Une taxe moderne sur les bénéfices excédentaires permettrait de redistribuer efficacement et simplement ces bénéfices exceptionnels de la guerre. Concrètement, au niveau européen une taxe de 33 % sur les gains de valorisation financière de janvier 2022 à septembre 2022 des entreprises du secteur de l’énergie dont le siège social ou les ventes se situent dans l’Union générerait environ 65 milliards d’euros de recettes (0,3 % du PIB) pour l’Union européenne.  Si elle était redistribuée intégralement et équitablement à tous les ménages , elle pourrait financer un transfert de 145 € par personne, soit près de 600 € pour une famille de quatre personnes. Avec un taux d’imposition de 50 %, ce transfert approcherait les 900 euros pour une famille de quatre personnes.

Notre proposition constitue une modernisation des taxes traditionnelles sur les bénéfices excédentaires, les adaptant aux réalités économiques du XXIe siècle. Les taxes sur les bénéfices excédentaires ont été utilisées avec succès par le passé, notamment en temps de guerre 1. Mais l’organisation de l’activité économique mondiale a considérablement changé depuis la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, une grande partie de la production est assurée par des entreprises multinationales qui peuvent transférer leurs bénéfices vers des filiales situées dans des territoires à faible fiscalité. Selon les plus récentes estimations, 36 % des bénéfices réalisés par des entreprises dans des pays autres que leur siège social sont transférés dans des paradis fiscaux 2. Ces transferts ont considérablement augmenté depuis les années 1970 et compliquent l’imposition des bénéfices 3. En parallèle, les marchés financiers se sont développés. Les ratios de capitalisation boursière par rapport au PIB dépassent 100 % dans de nombreux pays 4. Même si certaines sont encore détenues par un actionnariat restreint, la grande majorité des grandes entreprises énergétiques sont cotées en bourse. Dans ce contexte, il est donc pertinent de cibler la capitalisation boursière.

Selon les plus récentes estimations, 36 % des bénéfices réalisés par des entreprises dans des pays autres que leur siège social sont transférés dans des paradis fiscaux.

Gabriel Zucman, Manon François, Carlos Oliveira et Bluebery Planterose

Cette taxe sur l’augmentation de la capitalisation boursière présente deux avantages principaux par rapport aux taxes standard sur les bénéfices excédentaires. 

  • Premièrement, la capitalisation boursière est observable et difficile à manipuler : la taxe serait donc facile à appliquer et les entreprises ne seraient pas en mesure de l’éviter en déplaçant leurs bénéfices vers des paradis fiscaux. 
  • Deuxièmement, elle capterait l’ensemble des rentes gagnées par les entreprises du secteur de l’énergie, y compris celles provenant de l’extraction du pétrole et du gaz (activités en amont), par opposition aux seules rentes provenant du raffinage et d’autres activités en aval 5. Ce n’est pas le cas des taxes sur les superprofits actuellement discutées dans l’Union européenne, comme la contribution temporaire de solidarité proposée par la Commission européenne en septembre 2022, qui taxerait les bénéfices comptabilisés dans l’Union, c’est-à-dire principalement les activités en aval. Pour un taux d’imposition donné, la taxe sur la valorisation excédentaire générerait environ trois fois plus de recettes que la contribution de solidarité proposée par la Commission : 65 milliards d’euros contre 25 milliards d’euros avec un taux d’imposition de 33 %.

La taxe traditionnelle et la taxe modernisée ont chacune leurs propres forces. Toutes deux affecteraient les entreprises différemment (par exemple, certaines entreprises pourraient avoir des bénéfices excédentaires importants mais peu ou pas d’augmentation de la capitalisation boursière, ou vice versa). Les risques de double imposition sont limités, car les taxes sur les bénéfices excédentaires sont capitalisées dans les prix des actions, réduisant la valorisation (et donc l’assiette de la taxe que nous proposons) en conséquence. Pour ces raisons, les décideurs pourraient envisager d’utiliser les deux instruments simultanément. Dans ce cas, une taxe sur la hausse de la capitalisation boursière pourrait être considérée comme une taxe minimale effective sur les bénéfices excédentaires, garantissant que les entreprises de secteurs spécifiques paient un montant minimal d’impôt supplémentaire tant que le cours de leurs actions augmente, même si elles parviennent à déplacer leurs bénéfices vers des paradis fiscaux.

