Dans votre dernier ouvrage, La désindustrialisation de la France : 1995-2015, vous défendez l’idée que l’extrême centralisation de la France aurait favorisé sa désindustrialisation, entamée il y a 40 ans. Pourriez-vous expliciter votre raisonnement ?
Avant les années 1980, l’industrie française était non seulement distribuée sur le territoire, comme aujourd’hui, mais isolée. C’était avant Internet et l’explosion des télécommunications provoquée par cette révolution. On s’envoyait des télex et des fax. Il y avait encore des cabines téléphoniques sur tout le territoire. Les infrastructures routières n’étaient pas celles que nous avons aujourd’hui et à l’échelle politique locale, les conseils régionaux avaient beaucoup moins de pouvoir qu’aujourd’hui en matière économique.
C’est tout le paradoxe de cette France d’avant : son industrie était répartie sur tout le territoire, mais le pouvoir s’exerçait de manière extraordinairement parisienne. C’était la Ve République d’avant le quinquennat, avec tout l’imaginaire monarchique qu’elle charriait, et une élite dirigeante totalement centralisée. En face, le tissu de PME était inconnu, même quand il était francilien, les entrepreneurs montaient à Paris de temps en temps, mais jamais pour se connecter aux cercles dirigeants. Il y avait étanchéité.
Le problème avec ce modèle français de l’époque est que l’imaginaire de l’élite dirigeante, qui diffuse ensuite dans le reste du pays par toutes sortes de canaux, est construit dans un périmètre assez étroit, concentré à Paris, et qu’il est donc très réceptif aux vents idéologiques venus de l’extérieur. L’idéologie servicielle et libre-échangiste du blairisme, notamment, a donc pénétré facilement l’opinion publique dirigeante. Ce qui intéresse alors tout le monde dans la capitale, ce n’est pas l’industrialisation de la France mais l’explosion des marchés financiers, puis de l’Internet. On pense que la France sera éternellement un pays industriel et que, pour devenir moderne, il faut qu’au-dessus de son éternité industrielle, on crée une nouvelle couche dont le slogan serait « Paris, place financière internationale ». Plus encore, on pense que le commandement du pays doit prendre les codes de la modernité américaine et britannique, en économie, en management, en finance, sur les marchés actions et obligataires, et dans les domaines jusqu’ici préservés du droit.
Cela change-t-il le paysage des élites dirigeantes de l’industrie ?
C’est dans ce contexte qu’une grande partie de l’infrastructure des affaires à la fin des années 1980, faite de vieilles familles d’entrepreneurs, de courtiers, d’avocats indépendants, est rachetée par des groupes anglo-américains : les banques d’affaires, les cabinets de conseil, les chargés d’agents de change, les cabinets de commissaires aux comptes, les chasseurs de têtes, les courtiers en assurance, les cabinets d’avocats, les commissaires-priseurs, les courtiers en immobilier, tout part vers Bain, Price Waterhouse, JonesLangLassalle, MorganStanley, Sotheby’s, SpencerStuart, Cleary Gottlieb et leurs innombrables semblables. Seule l’informatique résiste. Le déplafonnement de l’ISF entre 1995 et 2003 a joué son rôle, en incitant de nombreuses familles historiques à vendre, beaucoup plus que dans les autres pays européens qui ont gardé une infrastructure d’acteurs nationaux. Ensuite, il n’y a plus qu’à recruter les meilleurs talents. Or Paris est une place où le théorème de concentration s’applique à toutes les verticales du social. On a donc aussi une très forte concentration des écoles, ce qui facilite extraordinairement la tâche des recruteurs : pour recruter l’élite française, il suffit d’aller à Polytechnique, Centrale, Normale, ou encore HEC. Il n’y a qu’un pays en Europe qui expose aux recruteurs sa jeune élite de manière aussi facile, évidente, accessible, et transparente. Si vous voulez conquérir l’élite allemande des länder, avec votre vision du monde et votre imaginaire, il faut que vous alliez dans quarante villes : Dortmund, Nuremberg, Hanovre, Hambourg, etc. Aucun acteur anglo-saxon n’a fait cet effort à l’époque. Je pense que c’est la raison pour laquelle c’est en Allemagne que s’est développé le seul cabinet de conseil global qui ne soit pas américain, Roland Berger. Idem en Hollande, ou par exemple les grands cabinets Nauta Dutilh et Stibbe Sinon ont subsisté. En revanche, la France se conquiert à Paris. Conquérez Paris et vous aurez la France.
