L’élection présidentielle turque fera l’objet d’un Mardi du Grand Continent avec Olivier Bouquet pour prolonger les pistes proposées par cet entretien, à l’Ecole Normale Supérieure, le 16 mai de 19h30 à 20h30. Informations et inscriptions ici.
Vous venez de publier une synthèse historique, Pourquoi l’Empire ottoman ?, qui couvre une période de six siècles, entre 1290 à 1922. L’empire ottoman est à la fois immense historiquement et géographiquement puisqu’il s’étale sur plusieurs continents avec un nombre de langues et de populations extrêmement important. Quelles sont les principales singularités ottomanes que vous identifiez ? Y a-t-il une cohérence, une continuité sur ces six siècles d’histoire et sur cet immense territoire ?
La première singularité de cet empire est qu’il n’a connu qu’une seule dynastie, issue de la lignée d’Osman (1258-1326) qui lui donne son nom « ottoman ». Cette lignée s’organise autour de la seule figure du sultan, sans qu’il existe de famille royale ou impériale, comme c’est le cas dans d’autres empires contemporains — les Romanoff, les Habsbourg par exemple.
Une autre singularité est liée à l’articulation du droit entre le kanun, c’est-à-dire le droit du sultan, et la charia — articulation qui explique non seulement la modernisation des institutions au XIXe siècle et au début du XXe siècle, mais aussi le rapport des Turcs d’aujourd’hui au droit, et le rapport du pouvoir présidentiel actuel au droit et au fonctionnement des institutions.
En quoi ce rapport spécifique — cette relation entre le kanun et la charia — explique la relation actuelle des Turcs au droit ?
Le droit dans le monde universitaire turc contemporain est la discipline-reine, aux côtés de l’histoire. La République turque est en effet ancrée dans un code civil, ce qui implique, dans son fonctionnement, le bannissement de toute référence à la charia.
Pourtant, la charia constitue malgré tout une référence d’une partie des citoyens turcs pour définir ce que devrait être le fonctionnement du pouvoir ou, au contraire, ce qu’il ne devrait pas être. Il s’agit d’une constance de l’histoire moderne turque. Les Jeunes Ottomans, au milieu du dix-neuvième siècle, prônent par exemple un retour à la charia et laissent entendre que le kanun a pris une importance démesurée par rapport à l’inspiration de la charia. À l’inverse, en 1997, lors du coup d’État qui mit fin au gouvernement d’Erbakan, les militaires s’opposaient au retour progressif de la charia en Turquie.
Comment expliquer les succès — aussi bien en termes d’expansion territoriale que de longévité — de l’Empire ottoman ?
L’Empire ottoman est un empire de guerre. Vous direz que la plupart des empires se sont constitués et étendus au moyen de la guerre, mais certains empires se maintiennent aussi par d’autres moyens — comme les Habsbourg qui n’ont cessé de s’appuyer sur les alliances diplomatiques et matrimoniales. À cet égard, je vous renvoie au très bon livre de Caroline de Gruyter sur l’Europe des Habsbourg.
Les Ottomans avaient des outils diplomatiques puissants mais ne bénéficient pas, à la différence des Habsbourg, d’alliances matrimoniales, puisque les souverains assuraient la continuité de la lignée grâce à des unions faites au sein du harem, et non avec des familles aristocratiques.
Marie-Thérèse maintient la paix et développe son empire parce qu’elle est obsédée par le maintien de la paix et marie ses nombreuses filles en fonction de cet objectif prioritaire. Les Ottomans font exactement l’inverse. Leur idéologie n’est pas celle du maintien de l’ordre au sein de l’empire par la paix, mais de l’expansion de l’empire par la guerre. La guerre est donc consubstantielle à son organisation, de sa naissance à sa disparition. Elle est même consubstantielle à son devenir. Dans l’esprit de ses dirigeants, un empire qui ne fait pas la guerre n’est pas un empire.
La guerre sert enfin à faire rentrer de l’argent, à assurer la prospérité et à permettre que se développent ce que les chercheurs anglophones appellent des fiscal states. En réalité, je dirais pour ma part que l’Empire ottoman est un military fiscal state. C’est un État qui fait la guerre pour se doter de nouvelles ressources fiscales et qui aménage l’impôt dans la perspective des campagnes à venir. Le succès de l’État ottoman dans les premiers siècles réside dans cette capacité à penser l’empire en pensant à la guerre et en pensant à l’aménagement des ressources fiscales.
