La pandémie de Covid-19 a démontré l’ampleur des bouleversements économiques et politiques que les menaces sanitaires peuvent encore provoquer aujourd’hui, malgré les immenses progrès médicaux réalisés depuis deux siècles. Au cours des décennies à venir, il est possible que des maladies de gravité égale ou supérieure émergent. Mais les menaces sanitaires ne se limitent pas aux pandémies fulgurantes : à ce danger difficilement prévisible et limité dans le temps s’ajoute la lente perte d’efficacité de certains des outils essentiels de la médecine — les antibiotiques.

En effet, les bactéries résistantes aux antibiotiques sont de plus en plus nombreuses. Elles causent déjà la mort de plus de 33 000 personnes par an en Europe1 et environ 1,3 millions dans le monde2. En 2050, elles pourraient tuer 10 millions de personnes et seraient la première cause de mortalité mondiale3, ce qui s’assimile à un état de pandémie permanente, un scénario catastrophe déjà étudié dans un précédent article de cette revue. L’arrêt ou le ralentissement de la propagation des bactéries résistantes est donc un enjeu stratégique de premier ordre.

1 — Que sont les antibiotiques ?

On nomme antibiotiques des molécules qui tuent ou empêchent de se reproduire un nombre plus ou moins restreint d’espèces bactériennes mais sont inoffensives chez les espèces non bactériennes. La pénicilline a été le premier antibiotique, découvert en 1928 par Alexander Fleming. Suite à sa première utilisation à grande échelle pendant la seconde guerre mondiale4, beaucoup d’antibiotiques naturels comme synthétiques ont été utilisés en médecine humaine et vétérinaire. Combinés au développement de l’hygiène et des vaccins, les antibiotiques ont presque permis d’éradiquer les infections bactériennes mortelles comme la tuberculose, le choléra ou le typhus des pays développés. Ils ont à eux seuls augmenté l’espérance de vie de dix ans, soit plus qu’aucun autre traitement5.

La plupart des antibiotiques actuellement utilisés ont été développés ou découverts dans les années 1945-1980. Durant cet âge d’or de l’antibiothérapie, de nombreux cribles d’échantillons de sols ont permis d’identifier des antibiotiques naturels produits par des bactéries et des champignons6, tandis que d’autres antibiotiques dits synthétiques ont été élaborés en laboratoire. Depuis, les mises sur le marché de nouveaux antibiotiques se sont considérablement ralenties, un phénomène que l’on connaît sous le nom de « discovery void ». Au cours des quarante dernières années, la fréquence de mise sur le marché d’antibiotiques a diminué de 90 %7, et seules deux nouvelles classes d’antibiotiques ont été découvertes (lipopeptides cycliques et oxazolidinones), qui ne sont efficaces que contre un nombre limité de bactéries (on parle de spectre étroit par opposition aux antibiotiques à large spectre)8.

Les bactéries résistantes aux antibiotiques sont de plus en plus nombreuses. Elles causent déjà la mort de plus de 33 000 personnes par an en Europe.

Erwan Sallard

2 — Comment se développe l’antibiorésistance ?

Sous l’effet de mutations génétiques aléatoires ou de l’acquisition de gènes originaires d’autres espèces, il est possible que des bactéries initialement sensibles à un antibiotique donné y deviennent résistantes. Ces phénomènes sont très minoritaires dans la nature, mais quand des antibiotiques sont utilisés, les bactéries résistantes ont un avantage sélectif : elles seules peuvent survivre et se multiplier. Débarrassées de leurs concurrentes, elles prolifèrent rapidement. Par conséquent, à chaque fois qu’on utilise un antibiotique, on risque de le rendre moins efficace en sélectionnant des bactéries qui y résistent.

Parfois, l’une des descendantes de la bactérie résistante acquiert à son tour une nouvelle mutation qui la rend résistante à un autre antibiotique, et le processus se répète. De cette manière, des populations bactériennes peuvent devenir au fil du temps résistantes à un grand nombre d’antibiotiques, c’est-à-dire multirésistantes.

Puisque les bactéries sont capables d’échanger des gènes (c’est ce qu’on appelle transfert horizontal), la sélection de souches antibiorésistantes est toujours dangereuse, même quand elle survient chez des bactéries non pathogènes, car le gène de résistance (porteur de la mutation) peut être transmis à des bactéries nocives. Réciproquement, les bactéries résistantes sont dans certains cas lentement contre-sélectionnées si l’antibiotique n’est plus utilisé car la résistance peut avoir un coût évolutif, par exemple un métabolisme plus énergivore.

Hiraku Suzuki, « Constellation #38 », 2019, encre argentée et encre de Chine sur papier et aluminium, 995 x 695mm — Copyright © Hiraku Suzuki Studio. Tous droits réservées. http://hirakusuzuki.com/

3 — Où se développe l’antibiorésistance ?

Les antibiotiques sont souvent utilisés à tort, pour des infections bénignes voire contre des infections virales, alors qu’ils n’ont aucun effet contre les virus. Une étude a révélé qu’aux États-Unis, parmi les 40 millions de prescriptions annuelles d’antibiotiques, les deux tiers n’étaient pas appropriées9. Ces usages inutiles favorisent l’émergence d’antibiorésistance. L’antibiorésistance peut aussi provenir de l’élevage, puisque la majorité des antibiotiques utilisés dans le monde sont administrés à des animaux. En effet, les animaux élevés en batterie sont très susceptibles de développer des infections bactériennes en raison de la promiscuité avec un grand nombre d’autres animaux. Certains éleveurs ajoutent des antibiotiques en permanence dans la nourriture de leurs animaux, afin d’éviter les maladies et accélérer la croissance des bêtes. Les antibiotiques circulent des élevages aux villes et dans l’environnement : ils peuvent se retrouver dans la viande mangée par le consommateur ou être évacués dans l’urine ou les selles et se retrouver dans l’eau et les sols, où ils peuvent continuer de sélectionner des bactéries résistantes10. Dans une moindre mesure, les cultures végétales contribuent aussi à l’antibiorésistance puisque plusieurs pesticides, par exemple le glyphosate, ont aussi une action antibactérienne. Au même titre que les autres consommations inappropriées d’antibiotiques, ils peuvent provoquer chez l’humain des dysbioses, c’est-à-dire une dégradation du microbiote intestinal, qui favorisent les infections digestives et l’antibiorésistance.