Cette modernité importée n’est pas contestable en soi, elle a projeté très vite la France dans les meilleures pratiques de marché, y compris sur des métiers centraux pour la Bpi aujourd’hui comme le private equity et le fonds de fonds. Sauf que la valeur de ces industries de services part souvent à l’étranger, via les dividendes payés aux maisons mères. Mais surtout, on ne comprend pas qu’avec elle, on embarque aussi l’imaginaire du fabless, et donc un début de renoncement industriel. Tout à la fascination pour le modèle londonien, on ne voit pas que l’urgence va être bientôt de colmater le front de l’industrie dans les provinces, enfoncé par la mondialisation. On n’anticipe pas la bataille et on sous-estime les conséquences de l’Acte unique européen de 1986. Pour les dirigeants de ces années, le marché unique européen renforcera au contraire l’industrie française en la « darwinisant », en lui mettant l’épée dans les reins, en la forçant contre son gré à devenir plus compétitive. Et tout le monde a confiance qu’elle y parviendra. La France — parce qu’elle est la France, infaillible — accomplira toujours son destin de nation industrielle…
Dans quelle mesure cette géographie que vous décrivez a-t-elle évolué ? Et en quoi a-t-elle pu avoir un impact sur la politique industrielle française ?
Heureusement, les choses ont changé. La France est beaucoup plus décentralisée aujourd’hui, les métropoles ont gagné en importance. Mais malgré tout, il reste encore l’idée que le grand imaginaire national naît à Paris. En Allemagne, il n’y a pas l’idée que le grand imaginaire allemand naît inéluctablement à Berlin ou à Hambourg. Si nous progressons, nous ne sommes pas encore arrivés à faire en sorte qu’une espèce de « liberté de l’imaginaire », alternative à celle qui naît ici dans l’agglomération parisienne, se développe. Ce qui veut dire que si on veut réindustrialiser, il faut non seulement que la France le souhaite — et il se trouve que toutes les métropoles et les territoires le souhaitent — mais il faut que Paris le souhaite aussi.
Or à Paris, l’industrie des provinces reste quelque chose de lointain. Seuls les grands groupes industriels se trouvent dans la capitale, et leur empreinte industrielle est massivement hors de France. On le sait, l’industrie française compte 6 millions de salariés à l’étranger. La proportion de salariés à l’étranger rapportée aux salariés français de l’industrie française est 2 à 2,5 fois supérieure à la même proportion en Allemagne, peut-être 3 fois supérieure à la même proportion en Italie et 4 fois supérieure à la même proportion en Espagne. La France s’est développée industriellement en dehors de ses frontières.
Pendant des décennies, à chaque fois qu’on devait créer une usine, la question ne se posait pas : il était hors de question de la monter en France, il fallait la monter à l’étranger. En conséquence, à Paris, c’est sur le pouvoir politique que repose aujourd’hui l’effort de reconstruction de l’imaginaire industriel, et c’est une tâche difficile. C’est pourquoi nous avons lancé le mouvement de la FrenchFab, avec son coq bleu, ses drapeaux, son hymne, à partir d’une communauté d’ambassadeurs militants dans les régions. L’industrie doit se mobiliser pour être un acteur visible et sonore de notre démocratie. Nous sommes dans un monde vociférant où tout se joue à la part de voix.
Sur le rôle des élites françaises, pensez-vous que la formation spécifique des élites françaises a joué un rôle dans la désindustrialisation ?
Le fléau a été plutôt dans la puissance des effets de mode à la sortie des écoles, renforcé par le classement de Shanghai qui surpondère comme on le sait le salaire de sortie. D’abord en faveur des professions financières, puis, depuis dix ans, des cabinets de conseil. Quand on voit la proportion des promotions d’école de commerce et d’ingénieurs qui vont dans le conseil pour ne pas avoir à faire de choix, c’est un problème, même si des groupes comme Capgemini ont démarré depuis quelque temps un pivot stratégique vers l’industrie. Bien sûr, l’industrie elle-même porte aussi une responsabilité, en sous-estimant ce qu’il fallait, et ce qu’il faut toujours faire, pour attirer les meilleurs. De belles usines, de belles carrières, et un grand récit.
