La gouvernance économique mondiale est en mutation. Depuis 2016 et l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump, les États-Unis nuisent au fonctionnement normal de l’Organisation mondiale du commerce en bloquant la désignation de nouveaux juges au sein de son organe d’appel. Des droits de douane ont été mis en place à des fins de sécurité nationale. Des règles relatives au pays d’origine ont été incluses dans l’Inflation Reduction Act. Les institutions financières mondiales ont elles aussi leurs problèmes. La croissance des BRICS leur a permis de constituer des réserves extérieures massives qui ont accru leur liberté d’action vis-à-vis du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale et de nouvelles institutions concurrentes ont été créées, comme la Nouvelle banque de développement.
En outre, le paradigme qui a façonné les quarante dernières années de politique économique, au niveau national et international, le néolibéralisme, est en recul. Le conseiller à la sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, dans un discours prononcé le 27 avril, a exposé la vision de l’administration pour une transformation de l’ordre commercial et financier mondial vers une croissance plus verte et plus inclusive.
Pour mieux comprendre la situation actuelle, il faut se plonger dans l’histoire de l’ordre financier et commercial qui s’est progressivement construit depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Les historiens et les politologues ont rempli les bibliothèques d’excellents ouvrages sur les institutions de Bretton Woods que sont le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce et l’Organisation mondiale du commerce. Si la publication d’un nouvel ouvrage épais se justifie selon moi, c’est parce que le commerce, l’argent, le capital et le développement sont généralement traités séparément, sans que l’on s’intéresse à leurs interrelations et à leurs implications pour la politique internationale et nationale. L’ambition de mon livre The Economic Government of the World est de fournir une telle vue d’ensemble qui se concentre sur les tournants critiques.
Un monde propice au développement économique et social — ou un New Deal mondial
Le premier tournant vers les institutions de Bretton Woods fut la réponse à la Grande Dépression et à la Seconde Guerre mondiale, donnant pour résultat un multilatéralisme superficiel, qui a créé un équilibre dans les nations capitalistes démocratiques entre l’économie internationale et le bien-être national ; le processus commença avec l’accord tripartite de 1936 visant à stabiliser la livre, le dollar et le franc, qui a montré que les démocraties capitalistes libérales pouvaient coopérer contre le totalitarisme. Selon Henry Morgenthau, secrétaire américain au Trésor, cet accord aurait pu « être le point de départ d’une reprise de la pensée rationnelle en Europe » ; il jeta les bases de l’accord de Bretton Woods qui, lui aussi, avait des intentions géopolitiques plutôt que strictement monétaires : les plans ont été élaborés par les Britanniques et les Américains qui ont concilié leurs différences à l’abri des regards, à un moment où les marchés financiers mondiaux étaient dans l’expectative ; en parallèle, les circonstances de la guerre et l’assujettissement à l’impérialisme ont fait taire ou mettre en sourdine de nombreuses voix.
À Bretton Woods, Morgenthau avait pour objectif de chasser « les prêteurs usuraires du temple de la finance internationale ». La City de Londres et Wall Street étaient, selon lui, hostiles au New Deal — et il était vital de transférer le pouvoir financier à Washington, où le dollar pouvait être utilisé à des fins plus larges que le profit personnel des banquiers. Harry Dexter White et John Maynard Keynes, les deux principaux architectes des accords de Bretton Woods, admettaient tous deux que les flux de capitaux internationaux compromettaient la stabilité des taux de change et provoquaient le protectionnisme. Keynes avait compris que la capacité d’utiliser les taux d’intérêt pour gérer l’économie nationale et maintenir des taux de change stables ne serait possible qu’avec un contrôle des capitaux, sans lequel une modification des taux d’intérêt provoquerait des flux de capitaux qui menaceraient le taux de change.
À l’époque de l’étalon-or, les taux de change étaient fixes et les capitaux pouvaient circuler librement. Il était donc difficile d’utiliser les taux d’intérêt pour gérer l’économie nationale : des taux d’intérêt plus bas pour stimuler l’emploi inciteraient les investisseurs à rechercher un rendement plus élevé à l’étranger, ce qui mettrait le taux de change sous pression.