La taxe fonctionnerait comme suit. Pour les entreprises du secteur de l’énergie dont le siège est situé dans l’Union, 100 % de l’augmentation de la valorisation boursière depuis le début de l’année 2022 serait soumise à l’impôt. Pour les entreprises énergétiques dont le siège est situé en dehors de l’Union, l’augmentation de la valorisation boursière serait répartie dans l’Union européenne proportionnellement à la fraction des ventes mondiales réalisées sur le territoire européen : par exemple, si la valorisation boursière d’un producteur de gaz non européen augmente de 100 milliards d’euros et que l’entreprise réalise 20 % de ses ventes dans l’Union, 20 milliards d’euros seront soumis à l’impôt dans l’Union européenne. Ainsi, la taxe s’appliquerait non seulement aux entreprises européennes, mais aussi aux entreprises qui extraient du pétrole et du gaz en dehors de l’Union et vendent aux consommateurs européens. Cette mesure est essentielle pour redistribuer efficacement les bénéfices exceptionnels et remédier aux difficultés causées par la flambée des prix de l’énergie. Toutes les grandes entreprises (y compris celles dont le siège est situé en dehors de l’Union) devant produire une ventilation de leurs ventes pays par pays, ce calcul de la répartition de la valorisation excédentaire en fonction des ventes est tout à fait faisable.

Une taxe sur la capitalisation boursière présente plusieurs avantages 6. Elle est simple à administrer : elle pourrait être collectée par les commissions des opérations de bourse de chaque pays, qui perçoivent déjà des droits sur les sociétés cotées. Elle est difficile à éviter, car la capitalisation boursière est facilement observable. Elle complète l’impôt sur les bénéfices existant, car les entreprises peuvent atteindre des capitalisations boursières extrêmement élevées avant même de réaliser des bénéfices imposables (par exemple, Amazon). Toutes ces caractéristiques s’appliqueraient à une taxe ponctuelle sur l’augmentation de la capitalisation boursière des entreprises énergétiques, en réponse aux besoins spécifiques découlant du contexte de la guerre.

1 — Pourquoi taxer les entreprises de l’énergie ? 

Les prix de l’énergie étaient déjà sur une trajectoire croissante en Europe depuis plus d’un an avant l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, mais la situation s’est considérablement aggravée après l’invasion. Les prix du pétrole sont passés d’une moyenne d’environ 70 dollars en 2021 à un maximum de 120 dollars en juin 2022, avant de retomber à environ 80 dollars en septembre 2022. Les prix européens du gaz ont d’abord augmenté au moment de l’invasion de l’Ukraine en février, puis ont bondi après que la Russie a commencé à restreindre les exportations de gaz vers l’Union en juin 2022. La baisse de l’offre a induit une hausse des prix qui a largement profité aux entreprises énergétiques. Les prix du charbon ont fortement augmenté après l’invasion de l’Ukraine et sont restés à un niveau élevé au cours des mois suivants.

L’augmentation des prix de l’énergie s’est traduite par une hausse de la valorisation boursière des entreprises énergétiques, comme l’illustre l’évolution de la capitalisation boursière des entreprises qui composent l’indice Stoxx Europe 600, qui comprend 600 entreprises européennes (dont certaines hors Union) représentant environ 90 % de la capitalisation du marché boursier européen. Alors que la capitalisation des entreprises européennes hors secteur de l’énergie a diminué en moyenne d’environ 20 % entre janvier et septembre 2022, la valorisation des entreprises énergétiques a en moyenne augmenté de près de 15 %. Pour les entreprises du secteur de l’énergie dont le cours de bourse a augmenté, cette hausse a été en moyenne de 35 % 7.

