Est-ce que le moment que nous traversons est en train d’accélérer la transition géopolitique de l’Union ou est-ce qu’il s’agit d’un moment qui va ralentir, voire empêcher cette transition ?
Je dois avouer que j’ai plus de points d’interrogation que je n’en avais quand nous nous sommes entretenus la dernière fois il y a un an, deux semaines après l’invasion de l’Ukraine par Poutine.
Il y a toujours de bonnes raisons de penser que ce que nous vivons va renforcer l’intégration européenne et sa transition géopolitique — mais il y a aussi de bonnes raisons de penser que ce n’est pas le cas et que nous sommes en réalité en train d’assister à l’affaiblissement de l’Union.
En quel sens ?
Depuis plus de soixante-dix ans, il y a eu des moments difficiles, mais nous n’avons jamais été dans la situation de penser que la construction européenne n’avait pas de sens. Certains en voulaient plus, d’autres moins, mais la pertinence historique du projet n’était pas remise en cause et l’intégration n’a jamais reculé sauf dans le cas du Brexit, et encore… Aujourd’hui la question se pose. Dans un monde qui se brutalise, l’union des Européens pourrait être trop inachevée pour résister à cette épreuve…
Pourquoi ? Comment expliquez-vous cette remise en cause ?
En Ukraine, la Russie mène une guerre et les guerres sont décidées par les armes. Or malgré ses efforts, ce n’est pas l’Union européenne qui va décider du sort du conflit mais la réalité militaire sur le terrain. L’organisation la plus pertinente n’est donc pas l’Union européenne, c’est l’OTAN. L’Union se cantonne dans ce qu’elle sait faire : la géoéconomie des sanctions et du budget pour des armes. Nous sommes en première ligne pour assumer les effets économiques. Or ce n’est pas l’Union qui décidera du sort des armes, ce sont des États.
Et là, il y a un problème de scénographie et de pertinence. Car l’Union est reléguée dans un rôle mineur. Qui siégera, un jour, autour de la table d’une Conférence de paix ? Si vous posez la question, personne ne dira d’abord Ursula von der Leyen, Charles Michel ou Josep Borrell, pas au début en tout cas…
Est-ce qu’à cela ne s’ajoute pas aussi une dimension encore plus fondamentale : le sentiment que la recomposition géopolitique à l’échelle planétaire provincialise l’Europe ?
Oui, absolument. Rien de ce qui se passe sur le terrain, y compris dans sa dimension purement militaire et tactique, ne peut être regardé sans comprendre le grand contexte : la rivalité entre la Chine et les États-Unis qui structure le monde.
Dans cette perspective, Poutine nous pousse dans les bras des Américains et nous poussons Poutine dans les bras des Chinois. Cela arrange tout le monde, sauf les Européens. La question fondamentale est celle de la pertinence historique de l’intégration européenne. Ce monde va très bien à Pékin, à Moscou, et même à Washington, mais peut-il nous satisfaire ?
Voyez-vous un risque de vassalisation de l’Europe pour reprendre la ligne d’analyse développée par le Président Macron à son retour de Pékin ?
Oui. Si la ligne de fracture fondamentale est entre l’Ouest et le « Reste », alors l’Europe se dissout dans l’Ouest — dont on sait très bien qu’il est inévitablement dominé pour un bon moment par les États-Unis pour des raisons démographiques, économiques, technologiques, et militaires. Fini votre rêve d’une « autonomie stratégique », me disent mes amis américains. Où réside donc votre importance ? — me demandent mes amis chinois.
Pourtant, on aurait pu penser que la guerre en Ukraine aurait transformé l’approche de l’intégration européenne vers une « autonomie stratégique » qui lui aurait permis de réduire sa dépendance au soutien américain, notamment dans la défense de son territoire…
Il y a trois raisons de penser que la guerre pourrait encore raffermir l’intégration européenne. La première, c’est le moment d’unité, de solidarité, de réactions à l’agression russe qui a surpris par sa rapidité… Nous pouvons prendre comme exemple l’adoption des sanctions malgré l’exception de la Hongrie d’Orban. Tous les Européens ont trouvé quelque chose de fort qui les unissait : il fallait absolument agir contre l’invasion russe, une atrocité sous beaucoup d’angles, y compris sur le plan des principes. D’une certaine manière, ce que nous avons vu en termes d’accueil des réfugiés est un assez bon exemple de cette solidarité.
La deuxième raison, c’est que sur le plan stratégique, contrairement à ce qu’on pouvait penser, la dissuasion nucléaire autorise et contraint la guerre conventionnelle. Une armée conventionnelle européenne intégrée a donc du sens et le parapluie nucléaire américain n’est plus l’alpha et l’oméga de la défense européenne.