Les accords de Bretton Woods étaient ainsi un compromis entre le bien-être national et l’internationalisme. Le dollar fut fixé à 35 dollars l’once, et les autres monnaies rattachées au dollar avec la possibilité de faire varier le taux en cas de « déséquilibre fondamental », évitant ainsi la nécessité de déflater pour maintenir le taux. Le contrôle des capitaux éliminait alors la pression potentielle sur le taux de change et permettait d’utiliser les taux d’intérêt pour la gestion intérieure. Comme l’avait fait remarquer Keynes, les accords de Bretton Woods « accordent à chaque gouvernement membre le droit explicite de contrôler tous les mouvements de capitaux. Ce qui était une hérésie est désormais considéré comme orthodoxe ». L’objectif global était de rétablir le commerce multilatéral sans renoncer au bien-être national.
Les plans américains pour le système monétaire d’après-guerre ont d’abord donné plus de poids au développement économique en s’appuyant sur la politique de bon voisinage en Amérique latine, victime de la finance de Wall Street. Bien que l’ambition d’étendre le New Deal au monde entier ait été minimisée à Bretton Woods pour des raisons pragmatiques, elle n’avait pas disparu. À la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, Lauchlin Currie espérait encourager le développement économique par une « attaque généralisée » contre « le cercle vicieux de la pauvreté, de l’ignorance, de la mauvaise santé et de la faible productivité ». Son approche s’opposait à celle de banquiers tels que Robert Garner, de la BIRD, qui privilégiait les « prêts directement productifs » susceptibles de « produire l’augmentation la plus forte et la plus rapide de la production et de la productivité plutôt que les investissements dans la santé publique ou l’éducation ». En 1951, Garner explosa : « Bon sang, Lauch, nous ne pouvons pas nous mêler d’éducation et de santé. Nous sommes une banque ! »
Bien que marginalisés à Bretton Woods, les producteurs primaires et les économies moins développées avaient voix au chapitre. Dans les années 1930, la Société des Nations appela à une « sécurité positive » qui s’inspirait des travaux sur la malnutrition menés dans les instituts de recherche impériaux et de la pensée de Frank McDougall, un Australien qui joua un rôle central au sein de la Société. Dans ce plan, les « aliments protecteurs » tels que les légumes, les fruits et les produits laitiers devaient être produits à proximité du marché européen, ce qui aurait permis de supprimer les droits de douane sur les « aliments énergétiques » tels que le blé, qui auraient pu être transportés depuis l’Australie. En conséquence, tout le monde aurait été en meilleure santé, la consommation aurait augmenté et l’emploi se serait rétabli. La sécurité positive aurait éliminé les problèmes économiques à l’origine des tensions politiques et « démontrerait que les pays démocratiques peuvent offrir à leur population un confort et un bien-être supérieurs à ceux des États fascistes et communistes ». Ce type de réflexion complétait le concept de « grenier à blé stabilisant » de Henry Wallace, secrétaire d’État à l’agriculture et vice-président des États-Unis.
Ces idées ont inspiré deux conférences. La première, convoquée par le président Roosevelt sur l’alimentation et l’agriculture à Hot Springs en mai-juin 1943, aboutit à la création d’une Organisation pour l’alimentation et l’agriculture en 1945, avec l’objectif radical d’un Conseil mondial de l’alimentation chargé de stocker les produits de base lorsqu’ils sont bon marché afin de stabiliser les prix et de distribuer les excédents aux pays pauvres. La proposition fut bloquée et la FAO se tourna vers des projets moins ambitieux d’assistance technique et de renseignements statistiques. La seconde conférence fut la réunion de l’Organisation internationale du travail à Philadelphie en avril-mai 1944, au cours de laquelle les Australiens firent valoir avec succès que la conférence d’après-guerre sur le commerce, proposée par les États-Unis, devait également porter sur l’emploi : les accords de Bretton Woods limiteraient la capacité des producteurs primaires à dévaluer en cas de dépression, et le commerce multilatéral les rendrait plus dépendants de l’instabilité des marchés mondiaux. Pour les Australiens, le multilatéralisme devait être associé au plein emploi des ressources mondiales et à l’engagement des Américains de stabiliser leur économie hautement cyclique.