Et puis mettons-nous à la place des jeunes diplômés de l’époque. C’étaient alors les années Tony Blair, avec un contraste flagrant avec la période Mitterrand finissante. Nous avions un monarque malade et funèbre après quatorze ans de règne. À côté, il y avait Blair, il y avait les effets du Big Bang de Margaret Thatcher dans le Sud de l’Angleterre, et aux États-Unis il y avait la Californie. C’était avant la seconde guerre du Golfe. Les jeunes ont, je crois, eu profondément un désir d’être moderne, qui passait par une forme d’anglophilie. Ce n’était pas la première fois dans l’histoire des élites françaises. Aller dans la finance, accepter d’aller à Londres pour être renvoyé du lundi au vendredi à Paris, être dans l’avion tout le temps : pourquoi avons-nous accepté cela ? Ce ne sont pas les grandes écoles et leurs formations qui nous ont mené à cela. Il y a très simplement eu un désir sincère pour cela.
Mais comment expliquer que le monde anglo-saxon ait exercé une telle attraction ?
Il y aurait pu en effet y avoir une forme de germanophilie, en s’inspirant du Mittelstand, qui aurait poussé les jeunes diplômés à se tourner vers les métiers industriels. Mais l’Allemagne venait de se réunifier, elle n’allait pas très bien. Et puis on ne parlait pas sa langue et surtout, l’Allemagne ne cherchait pas du tout à engager la conquête idéologique de Paris sur le sujet de la prééminence de l’industrie. Il n’y avait pas un Allemand à Paris tentant de convaincre les Français de faire comme en Allemagne. Le seul mythe qui venait d’Outre-Rhin était celui de la cogestion à l’allemande, qui pourtant n’existe pas dans le Mittlestand, et qui avait inspiré les lois Auroux. En revanche, il y avait bien un parti idéologique anglais et américain, très fort, qui créait du désir mimétique chez les jeunes. C’était un parti qui brillait de mille feux et qui payait bien.
La seule « contre mesure » à ce modèle, vraiment médiatisée et vocale, venait, finalement, d’un personnage controversé. Tapie. On peut penser ce que l’on veut de lui, mais il donnait un exemple d’homme du peuple, sorti de nulle part, et devenu entrepreneur dans l’industrie, de Wonder à Adidas.
Depuis la campagne présidentielle de 2012, le terme de réindustrialisation est redevenu très en vogue en France. Il est devenu une chose avec laquelle tous les hommes et femmes politiques sont obligés de composer. Est-ce une exception française ?
Non, le débat a lieu partout. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, bien sûr, qui sont les trois grands pays désindustrialisés, mais également dans le reste du monde occidental. En 2019, Altmaier, le ministre de l’industrie allemande a publié un document de stratégie à long terme, comparable au plan chinois dans lequel il proclamait que l’industrie allemande devait augmenter son emprise, au point qu’elle devrait passer de 20 à 25 % du PIB allemand. Cinq points d’un PIB allemand qui est lui-même en croissance, c’est l’équivalent de l’industrie française entière. C’est impossible à accomplir sans accélérer la désindustrialisation du reste de l’Europe. En fait, on entend la préoccupation industrielle dans tous les pays : il existe donc une très forte concurrence entre les uns et les autres. Les Espagnols ont par exemple mis en place des dispositions de simplification radicale des implantations d’usines. L’IRA américain est un changement d’époque et un retour au protectionnisme. Bref, tout le monde veut ses usines.
Historiquement, la France industrielle se situait dans le Nord-Est. Si le pays devait se réindustrialiser, quelle serait la géographie de cette France réindustrialisée ?