Bien que la consommation d’antibiotiques demeure en moyenne plus élevée dans les pays du Nord, elle augmente fortement dans de nombreux pays en développement, dont beaucoup n’ont pas encore mis en œuvre de plans de lutte contre l’antibiorésistance. Par exemple, la majorité des antibiotiques sont vendus sans ordonnance dans la plupart des pays en développement11 et, malgré les interdictions, ces ventes sans ordonnance représenteraient jusqu’à 30 % de la consommation dans certains pays européens12.

Les antibiotiques sont souvent utilisés à tort, pour des infections bénignes voire contre des infections virales, alors qu’ils n’ont aucun effet contre les virus. Une étude a révélé qu’aux États-Unis, parmi les 40 millions de prescriptions annuelles d’antibiotiques, les deux tiers n’étaient pas appropriées.

Erwan Sallard

L’antibiorésistance est déjà répandue dans le monde entier, en particulier sous les climats chauds plus favorables à la prolifération bactérienne et dans les pays pauvres, à l’échelle mondiale comme en Europe13. À l’intérieur de l’Union, il existe une forte corrélation entre la consommation d’antibiotiques et le taux de résistances : ainsi la France, dépassée seulement par la Roumanie, l’Italie et la Grèce en termes de consommation par personne, se trouve à la sixième place des pays ayant le plus fort taux de résistances14. 15 % des bactéries pathogènes en France sont antibiorésistantes, une proportion qui monte jusqu’à 50 % en Inde15. Le fardeau humain de l’antibiorésistance est principalement porté par les pays les moins développés en raison d’un accès plus difficile aux mesures de prévention des infections : d’ici une génération, 40 % des morts causées par l’antibiorésistance pourraient avoir lieu en Afrique16.

4 — Les conséquences stratégiques de l’antibiorésistance

Du fait de l’ampleur du commerce international, notamment de nourriture et d’animaux d’élevage, et des déplacements humains, il est illusoire de contenir des souches de bactéries multi-résistantes déjà abondantes dans leur région d’origine : l’échelle géographique pertinente de lutte contre l’antibiorésistance est mondiale. D’un point de vue démographique, les jeunes enfants et les personnes âgées sont les catégories les plus à risque, comme pour la plupart des maladies infectieuses ; cependant, l’antibiorésistance provoque aussi une mortalité et morbidité notable dans les autres classes d’âges, car elle peut rendre mortelles des infections habituellement considérées comme bénignes et auparavant faciles à traiter.

Les coûts médicaux dus aux bactéries multirésistantes représentent 9 milliards d’euros par an en Europe et 20 aux Etats-Unis, voire le triple en tenant compte de la perte de productivité des patients provoquée par l’aggravement et l’allongement temporel des infections. Le coût total de l’antibiorésistance pourrait monter jusqu’à 1000 milliards de dollars en 2050, soit pour les pays les plus pauvres une diminution du PIB de 7 % et un important retard de développement17. En comparaison, il est estimé qu’en investissant dès à présent 4 milliards de dollars supplémentaires chaque année dans la lutte contre l’antibiorésistance, il serait possible d’éviter la majorité de ces pertes futures18.

L’antibiorésistance impose dès à présent une lourde charge sur des systèmes de santé qui pour beaucoup sont déjà affaiblis par d’autres crises. Par exemple, les bactéries antibiorésistantes représentent déjà 70 % des infections nosocomiales aux États-Unis19. En effet, les hôpitaux sont des lieux particulièrement exposés au risque d’antibiorésistance, puisqu’ils concentrent à la fois les bactéries pathogènes, une forte utilisation d’antibiotiques, et des patients affaiblis particulièrement susceptibles aux infections.

La propagation de l’antibiorésistance forcera les systèmes de santé à une restructuration importante. Pour commencer, les substituts aux antibiotiques usuels, quand ils existent, sont généralement plus chers ou ont des effets secondaires, et sont souvent à spectre étroit ou nécessitent d’être combinés avec d’autres antimicrobiens. De plus, de lourds investissements en infrastructures et matériel d’isolement (pour empêcher les contaminations) et de réanimation (car le nombre de patients en état grave augmentera) doivent dès à présent être initiés20. Enfin, l’antibiorésistance compliquera le traitement de nombreux problèmes de santé sans lien direct avec les infections bactériennes : des antibiotiques sont administrés préventivement avant chaque opération chirurgicale, durant les chimiothérapies, et contre certaines maladies chroniques, en particulier en cas d’immunodépression ; de même, les implants médicaux sont généralement enrobés d’antibiotiques. La perte d’efficacité de ces médicaments obligera donc à adopter des protocoles de soin plus complexes, plus chers ou plus risqués.

L’antibiorésistance impose dès à présent une lourde charge sur des systèmes de santé qui pour beaucoup sont déjà affaiblis par d’autres crises.

Erwan Sallard

Par conséquent, l’antibiorésistance représente l’un des principaux défis sanitaires du XXIème siècle. Bien que la réponse globale à cette crise en devenir est encore très insuffisante, plusieurs pistes d’actions ont déjà été proposées, que nous allons étudier dans les six prochains points.

5  — La réforme des suivis médicaux

Si les pharmacies et la médecine généraliste ont leur rôle à jouer dans la diminution des prescriptions d’antibiotiques et le raffinement des traitements, c’est dans les hôpitaux que les progrès les plus importants peuvent être effectués. En effet, les règles d’utilisation sont plus centralisées et souvent mieux suivies, la consommation actuelle d’antibiotiques est très importante, et il est souvent possible d’augmenter efficacement l’hygiène à relativement peu de frais. Certaines expériences ont déjà réussi à réduire la consommation d’antibiotiques de 80 % dans les hôpitaux participants21.

Face à l’émergence de bactéries résistantes à la plupart des antibiotiques usuels, plusieurs systèmes de santé nationaux ou régionaux comme par exemple celui des Pays-Bas ont adopté la stratégie « rechercher et détruire », similaire à la méthode « tester-isoler-tracer » utilisée lors de la pandémie de Covid-19. Elle consiste à tester systématiquement les patients et soignants pour détecter les porteurs de bactéries multirésistantes, puis à isoler les porteurs jusqu’à ce que les bactéries soient éliminées, parfois à l’aide des rares antibiotiques encore efficaces. Cependant, cette stratégie coûteuse en argent et en main-d’œuvre a eu des effets mitigés22 : dans certains hôpitaux, les bactéries multirésistantes sont déjà devenues majoritaires23. Une amplification des efforts et des investissements, et l’utilisation simultanée d’autres stratégies, s’avèrent nécessaires.