Lorsque la conférence se réunit à Genève et à La Havane en 1947-1948, les appels américains en faveur d’une Organisation internationale du commerce qui soutiendrait l’ouverture des marchés furent contrés par les demandes de l’Inde et de l’Amérique latine en faveur d’un changement dans l’équilibre du pouvoir économique entre les économies développées et les économies moins développées. Les Britanniques et les Américains ne pouvaient plus contrôler les discussions comme à Bretton Woods. Les négociateurs américains firent des concessions pour garantir l’adhésion des pays moins développés à l’OIT, au prix d’une perte de soutien au Capitole. La charte de l’OIT ne fut jamais ratifiée et tout ce qui survécut fut l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (AGTC).
L’apparition des premiers doutes
Au moment où la conférence de La Havane s’achevait, la politique américaine avait pris une autre direction. Sur le plan intérieur, les politiques radicales du New Deal cédaient la place à une approche d’entreprise axée sur la productivité et l’efficacité. À l’étranger, la reconstruction de l’Europe prenait plus de temps que prévu à Bretton Woods, où les Américains tablaient sur une courte période de transition. En mai 1947, Will Clayton, le principal défenseur de l’OIT au département d’État, avait compris que la situation critique de l’Europe nécessitait le plan Marshall et une union douanière pour créer une « Europe intégrée forte » en lieu et place d’une « série d’économies nationalistes et autarciques très divisées ». Il rejeta les plaintes selon lesquelles une union douanière européenne serait incompatible avec son opposition à la préférence impériale britannique et son soutien à l’OIT. Sans union douanière, l’Europe sombrerait dans le chaos ; sans l’OIT, on assisterait à un retour au nationalisme économique.
L’attitude à l’égard de l’Union soviétique évolua également. À Bretton Woods, l’administration américaine était désireuse d’inclure les Soviétiques et de poursuivre l’alliance du temps de guerre avec une stabilité géopolitique assurée par les « quatre gendarmes » — les États-Unis, l’Union soviétique, la Grande-Bretagne et la Chine. Cette ambition prit fin lorsque les Soviétiques ne signèrent pas les accords de Bretton Woods et ne participèrent pas à la conférence commerciale. Le ministre britannique des affaires étrangères, Ernest Bevin, toujours plus sceptique quant aux intentions soviétiques, encouragea les Américains à diviser l’Allemagne et à exclure les Soviétiques du plan Marshall. Dans un premier temps, l’Allemagne, puis l’Europe, furent divisées en blocs communistes et capitalistes. Le GATT devint un club partisan d’économies de marché capitalistes démocratiques contre le communisme. Il ignora largement le Sud. À la fin des années 1950, le secrétaire du GATT fit valoir que l’admission de certains États communistes pourrait contrer les plaintes selon lesquelles il s’agissait d’un club de riches capitalistes, et éloigner les membres du bloc soviétique de Moscou. Les gouvernements britannique et américain ne furent pas convaincus. Entre-temps, les pays du Sud formulèrent leurs exigences lors de la conférence de Bandung en 1955 et de la création de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement en 1964, qui permit également à l’Union soviétique de former des alliances contre l’Occident.
La fin de Bretton Woods
Dans les économies capitalistes démocratiques, le soutien interne au système international reposait sur un contrat social entre le travail, le capital et l’État. Les travailleurs se limitaient à des revendications salariales modestes, le capital réalisait un profit décent qu’il pouvait investir dans une productivité accrue et l’État fournissait de meilleures écoles, des soins de santé et une aide sociale. Ce contrat social était soutenu par la production de masse fordiste, qui offrait des emplois sûrs aux travailleurs sans diplôme, avec des inégalités historiquement faibles et une inflation modeste.
Dans les années 1960, ce régime économique fut mis à rude épreuve. La reprise économique en Europe et l’affaiblissement de la balance des paiements des États-Unis en raison de la concurrence et des dépenses de défense mirent en évidence de graves lacunes dans la conception du système de Bretton Woods. Le dollar était lié à l’or et difficile à dévaluer, et les pays excédentaires, en particulier l’Allemagne, n’étaient pas obligés de réévaluer leur monnaie.
