En deux clins d’œil, l’élève et le professeur se sont compris. C’était, en janvier dernier, un banal jour d’examen à l’institut de linguistique de Moscou. Au milieu des questions d’épreuves orales, dans l’anonymat d’une salle de classe, l’élève s’est vu interroger : « définissez ce qu’est un ‘euphémisme’ et donnez des exemples ». Anodine, la question du professeur n’était pas a priori politique. La réponse, elle, n’a pas manqué de malice. « ‘L’opération militaire spéciale’ est un bon exemple actuel de formulations atténuées qu’on utilise pour éviter des expressions plus choquantes et déplaisantes, mais plus crues et réelles… », a répliqué l’élève, du tac au tac. Le professeur lui a répondu par un sourire complice. « Entre opposants de l’invasion russe en Ukraine, cette guerre qui n’est pas la nôtre, nous nous sommes compris ! », a-t-il ensuite confié. Avec prudence cependant, précaution nécessaire en pleine vague de répression en Russie contre toute voix critique du pouvoir. C’est d’ailleurs afin de protéger nos sources que, dans cet article, nous resterons flous sur l’identité de nos très nombreux interlocuteurs.
Depuis un an, depuis le 24 février 2022 et le début de « l’opération militaire spéciale » du Kremlin en Ukraine selon la litote officielle, les sociétés civiles russes se sont habituées à la fois aux expressions simplistes et aux circonvolutions symboliques. D’un côté la propagande qui, à la télévision mais aussi avec de multiples relais dans la société, a répété les formules du président Vladimir Poutine pour justifier une opération dite de « libération » des territoires russes. De l’autre côté, face aux litotes officielles, des moyens détournés et imagés pour exprimer indirectement une opposition qui, affichée trop ouvertement, peut tomber sous le coup de poursuites judiciaires au nom des nouvelles règles sur la « discréditation » des forces armées, avec jusqu’à quinze ans de prison. Aux antipodes, ces réactions opposées ont souvent conduit à des tensions intergénérationnelles au sein même des familles, les plus âgés regardant la télévision et se rangeant derrière le Kremlin, les plus jeunes s’informant davantage sur Internet et osant s’opposer au pouvoir.
Les premiers assurent qu’il s’agit de salvatrices « démilitarisation » et « dénazification » du pays voisin et d’une inévitable opération pour contrer la menace occidentale. Les seconds confient honte et dégoût, racontent courage et peur face aux difficultés de toute forme de contestation publique. Les uns se retranchent devant les écrans des chaînes publiques. Un réflexe de téléspectateurs-électeurs fidèles au Kremlin. Les autres, par exemple, s’ingénient à trouver des voies symboliques de s’opposer : un poème anti-guerre déclamé dans une cave changée en petit théâtre, un simple « paix » écrit sur des billets de banque circulant de main en main, des fleurs et une bougie déposées au pied d’un mémorial improvisé en hommage aux victimes ukrainiennes… Autant de gestes solitaires, plus de désespoir que de rébellion.
Aujourd’hui, la majorité des Russes n’appartiennent en fait à aucun de ces deux groupes. Ils ont fini par préférer ignorer la guerre, ne regardant plus les informations, se tenant loin des sources de propagande comme de toute forme d’opposition, se concentrant sur leur vie privée, se méfiant des discussions (même en famille) et de toute possible délation (au travail, à l’université). Une sorte d’« émigration intérieure » déjà bien connue à l’époque soviétique. Certains se réfugient dans l’alcool ou les anti-dépresseurs dont les consommations auraient augmenté depuis un an. D’autres cherchent ailleurs des échappatoires : à Moscou, les théâtres font salles combles et l’on surprend parfois des adultes en manque d’oxygène dans les cinémas montrant des dessins animés pour enfants. De plus en plus, le sujet du conflit en Ukraine est évité pendant les dîners familiaux. Une forme de passivité. Cela concerne les grands-mères abreuvées de propagande. Mais aussi des jeunes éduqués, avec de bons emplois, qui ne croient ni Poutine ni la propagande mais dont la seule ambition est de rester à l’écart et de sauver leur petite vie. La souffrance des Ukrainiens a laissé largement indifférent. Malgré la fermeture des médias indépendants et les divers blocages d’Internet, il est pourtant toujours possible de s’informer. La plupart des Russes ne le font cependant pas, s’en remettant au pouvoir.