L’importance de la guerre dans l’Empire favoriserait le développement de l’État par les ressources qu’il nécessite de mobiliser. C’est ce qui expliquerait la bonne administration de l’Empire ottoman pendant six siècles ?
Oui, c’est-à-dire qu’un vrai règne est un règne qui doit être marqué par les conquêtes. Par exemple, un sultan ne peut construire de grandes mosquées impériales à Istanbul que s’il a réussi des conquêtes. La construction de la Mosquée Bleue, par exemple, au début du dix-septième siècle a été contestée car il n’y avait pas eu de grande grande victoire par le souverain régnant qui permettait de justifier sa construction.
On prépare des campagnes, pas forcément chaque année, mais régulièrement, chaque décennie en tout cas ; et c’est l’État dans son ensemble qui est mobilisé pour la préparation de la campagne. Les ordres sont envoyés aux cadis dans les provinces pour préparer toutes les ressources nécessaires — l’orge, le bois, la paille, tout ce qui va permettre aux troupes du sultan de traverser les espaces ottomans, avant, par exemple, de franchir le Danube pour aller se battre en Hongrie. La Sublime Porte consacre une grande partie de son activité à la préparation des campagnes militaires. Le sultan lui-même y participe, ou du moins son grand vizir, tandis qu’une partie des dignitaires reste à la capitale, à Edirne et Istanbul. L’État se déplace jusqu’aux limites de ses territoires pour en conquérir de nouveaux.
Du côté des comparaisons historiques, quelle place l’histoire de l’Empire ottoman occupe-t-il aujourd’hui dans la campagne électorale et dans la Turquie contemporaine ? De façon plus générale, comment est-ce que ce modèle structurellement expansionniste peut-il être une référence, dans un monde où la conquête territoriale est, sinon interdite par le droit international, du moins très difficile pour des raisons politiques et géopolitiques ?
Il est très important de prendre l’exemple des années 2019-2020. Il se passe quelque chose de totalement nouveau à l’époque : la politique expansionniste du soft power néo-ottoman se transforme en une politique d’expansion maritime lorsque les troupes soutenues par la Turquie interviennent dans le conflit libyen.
L’invocation des conquêtes historiques des Ottomans en Afrique du Nord vient fournir une légitimité historique à ce tournant géopolitique. À l’époque, le président Erdogan se réfère explicitement à Barberousse, c’est-à-dire à celui qui, en 1521, a convaincu le tout jeune Sultan Soliman le Magnifique de faire rentrer la région d’Alger dans l’espace ottoman, après la conquête du Caire en 1517 et celles de la Palestine et de la Syrie en 1516. Plus récemment, les navires turcs en Méditerranée orientale ont reçu des noms ottomans.
Cet aspect est d’autant plus important que l’armée turque se pense de plus en plus comme une armée de projection, ce qui constitue une véritable rupture. Jusque-là, l’armée républicaine et kémaliste était conçue comme une armée républicaine censée défendre son territoire face à des forces ennemies.
Il faut donc se demander si comme Poutine, Erdogan se considère comme un « historien en chef » , pour reprendre l’expression de Nicolas Werth. Il y a certes un programme historique dans le néo-ottomanisme et l’erdoganisme, mais Erdogan est avant tout quelqu’un qui vit dans le présent et dans sa campagne électorale. Il utilise l’histoire pour se projeter dans le futur. Il se projette en effet jusqu’au sixième centenaire de 1453 dans quelques décennies (en 2053), c’est-à-dire la conquête de Constantinople, et même jusqu’à l’anniversaire de la commémoration du millénaire de Manzikert, c’est-à-dire la première victoire de troupes musulmanes seldjoukides contre les Byzantins en 1071.
L’histoire est donc mobilisée, mais celle-ci prend une allure souvent poétique : ce qui émaille les discours électoraux d’Erdogan, ce sont des références à des poètes, des proverbes et des citations. Si Poutine est l’historien en chef de la Russie, je dirais qu’il faut plutôt voir en Erdogan « l’enchanteur en chef » de la Turquie contemporaine.