Il en résulta des malentendus mutuels, des menaces de Washington de réduire les dépenses de défense en Europe et des contestations des capitales européennes sur l’irresponsabilité américaine. Forcer l’Allemagne à réévaluer sa monnaie en menaçant de retirer ses troupes était contraire à la poursuite de la guerre froide. La liquidité de l’économie mondiale dépendait d’un déficit américain pour fournir plus de dollars — mais le déficit sapa la confiance dans la capacité des taux à se maintenir.
En conséquence, l’on observa des sorties spéculatives de dollars vers l’Allemagne dans l’espoir qu’à un moment donné, le deutschemark serait réévalué. La pression inflationniste en Allemagne provoquée par cet afflux entraîna des tensions internes sur la meilleure ligne de conduite à adopter. Les épargnants insistèrent pour que des mesures soient prises afin d’enrayer l’inflation, mais le fait de laisser flotter le deutschemark pour trouver un nouveau niveau aurait affecté les exportations industrielles ; et l’imposition d’un contrôle des changes aurait ressemblé à un retour aux politiques des années 1930.
Entre-temps, le FMI n’avait fait que des tentatives timides de réforme, auxquelles la France s’était opposée, et les États-Unis n’avaient pas réussi à montrer clairement la voie à suivre. Richard Nixon craignait que la déflation de l’économie pour soutenir le dollar ne nuise à ses chances de réélection. Sa solution était la « négligence bienveillante » : laisser une crise se développer et forcer ensuite les autres pays à réévaluer leur monnaie. En août 1971, il suspendit la convertibilité du dollar en or et imposa une surtaxe à l’importation. Cette tactique d’intimidation aboutit à de nouveaux taux de change en décembre, mais Nixon n’était pas disposé à maintenir la valeur du dollar. À Washington, on fut de plus en plus favorable à ce que les taux soient fixés par le marché plutôt que par le gouvernement, et le manque de confiance dans les intentions américaines encouragea l’Europe à créer une zone de stabilité monétaire.
Ce virage vers une zone monétaire européenne confirma les craintes de Washington de voir le Marché commun menacé. En 1947, Clayton avait espéré qu’une union douanière européenne soit compatible avec le multilatéralisme ; désormais, Washington craignait plutôt que la Communauté économique européenne ne soit une rivale, surtout sous l’influence du nationalisme de De Gaulle. Les négociations commerciales du cycle Kennedy ont ainsi été marquées par un dilemme géopolitique. Sur le plan économique, il était essentiel d’améliorer l’accès aux marchés européens et d’empêcher l’émergence d’un bloc autonome et isolationniste qui affaiblirait le partenariat atlantique et le leadership américain sur le monde libre. L’objectif de Kennedy était une Alliance atlantique avec une zone à bas tarifs entre l’Europe et les États-Unis et avec une solidarité politique pour la défense du monde libre à laquelle l’Europe apporterait une contribution plus importante.
Cet objectif passait mieux aux États-Unis qu’en Europe — surtout en France. Pourquoi partager les charges de la défense, admettre les produits américains, tout en acceptant le leadership américain et les valeurs du capitalisme de marché ? En 1973, Nixon s’inquiéta de ce que le flottement commun des monnaies en Europe menace les intérêts américains, les chefs de gouvernement de gauche étant plus enclins à affronter les États-Unis qu’à s’allier contre les Soviétiques. « Les considérations politiques », insistait-il, « doivent complètement prévaloir sur les considérations économiques dans les négociations monétaires et commerciales ». Henry Kissinger était d’accord : il n’était pas possible de mettre fin au flottement commun sans « une lutte politique acharnée », mais l’on pouvait espérer créer les conditions de son échec.
Les flux mondiaux de capitaux commencèrent à revenir avant la disparition du régime de Bretton Woods, surtout avec l’émergence du marché des eurodollars à la fin des années 1950 et dans les années 1960. Lorsque les administrations Kennedy et Johnson tentèrent de contrôler les sorties de capitaux en réponse à l’affaiblissement de la balance des paiements, les entreprises américaines réagirent en conservant leurs bénéfices à l’étranger.
