Un monde post-Covid… et post-antibiotiques ?

Une vigilance permanente quant au nombre d’infections. Des hôpitaux en tension permanente contraints d’ajuster constamment leur offre de soins autour du traitement des infections. Une société vivant dans l’incertitude suspendue aux nouvelles annonces de mesures sanitaires. Une économie contrainte de fonctionner comme les moteurs électriques à activation intermittente : en étant capable de s’allumer et de s’éteindre très rapidement. Une course permanente au développement de vaccins et à la conviction quant à leur sûreté et leur pertinence. Un environnement construit et pensé pour maximiser l’hygiène et minimiser les risques de transmissions infectieuses. Nous ne sommes pas au cœur de la pandémie de COVID-19. Mais bien dans une société post-COVID, que l’explosion des résistances chez de multiples micro-organismes pathogènes un temps maintenus sous contrôle a également rendu post-antibiotiques, et ou ils ont ainsi remplacé le virus du Sars-Cov2. L’idée est glaçante, et nous en sommes encore loin. Mais pas assez loin au regard du caractère terrifiant de cette perspective. Et surtout, de moins en moins loin… D’après un article de Nature, les maladies infectieuses liées à des résistances aux antibiotiques tueraient environ 700.000 personnes chaque année, mais pourrait en tuer jusqu’à 10 millions d’ici 2050 si la trajectoire actuelle se poursuit. 10 millions de personnes par an c’est plus que le nombre de morts dues actuellement au cancer dans le monde entier. Mais contrairement au cancer, les leviers de préventions sont intriqués non pas au cœur du mode de vie individuel des gens, mais bien au cœur du fonctionnement collectif d’une société.

Qui a encore peur des bactéries ?  

« La guerre contre les maladies infectieuses a été gagnée » US Surgeon General, équivalent du secrétaire d’état à la santé américain, 1967

« Il est temps de refermer le livre du problème des maladies infectieuses » Jesse Steinfeld, Médecin, lui aussi US Surgeon General, en 1972

« Le future des maladies infectieuses sera terne » Macfarlane Burnet, Prix Nobel de Médecine 1960

« J’ai dit aux étudiants qu’il n’y avait pas de nouvelles maladies infectieuses à découvrir » Lewis Thomas, Doyen de la faculté de médecine de Yale, 1976

Ces citations illustrent à elles seules assez bien la vitesse à laquelle nous nous sommes habitués aux antibiotiques, utilisées uniquement à partir des années 1940 en clinique, et à leur caractère presque miraculeux. Ils ont créé chez nous un faux sentiment de sécurité, et surtout de maîtrise de la menace infectieuse. La presque totalité des êtres humains actuels est née dans un monde post miracle antibiotique, comment pourraient-ils concevoir le désastre d’un monde post antibiotique ? La technologie et la science ont permis à l’homme de maîtriser son environnement, au sein duquel bien évidemment les autres espèces vivantes. Comment des organismes si petits et dénués d’intelligence auraient-ils pu imposer le si lourd tribut qui vient avec leur existence à une espèce qui s’est faite maîtresse de l’atome ? La peste noire a dévasté l’Europe, oui, mais une Europe moyenâgeuse et obscurantiste, qui y voyait un châtiment divin et tentait d’y mettre fin en priant pour apaiser la colère divine, et à des années-lumière de ne serait-ce qu’imaginer que le vecteur de tout cela puisse être de minuscules êtres vivants, ne parlons même pas de développer des molécules capables de les tuer. Nous nous sommes habitués à ce monde d’antibiotiques ou il faut certes se laver les mains, faire quelques vaccins, et se couvrir quand il fait trop froid, mais guère plus.

