L’élection présidentielle turque fera l’objet d’un Mardi du Grand Continent à l’Ecole Normale Supérieure le 16 mai de 19h30 à 20h30. Informations et inscriptions ici.

Points clefs
  • Pour la première fois depuis 2002, l’emprise électorale de Recep Tayyip Erdogan semble fragilisée.
  • Les derniers sondages publiés donnent tous un candidat élu dès le premier tour, mais si certains instituts estiment qu’il s’agira de Kemal Kilicdaroglu, d’autres anticipent une réélection de Recep Tayyip Erdogan.
  • Quel que soit le résultat, la prochaine assemblée risque d’être difficilement gouvernable, car si l’alliance AKP/MHP y est minoritaire, il sera particulièrement difficile pour le CHP de Kemal Kilicdaroglu de bâtir une coalition allant des nationalistes de droite de l’IYI Parti aux progressistes kurdes du HDP.

Dimanche, 64 millions de Turcs seront appelés aux urnes pour élire le président de la République et pour renouveler l’intégralité des 600 députés de la chambre unique du Parlement, la Grande Assemblée nationale de Turquie. Pour la première fois depuis 2002, l’emprise électorale de Recep Tayyip Erdogan semble fragilisée  : le Président sortant doit non seulement justifier face à l’opinion d’un bilan économique désastreux et de carences manifestes du pouvoir à l’occasion du séisme de février dernier, mais il doit aussi affronter une opposition qui s’est unie derrière Kemal Kilicdaroglu, un candidat qui à la surprise générale a su mener une campagne efficace et stimulante. 

La mobilisation massive des électeurs lors des meetings ou les audiences inédites des émissions politiques témoignent à la fois de l’engagement des Turcs dans la campagne, mais aussi de la polarisation de deux camps qui ont bien compris quel était l’enjeu principal du scrutin  : confirmer le tournant autoritaire et illibéral de la Turquie en reconduisant Recep Tayyip Erdogan, ou renforcer la démocratie turque après plusieurs années de recul des libertés publiques en portant Kemal Kilicdaroglu au pouvoir.

L’enjeu principal du scrutin est simple  : confirmer le tournant autoritaire et illibéral de la Turquie en reconduisant Recep Tayyip Erdogan, ou renforcer la démocratie turque après plusieurs années de recul des libertés publiques en portant Kemal Kilicdaroglu au pouvoir.

Mathieu Gallard

Un mandat difficile pour Erdogan

Facilement réélu à la présidence de la République en 2018 dans la foulée de l’adoption d’un référendum constitutionnel transformant la Turquie en régime présidentiel, Recep Tayyip Erdogan a connu un second mandat1 particulièrement difficile. Alors que sa grande popularité au cours des années 2000 et 2010 s’appuyait notamment sur le dynamisme d’une économie qui bénéficiait à une classe moyenne en pleine expansion, la situation s’est brusquement retournée dans la seconde moitié des années 2010. La lutte contre l’inflation, qui avait été un des grands succès des premières années de pouvoir de l’AKP2, s’est transformée en cauchemar pour le pouvoir comme pour la population3  : la hausse des prix s’est brutalement emballée en 2018 puis à nouveau en 2021, les difficultés structurelles de l’économie turque amplifiant un phénomène mondial. Au pire de la crise en octobre dernier, le taux d’inflation atteignait 85,5 %, et même s’il s’est réduit au cours des derniers mois, les dernières données officielles affichaient encore un taux très élevé de 43,7 % pour le mois d’avril. La hausse des prix des produits alimentaires est même encore plus forte (53,9 % en avril), de même que celle des prix de l’énergie.

Si l’inflation représente de loin la principale critique adressée par la population au pouvoir, de nombreux autres indicateurs socio-économiques témoignent d’une situation très dégradée. Ainsi, le PIB par habitant est passé de 12 500 dollars en 2013 à 8 500 dollars en 2020, avant de légèrement remonter à 9 700 dollars en 2021. Quant au taux de chômage, compris entre 8 % et 10 % pendant la période 2013-2016, il a brusquement augmenté en 2018-2019 pour passer à 14 %, l’épidémie de Covid-19 n’ayant par la suite fait que renforcer les difficultés structurelles de l’économie turque à intégrer une jeunesse bien formée. Ces éléments ont conduit à une explosion des conflits sociaux au cours des dernières années4 et à un effondrement progressif du moral des consommateurs qui a atteint son plus bas niveau historique en juin 20225

Malgré les aides européennes, l’accueil de plus de cinq millions de réfugiés syriens sur le territoire turc a suscité des tensions de plus en plus fortes au fil des années.

Mathieu Gallard

Si la situation économique et sociale est le principal facteur qui pourrait expliquer une victoire de l’opposition, d’autres éléments sont venus affaiblir la position de Recep Tayyip Erdogan au cours des dernières années. Malgré les aides européennes, l’accueil de plus de cinq millions de réfugiés syriens sur le territoire turc a suscité des tensions de plus en plus fortes au fil des années  : même si la solidarité humanitaire et religieuse a initialement joué un rôle positif, l’impact de la crise économique sur la population turque l’a rendue de plus en plus hostile aux réfugiés syriens au fil des années. Dans les dernières enquêtes d’opinion, ce sujet arrive en seconde position des préoccupations des Turcs, et 89 % d’entre eux souhaitent un retour des réfugiés en Syrie — une option partagée par les deux principaux candidats à l’élection présidentielle6.