Quelles sont ses références littéraires et poétiques, et ses sources d’inspiration majeure ?
Erdogan cite en permanence Necip Fazıl Kısakürek , qui est l’un des idéologues majeurs du XXe siècle en ce qui concerne la synthèse islamo-nationaliste. C’est pour lui une référence essentielle, son maître à penser en matière de contestation, de rejet de l’Occident et de synthèse entre nationalisme et islamisme.
Mais il fait aussi référence à des poètes ; il aime beaucoup citer des pachas qui sont à la fois des hommes de lettres et des bureaucrates. Il y a cette idée que les sultans sont des poètes ou des gens qui recherchent la compagnie des esprits, des soufis. Pour lui, la poésie est ce qui permet le mieux d’articuler politique et imaginaire islamique. Cela crée une situation un peu complexe, parce que les Turcs aujourd’hui connaissent relativement peu la poésie ottomane. En revanche, ils ont une culture du proverbe ; il suffit donc à Erdogan de citer tel ou tel proverbe pour créer un sentiment de reconnaissance. Autrement dit, vous ne trouverez pas un seul discours d’Erdogan où il n’est pas question de tel poète, de tel homme de lettres, et où ne figurent pas un ou deux proverbes.
Il cite souvent Mevlana (ou Djalâl ad-Dîn Rûmî pour les Perses), fait référence à Yunus Emre ou Dede Korkut — qui sont des grands noms de la littérature non seulement ottomane et turque, mais aussi musulmane, afin d’appuyer son récit anti-occidental dans l’imaginaire des confréries soufies.
Le néo-ottomanisme a-t-il une influence sur l’historiographie ottomane récente ? Si Erdogan n’est pas historien, est ce qu’il y a certains courants historiographiques qui sont plus favorisés que d’autres en Turquie ?
Tout à fait. Le néo-ottomanisme erdoganien repose sur la mobilisation d’historiens aujourd’hui en poste dans les grandes universités turques. On peut citer l’université Marmara qui s’est déployée après la suppression de l’université Sehir qui avait été fondée par son ancien Premier ministre Davutoglu.
Il existe en Turquie une politique universitaire intégralement favorable au régime, développée à la suite du coup d’État manqué de juillet 2016. Elle aboutit à la suppression d’un certain nombre d’universités, à la révocation d’universitaires et à leur remplacement par des historiens proches du pouvoir. Par exemple, à partir d’août 2016, alors que l’armée turque intervenait en territoire syrien, les historiens étaient mobilisés pour mettre en avant le passé ottoman de la Syrie. Ils ont écrit par exemple des livres à propos du mausolée Suleiman Chah en Syrie, où serait enterré le grand-père du fondateur de la dynastie des Ottomans. Tout cela se fait en mobilisant des agences d’État comme la TIKA, investie dans la coopération culturelle. De surcroît, des historiens utilisent des archives ottomanes pour travailler à une histoire présentée en Afrique du Nord et subsaharienne partagée dans laquelle les Occidentaux — les Européens occidentaux — sont décrits comme des colonialistes.
De nombreuses comparaisons sont avancées entre Erdogan et la figure du sultan ottoman — les estimez-vous pertinentes et quelles conséquences en tirer pour les élections à venir ? Pour quelqu’un qui joue vraiment le rôle d’un sultan, comment organiser un processus électoral — si jamais l’État est vraiment personnalisé autour d’un individu qui concentre le pouvoir ?
Le terme de sultan, effectivement employé par beaucoup d’observateurs européens et extérieurs, est peu utilisé en Turquie. En revanche, il arrive qu’on lui reproche d’être un autocrate, ce à quoi Erdogan répond explicitement dans ses discours. Il lui arrive d’admettre en effet qu’il gouverne de façon autoritaire, mais rappelle qu’il fait cela dans l’intérêt de « [s]on cher peuple » (« aziz miletim »). Il y a cinq domaines dans lesquels nous pouvons réfléchir à la pertinence de cette description de Erdogan en sultan : le modèle politique, le rapport aux conseillers, la crainte de la destitution violente et la dimension dynastique du pouvoir.