Hiraku Suzuki, « Constellation #06 », 2016, encre argentée et encre de Chine sur papier et aluminium, 995 x 695mm — Copyright © Hiraku Suzuki Studio. Tous droits réservées. http://hirakusuzuki.com/

En plus de l’adaptation des systèmes hospitaliers, la lutte contre l’antibiorésistance requiert de réduire les risques d’infection par l’apprentissage et l’application dans tous les domaines de la société de mesures d’hygiène efficaces, une alimentation saine pour le microbiote intestinal qui a un rôle de barrière, ainsi que la vaccination contre les bactéries pathogènes les plus dangereuses. D’une part, certains vaccins déjà existants permettraient de diminuer fortement la mortalité et la morbidité des infections bactériennes, ainsi que les besoins en antibiotiques et la propagation de l’antibiorésistance, s’ils étaient utilisés à plus grande échelle et distribués dans les pays pauvres. Par exemple, un vaccin efficace contre le Streptococcus pneumoniae existe et est inclus dans le calendrier vaccinal en France, mais 800 000 enfants de moins de 5 ans meurent encore chaque année faute d’y avoir eu accès. D’autre part, de nouveaux vaccins peuvent être développés contre les pathogènes pour lesquels l’antibiorésistance est la plus répandue. L’OMS a d’ailleurs publié à cet égard une liste de cibles prioritaires24.

Les protocoles d’utilisation des antibiotiques sont aussi en train d’évoluer : en jouant sur la dose et la durée du traitement, il est possible de diminuer le risque de sélectionner des résistances. Surtout, il est important d’administrer uniquement des molécules efficaces contre la bactérie concernée en privilégiant les antibiotiques à spectre étroit. Dans certains cas, une combinaison de molécules peut limiter également l’antibiorésistance : il est moins probable qu’une bactérie devienne résistante à plusieurs antibiotiques simultanément qu’à un seul. Certains antibiotiques sont aussi réservés aux traitements de dernier recours, contre des infections multirésistantes, et il en est fait un usage très parcimonieux afin d’éviter qu’eux aussi deviennent inefficaces.

Le suivi et la modélisation de l’antibiorésistance et de la consommation d’antibiotiques, chez les humains et les animaux, permettent aux systèmes de santé d’adapter l’utilisation d’antibiotiques aux situations locales et fournissent de précieuses informations à l’échelle nationale ou internationale. La Suède a ainsi été l’un des premiers pays à systématiser le suivi et le guidage des politiques publiques via le programme STRAMA, dès 199525 : des groupes de travail régionaux rassemblant les acteurs du domaine de la santé (pharmacies, hôpitaux, médecins généralistes…) décidaient de protocoles pour accomplir des objectifs nationaux. L’expérience générée par STRAMA a contribué à l’instauration de programmes de suivi à plus grande échelle, par exemple le programme GLASS de l’OMS ou depuis peu EARS-NET pour l’Union européenne. Cependant, les données à l’échelle mondiale demeurent parcellaires.

Le suivi et la modélisation de l’antibiorésistance et de la consommation d’antibiotiques, chez les humains et les animaux, permettent aux systèmes de santé d’adapter l’utilisation d’antibiotiques aux situations locales et fournissent de précieuses informations à l’échelle nationale ou internationale.

Erwan Sallard

6 — La recherche fondamentale sur de nouveaux traitements et outils de diagnostic

Il est désormais difficile de découvrir de nouveaux antibiotiques à large spectre, car ces traitements doivent cibler le petit nombre de voies métaboliques communes à la majorité des bactéries, et les antibiotiques usuels ont déjà sélectionné un grand nombre de mécanismes de résistance sur ces cibles. La recherche se porte donc majoritairement sur le développement d’antibiotiques à spectre étroit, ou bien sur l’amélioration du dosage et l’étude de combinaisons d’antibiotiques26.

Les méthodes de diagnostic rapide, encore rares, constituent aussi l’une des priorités actuelles de la recherche. Un antibiogramme, c’est-à-dire la méthode habituelle — qui n’a presque pas évoluée en un siècle — pour identifier le type d’infection d’un patient et choisir l’antibiotique à utiliser, prend généralement un à deux jours, un délai inacceptable pour la prise en charge d’une infection aiguë. Par conséquent, les médecins prescrivent souvent à l’aveugle une première dose d’antibiotiques à large spectre, parfois même sans savoir s’il s’agit d’une infection bactérienne, ce qui génère un fort risque de sélectionner des résistances et s’avère souvent inefficace. De meilleurs diagnostics permettraient donc d’améliorer et de raffiner considérablement l’utilisation d’antibiotiques :  on estime ainsi que de meilleurs diagnostics contre la tuberculose multirésistante aux antibiotiques pourraient sauver 60 000 vies par an27. Une partie importante des diagnostics en cours de développement est basée sur la PCR, une méthode plus rapide que l’antibiogramme (2-3 heures) mais qui demande plus d’expertise et repose sur la connaissance préalable de candidats.

En plus des antibiotiques, de nouveaux types de traitements sont à l’étude, comme par exemple la phagothérapie. Cette technique consiste à utiliser des virus, nommés phages, qui infectent et tuent spécifiquement des bactéries. Employée pour la première fois en 1919 à l’hôpital Necker28, cette méthode était tombée en désuétude en Occident suite à l’avènement des antibiotiques, mais est restée en vigueur notamment en Pologne, en Russie et en Géorgie29. À l’époque de l’Union soviétique, l’Institut Eliava de Tbilissi produisait 50 tonnes de phages par an et permit de soigner des dizaines de milliers de soldats de l’armée rouge atteints de gangrène ou de dysenterie dès la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui encore, l’Institut continue d’améliorer et d’actualiser ses cocktails de phages, et accueille des patients du monde entier infectés par des bactéries multirésistantes aux antibiotiques30. Plusieurs essais cliniques sont en cours pour adapter la phagothérapie aux standards médicaux et pharmaceutiques occidentaux. Il est par exemple possible de ne pas utiliser les phages eux-mêmes mais certaines de leurs protéines, les lysines, qui font éclater les cellules bactériennes en détruisant leur paroi31.

Contrairement à beaucoup d’antibiotiques, la plupart des nouveaux traitements ont un spectre étroit : ils ne sont efficaces que contre un petit nombre d’espèces, voire seulement certains sous-groupes au sein d’une espèce.