Cette confiance passive explique le fort taux de soutien à « l’opération spéciale », entre 70 et 80 %, même si les résultats de sondages restent à prendre avec précaution comme dans tout régime autoritaire. Alors que les pics de popularité de Vladimir Poutine ont par le passé coïncidé avec les guerres (Tchétchénie, Géorgie, annexion de la Crimée, opération en Syrie), le président et ses décisions ont été d’autant moins remis en cause que le conflit en Ukraine ne s’est pas accompagné d’une prise de conscience sur la nature même de son pouvoir en Russie. Face à l’offensive en Ukraine comme depuis des années face à la dégradation profonde de l’état des droits et des libertés, la majorité des Russes se sont terrés dans l’apathie, fatalisme aux allures d’inconscience généralisée face aux événements.
« Ce que vous nommez ‘apathie’, ce que je nomme ‘absence d’instincts biologiques de défense face aux situations’, a toujours existé chez les Russes. Parce que ce sont des soviétiques. Cet héritage demeure ancré. Cela relève de la génétique, la psychiatrie, la sociologie, la psychanalyse… », explique toute en ironie dans un entretien à La Croix L’hebdo Valentina Melnikova. À 77 ans, cette vétérane de la défense des droits de l’homme est une inépuisable observatrice des contradictions des sociétés civiles de son pays. Présidente du comité des mères de soldats, au fil des plus de deux décennies de Vladimir Poutine au Kremlin, depuis les guerres en Tchétchénie jusqu’à l’actuelle « opération spéciale », elle a toujours été aux côtés des femmes, épouses et mères, balancées entre désirs de vérité et méfaits du scepticisme et fatalisme post-soviétiques.
Pour Valentina Melnikova, comme pour de nombreux militants chevronnés des droits de l’hommes en Russie, il n’y a pas de doute : la « société » russe, « société civile » dans le sens français, en tant que telle, n’existe pas. Sous Vladimir Poutine, comme sous l’URSS, c’est avant tout le règne du chacun pour soi. Avec la création du comité des mères de soldats et d’autres organisations comme Memorial, un début de société civile avait certes vu le jour dans les années 1990 lorsque, parallèlement à ces activités associatives, sont apparus des partis politiques, communistes et nationalistes mais aussi libéraux et indépendants. Cependant, depuis les législatives de 2003, seuls les mouvements sous contrôle de l’État ont le droit d’avoir des élus à la Douma. La vraie vie politique a donc pris fin.
« Sans partis représentatifs, il ne peut y avoir de vraie société », prévient Valentina Melnikova. Contrairement à Memorial, classé « agent de l’étranger » et désormais interdit, son comité des mères de soldats demeure, tout comme d’autres organisations venant en aide aux migrants, orphelins, handicapés… « Mais nous ne sommes que des bureaux d’aide : les gens viennent puis repartent. Il n’y pas de participation générale à une société », regrette Valentina Melnikova, surprise et déçue par exemple que la vague de colère après la mobilisation militaire de septembre n’ait pas provoqué de remous politiques. D’un coup, la guerre était pourtant entrée dans le quotidien des foyers russes, touchant directement les familles avec des hommes en âge d’être appelés sous les drapeaux. Des mécontentements se sont exprimés publiquement. Mais, par fatalisme ou par adhésion, cela s’est limité à des dénonciations sur l’organisation chaotique et arbitraire des mobilisations, sur le manque d’équipement et d’entraînement avant l’envoi des mobilisés au front. « Il y a eu certes des réactions : des familles nous ont appelés, des hommes ont fui le pays », constate Valentina Melnikova. « Mais, une fois encore, c’est resté au niveau individuel. Ils ont réagi comme ces oiseaux qui, sentant le danger, s’envolent d’un coup. Chacun de son côté. » La propagande, elle, a pu vilipender « les traîtres ».
