes de genre mettent généralement les femmes du côté de l’ignorance, découvrir leur compétence et leur savoir dans leurs actions quotidiennes dans leur milieu de vie nous conduit à reconfigurer notre approche des questions environnementales.

Sources
  1. Je  reprends, en la développant un peu, l’introduction de mon livre L’Ecoféminisme (collection Repères, La Découverte, Paris, 2023).
  2. Françoise d’Eaubonne, Le féminisme ou la mort (1974), Le Passager clandestin, 2020.
  3. Emilie Hache (ed.), Reclaim : recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis 2016
  4. Pascale Molinier, Sandra Laugier et Jules Falquet (dir.), Cahiers du genre, n° 59, «  Genre et environnement : nouvelles menaces, nouvelles analyses au Nord et au Sud  », Paris, L’Harmattan, 2015.
  5. Multitudes, «  Majeure 67. Écoféminismes  », n° 67, 2017. [En ligne], Dossier sur l’écoféminisme dirigé par Jeanne Burgart Goutal, https://www.multitudes.net/category/l-edition-papier-en-ligne/67-multitudes-67-ete-2017/.
  6. Carolyn Merchant, The Death of Nature  : Women, Ecology and the Scientific Revolution, 1980,  La mort de la nature, Wildproject,  2021.
  7. Silvia Federici, Une guerre mondiale contre les femmes.  Des chasses aux sorcières au féminicide, traduit par E. Dobenesque, Paris, La fabrique éditions, 2021, p. 108 sqq.
  8. Hache, 2016, p. 27.
  9. Reclaim the Earth  : Women Speak Out for Life on Earth, Leonie Caldecott and Stephanie Leland (dir.),  Women’s Press 1983.
  10. Mona Chollet, La puissance invaincue des sorcières, Paris, Zônes, éditions La Découverte, 2018.
  11. Val Plumwood, Nature in the Active Voice [2009], Réanimer la nature, traduit de l’anglais par L. Bury avec la collaboration de D. Linder, Paris, PUF, 2020.
  12. Carol Gilligan, [1982], Une voix différente, Pour une éthique du care trad. fr., Paris, Flammarion, 2008.
  13. Joan Tronto, [1993],  Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009 p. 143.
  14. Starhawk, Quel monde voulons-nous  ?, 2019, p. 12.
  15. Starhawk, Quel monde voulons-nous  ?, 2019, p. 150.
  16. Ariel Salleh, «  Pour un écoféminisme international  », in Hache (ed.) Reclaim, p. 353.
  17. Ibid.
  18. Ariel Salleh, «  Pour un écoféminisme international  », in Hache (ed.) Reclaim, p. 363.
  19. GIEC  : groupe intergouvernemental d’experts sur le climat  ; IPBES  : Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques.
  20. Nathalie Blanc, Cyria Emelianoff & Hugo Rochard, Réparer la Terre par le bas. Manifeste pour un environnementalisme ordinaire, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2022.