Il faut distinguer les grands bassins industriels, qui ont marqué la mémoire nationale, et l’industrie diffuse qui a toujours existé partout sur l’ensemble du territoire. Stendhal écrivait que dans tous les villages de France, il y avait une usine. Dans toutes les villes de France, vous avez des usines. Vous allez dans un une ville qui s’appelle Le Dorat qui a une grande usine, désormais désaffectée, qui faisait de la céramique. Vous allez à La Châtre sur Loire, au bord du Loir, il y a une grande usine. Elle fabriquait les rustines, c’était la Fabrique de l’ingénieur Rustin. Il y en avait partout et donc le traumatisme de la désindustrialisation est un traumatisme national. C’est pour cela que je dis que c’est vraiment un drame, parce qu’il touche des centaines de milliers de familles dans leur identité profonde, généalogique.
Il y a quantité de friches. Elles sont là où était l’industrie française, donc elles sont partout en France. Mais les grosses friches sont dans le Nord et dans l’Est. Or les nouveaux entrepreneurs de l’industrie, comme tous les Français, veulent être à l’Ouest. On a ici un sujet. On commence à voir émerger une classe d’entrepreneurs de l’industrie, qui, tout en vivant à l’Ouest donc en Normandie ou en Mayenne, ont des usines à l’Est parce que c’est là où sont les terrains.
Donc il n’y aura pas de translation du type industriel vers l’Ouest…
Il n’y a pas de terrain, il n’y a pas assez de foncier. C’est le problème qui va se poser pour la réindustrialisation de la France. Avec la fin de l’artificialisation des sols, il va falloir faire des usines verticales. Les élus vont avoir un rôle considérable à jouer pour convaincre le voisinage d’accepter le retour de l’industrie. Il y a un avenir brillant pour les architectes de la réindustrialisation française qui vont devoir concevoir des objets brillants, beaux, iconiques pour les territoires, et nativement décarbonés et électrifiés.
Cette question est un peu contre-intuitive après tout ce que vous avez dit, mais est-il absolument nécessaire de reconstruire un tissu industriel ?
On ne peut pas faire sans. On ne peut pas imaginer une société française entièrement fondée sur les services, à moins de devenir un Singapour-sur-Seine. Et encore, il faut déconstruire le mythe de Singapour : même là-bas, STMicro a une énorme usine de puces microélectroniques. Singapour investit de l’argent public en masse pour avoir des grandes usines. Je crois profondément qu’on ne peut pas « faire société » tout court sans industrie.
Il faut de l’industrie, parce que c’est une valeur ajoutée, qui représente beaucoup de masse fiscale. C’est l’équation économique de la productivité. La productivité vient de l’industrie. À la fin, je ne vois pas comment on peut financer un État providence très profond, très riche, très généreux comme le nôtre, s’il n’y a pas de secteur secondaire.
Par ailleurs, elle fait travailler quantité de gens qui, au fond, ont les savoirs de la main. Il y a beaucoup de gens qui ne sont absolument pas épanouis en étant devant des écrans avec des souris. Les métiers cognitivement complets sont dans l’industrie.
Ensuite, il est établi que la recherche privée vient de l’industrie. Les gros volumes de recherche et d’innovation privées viennent de l’industrie. Sans parler évidemment de la question de la souveraineté. Si l’on veut avoir notre autonomie de défense, il faut accepter d’avoir un complexe militaro-industriel. Comme Israël, devenue grande nation industrielle, a su le construire pour lui-même. Comme la Turquie, qui nous surprend aujourd’hui par la qualité de ses armes.
Au total, il ne s’agit pas d’être physiocrate de l’industrie, ni de développer une forme de nostalgie, mais il faut rappeler l’évidence : aucun pays ne peut aspirer à une autonomie stratégique et un équilibre social sans industrie.
Dans votre livre, vous remarquez qu’un certain nombre d’initiatives prises au cours des dernières années ont permis « de stopper la désindustrialisation » tout en ajoutant qu’elle peut reprendre à tout moment. Quels facteurs pourraient favoriser une nouvelle phase d’industrialisation et quels sont les secteurs les plus fragiles aujourd’hui, ceux qui seraient les premiers concernés si jamais ce mouvement de destruction de l’industrie et donc de l’emploi industriel reprenait ?