Entre deuil et colère, les réactions se sont pareillement multipliées en Russie après l’annonce de la mort de près de leurs 100 soldats, tués par une frappe ukrainienne le soir du dernier Nouvel An dans un bâtiment où ils étaient stationnés à Makiïvka, en plein Donbass supposé être sous contrôle russe. Le bilan était sans doute plus élevé mais les autorités sont sagement restées sous le seuil des 100 décès pour éviter la nécessité d’organiser un deuil national. En dix mois d’« opération spéciale », c’était la première fois qu’elles admettaient un tel revers et, surtout, un tel lourd bilan. Sur les réseaux sociaux, et même à la télévision, quelques signes de contestation sont apparus. Néanmoins, toute relative, la transparence du Kremlin est restée bien orchestrée. Et la propagande, de nouveau, a pu manipuler les opinions et préparer la société. La large couverture médiatique de ces soldats morts a en fait permis de nourrir des appels à la revanche et de servir le narratif officiel en vue, possiblement, d’une intensification de l’offensive et d’une nouvelle vague de mobilisation militaire. Les révélations dérangeantes sur l’incompétence de l’armée sont finalement passées inaperçues, notamment sur le fait que des munitions auraient été entreposées dans le même bâtiment abritant les soldats ou que ces derniers avaient été autorisés à appeler par téléphones portables, permettant de facto leur géolocalisation par l’artillerie ukrainienne. Il y a eu des remises en question. Mais pas de remise en cause pour autant.
Pour certains Russes habitués depuis longtemps à se tenir loin de la politique, l’exil soudain pour fuir la mobilisation militaire a pu servir de moments révélateurs. Paradoxalement, des jeunes hommes ayant trouvé refuge en Géorgie, parfois avec leurs compagnes, ont découvert que leur pays, quatorze ans avant l’invasion de l’Ukraine, s’était déjà emparé de 20 % du territoire de cette ex-république du Caucase. À Tbilissi, confrontés souvent pour la première fois aux conséquences de la politique menée par leur président, ils ont ressenti les rancoeurs exprimées par leurs hôtes contre ces Russes. Et donc contre eux-mêmes qui, en plus de vingt ans de soutien plus ou moins tacite, soutiennent indirectement le régime de Vladimir Poutine par leur indifférence à sa politique. Les Géorgiens ne sont pas loin de partager ce que disent la majorité des Ukrainiens depuis un an : le Kremlin de Vladimir Poutine est coupable mais tous les Russes sont responsables. Confrontés soudainement à cette réalité, ces exilés ont vécu un éveil rapide à la conscience politique.
Cette mutation concerne pareillement ces quelques centaines d’individus qui, loin de l’anonymat de leur cuisine et de la solitude face à leur ordinateur, « opposition de sofa » comme s’en moque l’un d’entre eux, ont osé se rendre autour des mémoriaux improvisés à travers la Russie depuis le bombardement russe sur la ville ukrainienne de Dnipro en mémoire des 46 morts le 14 janvier. Des anonymes le confient. Un an avant, juste après le début de « l’opération spéciale », ils ont bien publié des messages de colère sur les réseaux sociaux pour s’opposer à l’offensive. Mais ils les ont rapidement effacés, par peur de la répression, au travail notamment ou à l’école des enfants. Depuis, ils ont pris l’habitude de s’abstenir. Et ils ne sont jamais sortis manifester, même au moment du lancement de la mobilisation militaire en septembre. À mi-voix, ils reconnaissent aujourd’hui une forme de « lâcheté ». C’est pourquoi, après le drame de Dnipro, le dépôt d’un simple bouquet d’œillets au pied de ces mémoriaux improvisés a été pour eux à la fois un acte libérateur et un geste vital de respect vis-à-vis de soi-même. Un signal discret permettant aussi de rappeler que tous les Russes ne soutiennent pas le Kremlin.
Il s’agit cependant d’une toute petite minorité. Bien avant le conflit ukrainien, sociologues et hommes politiques indépendants estimaient, sans vrais supports statistiques fiables à l’appui, que 15 à 20 % des Russes en âge de voter pourraient s’exprimer contre le Kremlin de Vladimir Poutine si le système politique et médiatique le permettait, si les élections étaient libres. Aujourd’hui, une proportion similaire s’oppose sans doute à l’offensive en Ukraine. L’expression de cette opposition, avec un possible effet boule de neige dans la population, est d’autant plus difficile que, après plus de 22 000 arrestations lors des premières semaines de conflit, toutes formes de démonstration ont été bannies. À la veille de l’anniversaire du début du conflit, les autorités sont même passées à la vitesse supérieure dans leur répression contre les voix critiques.