Dans le même temps, l’Union soviétique plaça ses revenus en dollars à Londres plutôt qu’à New York afin d’éviter le risque de les voir bloqués. En conséquence, la City de Londres redevint un centre financier majeur qui résista aux pressions exercées par les banquiers centraux européens pour réglementer le marché, et qui conduisit à des pressions pour lever les restrictions imposées à Wall Street afin qu’elle puisse être compétitive. La montée en flèche des pétrodollars après la hausse des prix de l’OPEP en 1973 permit à la City et à Wall Street de prêter d’importantes sommes d’argent, surtout à l’Amérique latine. Le FMI fut marginalisé et les banquiers commerciaux se mirent à jouer un rôle crucial dans le recyclage des pétrodollars — marquant un changement dans l’équilibre des pouvoirs entre l’État et la finance qui avait été réalisé à Bretton Woods.
Le succès de l’OPEP dans l’augmentation des prix du pétrole en 1973 fut suivi en 1974 par des appels en faveur d’un nouvel ordre économique international. La décolonisation et la réussite des producteurs de pétrole ont donné aux pays moins développés plus de voix et de confiance pour exiger une restructuration de l’économie mondiale.
Kissinger réagit en évitant d’adopter une « position théologique » et de lancer une attaque frontale. Il chercha plutôt à « brouiller les pistes » en montrant des signes de support et en ciblant des pays individuels avec des politiques spécifiques. En revanche, la France chercha à s’entendre avec les pays moins développés.
En 1981, la fenêtre d’opportunité s’était refermée. La solidarité du Sud ne pouvait être maintenue en raison de l’augmentation des coûts pour les importateurs de pétrole et des préoccupations géopolitiques liées au renversement du Shah en Iran, à l’invasion soviétique de l’Afghanistan et à la reprise de la guerre froide, ainsi qu’au manque de sympathie de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher à l’égard du dialogue entre le Nord et le Sud.
Le désordre néolibéral
Dans le même temps, le contrat social national entre le capital, le travail et l’État s’était rompu. Au début des années 1970, la croissance de la productivité avait chuté et il était moins facile de combiner une faible inflation avec des augmentations de salaires et des profits raisonnables. Au Royaume-Uni, le taux de rendement brut de l’industrie manufacturière était passé de 16,4 % en 1960 à 9,5 % en 1973 et à 5,5 % en 1982. La baisse des profits entraîna une chute des investissements qui, à son tour, entraîna une baisse de la croissance de la productivité.
En outre, la fin de la discipline des taux de change fixes supprimait la nécessité de limiter les augmentations de salaires et l’offre monétaire. Il en résulta une stagflation. La réponse fut un retour à la discipline monétaire avec le « choc Volcker » de 1979 — la décision du président de la Réserve fédérale d’augmenter les taux d’intérêt et de resserrer la masse monétaire pour briser les anticipations inflationnistes. Cette décision marquait la volonté de persister dans la voie de la discipline et non, comme par le passé, de stimuler l’économie et d’éviter la récession. Les dangers politiques intérieurs inquiétaient le président Carter, mais l’élection de Reagan changea la donne. Reagan, comme Thatcher, sut vendre le marché comme solution aux échecs perçus de l’ordre d’après-guerre. Selon lui, la croissance et la prospérité seraient assurées par « l’optimisme populiste du marché ».
Des pressions politiques furent également exercées pour limiter le pouvoir des syndicats en Grande-Bretagne et aux États-Unis. La législation fut renforcée par l’impact de la désindustrialisation et le déclin de la production fordiste avec des emplois stables pour des salaires décents à destination des personnes sans qualifications formelles. La proportion de travailleurs dans l’industrie au Royaume-Uni passa de 48 % de la main-d’œuvre en 1957 à 15 % en 2016 ; l’on assista en parallèle à une croissance de l’emploi dans les services, souvent précaire : par exemple, entre 1979 et 1999, l’emploi des aides-soignants augmenta de 420 %. Il en résulta une reprise de la part des bénéfices qui ne se traduisit pas par des investissements et de la productivité — les coûts ayant été réduits en raison du faible pouvoir de négociation de la main-d’œuvre et de l’externalisation.