En ce moment-même, on fait face à un nouveau risque de désindustrialisation à cause de la crise du prix de l’énergie. L’industrie c’est l’énergie. Elle peut être plus ou moins intensive, mais il n’existe pas d’industrie sans énergie correcte et bon marché. Or nous entrons aujourd’hui dans l’inconnu. On ne sait pas si on est en train ou non de basculer dans un nouveau régime énergétique qui serait un régime d’énergie cher, mais il est tout à fait clair que, dans ce cas de figure, on n’arrivera pas à réindustrialiser. Toutes les raisons seront valables alors pour aller industrialiser aux États-Unis, où l’énergie est extraordinairement bon marché ou en Asie, où elle l’est également.
Tous les États en sont conscients et par conséquent, tous les États prennent des mesures radicales. Parce qu’aucun État ne veut sacrifier son industrie aujourd’hui. C’est politiquement impossible. En France, nous avons déjà vécu cela, et nous savons les conséquences à long terme sur le tissu social, familial, politique, identitaire, sur les valeurs même. Si on ne veut pas mettre nos démocraties européennes « à l’envers », on doit tenir notre industrie. C’est le moment qu’on est en train de vivre en Europe.
Mais supposons qu’on résolve ce problème et qu’on revienne à une énergie abordable, qu’est-ce qui pourrait empêcher la réindustrialisation de la France ? Notre manque de compétitivité, non pas tellement sur les prix, qui ont été ajustés, non pas tellement sur l’innovation, parce qu’on a une fécondité incroyable, mais notre compétitivité administrative. Il faut tout accélérer, d’où la loi de simplification en discussion au Parlement sur les énergies photovoltaïques et éoliennes. Mais la question se pose aussi pour l’implantation d’usines. Si on veut vraiment réindustrialiser, il faut simplifier. Il faut passer d’une administration gendarme à une administration marchande, qui implique de construire des consensus collectifs. Aux Français d’être clairs sur ce qu’ils demandent à leur société d’accomplir : on ne peut pas vouloir à la fois réindustrialiser, décarboner et, en même temps, permettre à des associations de bloquer des projets pendant une décennie. Ce n’est pas possible.
Pour le reste, le capital est là, les entrepreneurs sont là, l’innovation est là, les objets complexes qu’on peut fabriquer en France sont là. Par exemple, jusqu’ici, 100 % des perfuseurs hospitaliers étaient fabriqués en Chine. On est en train de monter une usine qui va fabriquer ces perfuseurs au Havre. Idem pour quantité d’objets.
À propos de ce changement de conditions économiques, le moment de forte confiance dans l’entrepreneuriat et les jeunes entreprises était-il selon vous lié à la période dont nous sortons : une période de taux d’intérêt bas voire négatifs, où beaucoup ont considéré que le capital était abondant et devait être orienté vers ces structures ? En plus de la hausse des coûts de production avec le coût de l’énergie, quel impact attendez-vous de ces changements liés à l’inflation et à la hausse des taux d’intérêt en termes d’investissement et de flux de capitaux ?
Il est vrai que l’on essaie de créer une nouvelle classe d’actifs que nous appelons le « venture industriel ». C’est au fond l’application des méthodes du capital-risque à la jeune industrie. Le venture capital consiste à envoyer un jet de capital à très haute puissance, très haute température sur une surface limitée, pour faire monter une plante à toute vitesse. Il se caractérise par la rapidité de la croissance attendue. On lève beaucoup, on « arrose » pour faire monter le plus possible.
Cette méthode était interdite à l’industrie, à laquelle on insufflait un petit peu de capital avant de lui dire de faire ses preuves et de revenir quelques années plus tard, avec un profit positif. Cette différence de régime de traitement entre la jeune start-up du digital et la jeune entreprise industrielle, à laquelle cette méthode est refusée, est problématique. Or si Elon Musk a démontré une chose, c’est que, jusqu’à un certain point, on pouvait appliquer la méthode du capital-risque à l’industrie. C’est ce qu’il a fait : injecter des capitaux gigantesques pour faire monter le plus vite possible une des plus grandes entreprises automobiles mondiales dont la valorisation aujourd’hui sur les marchés est égale à la somme de la valorisation des constructeurs automobiles européens.
On a donc tout un plan consacré aux start-up industrielles, avec de nouveaux outils de capital-risque industriel. BPI France commence à investir en direct, puis va financer des fonds privés pour qu’ils le fassent également. Nous investirons du capital chez eux comme on l’a fait pour l’amorçage, comme on l’a fait pour la biotech, comme on l’a fait pour la medtech, comme on l’a fait pour le digital ou pour le quantique.