En 2022, leur tactique était d’entretenir la peur et de contraindre les rebelles — en particulier les médias critiques — à respecter des règles très strictes. Par exemple, une organisation classée « agent de l’étranger », étiquette infamante qui de surcroît complique son travail, était tolérée à condition de s’en tenir au respect de ces contraintes à la fois lourdes et humiliantes. Il s’agit par exemple de tenir des comptes très détaillés des moindres entrées et sorties d’argent et, pour chaque publication, y compris sur les réseaux sociaux, ajouter le message : « ceci est diffusé par une organisation reconnue agent de l’étranger ». Un moyen politiquement de marginaliser encore un peu plus les voix rebelles.
En 2023, c’est désormais la pure et simple interdiction et mise au ban, à l’image de Meduza nommée le 25 janvier « organisation indésirable ». Toute participation aux activités d’un média déclaré « indésirable » est passible d’une peine jusqu’à quatre ans de prison pour les journalistes et jusqu’à six ans de prison pour ses organisateurs. Le signal est d’autant plus clair que même la publication des articles de Meduza sur les réseaux sociaux par des internautes peut potentiellement être vue comme une « participation » à ses activités et donc peut aussi entraîner des poursuites judiciaires. Le même jour, la justice a ordonné la dissolution de la plus ancienne ONG de défense des droits humains, le Groupe Helsinki de Moscou, dirigée pendant des décennies par Lioudmila Alexeeva, interdisant ses activités sur le territoire russe. Deux interdictions accueillies dans l’indifférence générale du grand public. Cet arsenal de mesures répressives, toute comme le flux continu de poursuites judiciaires pour « fake » sur les sujets militaires ou pour « discréditation » de l’armée, ont renforcé cette « verticale de la peur ». Même chez les élites, celle-ci avait depuis longtemps préparé l’offensive en Ukraine sur la scène politique intérieure en éliminant tout garde-fou.
Allergique au moindre changement risquant de bousculer la sacro-sainte « stabilité » garantie par le Kremlin, Vladimir Poutine a par ailleurs paré ses attaques anti-occidentales d’une dimension morale. Cette opération, militaire et politique, sert à convaincre les Russes que le président, engagé dans une lutte contre « la cinquième colonne » selon ses propres termes, a aussi eu raison dans sa lutte anti-libérale de défenseur des valeurs traditionnelles. Depuis 2018 et sa réélection, en bon idéologue masqué, Vladimir Poutine assure que, face à un Occident en plein déclin, Moscou construit l’avenir, celui du pays et du monde. Dans sa rhétorique, l’Ouest a été consacré en ennemi de la Russie qui cherche à l’humilier et la détruire. Ce message fait écho aux ressentiments de nombreux Russes qui expliquent avoir été injustement traités après la fin de la Guerre froide. Certains se sentent libérés après trois décennies de retenue, prêts à défier toutes apparences démocratiques et libérales pour retrouver une forme d’ « authenticité » russe qui, par essence à leurs yeux, se définit précisément dans cette opposition face à l’Ouest. Le début du conflit il y a un an avait pris des accents de revanche. Ouvertement, les plus radicaux ne cachaient pas vouloir « donner une leçon aux Occidentaux » et, malgré les revers depuis sur le front militaire, ils continuent aujourd’hui de croire fermement à l’inévitable victoire russe.
Dans son discours du 30 septembre 2022, officialisant l’annexion de quatre territoires ukrainiens, Vladimir Poutine a comparé « la propagande occidentale », avec « son océan d’illusions, mythes et fakes », aux mensonges de Goebbels, le propagandiste en chef de l’Allemagne nazie. Il a déroulé une longue démonstration : son « opération militaire spéciale » va bien au-delà du conflit en Ukraine. Le président a répété qu’il est parti défendre la Russie face à l’Ouest accusé de tous les maux, fustigeant notamment le « satanisme » derrière des mœurs sociales supposées déclinantes d’Européens décadents, perfides et hypocrites. Au sein de la société, ce discours a fini de rassurer et de convaincre certains. Il a révulsé et inquiété d’autres. Mais, surtout, il a été accueilli avec indifférence par la majorité.