Les virus font encore peur, notamment à cause de la place particulière de la grippe espagnole, du VIH, ou plus récemment d’Ebola dans l’imaginaire collectif. Mais qui a peur de la Tuberculose ? De l’aspergillose ? De la listériose ? Du staphylocoque doré ? Sans repartir dans de virulents débats sur le sujet, le fait qu’ait pu émerger et se répandre de façon aussi massive un mouvement de rejet unilatéral des vaccins (on ne parle bien sûr pas ici des doutes critiques, des débats, et du besoin d’information plus que légitimes concernant tout nouveau traitement qui se porte naturellement également sur les nouveaux vaccins) est probablement la meilleure illustration de cette presque absence de peur des maladies infectieuses bactériennes. Ne voyant plus les bénéfices de la vaccination, on peut se permettre de concentrer ses peurs sur des effets secondaires non démontrés plutôt que sur une mortalité plus que démontrée et dont l’histoire a gardé les traces. Le mouvement antivax aurait très certainement eu le plus grand mal à se développer dans un monde sans antibiotiques.

« Leurs gènes contre notre intelligence »

Comment des êtres tout juste vivants et capables de se reproduire par division ont- ils bien pu monter une contre-attaque efficace contre l’espèce qui a domestiqué l’atome ? Grâce à une force encore plus puissante que l’intelligence humaine : l’évolution. De façon assez intéressante, on peut faire le parallèle avec la manipulation génétique. L’intelligence humaine est en mesure d’éditer le génome, en large partie grâce à la découverte de Crispr/Cas9 par Jennifer Doudna et la française Emmanuelle Charpentier qui ont partagé pour cela le Prix Nobel de Chimie 2020, mais elle peine à savoir quoi écrire. A l’heure actuelle les méthodes les plus efficaces de développement de « diversité génétique utile » c’est-à-dire de production de mutations « intéressantes », reposent le plus souvent sur une instrumentalisation de l’évolution, plus que sur une capacité à véritablement anticiper l’impact de mutations.

L’évolution est donc une force incroyablement puissante, capable lorsqu’elle est suffisamment sollicitée de produire des génomes capables de toujours plus de choses. C’est après tout, cette même évolution qui nous a fait passer du statut de simples molécules, à celui d’espèce assez intelligente et physiquement imposante pour conquérir une large part de son environnement. Et c’est toujours cette même évolution qui est en train d’intervenir dans notre lutte contre les maladies infectieuses en leur conférant des mutations leur permettant de résister à de plus en plus d’antibiotiques. L’apparition de nouveaux variants du Sars Cov 2 potentiellement assez différents des autres souches en circulation pour que cela ait potentiellement des conséquences dramatiques à la fin de l’année 2020 nous a montré ce qu’un an de circulation du virus a pu générer en termes de diversité génétique. Il suffit maintenant de se dire qu’on utilise des antibiotiques sur les bactéries et champignons depuis presque 80 ans, et donc que pendant tout ce temps ces micro-organismes ont non seulement circulé, se sont reproduits, faisant naître au passage moults mutations, mais que pendant tout ce temps s’est également exercé une très forte pression de sélection favorisant celles permettant de mieux résister aux antibiotiques. Joshua Lederberg, Prix Nobel de médecine 1958 pour ses travaux sur les capacités d’échange de matériel génétique des bactéries a résumé ainsi la bataille qui s’annonce plus que jamais cruciale : « Ce sera leurs gènes contre notre intelligence ».