Ce qui est vrai, c’est que dans l’industrie, pour avoir des retours corrects, il va falloir des durées plus longues. On aura beau injecter beaucoup de capital, ce sera beaucoup plus long : quand on pensait sortir à cinq ans, il faudra sortir à neuf ans ; et quand on pensait sortir à sept ans, il faudra sortir à douze ans. Mais plus c’est long, plus le taux de rendement est faible. Cela va donc demander aux investisseurs de parfois accepter des TRI plus faibles. Je pense qu’ils ont déjà commencé à l’accepter. Ils ont commencé car personne ne voulait bouger à moins de 15 % dans le monde du private equity quand l’inflation était à zéro. Or ils continuent de rechercher 15 %, dans un monde d’inflation à 6 %. En fait, ils sont plutôt à 9 %. On voit bien qu’on ne peut pas faire en particulier la transition climatique, si on demande des taux de rendements de 15 %. Il y a quantité de choses qu’on ne peut pas faire à 15 % de taux de rendement. Je pense qu’il y aura un aggiornamento là-dessus.
Vous parliez tout à l’heure des effets de mode. L’un des termes qui a été balayé à l’époque des années 1970-1980 est celui de planification. Cette idée revient fortement aujourd’hui, notamment concernant la transition écologique. Comment vous positionnez-vous par rapport à cette idée de planification ?
À Bpifrance, notre conviction et par conséquent notre méthode, qui est aussi la méthode israélienne, finlandaise, suédoise, californienne, est de favoriser l’émergence d’un écosystème favorable à l’entreprise et à l’innovation. C’est souvent le terrain, plus que les jurys, qui montre la voie. On ne va pas dire à l’entrepreneur « cette année, il a été décidé qu’on s’intéressait aux parapluies, vous n’êtes pas dans la catégorie parapluie donc c’est non ». On ne fera jamais cela. On finance en fait l’émergence naturelle des idées. Cela compte pour environ 50 % de notre activité. Les autres 50 % sont les verticales de France 2030. Il y en a 47 : le quantique, le cloud, la bio production…. Les 47 ont été décidées par une Commission qui s’est réunie, dirigée par Benoît Potier, CEO de Air liquide, qui a abouti à une proposition de « spécialisation de la France ». Elle ressemble exactement au travail que les Japonais ou les Coréens ont fait au même moment. Nous nous retrouvons sur toutes les filières du futur. Nous collectons les idées sur la base d’appels à projets.
Est-ce que cela s’appelle la planification par rapport à ce qu’on a connu dans les années 60 ? Non. Puisque si l’on était sérieux sur la planification, il y aurait par exemple un plan national connu de tous les Français, d’équipement de l’ensemble des villes moyennes en bornes de recharge. Il y aurait un plan national d’équipement de tous les territoires avec des batteries rechargeables pour les usines des territoires.
Il existe néanmoins des plans : c’est le cas par exemple dans le secteur de l’hydrogène. Mais ils sont épars. Le grand plan où tout est emboité et où on fait les choses dans l’ordre, n’existe pas. Par exemple, on décide de passer au véhicule électrique en 2035 à 100 % sans s’assurer que l’Europe entière sera équipée avec des bornes de recharge et sans s’assurer que l’on aura été capable de fabriquer des véhicules électriques à un prix abordable pour le bas de la classe moyenne européenne, ce que seuls les Chinois et les Coréens savent faire aujourd’hui. Sans s’assurer non plus qu’il y aura assez de cuivre pour tout faire en même temps, le véhicule électrique, le bâtiment électrique, l’industrie électrique. Une planification, c’est quelque chose qui doit être pensé au carré, où sont définis des jalons qui s’emboîtent les uns dans les autres. Il s’agit de faire les choses dans l’ordre. Aujourd’hui, on ne fait pas forcément les choses dans l’ordre. Le scénario par défaut de la transition climatique européenne est un scénario de transition désordonnée. On n’est pas même d’accord sur la liste des contradictions qu’il va falloir dénouer pour avancer. On est donc très loin de la France des années 60, et très loin de la Chine aujourd’hui. Toujours est-il que la planification écologique que le gouvernement est en train de monter est une très bonne nouvelle.