Premièrement, Erdogan ne peut pas exercer le pouvoir comme un sultan, car il existe des élections parlementaires et présidentielles. La Turquie n’est pas la Russie : le principe d’une démocratie d’exercice et d’opinion — certes beaucoup moins observé depuis 2016 — est central pour la très grande majorité des Turcs. On peut davantage le comparer à un sultan à la manière qu’il a de prendre des décisions présentées comme justes. Le sultan est en effet un roi de justice dans les traditions islamiques, turques, iraniennes et arabes.
Ensuite, une des caractéristiques du sultan est qu’il écoute des avis informés — en théorie du moins — et qu’il prend conseil, pour être éclairé et aboutir à la meilleure des décisions. Or ce qui est reproché actuellement à Erdogan, c’est précisément de ne plus écouter personne — et d’agir de manière extrêmement pragmatique pour gagner les élections, objectif qui apparaît aujourd’hui comme le seul résultat recherché.
En revanche, Erdogan agit comme un sultan par la crainte qu’il a de perdre le pouvoir et d’être déposé. Depuis 2016, il craint même de perdre la vie. Il est obsédé par la figure d’Abdulhamid II qui a été déposé par les Jeunes-Turcs en 1909. Une série à la fin des années 2010, Payitaht : Abdülhamid, faisant référence à Abdülhamid II, opère une impressionnante réécriture de l’histoire, en mettant en scène un sultan menacé par des forces extérieures et des forces intérieures.
Finalement, on peut faire un dernier parallèle entre la situation contemporaine et le sultanat, dans la mesure où celui-ci est caractérisé par le principe dynastique : le sultan ottoman a des héritiers. Or les gendres d’Erdogan ont un rôle crucial dans son dispositif de pouvoir, notamment Selçuk Bayraktar qui est président du Conseil d’administration de Baykar, qui produit les fameux drones. Le rapport qu’Erdogan entretient avec ses gendres n’est pas sans rappeler la manière dont le sultan intégrait ses grands vizirs à sa famille en les mariant à ses filles.
Pourriez-vous développer cette comparaison avec Abdülhamid II ?
Cette figure est moins importante qu’il y a quelques années, lorsque Erdogan développait une politique qu’on pourrait qualifier de néocalifale à destination des musulmans du Proche-Orient au lendemain des révolutions du printemps arabe. Cette politique néocalifale est beaucoup moins active aujourd’hui ; le soft power néo-ottoman s’est un peu rétracté, laissant la place à un hard power bien plus affirmé.
Par conséquent, la figure d’Abdulhamid II est sans doute moins utile au pouvoir actuel que celle des souverains de conquête — notamment Soliman le Magnifique et Mehmet II. Au contraire de ses deux brillants et lointains prédécesseurs, Abdülhamid II était vu il y a une trentaine d’années comme l’autocrate qui avait mis en échec la politique de réforme et de rénovation du XIXe siècle. Pourtant, l’AKP n’a cessé de tenter de réhabiliter ce monarque, parce qu’il incarne très bien la politique de revanche de l’histoire d’Erdogan. Abdülhamid II est présenté comme le sultan qui a fait tout son possible pour s’opposer à l’impérialisme (informel, précisons-le) des grandes puissances, tout en cherchant leur soutien pour prolonger la modernisation des Tanzimat. De la même manière, Erdogan développe un programme contre ceux qu’il appelle les « impérialistes », tout en restant dans le camp de l’OTAN. Abdülhamid II reste donc une référence pour Erdogan dans son ambiguïté vis-à-vis de l’Occident.
Par ailleurs, vieillissant et fragilisé par la montée des contestations, il est décrit comme un travailleur infatigable et un serviteur de l’État. Se comparer à lui permet à Erdogan de se peindre également en serviteur de la nation et d’insister sur son incomparable expérience politique. Face à son opposant Kemal Kılıçdaroğlu, c’est un argument de poids.
Vous mentionnez l’idée d’une « revanche de l’histoire » dans la logique d’Erdogan, que l’on pourrait illustrer par la réislamisation de Sainte-Sophie, qui avait eu lieu justement le jour du quatre-vingt dix-septième anniversaire du traité de Lausanne. À quel point y a-t-il un lien entre réislamisation et revanche de l’histoire ?