Alors que la capitalisation des entreprises européennes hors secteur de l’énergie a diminué en moyenne d’environ 20 % entre janvier et septembre 2022, la valorisation des entreprises énergétiques a en moyenne augmenté de près de 15 %.

Gabriel Zucman, Manon François, Carlos Oliveira et Bluebery Planterose

En termes absolus, la capitalisation boursière totale des entreprises du Stoxx 600 hors secteur de l’énergie a diminué, passant de 12 400 milliards d’euros en janvier 2022 à 9 900 milliards d’euros en septembre 2022. Parallèlement, la capitalisation boursière des entreprises du secteur de l’énergie du Stoxx 600 est passée de 785 milliards d’euros à 894 milliards d’euros. 

Il existe une hétérogénéité au sein des secteurs. Certaines entreprises du secteur de l’énergie n’ont pas profité de la situation actuelle et ont vu leur capitalisation boursière chuter. Enel, une entreprise italienne du secteur de l’énergie, a par exemple vu sa capitalisation boursière diminuer de 26 milliards d’euros entre janvier et septembre 2022. 

La taxe que nous proposons n’affecterait pas les entreprises qui ont connu une baisse de leur capitalisation boursière. Toutefois, ces entreprises pourraient être affectées par les taxes sur les bénéfices excédentaires standard (dans la mesure où elles ont des bénéfices excédentaires), ce qui met en évidence la complémentarité entre les deux instruments. Au total, 18 entreprises énergétiques du Stoxx 600 ont vu leur capitalisation boursière augmenter depuis janvier, tandis que 18 ont subi des pertes. En outre, 283 entreprises mondiales du secteur de l’énergie opérant en Europe, mais ne faisant pas partie du Stoxx 600, ont enregistré des gains de valorisation entre janvier et septembre 2022.

2 — Faisabilité et mise en oeuvre concrète

Nous proposons de taxer les entreprises du secteur de l’énergie sur la base de l’augmentation de leur capitalisation boursière entre le 1er janvier 2022 et le 31 décembre 2022. Pour nos estimations de référence, nous considérons un taux d’imposition de 33 %, soit le même taux que celui proposé par la Commission en septembre 2022 pour sa contribution de solidarité sur les bénéfices excédentaires. Pour les entreprises dont le siège social est situé sur le territoire européen, 100 % de la hausse de la capitalisation boursière serait imposable dans l’Union. Pour les entreprises non européennes qui ont des ventes dans l’Union européenne et dont la capitalisation boursière a augmenté en 2022, la hausse de la capitalisation boursière serait répartie dans l’Union en utilisant la fraction des ventes que ces entreprises ont réalisées dans les États-membres.

Qui percevrait l’impôt ? 

La taxe que nous proposons pourrait être collectée par la Commission européenne et être utilisée pour les ressources propres du budget européen. Alternativement, la taxe pourrait être collectée par l’autorité fiscale de chaque État-membre. Dans ce cas, la répartition des plus-values de marché des multinationales non résidentes serait appliquée au niveau national, sur la base de la fraction des ventes totales réalisées dans chaque pays. 

Une double imposition ? 

Une préoccupation potentielle est le risque de double imposition entre la taxe que nous proposons et la contribution de solidarité sur les bénéfices excédentaires proposée par la Commission en septembre 2022. Cependant, le risque d’une telle double imposition est limité car les taxes standard sur les bénéfices excédentaires se capitalisent dans les prix des actions et réduisent la valorisation boursière. Par exemple, si une entreprise doit payer un impôt standard sur les bénéfices excédentaires de 1 milliard d’euros, alors, toutes choses égales par ailleurs, cela réduit sa capitalisation boursière – et donc la hausse de 2022 de sa capitalisation boursière, c’est-à-dire l’assiette de l’impôt que nous proposons – de 1 milliard d’euros. Il n’y a pas de double imposition. De ce point de vue, la taxe que nous proposons serait complémentaire de la contribution temporaire de solidarité proposée par la Commission européenne.

