Depuis un peu plus d’une semaine, le « sofagate » suscite deux types de commentaires chez les Européens. D’une part,  M. Erdoğan ne laisse pas de chaise à une femme, deux semaines après le retrait de la Turquie de la convention d’Istanbul sur les violences faites aux femmes : il ne respecte pas les valeurs et les principes qui font le socle de l’UE et n’y a décidément pas sa place. D’autre part, il exploite les divisions et la naïveté d’une Europe faible face à un Turquie « carnivore ». Ces deux lectures suffisent-elles ? Non. Permettent-elles d’éviter ce type d’incident à l’avenir ? Pas davantage, si l’on ne commence pas par comprendre dans quel temps long il s’inscrit. Et pour cela, il faut revenir à l’histoire et à la diplomatie. 

Le Ministre des affaires étrangères turc l’a rappelé dès jeudi  : la visite a fait l’objet d’une préparation réglée au cordeau, validée par les deux parties. «  Ce n’est pas la première fois qu’on accueille des dignitaires étrangers  », a-t-il ajouté. 

Au XVIIIe siècle, le grand vizir fait asseoir les ambassadeurs sur un tabouret bas et malcommode. Au cours de l’audience, l’hôte fait revêtir son invité d’une somptueuse robe d’honneur. Symboliquement, il le place sous son insigne protection et marque la supériorité de son maître sur les autres monarques.

Olivier Bouquet

En effet, des représentants européens se sont installés à Istanbul dès après la conquête de 1453. Ils sont accueillis par le grand vizir, et par le sultan lui-même, qui se considère pourtant comme un souverain supérieur aux autres. Soliman le Magnifique refuse à ses éminents rivaux la reconnaissance du titre d’empereur. Pour lui, Charles Quint n’est que «  le roi d’Espagne  ». La Porte fait peu de cas du rang des ambassadeurs qu’elle accrédite. Lors de la remise des lettres de créance, ils sont saisis vigoureusement par deux huissiers et contraints de s’incliner devant le souverain sans prononcer le moindre mot. La Porte jette en prison des représentants d’État contre lequel elle engage des hostilités – c’est ce qui arrive au personnel de la légation française lors de l’expédition d’Égypte de 1798. 

Au XVIIIe siècle, le grand vizir fait asseoir les ambassadeurs sur un tabouret bas et malcommode. Au cours de l’audience, l’hôte fait revêtir son invité d’une somptueuse robe d’honneur. Symboliquement, il le place sous son insigne protection et marque la supériorité de son maître sur les autres monarques. Cependant, les armées du sultan enchaînent les défaites militaires. La Porte est contrainte d’accepter les usages convenus bilatéralement. Le protocole s’assouplit. Les représentants des « pays infidèles » défendent le rang de leur monarque. En 1700, on exige du marquis de Ferriol qu’il se présente sans épée devant le sultan. L’ambassadeur français s’y refuse ; il l’a reçue de son maître, le Roi soleil. On lui ferme l’accès à la chambre des requêtes où le sultan doit le recevoir ; il quitte le palais de Topkapi avec fracas pour ne plus y remettre les pieds.

Au XIXe siècle, l’Empire ottoman reste un État important, mais doit son maintien aux interventions militaires de ses alliés (contre la Russie, lors de la guerre de Crimée) et l’équilibre de son budget aux emprunts contractés à Londres et à Paris. La Porte développe une économie de l’échange diplomatique remarquablement protocolaire. Pour la première fois, elle accueille des empereurs européens en sa capitale  : François-Joseph à l’occasion de l’inauguration du canal de Suez en 1869 ; Frédéric-Guillaume II afin d’inaugurer un partenariat militaire à la fin du XIXe siècle. Cependant, la logique de l’étiquette garde toujours la recherche d’un supplément de prestige. 

À l’étranger en revanche, l’équivalence des rangs diplomatiques est une exigence constante et le respect des usages une règle absolue. Sous la République turque comme à l’époque ottomane. Deux exemples : en octobre 2009, le président turc d’alors A. Gül se rend à Paris pour la saison de la Turquie en France. Il y est reçu non par le président de la République (hostile à l’intégration de la Turquie à l’Union), mais par le Premier ministre. La presse turque s’en émeut. En 2010, le vice-ministre des affaires étrangères israélien D. Ayalon convoque l’ambassadeur de Turquie pour condamner la présence de thèmes antisémites dans un feuilleton télévisé turc. Il ne lui sert pas la main, l’installe devant une table où seul un drapeau israélien a été posé, et le fait asseoir sur un canapé bas alors que lui-même est sur un fauteuil en hauteur. Ankara réagit aussitôt, exige et obtient des excuses.

Ce que les représentants de l’Union ont subi (la relégation de la présidente de la Commission au niveau du ministre turc des Affaires étrangères), une délégation turque ne l’aurait jamais toléré à Bruxelles.

Olivier Bouquet

En d’autres termes, ce que les représentants de l’Union ont subi (la relégation de la présidente de la Commission au niveau du ministre turc des Affaires étrangères), une délégation turque ne l’aurait jamais toléré à Bruxelles. Pas seulement parce que pour le président turc, seule compte l’équivalence bilatérale avec un chef d’État  : à la différence de Charles Michel, il en aurait fait un «  incident public  ». Mais parce que le protocole turc aurait veillé avec la plus grande vigilance à ne pas le placer dans une situation d’infériorité. La question n’est donc pas qui a eu tort, mais ce qu’il faut retenir de l’incident  :  pour la diplomatie turque d’hier comme d’aujourd’hui, la bataille des préséances l’emporte souvent sur la recherche d’un accord. 

Dans un contexte tendu entre la Turquie et l’Union européenne, il faut essayer de comprendre avec qui l’on traite avant d’engager un rapport de force. Comme dans un match de football, en déplacement à l’extérieur, il faut «  serrer le jeu  ». 

Et soucieux de rehausser son pays, persuadé d’incarner l’héritage des sultans, l’ancien joueur semi-professionnel R.T. Erdoğan le sait bien.