La vraie victoire de Vladimir Poutine n’est donc pas seulement d’avoir anéanti l’opposition et écrasé la société civile mais avant tout d’avoir orchestré cette apathie générale. Afin de mieux garder les mains libres, le Kremlin a encouragé une mentalité d’indifférence et de passivité. Très organisée, avec des effets profonds, la propagande — pas seulement à la télévision mais aussi à l’église, à l’école, à l’université, dans les milieux culturels et sportifs… — a non seulement bourré les crânes mais a surtout vidé les regards. Souvent grossière, elle a diffusé par exemple cette idée de la supériorité des Russes face aux Occidentaux sur le plan spirituel et culturel. Mais, systématique et durable avec des effets sous-estimés, elle a surtout imposé une forme de relativisme. Elle a réussi à insuffler le scepticisme face aux faits et le fatalisme face aux vérités. D’où le rejet en bloc des allégations sur les atrocités qu’ont commis les soldats russes en Ukraine. Aux yeux de la majorité des Russes, c’est impensable de la part des héritiers de l’armée du « pays vainqueur du fascisme » qui, présentés en soldats protecteurs et non-agressifs, ne visent jamais des cibles civiles. Des vidéos et enquêtes occidentales le démontrent pourtant. Mais d’autres sources orchestrées depuis Moscou prouveraient le contraire. Chez les Russes, tout est donc vu dans la plus grande confusion. Tout est égal, sans aucun sens critique. C’est un spectacle permanent de faux-semblants. Une vraie mise en scène depuis des années pour conditionner les sociétés civiles. Les télévisions, par exemple, organisent des débats, maintenant l’illusion d’une vie démocratique. Mais le message est clair. Et il est pro-Kremlin.
Les écoles ont pareillement servi de relais. De banales rencontres parents-profs au début de trimestre ont depuis un an viré aux leçons d’histoire. Le directeur cède la parole à un officiel venu enchainer sur le narratif contre les « nazis » d’hier et d’aujourd’hui, puis répéter du haut de l’estrade scolaire ce que les familles ont déjà entendu sur les chaînes de télévision du Kremlin. Les nouvelles séances de lever du drapeau et d’hymne national organisées dans les cours d’école tous les lundis matin, suivies de « leçons sur les choses importantes » et notamment le patriotisme, ont pareillement servi de relais à la propagande dès le plus jeune âge. Ce n’est en fait que la suite de ce qui avait mis en place depuis des années, avec les traditionnelles petites expositions de préaux sur la guerre de 1941-1945, la « grande guerre patriotique ». Elles ont servi de point de départ pour tout un enseignement patriotique à sens unique.
Entre histoire et présent, une date s’impose pour comprendre les sociétés civiles russes, leur conditionnement à soutenir sans sens critique l’offensive en Ukraine : le 9 mai. C’est la date clef pour les Russes, l’un de leurs jours fériés préférés, moment à la fois de recueillement et de fête en mémoire de « la grande guerre patriotique » et des soldats soviétiques vainqueurs de l’Allemagne nazie. La parade militaire sur la place Rouge n’est que le plus visible de tous les événements organisés à travers la Russie pour célébrer l’héroïsme face à l’ennemi et doper le patriotisme plusieurs semaines durant. Au début de l’offensive en Ukraine, les Russes étaient ainsi nombreux à répéter cette argumentation bien rodée sur les chaînes de télévision : « Les Occidentaux devraient le savoir depuis notre victoire en 1945 : cela ne sert à rien de faire pression sur la Russie. Napoléon et Hitler ont échoué. Vous n’y arriverez pas non plus cette fois », défiaient-ils en février-mars 2022, bien avant l’embourbement du conflit.
L’histoire est en fait l’une des trames du règne de Vladimir Poutine et de son travail sur les sociétés civiles. Bien avant son offensive en Ukraine, « opération spéciale » pour chasser les fascistes de Kiev selon l’explication officielle, le Kremlin a axé depuis des années son narratif sur la victoire de l’URSS contre l’Allemagne nazie, vrai cadre idéologique créé grâce à la sacralisation de la « grande guerre patriotique ». La Russie de Poutine n’a pas d’idéologie mais elle a son 9 mai, base de toute la stratégie internationale et nationale du président, surtout point de référence pour l’identité nationale afin d’unir le pays. Cela passe aussi par les écrits de Vladimir Poutine l’historien, sur l’Ukraine ou le pacte Ribbentrop-Molotov.