Un autre problème potentiel de double imposition existe cependant si tous les pays appliquent le mécanisme que nous décrivons. Il y aurait double imposition si l’augmentation de la capitalisation boursière était taxée à la fois dans le pays du siège social et dans les pays des ventes. Dans ce cas, il faut définir des règles de priorité. Une possibilité serait de donner la priorité aux pays de vente, c’est-à-dire de permettre que tout impôt payé aux pays de vente soit déductible de l’impôt dû dans le pays du siège. Le pays du siège ne jouerait donc que le rôle de collecteur d’impôts en dernier ressort, c’est-à-dire qu’il ne percevrait des recettes que dans la mesure où certains pays de vente ont choisi de ne pas percevoir leur part de l’impôt.

Des problèmes de liquidité pour le paiement de la taxe  ? 

L’une des préoccupations potentielles concernant la taxe que nous proposons est que les entreprises dont le cours de l’action a fortement augmenté pourraient ne pas avoir suffisamment de liquidités pour payer la taxe avec leurs bénéfices actuels. Dans la pratique, cependant, il est peu probable que ce problème se pose, car la taxe ne s’appliquerait qu’aux entreprises cotées en bourse et ces dernières peuvent toujours émettre des actions pour lever des fonds. Étant donné que les problèmes de liquidité n’affecteraient que les entreprises ayant connu une forte augmentation du prix de leurs actions, ces entreprises lèveraient des fonds via la vente d’actions à un prix élevé, minimisant ainsi la dilution pour les actionnaires existants.

Étant donné que les problèmes de liquidité n’affecteraient que les entreprises ayant connu une forte augmentation du prix de leurs actions, ces entreprises lèveraient des fonds via la vente d’actions à un prix élevé, minimisant ainsi la dilution pour les actionnaires existants.

Gabriel Zucman, Manon François, Carlos Oliveira et Bluebery Planterose

Un impact sur l’investissement ? 

Une autre préoccupation concerne la façon dont l’investissement pourrait être affecté. Étant donné qu’il s’agit d’un impôt rétrospectif unique, il devrait avoir des effets limités sur les décisions d’investissement prises avant de savoir que des bénéfices exceptionnels seraient générés et imposés. Plus largement, comme la taxe est rétrospective (par exemple, les gouvernements pourraient annoncer au début de 2023 qu’ils taxeront la hausse de 2022 de la valorisation du marché), l’assiette fiscale est entièrement connue au moment de l’annonce et n’est pas élastique, de sorte que les recettes mécaniques seront probablement très proches des recettes réelles. En particulier, les prix des actions peuvent baisser au moment de l’annonce, mais cela ne réduit pas la hausse de la valorisation du marché en 2022, c’est-à-dire l’assiette de la taxe.

Et les entreprises non cotées ? 

Nous ne proposons pas de taxer les entreprises énergétiques non cotées, pour deux raisons principales. Premièrement, la grande majorité des grandes entreprises énergétiques mondiales sont cotées en bourse, y compris les plus grands producteurs de pétrole du monde (par exemple, Saudi Aramco, cotée en 2019 ; PetroChina, cotée en 2000) et la plupart des grandes entreprises énergétiques européennes et américaines – parmi les 40 premières entreprises énergétiques (non étatiques) en termes de chiffre d’affaires dans la base de données Orbis, 37 sont cotées et seulement 3 ont un actionnariat restreint. Deuxièmement, comme la taxe que nous proposons est temporaire, le risque que certaines entreprises cotées tentent de l’éviter en choisissant de se retirer de la bourse est très limité 8.