Erwan Sallard

Les nouveaux traitements contre les bactéries multirésistantes aux antibiotiques ne sont pas miraculeux pour autant : beaucoup ne sont encore qu’à des stades précoces de développement, et tous pourraient être un jour rendus inutiles par l’émergence de nouvelles résistances. Néanmoins, certains traitements devraient provoquer moins de résistance : par exemple, les bactéries ont peu de moyens de se défendre contre les lysines car très peu de mutations seraient capables de modifier la paroi bactérienne suffisamment pour bloquer l’action des lysines mais sans tuer la bactérie elle-même32, et les phages sont capables d’évoluer et de contourner les résistances bactériennes.

Contrairement à beaucoup d’antibiotiques, la plupart des nouveaux traitements ont un spectre étroit : ils ne sont efficaces que contre un petit nombre d’espèces, voire seulement certains sous-groupes au sein d’une espèce. Bien que cela limite les dommages collatéraux sur le microbiote (les traitements à large spectre éliminent aussi les bactéries bénéfiques), cela oblige à identifier pour chaque malade la bactérie pathogène avant d’administrer un traitement. Par conséquent, d’ici à l’adoption massive de diagnostics rapides33, les nouveaux médicaments seront probablement limités au traitement des infections chroniques par des bactéries pré-identifiées34.

Hiraku Suzuki, « Constellation #24 », 2019, encre argentée et encre de Chine sur papier et aluminium, 1745 x 1340mm — Copyright © Hiraku Suzuki Studio. Tous droits réservées. http://hirakusuzuki.com/

7 — Une politique vétérinaire et agricole adaptée

Dès 2006, l’Union européenne a interdit l’utilisation d’antibiotiques comme facteurs de croissance dans l’élevage, qui est encore aujourd’hui pratiquée dans de nombreux États comme le Brésil ou les États-Unis. Dans sa stratégie « de la ferme à la table », l’Union se fixe l’objectif de réduire de moitié l’utilisation d’antibiotiques dans l’élevage sur l’intervalle 2020-2030, dans la continuité de progrès déjà réalisés ces dernières années35. En 2022, la législation européenne et française s’est renforcée de manière notable, avec la réservation de certains antibiotiques à la médecine humaine36 et les interdictions de l’usage préventif d’antibiotiques dans l’élevage37 et de l’importation de viande produite aux antibiotiques de croissance38.

Cependant, la consommation d’antibiotiques dans l’élevage reste très élevée dans certains États membres comme l’Italie ou l’Espagne39. Dans de nombreux pays européens dont la France, l’utilisation d’antibiotiques dans l’élevage (90 mg par kg de viande produite en France en 2016) peut encore être fortement raffinée et réduite d’au moins 80 %40, ce qui aurait un impact minime sur les profits (moins de 2 %) et qu’ont réussi les Pays-Bas et les pays scandinaves au cours des dernières décennies.

La consommation d’antibiotiques dans l’élevage reste très élevée dans certains États membres comme l’Italie ou l’Espagne.

Erwan Sallard

Par exemple, la Norvège, dont les élevages piscicoles consommaient et relâchaient dans l’environnement de très fortes doses d’antibiotiques, a entièrement interdit ces pratiques dès les années 1990, remplacées par des vaccins et des pratiques d’hygiène strictes dans les élevages. Grâce à des aides techniques et financières aux agriculteurs et vétérinaires, ainsi qu’à la coordination des acteurs du secteur, la consommation d’antibiotiques dans l’élevage en général a pu être réduite quasiment à zéro sans perte économique détectable et à l’aide de dépenses publiques relativement faibles. De même, l’élevage porcin a continué de croître au Danemark au moment même où l’usage d’antibiotiques y était fortement restreint, et le pays est même devenu l’un des principaux exportateurs de viande de porc.

Bien qu’il serait injuste et inefficace de faire reposer la diminution de la consommation d’antibiotiques uniquement sur l’élevage, il faut noter que de fortes restrictions sur l’usage vétérinaire des antibiotiques favoriseraient les élevages en plein air ou à faible densité, plus respectueux de la santé animale, et accéléreraient le développement de diagnostics et de traitements alternatifs. En effet, la mise sur le marché de traitements vétérinaires est moins contraignante qu’en médecine humaine où les essais cliniques durent longtemps et les règles de sécurité sont très strictes. Par conséquent, créer un marché pour les alternatives aux antibiotiques actuels inciterait les groupes pharmaceutiques à investir dans leur développement, et elles pourraient ensuite être plus facilement adaptées à la médecine humaine.

8 — Industrie, économie et financement des antibiotiques

En 2018, un nouvel antibiotique, la plazomicine, a été approuvé pour mise sur le marché aux États-Unis, générant d’importants espoirs car il permettait de contrer les Enterobacteriaceae résistantes aux carbapénèmes, l’une des cibles prioritaires de l’OMS. Pourtant, Achaogen, l’entreprise de taille moyenne qui avait développé la plazomicine, fit faillite quelques mois plus tard41.

Cet exemple illustre que les principales raisons pour lesquelles très peu de nouveaux antibiotiques et autres traitements sont déployés à grande échelle ne sont pas médicales, mais économiques et législatives. En effet, les essais cliniques nécessaires à la validation d’un nouveau médicament sont très longs et très coûteux : il faut compter environ une décennie et deux milliards d’euros42 pour faire approuver un nouvel antibiotique. Bien que cela garantisse une bonne sécurité des médicaments validés, seuls les plus grands groupes pharmaceutiques peuvent financer un tel investissement, et ne le font que quand ils sont sûrs de dégager des profits importants. Or les antibiotiques ne sont donnés qu’un petit nombre de fois au même patient et sont donc moins rentables que les traitements de maladies chroniques qui doivent être pris régulièrement : par exemple, les traitements contre les maladies musculaires et neurodégénératives sont estimés environ dix fois plus rentables que les antibiotiques43. De plus, les antibiotiques déjà existants sont si bon marché que les nouveaux traitements ne pourront être compétitifs que lorsque l’antibiorésistance sera extrêmement prévalente. Même à ce moment-là, il est à craindre que la durée des essais cliniques ne retarde leur déploiement de plusieurs années. Cela signifie que, dans le fonctionnement actuel du marché, il y aurait des dizaines de millions de morts avant que de nouvelles vagues de traitements n’aient peut-être une chance de changer la donne.

Les antibiotiques déjà existants sont si bon marché que les nouveaux traitements ne pourront être compétitifs que lorsque l’antibiorésistance sera extrêmement prévalente.