Les mouvements de capitaux avaient affaibli le régime des taux de change stables de Bretton Woods, et sa disparition en 1973 fit du même coup disparaître la nécessité de limiter les flux de capitaux internationaux. Le FMI était ainsi passé du scepticisme à l’encouragement des flux de capitaux, le principal désaccord se situant entre les gradualistes qui souhaitaient attendre que les distorsions du marché soient éliminées et les partisans d’une libéralisation rapide. En 1997, le directeur général du FMI affirma, sans se soucier de l’histoire, que la modification des statuts pour faire de la libéralisation du compte de capital un objectif spécifique du Fonds permettrait d’achever le travail de Bretton Woods. Jacques Polak, fonctionnaire de longue date du FMI, fit remarquer que « la promotion de la circulation mondiale des capitaux ne figure pas parmi les objectifs du Fonds » ; ce changement d’attitude reflète un changement de génération au sein du FMI, les keynésiens ayant pris leur retraite et ayant été remplacés par des économistes néoclassiques formés principalement dans les grandes écoles américaines, à l’exclusion de tout autre point de vue.
Le FMI devint peu à peu la caution des banques commerciales lorsque les emprunteurs rencontraient des difficultés. Ses détracteurs firent valoir que sa participation au sauvetage du Mexique en 1982 avait créé un aléa moral en encourageant les prêts en Asie de l’Est dans l’espoir que les emprunteurs seraient sauvés. Lorsque la crise frappa la Corée du Sud en 1997, le FMI se lança dans un programme de réformes du marché visant à rapprocher le pays des États-Unis en libéralisant les marchés et en mettant fin aux relations étroites entre les banques, les entreprises et l’État, qualifiées de capitalisme de connivence. L’économiste Martin Feldstein a néanmoins pu souligner que « le besoin désespéré d’une nation pour une aide financière à court terme ne donne pas au FMI le droit moral de substituer ses jugements techniques aux résultats du processus politique de la nation » — c’est un principe de base de Bretton Woods.
Le FMI n’a pas été la seule cause de problèmes. Malgré ses doutes quant au respect des conditions de prêt par la Russie, il subit des pressions de la part de l’administration américaine pour continuer à prêter afin de contourner le Congrès qui s’opposait à l’aide directe. La situation était différente en Chine, qui s’était inspirée d’une série de points de vue sur la transition vers une forme d’économie de marché, provenant du bloc soviétique, d’économistes du marché libre et de la Banque mondiale : le parti communiste y resta maître du processus, contrairement à l’Union soviétique ; la divergence des expériences de la chute du mur de Berlin et de la place Tiananmen en 1989 marquent ainsi une rupture fondamentale.
Une opportunité manquée offerte par la crise
Lorsque la crise financière mondiale survint en 2008, des signaux laissèrent penser que le néolibéralisme pouvait être rejeté, augurant d’un retour à Keynes. Le résultat a été le maintien du statu quo. Lors de la réunion du G20 en 2009, la politique de relance budgétaire de Gordon Brown se heurta à une opposition. Dans son pays, Mervyn King, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, fit valoir que les mesures budgétaires à court terme devaient résoudre un problème immédiat de réduction de la dette, d’augmentation des investissements et de transfert de la consommation intérieure vers les exportations.
De son côté, Angela Merkel considérait que la solution résidait dans le contrôle des marchés financiers mondiaux et des paradis fiscaux — une critique implicite du soutien apporté par Brown à la City de Londres ; elle fut également influencée par des préoccupations électorales nationales liées au coût de la reconstruction de l’Allemagne de l’Est et à la réticence à sauver l’Europe du Sud : Angela Merkel craignait que le vieillissement de la population ne réduise la compétitivité à l’avenir, de sorte qu’il était vital d’exporter et d’accumuler des excédents.
En 2010, le G20 adopta une consolidation fiscale « favorable à la croissance ». Cette défaite de la relance budgétaire en Grande-Bretagne et aux États-Unis reflète la mainmise des élites financières sur l’État britannique et américain, soutenue par « l’effet de richesse » : de plus en plus de personnes furent attirées dans le secteur financier par le biais des retraites, des hypothèques et des investissements.