Comparaison avec d’autres taxes sur les superprofits mises en place depuis le début de la guerre

L’augmentation des prix du pétrole, du gaz et du charbon, et les bénéfices exceptionnels qui en résultent pour les entreprises du secteur de l’énergie ont suscité des appels à l’introduction de taxes temporaires sur les bénéfices excédentaires dans le monde entier. Des organisations internationales telles que le Fonds monétaire international ont soutenu l’introduction de tels mécanismes. Un certain nombre de pays ont déjà introduit de telles taxes. La Grèce et la Roumanie ont introduit des taxes temporaires sur les producteurs d’électricité fin 2021 et en 2022. La Hongrie a introduit une taxe temporaire sur certains producteurs d’électricité pour 2022 et 2023. L’Espagne a également introduit une taxe sur les bénéfices excédentaires des grandes entreprises. En mars 2022, l’Italie a introduit une taxe sur les bénéfices exceptionnels de 25 % sur certaines entreprises du secteur de l’énergie. Pour qu’une entreprise soit taxée, l’augmentation des bénéfices entre le 1er octobre 2020 et le 30 avril 2021 et le 1er octobre 2021 et le 30 avril 2022 doit être d’au moins 5 millions d’euros avec une marge bénéficiaire accrue d’au moins 10 %. Le Royaume-Uni a également introduit en mai 2022 un prélèvement sur les bénéfices excédentaires (Excess Profits Levy) qui impose les bénéfices des sociétés provenant des activités de production à 25 %, en plus du taux d’imposition habituel de 40 % sur les sociétés pétrolières et gazières opérant au Royaume-Uni et sur le plateau continental britannique. Elle fait ainsi passer le taux d’imposition global sur ces bénéfices de 40 % à 65 %.

Dans son discours sur l’état de l’Union prononcé en septembre 2022, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé une proposition de contribution temporaire de solidarité sur les bénéfices excédentaires générés par les activités des secteurs du pétrole, du gaz, du charbon et du raffinage, sur laquelle les États-membres se sont mis d’accord le 30 septembre 2022. La taxe serait au taux de 33 % sur les bénéfices de 2022 (ou 2023) au-delà d’une augmentation de 20 % sur la moyenne des bénéfices des quatre années précédentes pour les entreprises énergétiques incorporées dans l’Union européenne.

La capitalisation boursière capture toutes les sources de rentes, qu’elles proviennent d’activités énergétiques en aval ou en amont, et est donc plus complète que les taxes basées sur les bénéfices comptabilisés dans des territoires spécifiques.

La principale différence avec notre proposition est que le prélèvement que nous décrivons taxerait l’augmentation de la capitalisation boursière par opposition aux bénéfices excédentaires. Il n’est donc plus nécessaire de définir précisément ce que sont les bénéfices excédentaires (par exemple, la période de référence pour le calcul des bénéfices normaux). Étant donné que la capitalisation boursière est parfaitement observable, l’évitement est presque impossible 9. Les sociétés ne peuvent pas éviter l’impôt en déplaçant leurs bénéfices vers des pays à faible taux d’imposition. Enfin, la capitalisation boursière capture toutes les sources de rentes, qu’elles proviennent d’activités énergétiques en aval ou en amont, et est donc plus complète que les taxes basées sur les bénéfices comptabilisés dans des territoires spécifiques.

Étant donné qu’elles toucheraient différentes entreprises et s’attaqueraient à différentes rentes, les deux taxes pourraient être utilisées simultanément. Dans ce cas, l’impôt que nous proposons fonctionnerait comme un impôt minimum sur les bénéfices effectifs, qui garantit que les entreprises ayant connu une augmentation de leur capitalisation boursière contribuent au dispositif, même si elles ne sont pas soumises à la contribution de solidarité du fait d’un transfert de bénéfices.