Erwan Sallard

De fait, beaucoup de grandes entreprises pharmaceutiques ont abandonné la recherche sur les antibiotiques : le « pipeline » de développement clinique d’antibiotiques et substituts est actuellement presque à sec. On ne comptait en 2019 que quarante deux candidats antibiotiques en essais cliniques, dont la plupart n’atteindront probablement jamais le marché ou n’apportent que des bénéfices marginaux par rapport aux traitements actuels44. Seules quatre de ces molécules sont développées par des entreprises de taille suffisante pour un déploiement à grande échelle.

De nombreuses méthodes ont été proposées pour encourager et accélérer le développement de nouveaux antibiotiques et autres traitements. Les incitations sont catégorisées en types push et pull. Les mesures push consistent à subventionner la recherche et le développement clinique via des crédits d’impôts, des subventions directes, des partenariats public-privé, etc., tandis que les incitations pull ont pour but de rendre plus rentable la mise sur le marché de nouveaux traitements. Elles permettent en outre de financer les coûts post-approbation, quand les entreprises doivent financer les essais cliniques spéciaux pour usage chez les enfants ou catégories à risques, les procédures administratives d’enregistrement et l’infrastructure de commercialisation, ces coûts s’élevant parfois à plusieurs centaines de millions de dollars45.

Hiraku Suzuki, « Constellation #32 », 2019, encre argentée et encre de Chine sur papier et aluminium, 1395 x 1120mm — Copyright © Hiraku Suzuki Studio. Tous droits réservées. http://hirakusuzuki.com/

Au total, environ 550 millions de dollars sont investis chaque année : pour comparaison, les besoins mondiaux en financement push sont estimés à 800 millions de dollars par an. Mais malgré ce succès relatif, certains secteurs indispensables de la recherche et développement sont délaissés. La recherche académique et les start-ups ne reçoivent que la portion congrue des financements, alors que ce sont elles qui sont chargées de l’innovation et de la recherche pré-clinique, les premières étapes du développement de nouveaux traitements. De plus, seuls 4 % des investissements portent sur les vaccins et les traitements de nouveaux types, et seuls 15 % portent sur les bactéries Gram-négatives46 alors que cette famille de bactéries regroupe la plupart des pathogènes multirésistants les plus dangereux.

Quant aux initiatives pull, elles manquent encore à l’appel, à l’image de la loi PASTEUR aux États-Unis, bloquée au congrès depuis trois ans47. Pourtant, les financements pull sont considérés comme les plus efficaces à long terme. En effet, les subventions directes risquent d’inciter les entreprises à poursuivre le développement de traitements peu prometteurs. Au contraire, les récompenses de mise sur le marché peuvent être adaptées à l’utilité du nouveau traitement une fois que toutes les informations nécessaires sont disponibles48.

Pour éviter ou au moins retarder l’apparition de nouvelles résistances, les nouveaux antibiotiques devront être utilisés avec parcimonie et uniquement en deuxième ou troisième ligne, quand les autres antibiotiques disponibles ne sont pas efficaces.

Erwan Sallard

Pour éviter ou au moins retarder l’apparition de nouvelles résistances, les nouveaux antibiotiques devront être utilisés avec parcimonie et uniquement en deuxième ou troisième ligne, quand les autres antibiotiques disponibles ne sont pas efficaces. Le problème est que les entreprises pharmaceutiques ont tout intérêt à ce que les antibiotiques soient utilisés massivement pour rentabiliser leur développement. Afin d’aligner l’industrie pharmaceutique sur les impératifs de santé publique, il est donc nécessaire d’employer des mesures de découplage entre profit et volume de ventes, comme le conditionnement des subventions au respect de protocoles d’usage et de marketing responsables, ou bien un modèle d’abonnement où les autorités sanitaires paient les producteurs indépendamment de la quantité d’antibiotiques achetée. Les premiers contrats de ce type ont été signés en 2022, les entreprises Shionogi et Pfizer s’engageant à fournir les antibiotiques cefiderocol et ceftazidime-avibactam au NHS (le système de santé public du Royaume-Uni) pour 10 millions de livres sterling par an49. Dans le même ordre d’idée, les financements push et pull pourraient être associés à l’obligation de mener des essais cliniques aussi pour l’usage de l’antibiotique chez les jeunes enfants, et de vendre les traitements dans les pays pauvres et à bon marché, afin d’assurer une meilleure couverture des populations les plus à risque.

Des mesures plus contraignantes pourraient être utilisées pour créer des marchés, par exemple taxer les antibiotiques ou rendre obligatoire dans certains cas le diagnostic préalable à la prescription d’antibiotiques pour encourager la mise au point de diagnostics rapides. 50.

9 — Coordination et financement par des organisations internationales

La communauté internationale a déjà été capable de mettre en place des programmes de grande ampleur pour agir de manière décisive contre une menace sanitaire ou environnementale. Par exemple, via le protocole de Montréal en 1987 et quelques engagements ultérieurs, il fut décidé d’interdire la production de CFC — des gaz détruisant la couche d’ozone — à l’horizon 2000 pour les pays riches et 2010 pour les pays pauvres, avec des sanctions prévues en cas de non-respect et une aide financière pour les pays pauvres. La commission O’Neill a proposé de suivre cet exemple pour éliminer l’usage d’antibiotiques dans l’élevage51.

Un autre exemple couramment cité est celui de GAVI, un partenariat public-privé visant à fournir des vaccins aux pays en développement, qui a par exemple contribué à la distribution mondiale des vaccins contre le Covid-19, et est crédité d’avoir évité la mort de 13 millions d’enfants depuis l’an 2000. En s’inspirant de ces réussites, les antibiotiques appropriés pourraient être acheminés vers les régions qui n’y ont jusqu’à présent pas accès, ou bien le marché des vaccins et diagnostics pourrait être stimulé par des remboursements publics partiels.

Malgré les nombreuses initiatives nationales et l’inscription de l’antibiorésistance à l’agenda de plusieurs agences onusiennes, la coopération entre les différentes instances est encore lacunaire. L’ONU participe à la communication et la surveillance au sujet de l’antibiorésistance, mais le soutien à l’innovation ne fait même pas partie des priorités qu’elle a déclaré52.

Malgré les nombreuses initiatives nationales et l’inscription de l’antibiorésistance à l’agenda de plusieurs agences onusiennes, la coopération entre les différentes instances est encore lacunaire.