Enfin, les défaillances criantes de « l’État AKP » au moment du séisme qui a frappé le pays le 6 février dernier ont mis en lumière l’incompétence et la corruption qui caractérisent une partie de l’administration. Plus largement, les tendances très marquées du pouvoir à l’autoritarisme depuis le début des années 2010, que ce soit en termes de libertés civiles, de droits de l’homme, de pluralisme médiatique ou de participation politique, ont suscité des contestations de plus en plus vives au sein de la société civile.

Dans ce contexte, la grande popularité de Recep Tayyip Erdogan, qui avait permis à l’AKP de facilement remporter les élections législatives de 2002, 2007 et 2011 et l’avait porté à la présidence de la République dès le premier tour en 2014 puis en 2018 s’est largement érodée au cours des dernières années. Alors qu’il avait réussi à maintenir un équilibre relatif entre les opinions favorables et défavorables pendant la première partie de son mandat, depuis la mi-2021, les sondages donnent systématiquement une majorité aux opinions hostiles envers le Président sortant.

Une opposition unie face à Erdogan

L’opposition à Recep Tayyip Erdogan, malgré ses divergences idéologiques profondes et l’hostilité latente entre ses principaux représentants, a su profiter de ce contexte. Remobilisée par ses victoires lors des élections municipales de 2019 où elle avait déjà pu remporter les mairies d’Istanbul et d’Ankara, mais aussi d’un grand nombre de métropoles importantes comme Adana ou Antalya, elle a su s’unir en vue des scrutins à venir. 

Contrairement à ce qui s’était passé lors du scrutin présidentiel de 2018, lors duquel Recep Tayyip Erdogan avait été réélu dès le premier tour avec 52,6 % des voix face à trois candidats, les principaux partis d’opposition soutiennent en effet la candidature de Kemal Kilicdaroglu, le Président du CHP (Parti Républicain du Peuple, centre-gauche laïc). La coalition qui le soutient, l’Alliance de la nation, regroupe six partis très hétérogènes politiquement. En plus du CHP, on y compte  :

  • le IYI Parti (Bon parti), issu en 2017 d’une scission modérée par rapport au Parti du Mouvement Nationaliste (MHP)7. Nationaliste et laïc, le IYI Parti est dirigé par une femme, Meral Aksener et a obtenu 9,9 % des voix aux élections législatives de 2018.
  • Le GP (Parti du Futur), petit parti de centre-droit fondé en 2019 par Ahmet Davutoglu, ancien ministre des Affaires étrangères (2009-2014) puis Premier ministre (2014-2016) de Recep Tayyip Erdogan.
  • Le DEVA Parti (Parti de la démocratie et du Progrès), petite formation libérale fondée en 2020 par Ali Babacan, ancien ministre des Affaires étrangères (2007-2009) et Vice-Premier ministre (2009-2015) de Recep Tayyip Erdogan.
  • Le SAADET (Parti de la Félicité), un petit parti islamiste qui s’oppose notamment au présidentialisme autoritaire porté par Recep Tayyip Erdogan.
  • Le DP (Parti Démocrate), un petit parti libéral-conservateur au poids politique très limité.

Le choix part cette « Table des Six » d’un candidat commun ne s’est toutefois pas fait sans mal, Meral Aksener préférant à Kemal Kilicdaroglu, initialement jugé peu éligible, les maires d’Istanbul Ekrem İmamoglu ou d’Ankara Mansur Yavas8 pour porter l’opposition à l’AKP. Après plusieurs jours de psychodrame, l’Alliance de la nation s’est toutefois réunie derrière la candidature du leader du CHP. Celui-ci a de plus été officiellement soutenu par le Parti Démocratique des Peuples (HDP), porte-voix progressiste des Kurdes et des minorités dans le champ politique turc, mais aussi par plusieurs petits partis communistes ou d’extrême-gauche.

Au-delà de sa capacité à unir derrière lui les forces d’opposition, Kemal Kilicdaroglu a su porter un projet singulièrement différent de celui de Recep Tayyip Erdogan durant sa campagne.

Mathieu Gallard

Au-delà de sa capacité à unir derrière lui les forces d’opposition, Kemal Kilicdaroglu a su porter un projet singulièrement différent de celui de Recep Tayyip Erdogan durant sa campagne. Il a notamment estompé le nationalisme traditionnellement strident de son parti pour embrasser un certain nombre de causes progressistes sur les droits des femmes ou des minorités sexuelles et religieuses, tout en gommant les aspects les plus rejetés du laïcisme porté par le camp kémaliste, par exemple sur la question du voile. Cette stratégie lui a permis d’obtenir le soutien du HDP kurde sans perdre celui des nationalistes du IYI Parti tout en captant le vote de la jeunesse, mais aussi celui d’une partie des classes moyennes et populaires frappées par la crise mais hostiles à un retour à la période pré-AKP.