3 — Les recettes potentielles apportées par la taxe 

Pour évaluer notre proposition, nous avons collecté des données sur les entreprises du Stoxx Europe 600 et sur les plus grandes entreprises énergétiques en termes de capitalisation boursière au niveau mondial 10. Nous avons identifié 289 entreprises énergétiques cotées en bourse ayant connu une augmentation de leur valorisation boursière entre janvier et septembre 2022 11.

Au 1er septembre 2022, ces 289 entreprises énergétiques avaient une capitalisation boursière totale de 7 500 milliards d’euros, laquelle avait augmenté de 1 100 milliards d’euros depuis janvier 2022. L’augmentation brute de la capitalisation boursière des entreprises non européennes dans l’Union est répartie proportionnellement à la part des ventes réalisées dans les États-membres 12.

Nous simulons différents scénarios de recettes en faisant varier le taux d’imposition (graphique ci-dessous). Un certain nombre de résultats méritent d’être soulignés. 

  • Premièrement, la taxe présente un potentiel de recettes important. Nous estimons qu’un taux d’imposition de 33 % générerait environ 65 milliards d’euros de recettes, soit l’équivalent de 0,3 % du PIB de l’Union européenne. Pour évaluer plus concrètement les montants en jeu, notons que l’Union compte environ 447 millions d’habitants. Si les recettes de la taxe étaient intégralement et équitablement redistribuées aux ménages, chaque habitant (y compris les enfants) recevrait environ 145 €, c’est-à-dire qu’une famille de quatre personnes recevrait près de 600 €. 
  • Deuxièmement, environ 80 % des recettes proviendraient de multinationales constituées en dehors de l’Union européenne (par exemple, Shell, Exxon Mobil, Equinor, Saudi Aramco). Cela souligne l’importance de taxer les multinationales non européennes, qui tirent des rentes importantes des exportations de pétrole et de gaz vers l’Union.
  • Troisièmement,  il y a un large éventail de recettes potentielles en fonction du taux d’imposition appliqué. Avec un taux de 20 %, la taxe générerait environ 39 milliards d’euros de recettes, tandis qu’avec un taux de 50 %, la taxe générerait environ 98 milliards d’euros, soit l’équivalent de près de 220 euros par habitant  (900 euros pour une famille de quatre personnes). Il convient de souligner que la taxe ne concerne que les entreprises du secteur de l’énergie dont le cours des actions a augmenté au cours de l’année 2022, de sorte que même avec un taux de 50 %, les actionnaires de ces entreprises seraient nettement mieux lotis qu’en janvier 2022. On pourrait également envisager une taxe de 100 % sur la hausse de la capitalisation, de sorte que les actionnaires ne seraient pas moins bien lotis qu’au 1er janvier 2022. Les recettes dépasseraient 195 milliards d’euros, soit environ 1,2 % du PIB de l’Union 13.

4 — Une alternative résistante à l’évasion fiscale : taxer les bénéfices à l’échelle mondiale

Une autre option pour taxer les entreprises qui ont bénéficié de la guerre et qui seraient également résistantes à l’évasion fiscale serait une taxe sur les bénéfices excédentaires réalisés à l’échelle mondiale qui serait difficile à éviter 14.

Nous considérons les bénéfices excédentaires tels que définis dans la proposition de la Commission européenne, c’est-à-dire tous les bénéfices supérieurs de 20 % à la moyenne des bénéfices des quatre dernières années. Pour les entreprises non européennes, les bénéfices mondiaux sont répartis dans l’Union sur la base des ventes, comme ci-dessus. Nous estimons qu’une telle taxe, à un taux de 33 %, permettrait de lever environ 75,1 milliards d’euros 15.

Dans ce scénario, la moitié des recettes proviendraient d’entreprises européennes telles que TotalEnergies, ENI SPA ou Engie. Pour éviter une double imposition, si plusieurs pays devaient mettre en œuvre une taxe de ce type, la priorité pourrait être donnée aux pays de vente. Les pays sièges joueraient, comme dans la section précédente, le rôle de collecteurs d’impôts de dernier recours.