Erwan Sallard

Pour être efficaces, les financements pull doivent couvrir un marché suffisant, ce qui est faisable à l’échelle européenne et américaine, mais l’échelle mondiale serait plus appropriée. Il a été proposé de mettre en place un fonds mondial doté d’au moins 400 millions de dollars par an qui achèterait les droits d’exploitations des antibiotiques les plus prometteurs pour assurer leur distribution mondiale et éviter la surconsommation, mais le niveau de coopération internationale requis pour cela semble hors de portée à l’heure actuelle. Une première étape réaliste consisterait plutôt à établir des récompenses de mise sur le marché à l’échelle européenne, qui devra se coordonner avec un programme américain similaire et d’autres pays comme le Royaume-Uni ou le Canada53.

Un obstacle important au développement de nouveaux traitements est ainsi le manque de coordination inter-étatique concernant la législation des approbations pour usage médical. Même au sein de l’Union la santé demeure une compétence nationale. Ainsi, y compris après une autorisation de mise sur le marché par l’EMA, les producteurs doivent encore enregistrer leur traitement dans chaque pays, ce qui peut prendre du temps et consommer des moyens administratifs décourageants pour les petites entreprises.

Hiraku Suzuki, « Constellation #17 », 2017, encre argentée et encre de Chine sur papier et aluminium, 1395 x 2100mm — Copyright © Hiraku Suzuki Studio. Tous droits réservées. http://hirakusuzuki.com/

10 — Contraintes sur les essais cliniques

Les principaux obstacles législatifs concernent en réalité les essais cliniques. Premièrement, les développeurs doivent parfois réaliser une série d’essais cliniques dans chaque marché national ou continental qu’ils ciblent : un accord international sur les critères requis pour les nouveaux antibiotiques et alternatives permettrait d’éviter les redondances. Deuxièmement, les vaccins Covid-19 ont montré que les essais cliniques pouvaient être considérablement accélérés sans perdre en sécurité, via la mise à disposition de financements suffisants, la définition préalable des critères à remplir, des procédures administratives accélérées (elles durent généralement un ou deux ans avant même de commencer la phase I, et quelques mois supplémentaires après chaque phase, car les listes d’attente auprès des régulateurs sont longues), une évaluation des résultats en continu et une fusion de phases d’essais cliniques lorsque cela est pertinent. Troisièmement, si les protocoles sont standardisés, il sera possible de partager le groupe contrôle entre les essais de différents antibiotiques, ce qui permet de réduire le nombre de patients à recruter (et donc de moyens à investir) jusqu’à 40 % sans perdre en sûreté 54, et diminue le risque éthique de n’administrer qu’un placebo à un patient en état grave. 

Quatrièmement, en établissant des plateformes mettant en relation hôpitaux, chercheurs et industriels, on simplifierait la situation actuelle où chaque chercheur qui met au point un traitement candidat doit partir de zéro pour réunir les partenaires (jusqu’à 50 hôpitaux pour un essai de phase III) et patients nécessaires à un essai clinique ainsi que transmettre et faire appliquer les protocoles. Cinquièmement, la législation actuelle ne tient pas compte des avantages apportés par l’évitement des résistances futures, ce qui rend difficile de prouver qu’un nouveau traitement est supérieur aux antibiotiques déjà utilisés avant que les résistances ne soient déjà très prévalentes, c’est-à-dire quand il est déjà trop tard. Sixièmement, les antibiotiques et autres traitements à spectre étroit sont en général prévus pour être utilisés en cocktails, c’est-à-dire en combinant plusieurs médicaments pour cibler un plus grand nombre d’espèces bactériennes. Or la législation actuelle impose souvent de tester ces médicaments un par un, ce qui multiplie les coûts et la durée des essais cliniques. Plus généralement, les traitements personnalisés, comme par exemple des phages que l’on combinerait entre eux ou avec des antibiotiques en fonction des souches bactériennes individuelles de chaque patient, voire que l’on ferait évoluer spécifiquement pour un patient donné, doivent pouvoir être employés sans avoir un essai clinique pour chaque combinaison.

L’antibiorésistance est déjà un problème de santé majeur et risque de devenir l’une des principales causes de mortalité dans tous les pays, y compris chez les enfants et les jeunes adultes.

Erwan Sallard

Heureusement, quelques avancées ont déjà été faites : la FDA et l’EMA envisagent déjà que, si aucune alternative n’existe, un nombre de patient assez limité et des études pharmacocinétiques suffisent à approuver une mise sur le marché temporaire55.

Conclusions

L’antibiorésistance est déjà un problème de santé majeur et risque de devenir l’une des principales causes de mortalité dans tous les pays, y compris chez les enfants et les jeunes adultes. De même que les pandémies, l’antibiorésistance devient de plus en plus difficile et coûteuse à combattre à mesure qu’on la laisse se propager. Pour lutter contre cette menace, il faut dès à présent utiliser tous les leviers d’actions disponibles. Nous en proposons quelques uns56 :

  • prévenir les infections bactériennes par l’hygiène et la vaccination ;
  • utiliser les antibiotiques avec parcimonie et uniquement contre les infections bactériennes ;
  • adapter les molécules, doses et durées d’utilisation ;
  • préparer les systèmes de santé à diminuer drastiquement leur consommation d’antibiotiques ;
  • suivre l’évolution des résistances et la consommation d’antibiotiques à différentes échelles géographiques ;
  • remplacer les antibiotiques dans l’élevage par des infrastructures plus hygiéniques, des vaccins et des traitements alternatifs ;
  • développer des vaccins contre A. baumannii, P. aeruginosa, K. pneumoniae, E.coli, N. gonorrhoeae et C. difficile, en particulier les souches résistantes aux carbapénèmes, vancomycine ou fluoroquinolone ; et de nouveaux vaccins antituberculeux ;
  • augmenter les financements push contre les pathogènes prioritaires, pour les traitements de nouveaux types et pour les diagnostics rapides ;
  • mettre en place des incitations pull et des programmes de découplage ;
  • financer la distribution à bon marché des nouveaux antibiotiques aux pays en développement et leur transition vers un usage responsable et des infrastructures plus hygiéniques ;
  • standardiser les protocoles et législations d’essais cliniques ;
  • adapter les protocoles d’essais cliniques aux cocktails et aux « médicaments vivants » comme les phages.