Qu’est-ce qui est préférable entre la transition désordonnée et une planification ?
Je pense qu’il faut faire ses choix. Mettre de la planification partout, c’est risquer d’assécher la créativité. C’est ne pas profiter de la fécondité naturelle d’une société très moderne comme la France d’aujourd’hui, qui n’est pas du tout comparable à ce qu’était la France des années 1970. En revanche, il y a des secteurs qui doivent faire l’objet d’une planification sérieuse, notamment tout ce qui touche à la transition énergétique, depuis la production d’électricité jusqu’aux batteries en passant par les bornes de recharge et les semi-conducteurs.
Dans un pays qui a perdu plus de 2 millions d’emplois industriels au cours des quatre dernières décennies, une brèche s’est créée dans la formation de l’emploi industriel. C’est quasiment une génération et demie qui manque, notamment dans les secteurs qui reposent sur l’apprentissage. Est-ce que cela ne va pas ralentir la réindustrialisation ?
On est déjà largement en déficit de main d’œuvre. Quand vous visitez l’usine de Sochaux de Stellantis, vous entendez toutes les langues du monde, mais pas beaucoup le français. Quand vous cherchez un très grand directeur industriel pour une grosse entreprise industrielle, il y a de fortes chances que vous ayez du mal à le trouver en France. Sans immigration qualifiée, il sera difficile de réindustrialiser la France. La loi Darmanin-Dussopt traite en ce moment de la question des métiers en tension.
Comment faire face à ce déficit de main d’œuvre ?
Ce que l’on essaie de faire, c’est de convaincre les élèves des écoles d’ingénieurs d’aller travailler dans l’industrie. Je leur dis que c’est là qu’ils auront leurs plus belles carrières, que cela sera absolument passionnant, car il y a en ce moment une production « cambrienne » de nouvelles technologies. On va fabriquer des objets dont on n’aurait jamais rêvé auparavant. Toutes les usines sont devenues des laboratoires. L’association de l’usine aux troubles musculo-squelettiques et à la saleté est honnêtement terminée. Cela ressemble beaucoup plus à la cuisine d’un grand chef gastronomique qu’à autre chose. J’y crois totalement et je le vois dans toutes les usines que je visite : les gens sont fiers. Quand il y a une nouvelle machine, tout le monde est content. Il faut donc que les ingénieurs aient envie d’y retourner.
Nous avons redoublé d’énergie et d’action en la matière, en créant un système qui s’appelle le VTE (volontariat territorial en entreprise), qui est l’équivalent du VIE (volontariat international en entreprise), mais en France. On dit aux jeunes : « il y a un pays extraordinaire dans le monde que vous ne connaissez pas : le vôtre. Vous connaissez la maison de votre grand-mère, vous connaissez votre ville, mais vous ne connaissez pas votre pays. Donc avant d’aller à Singapour dans un grand groupe, allez à Saint-Omer dans une PME ». Nous avons 500 VTE depuis 2 ans. Ils travaillent dans une PME pendant un ou deux ans en bras droit du patron, ce qui démultiplie leur employabilité. Nous progressons. Même si les écoles ne favorisent pas forcément ce type d’emploi car leur classement repose en partie sur le salaire de sortie moyen alors que l’industrie rapporte en moins en début de carrière que les métiers de service.
Vous parlez des territoires et de Bpifrance, qui est un projet national, local, régional… Au-delà de la concurrence que vous avez évoquée, y a-t-il selon vous des synergies possibles entre les industries à l’échelle européenne ?
L’industrie européenne est une réalité. On est directement ou indirectement actionnaires de PME ou d’ETI françaises qui ont acheté des concurrents en Allemagne, par exemple. Grâce à elles, nous sommes en train de construire de nouvelles ETI françaises par acquisition de PME européennes, et ce avec le capital du private equity français. Elles font le pont entre les pays. Par ailleurs, on est actionnaire de grands groupes, et les grands groupes sont très souvent européens. Il y a donc quantité de synergies.