Ce climat politique influence notamment les jeunes, l’une des priorités de la propagande du Kremlin pour conditionner les sociétés civiles. Memorial, avant chaque 9 mai, organisait un concours de témoignages historiques chez les 14-18 ans. À la lecture des copies au fil des années, l’ONG avait prévenu : le passé soviétique est beaucoup plus idéalisé qu’il y a vingt ans ; avec Staline présenté avant tout en héroïque vainqueur du nazisme. Le travail de Memorial, désormais interdit, œuvrait à contre-courant des discours officiels. Contrairement à l’Allemagne post-nazie, les efforts de réflexion critique sur le passé national ont été rares dans la Russie post-soviétique. D’autant plus que la chaotique sortie du communisme a, dans la société, créé une profonde nostalgie pour la prétendue « stabilité » de la vie sous l’URSS. « Stabilité » pourtant désormais remise en question par les méfaits économiques du conflit en Ukraine.
Pour les élites, cette « stabilité » est pareillement bousculée. Mais le mutisme des milieux d’affaires et des quelques figures libérales jadis influentes ont confirmé qu’aucune faille n’apparaît dans le soutien de cette partie de la société en faveur du régime Poutine. En coulisses, beaucoup critiquent certes l’offensive en Ukraine. Entre frustration et irritation, ils sont nombreux à remettre en question le Kremlin. En question — mais pas en cause pour autant… Gagnée par cette même apathie générale, et soucieuse de protéger avant tout leurs intérêts économiques, la vaste majorité des hommes d’affaires n’a pas pris la parole et encore moins encouragé un changement de pouvoir politique. Entre colère et inquiétude, l’élite russe se morfond en fait dans son malaise et son inaction tout à la fois. Beaucoup veulent la fin de Poutine. Mais personne n’est prêt à s’impliquer pour provoquer cette fin. Le questionnement vise pourtant les objectifs mêmes du Kremlin dans ce conflit que, parmi les figures du business jadis les plus influentes autour du Kremlin, certains n’hésitent plus à qualifier d’« énorme erreur ».
À demi-mot, les membres des milieux d’affaires confient ne pas comprendre, un an après le début du conflit, quel est l’objectif du Kremlin contre l’Ukraine et au-delà contre l’Occident. Mais la plupart continuent de faire leur business — autrement, certes, à cause des sanctions occidentales. Pour le moment, ils essaient de sauver en Russie ce qu’ils peuvent, après avoir perdu beaucoup à l’ouest à cause des mesures américaines et européennes. Quant à l’élite politique libérale, la plus à même à encourager un changement, elle se trouve plus marginalisée que jamais. Par exemple, l’ex-ministre des finances Alexeï Koudrine, opposé en privé à l’offensive et à ses suites, absent toutefois des radars publics, est certes revenu sur le devant de la scène. Mais c’est pour accepter de nouvelles fonctions chez Yandex, le Google russe, qu’il doit désormais aider à jongler entre liberté sur Internet et reprise en main par l’État. Les quelques autres grands noms chez les libéraux encore actifs ont pareillement accepté de poursuivre leurs rôles clefs dans le système de Vladimir Poutine. Par exemple, German Gref, PDG de Sberbank, la principale banque du pays, ose à peine quelques mises en garde déguisées sur les méfaits économiques de l’opération militaire. Du coup, aucune figure ne semble pouvoir servir d’autorité à un mouvement de contestation.
La plupart des libéraux influents par le passé et entrepreneurs fondamentalement opposés au cours actuel des évènements à Moscou ont en fait quitté le pays. Ventre mou, ils font le dos rond en attendant que ça passe. Une atmosphère bien différente de la fin des années 1990 lorsque, au crépuscule de l’ère Eltsine et à l’aube de l’ère Poutine, le système était ébranlé. Les élites ne s’y retrouvaient plus, les appétits s’aiguisaient. Tous s’affairaient en coulisses à Moscou. Aujourd’hui, au contraire, ils se sont réfugiés dans leur vie privée, tranquilles et dans l’expectative à Dubaï ou sur les plages du Venezuela. Ils ne bougeront qu’au moment où leur intérêt leur dictera.