Un scrutin hautement incertain

Dans un pays où les instituts de sondages sont souvent très politisés9, la course pour la présidence reste très incertaine. Les derniers sondages publiés donnent tous un candidat élu dès le premier tour, mais si certains instituts (ORC, IEA, Avrasya) estiment qu’il s’agira de Kemal Kilicdaroglu, d’autres (Optimar, GENAR) anticipent une réélection de Recep Tayyip Erdogan. L’éventualité d’une élection d’un candidat dès le premier tour est liée à la faiblesse du « troisième homme » de la campagne, l’ancien député MHP Sinan Ogan, qui ne parvient à réunir sur son programme ultranationaliste laïc que 3 % à 4 % des intentions de vote10.

Les derniers sondages publiés donnent tous un candidat élu dès le premier tour, mais si certains instituts (ORC, IEA, Avrasya) estiment qu’il s’agira de Kemal Kilicdaroglu, d’autres (Optimar, GENAR) anticipent une réélection de Recep Tayyip Erdogan.

Mathieu Gallard

Pour l’emporter au premier ou au second tour, Kemal Kilicdaroglu doit notamment percer dans certaines catégories qui avaient choisi Recep Tayyip Erdogan lors du scrutin de 2018 mais qui semblent aujourd’hui plus hésitantes (les jeunes, les chômeurs et surtout les classes moyennes conservatrices de l’Anatolie) tout en mobilisant en sa faveur l’électorat kémaliste traditionnel (classes moyennes urbaines de l’ouest du pays) et en captant le vote kurde.

Même si la réforme constitutionnelle de 2017 a réduit le pouvoir de l’Assemblée, ce scrutin n’est pas dénué d’importance. L’Alliance populaire, qui regroupe l’AKP et les ultranationalistes du MHP, a une courte avance dans la plupart des derniers sondages, mais pourrait souffrir du refus du MHP de former une liste commune avec l’AKP11  : cette décision pourrait leur faire perdre de précieux sièges dans certains districts particulièrement disputés. Surtout, il semble peu probable que la coalition autour de l’AKP obtienne une majorité absolue. Elle est en effet talonnée dans les sondages par l’Alliance de la nation qui regroupe le CHP, l’IYI Parti et leurs petits alliés, et elle devra tenir compte de la troisième et décisive alliance de ces élections législatives, l’Alliance du travail et de la liberté qui regroupe le HDP pro-kurde et plusieurs petites formations de gauche radicale. De fait, la prochaine assemblée risque d’être difficilement gouvernable, car si l’alliance AKP/MHP y est minoritaire, il sera particulièrement difficile pour le CHP de Kemal Kilicdaroglu de bâtir une coalition allant des nationalistes de droite de l’IYI Parti aux progressistes kurdes du HDP.

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Dans le contexte de forte polarisation entre deux visions antagonistes de la société et de la démocratie qui a marqué la campagne, la perspective d’une élection très serrée donne des sueurs froides à de nombreux analystes. Leurs craintes se tournent davantage vers l’utilisation par Recep Tayyip Erdogan de tous les leviers de pouvoir dont il dispose — médias, justice, Conseil électoral… — pour faire pencher les résultats en sa faveur12 que vers des fraudes massives. Le déroulement de ces élections est donc un test majeur pour la Turquie – à ce stade, le simple fait que la défaite du Président sortant soit sérieusement envisagée montre que, contrairement à la Russie, la Turquie reste une démocratie.

Sources
  1. Entre 2003 et 2014, il occupait le poste de Premier ministre.
  2. Au moment de l’arrivée au pouvoir de l’AKP en novembre 2002, le niveau de l’inflation était de 31,8 %, contre 19,2 % un an plus tard et 9,8 % en novembre 2004.
  3. Murat Ucer, “Turkish Inflation and the Five Stages of Grief”, 25 février 2022
  4. RFI, “Workers across Turkey go on strike as inflation bites”, 15 février 2022
  5. Turkish Statistical Institute, “Consumer Confidence Index, June 2022”, 22 juin 2022
  6. Elmas Topcu, “Turkey elections : Refugees are a top political issue”, 20 avril 2023
  7. Ce parti ultra-nationaliste est doté d’une branche de jeunesse particulièrement violente, les Loups Gris.
  8. Ce dernier a débuté sa carrière au sein du MHP où il a donc côtoyé Meral Aksener.
  9. Metin Kaan Kurtulus, “Survey-val of the fittest : A guide to Turkish pollsters”, 1er mai 2023
  10. Muharrem Ince, candidat du CHP à l’élection présidentielle de 2018 et qui souhaitait se présenter sous l’étiquette de son Parti de la Patrie (centre-gauche nationaliste), a jeté l’éponge ce jeudi.
  11. Hurriyet Dailys News, “MHP to run independently for parliament”, 7 avril 2023
  12. L’annulation par le Conseil électoral supérieur du scrutin municipal d’Istanbul de mars 2019, favorable de très peu au candidat de l’opposition Ekrem Imamoglu, justifie ces craintes, même si Imamoglu avait finalement été largement élu lors du second scrutin de juin.