Les ratés de la main invisible

Il semble que la fameuse « main invisible » qui régule miraculeusement les marchés, ne soit pas un allié dans ce combat. En effet, le rationnel économique a largement freiné le développement de nouveaux antibiotiques malgré un besoin criant. La dernière nouvelle classe d’antibiotiques a été découverte dans les années 80. Une étude de 2017 estime que le coût de développement d’un nouvel antibiotique se situe autour de 1.5 milliards de dollars, pour  un revenu annuel généré ensuite par la vente de cet antibiotique estimé autour de 46 millions de dollars. Cela est dû entre autres à un cercle vicieux. D’une part, le fait qu’on ait déjà découvert un certain nombre d’antibiotiques rend plus complexe le fait d’en trouver de nouveaux. Car même si il existe plus d’une manière de tuer des micro-organismes, il n’en existe pas non plus une infinité de le faire sans trop affecter l’organisme humain. D’autre part, la prise en compte de la problématique de la résistance aux antibiotiques a considérablement ralenti la prescription d’antibiotiques, et donc réduit les revenus liés à la vente d’antibiotiques. Sans rentrer dans trop de détails techniques disons que plus on prescrit d’antibiotiques, plus on renforce la pression de sélection sur les mutations permettant d’y résister et donc qu’on accélère l’émergence de résistances. Telle une botte secrète sur un champ de bataille moléculaire, plus on l’utilise, plus on fait émerger une parade. Comme l’illustre le graphique suivant, le nombre de nouveaux antibiotiques approuvés aux USA a chuté au profit de molécules anti-cancéreuses. Les entreprises pharmaceutiques ont peu à peu quitté le business du développement de nouveaux antibiotiques, devenu une gabegie financière, au profit des molécules anti-cancéreuses, bien plus rentables.

La main invisible a donc tiré le frein à main du développement de nouveaux antibiotiques… Jusqu’ici.

« New Fears and Netflix » 

Mais alors que faire ? On peut espérer que deux phénomènes viennent révolutionner la guerre contre les maladies infectieuses et le développement de nouveaux antibiotiques. Le premier est tout simplement un réajustement des considérations « coût/bénéfice » par les milieux économiques. Suite au COVID-19, l’impact potentiel des maladies infectieuses sur l’économie risque de marquer durablement les esprits. Là où la perspective d’un monde post-antibiotique et ses conséquences n’étaient hier qu’un scénario catastrophe théorique et tout simplement aussi inimaginable qu’un monde à 4° de plus ne l’était hier pour beaucoup, elle est à la lumière de la pandémie de COVID-19 devenue la démultiplication d’un scénario catastrophe très réel. L’économie préférera désormais probablement financer quoiqu’il en coûte le développement de nouveaux antibiotiques ou de nouvelles thérapies anti maladies infectieuses telles que la phagothérapie, que de prendre le risque de devoir financer dieu seul sait combien de futurs confinements. « New Fears changed the game ».

L’autre phénomène est une « Netflixisation » de l’innovation thérapeutique, soit un changement radical mais ciblé de son modèle de financement. Plutôt que de laisser les entreprises pharmaceutiques prendre en charge l’intégralité du coût de développement de nouveaux antibiotiques, et de tous les risques qui vont avec étant donné l’énorme incertitude liée à ce développement et le taux très faible de nouveaux antibiotiques parvenant sur le marché, il s’agirait de verser une souscription annuelle aux entreprises pharmaceutiques en échange du droit d’accéder à leur catalogue de molécules, et ce dès le début de leurs recherches. A la manière de Netflix que l’on ne paye pas pour chaque film ou épisode visionné mais de façon continue pour un accès illimité à leur catalogue, il s’agirait de rémunérer les entreprises pharmaceutiques de façon continue quelle que soit le nombre d’antibiotiques prescrits, changeant radicalement le rationnel économique, déplacé d’une incitation à développer des molécules qui seront massivement consommées, vers une incitation à développer de nouvelles molécules pour élargir son catalogue.

L’implémentation de cette idée serait bien sûr très complexe et nécessiterait d’âpres négociations sur le périmètre, et les montants impliqués, mais à la manière du Brexit, les enjeux pourraient bien accélérer les choses et permettre de surmonter ces obstacles. Le Royaume Uni, par la voie de son ministre de la santé Matt Hancock a déjà annoncé en Juin 2020 qu’il adopterait cette approche, et des chercheurs de Duke se sont même penchés sur la question et ont proposé une manière de le faire. L’existence de l’Agence Européenne du Médicament fait clairement de facto de l’Europe, déjà à l’initiative de programmes déployant une puissance de feu en innovation presque inégalée au niveau mondial tels que l’ERC, l’échelle pertinente de cette révolution. Qu’attend-elle ?