Le risque de perte d’efficacité de traitements médicaux essentiels n’est pas limité aux antibiotiques. La résistance aux traitements usuels est déjà observée chez le VIH, virus responsable du SIDA, ou chez plusieurs espèces de Plasmodium, les pathogènes responsables du paludisme, ce qui représente déjà un problème sanitaire majeur en Asie du Sud-Est. De plus, certains antifongiques utilisés en agriculture le sont aussi en médecine humaine, notamment la famille des azoles, et sélectionnent déjà des pathogènes résistants57. Il conviendrait de les remplacer dès à présent par d’autres produits.

Bien que la prise de conscience du risque d’antibiorésistance augmente progressivement dans le grand public, il demeure crucial de communiquer et d’informer sur ce sujet, en particulier pour faire connaître les modes d’actions les plus efficaces de manière ciblée dans les professions les plus concernées. Premièrement, des études indiquent que le principal obstacle aux stratégies « rechercher et détruire » est l’information et la formation des médecins et des patients58. Deuxièmement, la recherche clinique pourrait être grandement accélérée par une communication plus poussée entre recherche académique, industrie pharmaceutique et pouvoirs publics. Enfin, le lobbying dans le secteur du capital-risque aiderait à financer les programmes sanitaires, scientifiques et pharmaceutiques les plus efficaces.

Sources
  1. Cassini et al (2018), « Attributable deaths and disability-adjusted life-years caused by infections with antibiotic-resistant bacteria in the EU and the European Economic Area in 2015 : a population-level modelling analysis ». The Lancet Infectious Diseases 19(1):56-66.
  2. « Global burden of bacterial antimicrobial resistance in 2019 : a systematic analysis », The Lancet, 399 (10325) :629-655
  3. O’Neill (2016), « Tackling drug-resistant infections globally : final report and recommendations »
  4. Luepke et al. (2017) « Past, Present, and Future of Antibacterial Economics : Increasing Bacterial Resistance, Limited Antibiotic Pipeline, and Societal Implications », Pharmacotherapy 37(1):71-84
  5. W. McDermott et D.E. Rogers (1982), « Social ramifications of control of microbial disease ». The John Hopkins Medical Journal 151:302-312
  6. G. A. Durand, D. Raoult, et G. Dubourg, « Antibiotic discovery : history, methods and perspectives », International Journal of Antimicrobial Agents, vol. 53, no 4, p. 371‑382, avr. 2019
  7. Luepke et al., op. cit.
  8. Clatworthy, A., Pierson, E. & Hung, D (2007), « Targeting virulence : a new paradigm for antimicrobial therapy », Natural Chemical Biology 3, 541–548
  9. « Vaccines and alternative approaches : reducing our dependance on antimicrobials », The Review on antimicrobial resistance, février 2016
  10. Manyi-Loh et al (2018), « Antibiotic Use in Agriculture and Its Consequential Resistance in Environmental Sources : Potential Public Health Implications ». Molecules 23(4):795
  11. Dadgostar (2019), « Antimicrobial Resistance : Implications and Costs ». Infect Drug Resist, 12 : 3903–3910
  12. O’Neill, op. cit.
  13. Cassini et al., op. cit. ; Roope et al. (2019) « The challenge of antimicrobial resistance : What economics can contribute », Science, vol. 364, No. 6435
  14. « Averting the AMR crisis : What are the avenues for policy action for countries in Europe ? », OMS, 2019.
  15. « Tackling antimicrobial resistance, ensuring sustainable R&D », rapport de l’OCDE, l’OMS, la FAO et l’OIE, 2017.
  16. Dadgostar, op. cit.
  17. Chokshi A, Sifri Z, Cennimo D, Horng H., « Global Contributors to Antibiotic Resistance », Journal of Global Infectious Diseases, 2019;11(1):36–42.
  18. O’Neill, op. cit.
  19. Clatworthy, A., Pierson, E. & Hung, D, op. cit.
  20. Dadgostar, op. cit.
  21. Dar et al (2015). « Exploring the evidence base for national and regional policy interventions to combat resistance », The Lancet.
  22. Moodley & Whitelaw (2015), « The Pros, Cons, and Unknowns of Search and Destroy for Carbapenem-Resistant Enterobacteriaceae. », Current Infectious Disease Reports, 17:27. ; Westgeest et al (2022), « Exploring the Barriers in the Uptake of the Dutch MRSA ‘Search and Destroy’ Policy Using the Cascade of Care Approach ». Antibiotics 11(9), 1216.
  23. Klevens et al (2007), « Invasive Methicillin-Resistant Staphylococcus aureus Infections in the United States », Journal of the American Medical Association 298(15):1763-1771.
  24. « WHO publishes list of bacteria for which new antibiotics are urgently needed », Communiqué de l’OMS, 27 février 2017.
  25. Mölstad et al (2017), « Lessons learnt during 20 years of the Swedish strategic programme against antibiotic resistance. », Bull World Health Organ 95(11) : 764–773.
  26. Les antibiotiques de type pénicilline sont parfois associés à des inhibiteurs de bêta-lactamases qui annulent la résistance de certaines bactéries. Cependant, les résistances aux inhibiteurs eux-mêmes sont déjà fréquentes et de nouvelles combinaisons inhibiteur-antibiotique doivent d’ores et déjà être développées ; la découverte d’inhibiteurs de résistances à d’autres classes d’antibiotiques constituerait aussi un progrès important. Voir à ce titre : Drawz & Bonomo (2010), « Three Decades of β-Lactamase Inhibitors », Clinical Microbiology Reviews 23(1) ; Ho et al (2019), « Recognizing and Overcoming Resistance to New Beta-Lactam/Beta-Lactamase Inhibitor Combinations », Current Infectious Disease Reports volume 21).
  27. O’Neill, op. cit.
  28. Rohde et al (2018), « Bacteriophages : A Therapy Concept against Multi-Drug–Resistant Bacteria. », Surgical Infections 19(8):737-744 ; Chanishvili (2012), « Phage Therapy—History from Twort and d’Herelle Through Soviet Experience to Current Approaches », Advances in Virus Research, 83.
  29. Ghosh et al (2019), « Alternatives to Conventional Antibiotics in the Era of Antimicrobial Resistance », Trends in Microbiology 27(4):323-338.
  30. Rohde et al., op. cit.
  31. Love et al (2020), « Stemming the tide of antibiotic resistance by exploiting bacteriophages », The Biochemist 42(6):6–11.
  32. Love et al., op. cit.
  33. Faridi et al (2017), « Elasto-inertial microfluidics for bacteria separation from whole blood for sepsis diagnostics », Journal of Nanobiotechnology 15(3).
  34. Romero-Calle et al (2019), « Bacteriophages as Alternatives to Antibiotics in Clinical Care. », Antibiotics 2019, 8(3), 138.
  35. « Réduire l’usage des antibiotiques en élevage », INRA, novembre 2018.
  36. Règlement d’exécution (UE) 2022/1255 de la Commission du 19 juillet 2022, désignant des antimicrobiens ou groupes d’antimicrobiens réservés au traitement de certaines infections chez l’homme, Commission européenne, 20 juillet 2022.
  37. Règlement (UE) 2019/6 du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2018
    relatif aux médicaments vétérinaires
    , Commission européenne, 7 janvier 2019
  38. « L’importation de viandes aux antibiotiques de croissance reste interdite en France », Service-public.fr, 3 mars 2023.
  39. « Moins d’antibiotiques dans les élevages européens », European Data Journalism Network, 27 mars 2019.
  40. Magdalena Pistorius, « Antibiorésistance  : la France reste «  loin  » des objectifs de réduction des antibiotiques en élevage, selon CIWF France », Euractiv, 30 janvier 2022.
  41. Ardal et al (2019), « Antibiotic development — economic, regulatory and societal challenges. », Nature Reviews Microbiology
  42. Miethke et al. (2021), « Towards the sustainable discovery and development of new antibiotics », Nature Reviews Chemistry 5:726–749. ; Luepke et al., op. cit.
  43. Schumock G., Li E., Suda K. et al., « National trends in prescription drug expenditures and projections for 2016 – Projecting future drug expenditures », American Journal of Health-System Pharmacy, Volume 73, Issue 14, 15 juillet 2016.
  44. Ardal et al., op. cit.
  45. Les années 2015-2016 ont marqué un tournant dans la prise de conscience de la menace de l’antibiorésistance, qui était à l’agenda de l’OMS, de la FAO, du G7 et du G20. Plusieurs rapports institutionnels, en particulier la mission O’Neill au Royaume-Uni, ont mis en lumière l’ampleur du problème et proposé des pistes détaillées pour le combattre. Dans les années qui suivirent, de nombreux États ont publié des plans de lutte contre l’antibiorésistance et plusieurs programmes d’aide « push » de grande ampleur ont été lancés. Les plus importants sont « New Drugs for Bad Bugs » et CARB-X, des partenariats public-privés conduits respectivement par l’Union et les États-Unis, dotés d’environ 80 millions d’euros par an chacun. On peut aussi citer JPIAMR, un fond international géré par l’Union qui soutient les projets de recherche coopératifs internationaux à hauteur de 19 millions d’euros pour 2023. Enfin, le fond d’action AMR, composé de 20 grandes entreprises pharmaceutiques, a promis d’investir jusqu’à 100 millions de dollars par an dans les essais cliniques de phases II et III d’antibiotiques ; (voir à ce titre : « New AMR Action Fund steps in to save collapsing antibiotic pipeline with pharmaceutical industry investment of US$1 billion », IFPMA, 2020). Cela leur permet en quelque sorte de sous-traiter le développement d’antibiotiques à des entreprises plus petites afin de partager les risques économiques.