Pour éviter une double imposition, si plusieurs pays devaient mettre en œuvre une taxe de ce type, la priorité pourrait être donnée aux pays de vente. Les pays sièges joueraient, comme dans la section précédente, le rôle de collecteurs d’impôts de dernier recours.

Gabriel Zucman, Manon François, Carlos Oliveira et Bluebery Planterose

Conclusion 

Avec un taux de 33 %, une taxe sur l’augmentation de la capitalisation boursière des entreprises bénéficiant de circonstances exceptionnelles, comme les entreprises énergétiques suite à l’invasion de l’Ukraine en février 2022, pourrait rapporter environ 0,3 % du PIB de l’Union et être facilement collectée et administrée. Ce système permettrait de taxer facilement et efficacement les bénéfices exceptionnels de la guerre en empêchant les entreprises de les manipuler. Étant donné que les entreprises européennes et des pays tiers seraient soumises à la taxe (dans la mesure où elles réalisent des ventes dans l’Union, c’est-à-dire qu’elles bénéficient du marché commun), le mécanisme garantirait des conditions de concurrence équitables entre les entreprises européennes et celles des pays tiers. C’est souvent en temps de guerre que des instruments fiscaux innovants ont été mis au point. Cette taxe répond aux circonstances spécifiques de la crise actuelle et aux défis pratiques de la taxation des entreprises multinationales dans un monde globalisé.