Les politiciens de droite furent aussi à l’origine d’un récit qui rejetait la responsabilité des problèmes économiques sur les dépenses de l’État plutôt que sur la dette privée et la financiarisation de l’économie, et appelèrent à une réduction des déficits budgétaires, à un rôle de l’État plus réduit et à une baisse des impôts. Le résultat fut le recours à l’assouplissement quantitatif, qui permit d’éviter une nouvelle grande dépression, au prix d’une augmentation des prix des actifs qui profita aux riches, là où l’austérité avait nui aux pauvres. Le FMI s’alarma du fait que le gouvernement britannique « jouait avec le feu » en ignorant l’impact de l’austérité sur les inégalités et la croissance. La Chine prit des mesures de relance budgétaire cruciales. La motivation était d’assurer une croissance économique continue qui soutienne la légitimité du parti communiste. Elle contribua à sortir le monde de la crise au prix d’une distorsion de l’investissement dans des projets d’infrastructure inutiles et d’une dette insoutenable.
Vers un gouvernement économique du monde plus progressiste
Le krach financier mondial n’a pas marqué un changement majeur dans le gouvernement de l’économie mondiale. Le Covid-19 a touché des économies qui souffraient de l’affaiblissement des services publics et de la précarité. La question de savoir si les conséquences de la pandémie peuvent produire les bases d’un nouvel ordre reste ouverte et dépend de la capacité des opposants au néolibéralisme à construire un modèle alternatif capable de surmonter les failles de l’ordre existant. Le krach de 2008 n’a pas entraîné de révolution dans l’économie, comme ce fut le cas dans les années 1930 et 1970 — une tâche d’autant plus difficile qu’un petit nombre de revues privilégient aujourd’hui les approches hautement mathématiques — Mervyn King a ainsi pu se plaindre que « l’économie a encouragé des modes de pensée qui ont rendu les crises plus probables », en appelant à une révolution intellectuelle.
Les signes du changement existent, mais il faut plus qu’une révolution théorique. Le discours économique qui met l’accent sur l’austérité et une vision limitée de la croissance devrait être remplacé par un discours qui critique le capitalisme rentier, donne la priorité à la redistribution et redéfinisse l’objectif de l’économie.
Un certain nombre de politiques en découlent. Pendant le New Deal, le pouvoir des entreprises était considéré comme une menace pour la démocratie américaine et le dynamisme économique. Dans les années 1970, l’opinion dominante était que les grandes entreprises profitaient aux consommateurs grâce à des prix plus bas et que le succès des entreprises était mieux mesuré par la valeur actionnariale.
Cette approche doit être remise en question. Le pouvoir monopolistique conduit à un « ersatz de capitalisme » avec la domination de quelques acteurs oligopolistiques, résultant à la fois d’un déclin de la réglementation antitrust et de la croissance du « capital immatériel » qui ne connaît pas les mêmes limites aux économies d’échelle que le capital matériel et physique. Il en résulte notamment un écart croissant entre le rendement du capital et celui du travail, le revenu familial réel augmentant beaucoup moins que par le passé.
Ces tendances se sont aggravées aux États-Unis, et doivent être inversées en réformant les entreprises pour passer de la valeur pour l’actionnaire à la valeur pour les parties prenantes, en adaptant les marchés du travail pour réduire la précarité et créer des communautés plus résilientes, et en modifiant les régimes fiscaux pour égaliser l’imposition du capital et des revenus et empêcher le transfert des bénéfices vers des régimes à faible imposition. Il convient de décourager les comportements de recherche de rente en dé-financiarisant l’économie et en veillant à ce que les risques financiers ne la minent pas à nouveau. En outre, les flux de capitaux devraient être surveillés de plus près afin d’éviter le risque d’une nouvelle crise de la dette dans les marchés émergents. La croissance n’est pas le fruit d’incitations accrues à des revenus élevés ; l’affaiblissement du pouvoir des travailleurs ne fait que réduire la nécessité d’investir dans une productivité plus élevée. Il faut redéfinir la croissance en convertissant l’obsession pour le PIB — une mesure de flux — en une préoccupation constante sur l’épuisement du stock des ressources mondiales.