La dernière raison, c’est l’accélération du Pacte vert. La question qui s’est posée pendant plusieurs mois, de savoir si l’utilisation de l’énergie comme arme par le régime de Poutine allait durablement pousser les Européens à utiliser plus de fossiles — en l’espèce du charbon — est maintenant réglée. Il y a aujourd’hui un moment de regain dans la transition énergétique. Le diagnostic de « l’écologie de guerre » semble bien être le bon.
Il faut souligner que le lobby contre l’accélération de la décarbonisation a essayé d’utiliser ce moment pour avancer ses pions. S’il n’a pas gagné, c’est en grande partie grâce à la caisse de résonance du Parlement européen et à sa couleur plus verte que celle des parlements nationaux, même si on peut se poser la question dans le secteur agricole.
Le Pacte vert est-il le seul point de fuite qui puisse faire converger le tableau des différentes politiques européennes ?
C’est le grand thème de l’intégration européenne des décennies à venir, comme l’ont été avant lui le marché intérieur ou l’euro. C’est le projet, le récit et la réalisation. C’est l’axe central, même s’il peut y avoir des inflexions. Et, comme dans les deux précédents, c’est une occasion de leadership au plan mondial, à condition de bien en peser les conséquences pour et avec les pays en développement.
Ces bases ne seraient-elles pas suffisantes pour accompagner la transition géopolitique européenne ?
Il y a deux facteurs négatifs à prendre en compte. Tout d’abord le choc énergétique russe. Il accélère la transition vers le renouvelable, mais nous coûte en inflation, en dépenses publiques, et en compétitivité surtout vis à vis des États-Unis, d’où des difficultés économiques, donc sociales dans les temps à venir
Le deuxième facteur, c’est que l’invasion de l’Ukraine a aussi accru des tensions internes à l’Union européenne qu’il va falloir résoudre pour avancer. Elles sont plus fortes qu’auparavant : nous les observons sur l’axe nord-sud, est-ouest et, au cœur de cela, elles font apparaître une forme d’incompréhension profonde au sein du couple franco-allemand.
Comment expliquez-vous cela ?
La guerre de Poutine a fait remonter à la surface les trois sujets sur lesquels les Français et les Allemands n’ont jamais été d’accord : l’énergie, la défense et le budget européen. Nucléaire contre charbon, dépendance américaine contre autonomie stratégique, dépensiers contre frugaux.
Comment comprendre la question de l’élargissement dans cette perspective ?
Avec l’Ukraine et les Balkans, nous entamons une nouvelle aventure d’élargissement qui relance une question qui avait été neutralisée pendant vingt ans et qui divisait aussi Français et Allemands. L’élargissement renforce l’Europe géo-économiquement mais pas forcément géopolitiquement. L’élargissement est positif pour la puissance économique, qui est une condition de la puissance politique, mais peut être négatif car il accroît la diversité des perceptions en matière de sécurité et de défense.
Quand on regarde aujourd’hui la carte du monde, on se rend compte que la rivalité sino-américaine structure une bonne partie des actions et perspectives européennes. Mais finalement, on voit aussi une bonne partie du monde dans une position différente qu’on pourrait qualifier de « neutralité ». Comment définiriez-vous cette position ?
Pour faire simple, la guerre russe en Ukraine a désuni le monde et uni l’Occident — pour le moment. Je vois trois camps : l’Ukraine et ses soutiens occidentaux, la Russie et son alliance avec la Chine dont on ne connaît pas la nature au-delà des mots et des poignées de main, et un troisième camp qu’on pourrait qualifier de non-alignement 3.0 ou d’opportunisme des intérêts bien compris.
Je n’aime pas le terme de « Sud global » car il mêle, à dessein peut-être, la Chine et l’Inde et des pays beaucoup plus pauvres et en retard de développement. Reste que le premier vote à l’ONU sur les sanctions russes a montré, à notre surprise, que les pays qui ne sont pas avec nous en Ukraine, représentent plus de la moitié de la population mondiale. C’est une réalité du monde d’aujourd’hui, le fruit de couches de frustration accumulées au Sud : colonialisme, Kosovo, Irak, Libye, vaccins Covid, et maintenant le soupçon qui monte de « protectionnisme vert ». L’Union, pour rester influente, doit rebâtir une relation équilibrée avec ce Sud, à commencer par l’accord avec le Mercosur désormais bien bordé par le règlement européen sur la déforestation.
Quelles sont les conditions pour que cela ait lieu ? Il y a un élément qui semble central dans la difficulté de l’effort européen d’agréger du consensus au niveau global, c’est qu’il y a un tournant civilisationnel qui nourrit aujourd’hui le tournant géopolitique. Très concrètement, cela s’exprime dans la critique qui consiste à dire : « vous prenez des réfugiés ukrainiens parce qu’ils sont blancs et chrétiens, et vous prenez pas de réfugiés afghans ou syriens parce qu’ils sont un peu moins blancs et un peu moins chrétiens »… On assiste aussi à un positionnement de certains acteurs clefs de la transition géopolitique qui mettent très en avant ce côté civilisationnel — « le Fardeau de l’homme blanc » — allant jusqu’à défendre « les bienfaits de la colonisation »… Est-ce que c’est pour vous une condition d’empêchement ?