Mais reconnaissons que ce qui est important pour la France, c’est le siège social, c’est l’ancrage. Parce que, quand on a un déficit commercial de 150 milliards d’euros, vous ne vous rassurez qu’en rapatriant les revenus des investissements que vous avez fait à l’étranger. Et ils sont très importants puisque nous avons délocalisé totalement notre industrie. Ces revenus, vous ne les captez en France que si votre siège fiscal est en France. Si vous perdez le siège, c’est fini, donc vous perdez sur les 2 tableaux — en balance commerciale et en balance des paiements. Bpifrance n’accepte pas de suivre quand on lui présente un projet européen dans lequel, à la fin des fins, c’est la France qui y perd.
Plus généralement, qu’est-ce qui vous distingue des autres acteurs qui sont du côté investisseur de la table dans l’économie française aujourd’hui, qu’est-ce qui vous distingue des acteurs privés ?
Nous sommes dans le même écosystème et sommes interdépendants. D’abord, les acteurs privés sont financés par nous. Le private equity spécialiste des PME, ETI, du capital familial de long terme, les actionnaires minoritaires de toutes sortes et les fonds de capital-risque, nous les finançons. Nous sommes présents aujourd’hui dans 400 fonds. Nous investissons tous les ans 1,5 milliard d’euros chez eux. Et nous co-investissons en direct avec ces fonds privés, pour augmenter leur portance et surtout minorer leur risque : nous sommes des minorants du risque.
Ensuite, nous finançons massivement l’innovation, ce que les banques privées ne peuvent pas répliquer, car c’est une dépense publique. Nous avons aussi développé une activité de conseil aux PME qui nous coûte un peu d’argent, mais qui est fondamentale. On comble une faille de marché car il n’y a pas de business model pour des cabinets de conseil aux PME dans les territoires à l’échelle nationale. Nous effectuons 7000 missions de conseils par an, on a créé 130 écoles pour entrepreneurs. Les autres banques ne le font pas et ne peuvent pas le faire.
Enfin, on accorde près de 10 milliards d’euros de crédits par an, en ayant toujours des banques à nos côtés. On les dérisque en faisant des prêts sans garantie, où l’on ne prend pas de garantie sur le patrimoine de l’entrepreneur. Les banques prennent tous les collatéraux et nous intervenons de manière complémentaire.
Ce qui nous différencie, je dirais que c’est surtout une approche particulière de l’entrepreneur. Une approche non pas tellement du risque — encore que nous en prenions plus de risques que les autres — mais surtout une relation à l’entrepreneur souvent beaucoup plus constante dans la durée. Nous entrons dans une période difficile, et nos clients savent qu’on ne les lâchera pas. C’est une constante de Bpifrance parce qu’évidemment, nous avons du capital public et une mission très claire d’intérêt général.
Cette mission se voit à tout moment dans l’interaction que l’on a avec nos clients. Nous voulons qu’ils réussissent et ils le savent. Je dis toujours que nous sommes éditeurs d’entrepreneurs, et qu’ils sont nos « auteurs ».
À dérisquer à ce point les acteurs privés, c’est quand même vous qui prenez du risque sur vous — donc, in fine, l’État. N’y a-t-il pas un moment où ce risque devient trop élevé ?
Non. Nous sommes d’ailleurs très profitables. Plusieurs milliards d’euros de résultat par an. Avec les mêmes contraintes prudentielles de la banque centrale européenne que toutes les autres banques.
Je pense aussi que le risque est à la fois une réalité et une perception. Nous sommes dans un monde freudien, de psyché. Surtout dans les phases initiales, le risque est d’autant plus difficile à évaluer que le conservatisme, ou l’audace, sont des choses contagieuses. Je crois justement que lorsqu’un acteur comme nous s’emploie à dérisquer les autres investisseurs, l’ensemble de l’écosystème se met en mouvement. C’est le rôle d’un acteur public.Edmund Phelps a bein explique cela dans La prospérité de masse. Pour lui, la prospérité de masse suppose d’énergiser les entrepreneurs : il faut un parti de la vitalité. Et pour y parvenir, il faut des acteurs qui diffusent une culture du risque, et qui permettent de le financer en rassurant tout le monde. Pour cela, il soutient qu’il faut créer des banques d’entrepreneurs publiques qu’il appelle des banques vitalistes. Depuis le 1er janvier 2013, je crois que c’est ce que nous avons essayé de faire. Une « psycho banque », en somme.