L’émergence de la Chine en tant que deuxième économie mondiale a créé de graves tensions géopolitiques : guerre commerciale, débats sur l’avenir des monnaies internationales, appels au découplage des chaînes d’approvisionnement, inquiétudes concernant les prêts opaques accordés aux marchés émergents et risque de voir apparaître des blocs économiques concurrents. Contrairement aux États-Unis et à l’Union soviétique pendant la guerre froide, les États-Unis et la Chine sont géopolitiquement antagonistes et économiquement interdépendants. Un problème majeur est que cette interdépendance est elle-même problématique, car elle repose sur des déséquilibres entre les deux économies et à l’intérieur de celles-ci : aux États-Unis, la stagnation des revenus de nombreuses familles entraîne le recours au crédit pour maintenir la consommation et le « privilège exorbitant » du dollar pour payer les importations ; de l’autre côté, la Chine dispose d’un niveau d’épargne extraordinairement élevé pour compenser un système de sécurité sociale déficient. Il en résulte une faible consommation intérieure, des investissements improductifs et une dépendance à l’égard des exportations.
La voie à suivre serait celle de la redistribution, au sein des deux économies, pour mettre fin d’une part à la dépendance américaine à l’égard d’une consommation alimentée par l’endettement et pour encourager d’autre part la consommation chinoise en améliorant le système de protection sociale et en augmentant le pouvoir de négociation des travailleurs. Il en résulterait un déséquilibre de l’économie mondiale qui atténuerait — mais ne supprimerait pas — les tensions géopolitiques. Aucun changement dans les économies nationales ne sera facile, étant donné le dysfonctionnement du système politique américain et les intérêts bien ancrés en Chine.
À l’époque du néolibéralisme et de l’hypermondialisation, les institutions internationales ont encouragé les flux de capitaux mondiaux et le libre-échange sans accorder suffisamment d’attention aux conséquences en termes de répartition. Il y a eu des gagnants, avec une classe moyenne croissante en Asie, mais aussi des perdants dans le Nord, ce qui a conduit à une réaction populiste antimondialiste. Nous devons abandonner la recherche d’« accords renforçant la mondialisation » et revenir à l’équilibre de Bretton Woods — ce que Dani Rodrik appelle un « équilibre sain et raisonnable entre la gouvernance » ; plutôt que d’insister sur la conclusion de nouveaux accords commerciaux et sur la libéralisation financière, le FMI et l’OMC devraient se concentrer sur le suivi des relations entre les blocs commerciaux et veiller à la stabilité du système financier mondial. Certains signes indiquent déjà qu’ils se penchent sur la fiscalité internationale et sur le rôle du changement climatique ; mais nous devons aller plus loin.
La FAO et l’Organisation mondiale de la santé ont été marginalisées après la guerre, mais leurs missions sont désormais cruciales pour répondre à l’insécurité alimentaire, aux maladies zoonotiques et à la dégradation de l’environnement. Nous avons besoin d’un « multilatéralisme désordonné » de réseaux flexibles qui reconnaissent la souveraineté des États et peuvent conclure des accords entre partenaires volontaires. En 2018, Tharman Shanmugaratam, vice-premier ministre de Singapour et président du groupe du G20 sur la gouvernance financière mondiale, a estimé qu’un « nouvel ordre international coopératif » était nécessaire pour un monde « plus multipolaire, plus décentralisé dans la prise de décision et pourtant plus interconnecté ». Il est nécessaire de collaborer dans divers domaines en réponse à des problèmes spécifiques, en commençant par les politiques nationales pour gérer les divisions entre les gagnants et les perdants. Elinor Ostrom, principale théoricienne de l’action collective, est quant à elle consciente qu’une approche polycentrique a plus de chances de réussir que le type d’accord international conclu à Bretton Woods.
En 1933, Keynes réfléchissait à la crise de la Grande Dépression née du capitalisme individualiste : « Il n’est pas intelligent, il n’est pas beau, il n’est pas juste, il n’est pas vertueux — et il ne donne pas les résultats escomptés… Mais lorsque nous nous demandons ce qu’il faut mettre à la place, nous sommes extrêmement perplexes ». Les institutions internationales qu’il a contribué à créer ont vu le jour dans un contexte géopolitique très différent, qui rend peu plausible l’idée d’un nouveau Bretton Woods. Ce qui reste constant, c’est notre perplexité quant à la manière de gérer les échecs du capitalisme individualiste. La crise financière mondiale de 2008 n’a pas apporté de réponse : il est essentiel de ne pas répéter cette erreur.