Le mur de frustration est là et nous allons porter les péchés coloniaux pour quelques siècles encore parce qu’ils sont davantage récités dans les mémoires publiques des jeunes générations que chez les anciennes. Il faut comprendre ce discours et ne pas reculer face à nos responsabilités. Cela nous empêcherait de comprendre qu’il y a une position singulière de l’Europe vis-à-vis des pays du Sud qui peut permettre de construire cette nouvelle relation : celle du leadership climatique.
L’Union européenne devrait inventer de nouvelles formes diplomatiques au lieu de s’évertuer à imiter les modes de la diplomatie classique entre souverains comme au temps du traité de Westphalie. Elle devrait se concentrer là où c’est elle qui décide et où tout le monde lui reconnaît une vraie valeur ajoutée : environnement d’abord, commerce, humanitaire, réfugiés, ensuite, par exemple.
Il s’agirait donc de mettre au cœur de notre projet celui d’une transition géopolitique verte ?
Oui, et l’Afrique est en première ligne sur ce front.
Pourtant, il est frappant de voir à quel point la transition géopolitique est systématiquement pensée en jouant l’axe horizontal contre le vertical. Même quand on prend des formats nouveaux comme la Communauté politique européenne, on refoule la Méditerranée, comme si on pouvait organiser le continent en impliquant l’Azerbaïdjan et pas le Maroc…
J’ai souvent dit qu’il faut qu’à Bruxelles on comprenne mieux que ce qui se passe à Pékin, c’est important, que ce qui se passe à Washington est très important. Mais qu’en réalité, ce qui passe en Afrique, c’est ce qu’il y a de plus important.
Si l’Afrique gagne la régate entre la démographie et l’économie, nous sommes gagnants. Si l’Afrique la perd, nous sommes perdants. Le nœud géopolitique et géoéconomique le plus important pour nous, c’est l’Afrique. Mais notre relation avec l’Afrique est très compliquée : au sein de l’Union, les anciens colonisateurs la comprennent mais portent le poids du passé, les autres y sont souvent insensibles.
Est-ce qu’on peut vraiment considérer qu’il s’agit d’une priorité pour les institutions de l’Union ?
Petit à petit, cela le devient. La Commission Juncker a fait bouger les choses là-dessus et le Global Gateway, le team Europe, le derisking sont des nouveautés bienvenues. Tous ces éléments progressent lentement. En même temps, il faut aussi reconnaître que du côté des interlocuteurs africains, les choses ne sont pas simples, ne serait-ce qu’en raison de structures de gouvernance inévitablement complexes pour regrouper 54 pays dans des formats différents. Mais nous devons mieux comprendre la vision africaine du monde à venir et reconnaître une asymétrie encore trop cachée : l’Afrique a le choix de ses partenariats stratégiques, l’Europe non. Nous avons davantage besoin de l’Afrique que l’inverse…
Dans la nouvelle phase de la mondialisation, le capitalisme politique joue un rôle de plus en plus explicite : la Chine et les États-Unis pilotent l’économie, l’innovation, la technologie, non pas parce qu’ils veulent participer au progrès humain, mais parce qu’ils veulent gagner une course géopolitique. À votre avis, l’Union européenne doit-elle apprendre le capitalisme politique ? Faut-il qu’elle cherche à déjouer cette perspective, dans un contexte où les institutions internationales qui devraient s’en charger dysfonctionnent ?
Il n’y a pas de déglobalisation, mais la globalisation change. Il y a une rivalisation de l’économie mondiale parce que la géopolitique a repris la main sur la géoéconomie à la faveur de la rivalité sino-américaine qui s’ajoute à des tendances qu’on avait constatées à la fin des années 1990 en Asie du Sud-est, qui sont des problèmes de fragilisation des chaînes de valeur que la pandémie de Covid-19 a amplifié, en tout cas dans l’opinion publique.
Ces éléments géo-économiques de recomposition de la globalisation étaient déjà présents ; la diversification des chaînes de production notamment, qui, d’ailleurs procède moins de la relocalisation, que de la reglobalisation. Si vous diversifiez vos fournisseurs, vous contribuez à augmenter les flux d’échange internationaux.
L’effet de cette fragmentation dans certains secteurs des biens et des services est largement compensé par un énorme progrès de la digitalisation transfrontières..