Par ailleurs, les sanctions occidentales prises l’an passé contre les Russes, leur interdisant de prendre des vols d’avion, d’effectuer des transferts bancaires et d’obtenir des visas, ont en grande partie eu un effet contreproductif. Elles touchent avant tout la classe moyenne à Moscou et dans les principales villes. Paradoxalement, c’est cette population qui est la plus opposée au Kremlin. Les plus pauvres des Russes, classe populaire chère à Vladimir Poutine, resteront démunis et fidèles. Les plus riches, dépendants du régime, resteront aisés et loyaux. Entre les deux, la classe moyenne se trouve coincée. Pointée du doigt par l’Ukraine, punie par l’Europe, elle n’est pas encouragée dans ses élans anti-Kremlin. Au contraire : beaucoup se retrouvent obligés de soutenir le régime alors qu’ils pourraient être le moteur des changements à Moscou.
Trois décennies après la fin de l’URSS qui avait fait naître des espoirs dans un pays sans tradition démocratique, cette vague généralisée d’apathie face au conflit en Ukraine contraste avec les manifestations anti-Kremlin de 2011-2012. Dix ans avant « l’opération militaire spéciale », jusqu’à 100 000 manifestants criaient « Ukhodi ! » dans les rues de Moscou. Ce « Pars ! » visait Vladimir Poutine. La classe moyenne dynamique avide de libertés politiques qui protestait alors s’est depuis assagie, rattrapée par les préoccupations du quotidien. Les plus politisés ont certes poursuivi. Mais les centaines d’incarcérations et les croissantes menaces de poursuites judiciaires ont réussi à intimider. D’autant plus qu’un rebelle peut être arrêté le jour de son action mais aussi désormais plus tard — grâce à la reconnaissance faciale et aux milliers de caméras installées un peu partout. L’extension du champ d’application de la liste des « agents de l’étranger » a renforcé ce climat de peur. Le championnat dans le radicalisme s’intensifie. Une sorte de compétition de l’absurde où les faucons autour de Vladimir Poutine semblent vouloir montrer au chef qu’ils combattent les ennemis présumés, supposés membres de cette « cinquième colonne » financée de l’étranger.
Parallèlement, la propagande a bel et bien fini aussi par gagner et convaincre bien des familles : certains opposants de 2012 sont devenus des partisans de l’offensive en Ukraine en 2022. Face au système occidental qu’il juge en déclin, le Kremlin met en scène sa propre vision de la démocratie. Ce discours plaît à une partie des Russes, y compris parmi les anciens protestataires. Mais, en fait, la vaste majorité n’est ni pour, ni contre. Les plus anciens se souviennent du chaos des années 1990 après la sortie du communisme. Ils associent la démocratie à la crise économique, à la débauche politique et à l’émergence des oligarques. Les plus jeunes ont appris à vivre leur vie, sans vraiment s’intéresser à la politique. On ne peut pas parler d’opposition en Russie — un terme qui renvoie à la démocratie parlementaire. Bien avant les méfaits de la mobilisation militaire de septembre dernier, il y avait déjà eu des mécontentements secouant la société. Sur la baisse du pouvoir d’achat. Sur les dégâts écologiques. Sur la corruption. Sur la surmortalité record due au Covid-19. Nombreux sont en fait les sujets de société (école, justice, élus locaux…) qui, révélateurs de facto mais indirectement des problèmes de liberté, sont au cœur des préoccupations du quotidien russe. Mais, au-delà d’un microcosme, ces mécontents ne protestent pas. Et il n’y a pas de vision générale poussant un mouvement plus vaste de désir de changement.
Face à ces contradictions, les observateurs occidentaux ont trop longtemps pris leurs désirs pour des réalités, anticipant des vagues de protestations. La Russie et ses sociétés civiles sont souvent traitées et jugées à travers les yeux et prismes européens : cela se limite à Vladimir Poutine, aux tours du Kremlin, au manque de libertés d’expression et à la simpliste conclusion « ils n’ont qu’à faire leur révolution comme les Ukrainiens ont fait leur Maidan ». C’est ignorer les réalités des sociétés civiles russes pour qui la liberté en soi est loin des priorités.