    Ces programmes rencontrent déjà des succès modérés : si le nombre d’antibiotiques en cours de développement reste bas, leur qualité a récemment augmenté (Ardal et al., op. cit.). Les principaux financeurs sont bien sûr l’UE et les Etats-Unis, mais le Royaume-Uni et la Norvège ont pris le leadership en tenant compte de leur population et de la précocité de leur engagement.

  46. Les bactéries sont classifiées en deux grands groupes, les Gram-positives et Gram-négatives, en fonction de leur sensibilité à la méthode de coloration Gram. Les bactéries Gram-négatives disposent de deux membranes, contre une seule pour les bactéries Gram-positives, qui sont donc plus faciles à combattre car leur paroi cellulaire est directement accessible.
  47. Chris Dall, « For PASTEUR Act advocates, the finish line is in sight for antibiotic development aid », CIDRAP, 6 décembre 2022
  48. La mission O’Neill propose ainsi de rémunérer les mises sur le marché jusqu’à 1 milliard de dollars à l’échelle mondiale, mais à condition que le médicament soit le premier de son genre et permette de combattre des bactéries prioritaires, c’est-à-dire létales, très répandues et résistantes aux traitements préexistants. Les critères déterminant le montant de la récompense devront être publics pour que les investisseurs ne soient pas découragés par l’incertitude. Une autre mesure « pull » regroupe les extensions d’exclusivité transférables, par lesquelles l’entreprise qui développe un nouveau traitement reçoit le droit de conserver pour une période allongée la propriété intellectuelle sur ce médicament ou un autre de son choix, et peut même vendre ce droit à une autre entreprise. Bien que ce mécanisme ne représente pas de coût immédiat pour les systèmes de santé, ils retardent la mise à disposition de génériques bon marché et abondants.
  49. « NHS lands breakthrough in global battle against superbugs », NHS 75 England, 15 juin 2022.
  50. Enfin, d’un point de vue industriel, il convient d’améliorer le traitement des déchets pharmaceutiques et hospitaliers et des effluents domestiques et agricoles (O’Neill, op. cit.), pour éviter de relâcher des antibiotiques dans l’environnement où le risque de sélection de résistances est grand. Puisque la majorité des principes actifs d’antibiotiques sont produits en Inde ou en Chine, donc en dehors de la législation nationale ou européenne, le meilleur moyen d’action consisterait à obliger les revendeurs à s’assurer que leurs sous-traitants gèrent leurs déchets de manière responsable (voir O’Neill (2015), « Antimicrobials in agriculture and the environment : reducing unnecessary use and waste. », Review on Antimicrobial Resistance, décembre 2015).
  51. O’Neill, ibid.
  52. « Antimicrobial resistance and the United Nations sustainable development cooperation framework, guidance for United Nations country teams », OMS, 26 octobre 2021.
  53. Ces récompenses pourraient être basées sur la législation de l’Agence européenne du médicament (EMA en anglais) et les financements du JPIAMR, ainsi que la FDA et CARB-X pour leurs équivalents américains.
  54. O’Neill (2016), op. cit.
  55. « European Medicines Agency. Guideline on the use of pharmacokinetics and pharmacodynamics in the development of antibacterial medicinal products », European Medicines Agency, 21 juillet 2016.
  56. « Résistance aux antibiotiques », OMS, juillet 2020.
  57. O’Neill (2015), op. cit.
  58. Westgeest et al., op. cit.