Les chronologies se superposent. Les conseillers d’Erdogan en sont conscients et ils en jouent — la décision de transformer Sainte-Sophie en mosquée est prise le 10 juillet 2020, mais elle est appliquée le 24 juillet, date de la signature officielle du traité de Lausanne. Par cet acte, il transforme un musée et un monument constitutif du patrimoine universel de l’humanité en une mosquée au bénéfice des Turcs. La réislamisation est donc inséparable du nationalisme. Il s’agit de dire que ce bâtiment est avant tout la propriété des Turcs, en tant que musulmans. N’oublions pas qu’en Turquie, le nationalisme l’emporte bien souvent sur l’islamisme, y compris pour Erdogan et pour l’AKP, surtout depuis l’alliance avec le MHP (Milliyetçi Hareket Partisi, ou Parti d’action nationaliste) en 2018.
Par ailleurs, l’historiographie turque prend sa revanche en réinvestissant et en révisant Lausanne, au moment même où les Turcs mènent une politique très active en Méditerranée orientale. Erdogan n’a de cesse d’expliquer que le Traité de Lausanne était un mauvais traité parce que le statut des îles qu’il prévoit n’est pas favorable à la Turquie. En somme, il y a un lien direct entre Sainte-Sophie, Lausanne, Chypre, les Grecs et la Méditerranée. L’islam est au coeur de tout cela. Sainte-Sophie redevient une mosquée et, au même moment, l’héritage diplomatique d’Atatürk est contesté.
Je vous donne un dernier exemple de l’utilisation de l’histoire pour justifier une nouvelle politique plus agressive en Méditerranée. Le 3 septembre 2022, Erdogan fait un discours à Samsun dans lequel il s’adresse directement aux Grecs, alors que les deux pays sont en pleine crise. Il fait alors référence à la sanglante reconquête de Smyrne par les Turcs qui a eu lieu un siècle plus tôt, à une semaine près ! Erdogan dit alors aux Grecs : méfiez-vous car cela peut se passer « en une nuit ». C’est une menace très explicite.
Dans cette campagne, il ne cesse de dire au peuple : la « nouvelle Turquie » commence maintenant (« yarın değil, hemen şimdi »). Les traits de cette nouvelle Turquie s’inspirent d’un passé qui parle à tous les Turcs.
Comment s’inscrit cette réislamisation dans la politique d’influence de la Turquie vis-à-vis du monde musulman dans son ensemble — notamment vis-à-vis des autres grandes puissances, l’Arabie saoudite et l’Égypte ?
Istanbul est la quatrième ville sainte de l’islam sunnite. Réislamiser Sainte-Sophie revient à le rappeler au monde musulman en accueillant à bras ouverts ceux qui se rendent à Istanbul. Ce geste rappelle que ce sont les Turcs qui ont permis de faire de Constantinople la ville ultime des compagnons du Prophète — Abu el-Ansari, tombé sous les murs de Byzance. De là viennent les références sans complexe d’Erdogan à Jérusalem. Il y fait référence en expliquant que les Turcs pourraient contribuer au règlement du statut de Jérusalem, parce que les Turcs ont une légitimité qui leur viendrait de la conquête de Constantinople.
Sur cette question de la politique étrangère et du rapport aux musulmans — l’Empire ottoman s’est construit par opposition et aussi par imitation réciproque de l’empire Safavide — à quel point cette logique est-elle une constante de l’histoire ottomane ? La retrouve-t-on aujourd’hui dans la Turquie moderne ? Lors d’un entretien dans nos colonnes avec des militantes féministes turques, celles-ci nous disaient qu’aujourd’hui, beaucoup de Turques disent ne pas vouloir finir comme les Iraniennes, dont le sort est utilisé comme mise en garde contre la tendance répressive du régime turc.
