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Le 9 mai 2023, l’ex-Premier ministre du Pakistan, Imran Khan, est arrêté pour corruption et blanchiment d’argent — un retour de bâton pour cet ancien champion de cricket reconverti en politique, qui a fait de la lutte anticorruption son principal cheval de bataille.
Dans les heures qui suivent cette interpellation, le pays s’embrase : les partisans du Pakistan Tehrik-e-Insaf (Mouvement du Pakistan pour la Justice – PTI) descendent dans les rues et de violentes émeutes éclatent dans les grandes villes.
L’issue de la crise demeure incertaine, notamment après que la Cour suprême a jugé, le 11 mai, qu’Imran Khan avait été arrêté de manière illégale. Quoi qu’il en soit, l’ampleur et la virulence de la mobilisation semblent avoir ébranlé l’armée, à l’origine de cette arrestation et de ce fait directement prise pour cible par les manifestants.
Ce 9 mai, aux alentours de 18h, je rejoins les partisans du PTI qui, depuis quelques heures, bloquent la circulation sur Sharah-e-Faisal, le principal axe routier de Karachi, reliant le centre-ville à l’aéroport. Ce qui frappe d’emblée, dans les petits groupes déambulant sur cette grande avenue soudain piétonisée, c’est leur mixité : on trouve des hommes aux origines sociales et ethniques diverses — Mohajirs ourdouphones, Pachtounes —, mais aussi beaucoup de femmes — une diversité reflétant celle de la base sociale du PTI.
Tandis que les hommes appartiennent à tous les milieux sociaux, l’écrasante majorité des femmes sont issues des classes moyennes et supérieures, comme en témoignent leurs tenues et leur maîtrise de l’anglais, parfois affichée sur les pancartes qu’elles brandissent. Convaincue qu’Imran Khan est l’homme providentiel que le Pakistan attendait, la manifestante photographiée ici m’explique que, « Nous avons enfin trouvé quelqu’un résolu à redresser le pays. Mais ces types dans leurs bureaux avec leurs gros flingues se moquent de notre avis, ils croient que nous comptons pour rien. Nous sommes absolument furieux ! Un jour, ils vont payer pour ça ! ».
Les cibles des protestataires ne sont pas aléatoires : ils s’en prennent d’abord aux symboles de l’armée et des Rangers, la force paramilitaire qui a été chargée de procéder à l’arrestation d’Imran Khan à Islamabad. Fait rarissime, l’un des principaux chowki (poste de contrôle) des Rangers sur Sharah-e-Faisal est incendié dès les premières heures du rassemblement. Revendiquant fièrement cet acte transgressif — les Rangers du Sindh, commandés par un général de l’armée de terre, sont mieux équipés que la police et inspirent habituellement de la crainte à Karachi —, nombre de partisans du PTI se prennent en selfie devant le bâtiment incendié. La police n’est pas épargnée et l’un de ses véhicules est à son tour livré aux flammes. Je croise même un manifestant qui s’est emparé des bottes et du ceinturon d’un policier mis en fuite. Les affrontements avec la police sont cependant peu frontaux : les forces de l’ordre évitent le contact et cherchent surtout à cantonner les manifestants les plus déterminés à un périmètre circonscrit, en les arrosant copieusement de gaz lacrymogène.
Les protestataires ont également recours à une tactique bien rodée, héritée des décennies de conflits armés qu’a connues la ville de 1985 à 2015 environ : ils bloquent la circulation en incendiant des bus, des voitures et des camions — principalement des camions citernes du Water Board, un service public honni pour ses collusions avec la « mafia de l’eau », contrôlant le marché parallèle de cette ressource très convoitée à Karachi. Pour bloquer la route, les protestataires incendient également des pneus et arrachent les branches d’arbres plantés en bordure de route pour en faire des barricades enflammées. L’émeute est une expérience sensorielle et elle a ici le parfum distinctif du caoutchouc fondu mêlé aux effluves aromatiques du bois de conocarpus (palétuvier gris).
Ici comme ailleurs, les épisodes émeutiers ont une scansion irrégulière, alternant moments de grande intensité émotionnelle et relâchements de la tension. Ce soir-là, entre deux salves de gaz lacrymogène, les manifestants s’octroient parfois une pause pour grignoter des samosas ou pour prier.
Par contraste avec les protestataires plus aguerris d’autres scènes émeutières contemporaines — de Hong Kong au Chili, en passant par la France — les manifestants sont peu équipés. Cela tient en partie à la spontanéité de la mobilisation, décidée dans l’urgence, mais aussi à l’inexpérience du combat de rue de la plupart des personnes présentes. Les masques à gaz et les lunettes de protection sont rares et pour se protéger des gaz et dissimuler leur identité, les protestataires portent des foulards ou des keffiehs, parfois des casques de moto. Ils sont en revanche armés de barres de fer et surtout de lathi — cannes de bambou, similaires à celles de la police.
Pour se protéger contre le gaz lacrymogène, beaucoup ont apporté des sachets de sel — une pincée sur la langue est réputée avoir des vertus apaisantes et, pour avoir testé, je peux confirmer que cela fonctionne assez bien, au moins pour adoucir la gorge. Plus rare, certains ont bricolé des cônes de signalisation dans le style des manifestants hongkongais de 2019. Lorsque la situation devient irrespirable sur l’avenue, les protestataires se replient dans les ruelles environnantes, à leur tour abondamment arrosées de gaz lacrymogène. De petits groupes de manifestants tentent tant bien que mal de se remobiliser, en s’octroyant parfois un moment de répit à « Insaf House », le quartier général du PTI à Karachi, situé à deux pas de Sharah-e-Faisal. Les cadres locaux du parti — dont plusieurs élus à l’assemblée provinciale du Sindh —, entretiennent le moral des troupes en affirmant qu’ils lutteront « jusqu’à ce qu’Imran Khan soit le leader du Pakistan, de l’Ummah et du monde tout entier ! »
Durant cette soirée, je croise très peu de journalistes — aucun étranger, mais quasiment pas de Pakistanais non plus. Les partisans du PTI entretiennent des relations houleuses avec les grands médias nationaux, qu’ils accusent de diaboliser leur parti et de se montrer excessivement critique à l’égard de leur leader et de ses frasques répétées. À cela s’ajoutent les effets de la censure : la couverture des mobilisations du PTI est sévèrement encadrée et c’est principalement via les réseaux sociaux que les images les plus spectaculaires de la soirée et des jours suivants seront diffusées. Ces vidéos ont souvent été tournées par les manifestants eux-mêmes, oubliant que ces images pourront ensuite être retournées contre eux. Si les manifestants se filment et se photographient beaucoup — eux-mêmes ou entre eux —, les street reporters n’ont pas encore percé ici, à l’exception de quelques sympathisants du PTI, filmant les protestations avec leurs téléphones.