Le télétravail et la croissance exponentielle des données qui s’échangent toutes les secondes en est la preuve. Il ne s’agit pas là d’une déglobalisation mais d’un changement du prix du risque pour des raisons de sécurité environnementale, pour des raisons de sécurité sanitaire – pour des raisons de sécurité tout court. Le prix du risque a augmenté. Cela recompose la globalisation et c’est le nouveau paramètre d’une économie capitaliste de marché qui reste globalisée.
Puis, il y a effectivement de la fragmentation qui touche essentiellement la frontière des technologies de pointe et la partie du marché des composants, qui est la plus sophistiquée. Là, nous sommes dans la brutalisation, dans la rivalisation. De ce point de vue, l’Europe doit rattraper son retard pour pouvoir compter, y compris en matière d’accès aux matériaux critiques.
C’est le débat actuel sur la réaction à l’Inflation Reduction Act. Comment le comprenez-vous ?
Comme une manifestation de l’absence de gouvernance globale de la transition écologique : chacun y va de son côté, à son rythme, et avec ses propres instruments d’où, inévitablement, des frictions. Les Américains ne veulent pas frapper les consommateurs avec un prix du carbone, donc ils subventionnent pour rattrapper les chinois et c’est le contribuable qui est censé payer, à ceci près qu’il peut émettre des dollars. Les pays en développement eux, ne le peuvent pas et seront désavantagés. Les Européens ont une panoplie d’incitations plus diversifiée et, à mon avis, moins dommageable pour les autres pays.
Pensez-vous que l’OMC ait un rôle à jouer dans cette crise ?
Oui, je suis partisan d’une réaction plus vive des Européens, notamment contre les mesures américaines, qui violent évidemment les règles de l’OMC. Mais la Commission européenne et l’OMC considèrent que ce n’est pas le moment de se fâcher avec les Américains — comme si les Américains s’étaient, eux, embarrassés d’une telle question.
Cette phase de mondialisation, qui s’est sans doute arrêtée avec la crise économique de 2008, a été dominée par « le consensus de Paris » (Rawi Abdelal), par votre travail, par celui de Delors. C’est un encastrement que l’on pourrait définir comme « progressiste »…
C’est vrai. C’est l’idée de tempérer la mondialisation, ce que j’ai appelé dans ma comparution au Parlement européen en 1999 « maîtriser la globalisation ». Plus compliqué que prévu, mais pas vraiment pour des raisons géo-économiques…
On voit aujourd’hui une autre option qui est en train de se déployer qui voit un repli beaucoup plus identitaire, beaucoup plus nationaliste, qu’on pourrait nommer techno-souverainiste, qui essaie d’être cohérent avec la mondialisation tout en cherchant à apporter l’ordre et la stabilité par des mesures réactives. Partagez-vous cette analyse ?
Le problème se pose pour une partie de ceux qui ont les moyens de se le poser : les Américains, les Chinois, les Indiens et les Européens.
Il y a quand même beaucoup de pays qui ne sont pas à l’aise avec cette manière d’agir, parce qu’ils n’ont pas la puissance pour le faire. Quand on regarde les vrais signes de la déglobalisation économique, il y en a en fait très peu dans le domaine commercial. Le commerce mondial continue à augmenter, il n’a jamais été aussi haut en volume qu’en 2022. Le seul véritable signal économique dans ce sens, c’est une forme de « proximisation » des investissements directs à l’étranger. Sur 100 IDE, auparavant, il y en avait 60 qui venaient de loin et 30 qui venaient de près. Aujourd’hui, la proportion est en train de s’inverser. C’est un signe. Dans les faits, les deux manifestations les plus nettes de cette rivalisation auront été les sanctions américaines contre Huawei et le refus chinois des vaccins Covid occidentaux pour des raisons uniquement idéologiques.
Quel doit être le rôle de l’Union dans la nouvelle guerre froide ?
Elle devrait faire en sorte que les deux camps aient besoin d’elle en consolidant son leadership « vert », et en se mettant en position de pouvoir conclure des accords à géométrie variable sur certains sujets ou dans certains secteurs : environnement, commerce, investissements science, culture. Et plus nous aurons de partenariats réussis avec le Sud, plus nous serons influents. Nous devons devenir plus agiles, plus manœuvrants pour saisir telle ou telle opportunité, car il y en aura. Mais nous devons aussi être prêts à compter davantage sur nous même,si les circonstances l’exigent, ce qui est coûteux. Une équation bien compliquée, en effet !
Que faire à Taïwan ?
Tout dépend de la Chine continentale. Mon pronostic est, depuis longtemps, que la Chine est rationnelle, qu’elle a le temps pour elle et qu’il serait risqué pour elle de précipiter la réunification qui est son objectif. Mais le pouvoir personnel de Xi Jinping peut le pousser à l’erreur. Dans ce cas, tout dépendra des Américains.