Oui, c’est une sorte de miroir. Il y a en effet une relation sur laquelle on insiste trop peu : celle entre la Turquie et l’Iran. Ce sont des frères ennemis, l’Iran étant l’ennemi safavide et chiite. Dans l’histoire de l’empire ottoman, on voit de nombreux exemples de politiques anti-chiites très violentes, dont celle menée par Selim Ier, le père de Soliman le Magnifique. D’un autre côté, l’historiographie a montré qu’il y avait un certain pragmatisme des souverains ottomans vis-à-vis des chiites, du fait notamment de la place des Alévis. Ils cherchaient avant tout à éviter qu’un trop grand nombre de chiites allaient chercher refuge en Iran. La comparaison entre Turquie et Iran sur les droits des femmes est importante, surtout depuis la sortie de la Turquie de la Convention d’Istanbul, qui protégeait les femmes et jeunes filles de violences, décidée par le président Erdogan. Cette décision terrible a suscité énormément d’inquiétude et a conduit de jeunes musulmanes à ne plus soutenir Erdogan et l’AKP.
Mais la question du voile ou des femmes, curieusement, est rarement traitée de manière comparative en Turquie. Les références à l’Iran y sont assez peu importantes, alors que c’est un voisin puissant, qu’il y a des traits communs très importants, notamment dans le rapport à l’Occident. À cet égard, le miroir iranien pourrait finalement conduire l’AKP à multiplier les tentatives de rapprochement autour d’un ennemi commun : l’impérialisme. On pourrait alors s’imaginer qu’Erdogan regarde davantage du côté iranien pour voir comment Téhéran a négocié son rapport au reste du monde par son anti-occidentalisme. Pourtant, en définitive, l’AKP ne regarde pas vers l’Iran, mais davantage vers la Russie.
À quel point est-ce que la référence au passé ottoman implique une relation constructive ou au contraire conflictuelle avec les pays européens ? Au sein de la classe politique turque, y a-t-il différents positionnements vis-à-vis du passé ottoman, qu’est ce que cela implique dans les relations à avoir avec l’Europe ?
Les Européens sont souvent désignés, notamment dans le discours de l’AKP, comme ceux qui font obstacle au développement du pays. Il faut rappeler qu’en 2004, à l’époque où Erdogan est Premier ministre, commencent les négociations officielles pour l’intégration à terme de la Turquie à l’Union européenne. Cette relation à l’Europe est marquée par les efforts importants qu’a fait l’AKP à partir de 2002 pour faire avancer la Turquie dans le domaine de la reconnaissance des droits humains, dans la réduction de la torture dans les prisons — voire, dans les premières années, la reconnaissance des droits du peuple kurde. Tout cela était fait dans le but d’intégrer l’Union. La relation à l’Europe est donc liée à cette histoire récente, ouverte en 1963 avec la signature du traité d’Ankara.
Cependant, ce qui n’est pas souligné — parce que cela rapporte moins de voix et ne rentre pas dans les objectifs populistes de conquête électorale ou de maintien électoral — c’est que le premier partenaire commercial et politique principal de la Turquie est aujourd’hui l’Europe. L’union douanière de 1995 est quelque chose d’absolument central. Si celle-ci était remise en question, il y aurait une crise pour les deux parties : ce serait absolument dramatique pour une économie turque qui se porte déjà très mal.
De même, on ne souligne jamais le passé de relations culturelles et diplomatiques avec l’Europe : la relation politique instaurée entre François Ier et Soliman le Magnifique ; les échanges culturels et scientifiques développés au XVIIe siècle ; le fait que l’artillerie turque de la seconde moitié du XVIIIe siècle ait été mise en place et modernisée par des ingénieurs et des militaires français, etc. Tout ceci est passé sous silence.
Est-ce que les opposants à Erdogan auraient une relation différente à l’Europe s’ils venaient au pouvoir ? Il ne faut pas croire qu’à partir du moment où il n’y aura plus Erdogan, la politique de la Turquie vis-à-vis de ses partenaires ou des composantes de sa population changera du tout au tout… Le gouvernement turc s’est opposé à toute reconnaissance pendant des décennies des droits des Kurdes. La question arménienne,la situation dans le Caucase ou la relation à l’OTAN ne sont pas prêtes d’être réglées.
Ce qui se passera dans les semaines qui viennent reste imprévisible. Ce que l’on peut imaginer, c’est qu’une coalition en Turquie pourrait effectivement rendre des droits au Parlement, rétablir les droits humains et relancer l’économie. Cela dépendra aussi de la capacité de l’Europe à mettre d’emblée ces questions sur la table dès le 29 mai, au lendemain du second tour. Rien ne permet pour autant d’affirmer qu’on reviendra au monde d’avant.