Sources
  1. Par exemple, les États-Unis ont introduit un impôt sur les bénéfices excédentaires en 1940, en vigueur jusqu’en 1950 ; le « revenu net ajusté de l’impôt sur les bénéfices excédentaires » était imposé à un taux de 95 % (Avi-Yonah, 2020). Voir Hebous, Prihardini et Vernon (2022) pour un examen des impôts sur les excédents de bénéfices passés.
  2. Tørsløv, Wier et Zucman, 2022.
  3. Wier et Zucman, 2022.
  4. Voir base de données de la World Federation of Exchanges, https://data.worldbank.org/indicator/CM.MKT.LCAP.GD.ZS
  5. Les rentes économiques issues de l’extraction des combustibles fossiles sont taxées dans de nombreux pays. Voir Baunsgaard et Vernon (2022) pour un examen des instruments fiscaux visant les entreprises extractives.
  6. Notre proposition s’appuie sur l’article de Saez et Zucman (2022), qui présente une proposition de taxe annuelle sur les actions des sociétés et détaillent les mérites et l’aspect pratique de ce type de taxe (cf. ci-dessous).
  7. Les entreprises du secteur de l’énergie ne sont pas les seules à connaître des gains de capitalisation boursière dans le contexte de la guerre. Les entreprises d’armement et de défense ont également connu une forte augmentation du cours de leurs actions depuis le début de la guerre, dans un contexte de tensions militaires internationales croissantes.
  8. Il convient de noter que si les décideurs politiques souhaitaient introduire une taxe annuelle – et non ponctuelle – sur les actions des sociétés, il serait important d’inclure les grandes entreprises privées, afin de limiter les incitations pour les entreprises à rester privées ou à se retirer de la bourse. Comme l’expliquent Saez et Zucman (2022), l’évaluation des entreprises privées peut se faire en utilisant les multiples d’évaluation d’entreprises cotées similaires, tels que les ratios cours/bénéfices, cours/ventes et cours/valeur comptable d’entreprises cotées de la même taille et du même secteur.
  9. L’évitement est d’autant plus improbable que la taxe que nous proposons est une taxe unique. Si la taxe était permanente, les entreprises pourraient essayer de l’éviter, par exemple en devenant ou en restant non cotées. Voir Saez et Zucman (2022) pour une discussion des problèmes potentiels d’évitement fiscal.
  10. Nous avons recueilli des données pour toutes les entreprises du Stoxx Europe 600, ainsi que pour les autres entreprises du secteur de l’énergie à partir de la liste suivante des 415 plus grandes entreprises du secteur de l’énergie par capitalisation boursière https://companiesmarketcap.com/energy/largest-companies- by-market-cap/. Nous avons ensuite fait correspondre cette liste avec une liste de 194 entreprises du secteur de l’énergie provenant de FinBox (https://finbox.com) dont la capitalisation boursière est supérieure à 3 milliards de dollars, en septembre 2022, et obtenu ainsi 19 entreprises supplémentaires dans notre ensemble de données.  20 entreprises, pour lesquelles nous n’avons pas été en mesure de récupérer les données de capitalisation boursière, ont été exclues de l’analyse. Nous excluons également EDF, nationalisée par le gouvernement français en 2022.
  11. Dans le calcul de l’augmentation de la capitalisation boursière des entreprises, nous neutralisons l’effet des fluctuations des taux de change. Plus précisément, nous calculons d’abord l’augmentation de la capitalisation boursière en monnaie locale, puis nous convertissons cette augmentation en euros en utilisant les taux de change ex post de septembre. Par conséquent, les entreprises qui n’ont connu aucun gain de valorisation en monnaie locale ne paient pas d’impôt (même si la monnaie dans laquelle elles sont cotées s’est dépréciée par rapport à l’euro).
  12. Pour calculer cette part, nous utilisons les rapports publics pays par pays et les états financiers publics les plus récents de 11 grandes multinationales de l’énergie non américaines : BP, Chevron, ConocoPhillips, Ecopetrol, Equinor, Exxon Mobil, Occidental Petroleum, Petrobras, Saudi Aramco, Shell et SSE. Ces 11 entreprises représentent environ 55 % de l’augmentation totale de la capitalisation boursière de toutes les multinationales de l’énergie hors UE. Pour les autres multinationales de l’énergie hors UE, nous supposons que 10 % de leurs ventes sont réalisées dans l’Union européenne, soit à peu près la fraction observée pour les 11 grandes entreprises pour lesquelles nous disposons de données détaillées. Étant donné que la part des ventes réalisées dans l’Union européenne varie considérablement au niveau de l’entreprise, les résultats au niveau de l’entreprise pour ces multinationales non européennes doivent être interprétés avec prudence. Les estimations agrégées sont toutefois susceptibles d’être exactes, puisque notre hypothèse de 10 % (une fois combinée avec les valeurs observées ou les autres entreprises énergétiques de notre échantillon) implique une part de l’Union européenne dans la consommation énergétique mondiale conforme aux données disponibles.
  13. Le graphique ci-dessous détaille la croissance de la capitalisation (et des recettes fiscales potentielles) pour les plus grandes multinationales de l’énergie en UE et hors UE. On constate que la capitalisation boursière a augmenté massivement pour un certain nombre d’entreprises hors UE (par exemple, Shell, Exxon Mobil, Saudi Aramco), de plus de 100 milliards d’euros pour l’ensemble de ces entreprises (un ordre de grandeur de plus que pour les multinationales de l’énergie de l’UE ayant les gains les plus importants). Cela explique pourquoi la taxation de ces entreprises apporterait des montants importants de revenus, alors même qu’une petite fraction (parfois très petite) de l’augmentation de leur valorisation serait imputée à l’Union européenne.
  14. Voir, par exemple, Neidle (2022)
  15. Nous considérons 1 300 entreprises du secteur de l’énergie et extrayons leurs bénéfices mondiaux de Compustat. Nous estimons les bénéfices de 2022 en multipliant les bénéfices du premier semestre par 2 (les entreprises publient généralement leurs états financiers du premier semestre en juillet).
Crédits
Cet article est tiré d'une note intitulée « A Modern Excess Profit Tax », publiée en novembre 2022 dans le cadre de l'EU Tax Observatory.