Ce texte, disponible en anglais sur le site du Groupe d’études géopolitiques, est extrait en avant-première du prochain numéro de la revue GREEN, à paraître, sous la direction scientifique de Laurence Tubiana.

En l’espace de deux ans, et malgré les résultats des élections de mi-mandat aux États-Unis, les dirigeants européens pourraient possiblement envisager une deuxième présidence de Donald Trump d’un côté, et une Chine de plus en plus assertive et repliée sur elle-même de l’autre. Au cœur de la crise climatique, un tel scénario serait néfaste pour l’action climatique globale et pour le multilatéralisme en général.

Cette simple possibilité doit servir aux dirigeants européens à se donner un cap. Le rôle central de l’Europe entre les États-Unis et la Chine n’a jamais été aussi important et, de fait, la situation oblige l’Europe à envisager son rôle et sa portée bien au-delà de ce « G3 ». En d’autres termes, c’est à l’Europe qu’il incombe de créer les conditions — en gros, une dépendance au sentier — qui permettraient de responsabiliser la Chine et les États-Unis en matière d’action climatique, ainsi que de faciliter le fonctionnement du système multilatéral dans son ensemble. L’invasion russe de l’Ukraine a encore assombri la carte géopolitique du continent, amplifiant la nécessité d’une voix européenne plus affirmée et plus cohérente sur la scène internationale.

Ces deux défis sont liés, puisqu’ils relèvent de la politique macroéconomique et de la diplomatie énergétique. Les gouvernements européens s’adaptent à la crise énergétique imposée par l’agression russe, en s’appuyant sur le Pacte vert européen et le plan d’urgence RePowerEU1 comme principe central d’organisation. Il s’agit également de la boîte à outils institutionnelle et bureaucratique la plus avancée pour faire progresser l’Accord de Paris, en fixant l’objectif de neutralité carbone d’ici 2050, une réduction de 57 % des émissions à gaz à effet de serre d’ici 2030, et un ensemble détaillé de mesures sectorielles adéquatement financées pour y parvenir. En l’absence de ce cadre, l’impact potentiel de la guerre énergétique russe sur la solidarité européenne aurait probablement été bien plus grave.

L’invasion russe de l’Ukraine a encore assombri la carte géopolitique du continent, amplifiant la nécessité d’une voix européenne plus affirmée et plus cohérente sur la scène internationale.

Bernice Lee et Laurence Tubiana

Cela met également en évidence le rôle de leader que doit jouer l’Union européenne : elle doit s’appuyer sur son engagement de pionnier en matière d’action climatique et trouver de nouveaux moyens de peser de tout son poids dans ce processus. Elle doit le faire rapidement, de peur qu’une nouvelle crise — aujourd’hui en Ukraine, ou une autre demain — ne parvienne finalement à fragmenter l’unité européenne, laissant la Chine et les États-Unis avec moins de garde-fous contre leurs pires instincts sur la scène internationale.

L’Europe et le nouveau non-alignement

Si l’Europe ne veut pas être marginalisée par les profondes tensions du G2 et par un monde de plus en plus multipolaire, elle doit représenter le pont vers un système décisionnel mondial plus fonctionnel dans un contexte multipolaire. Sur le papier, cela semble parfaitement cohérent. Mais l’Europe est en train d’évaluer le décalage entre sa rhétorique et la profondeur du ressentiment qu’elle a engendré dans le monde ces dernières années. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, loin d’isoler le Kremlin, a en fait exposé une dynamique de non-alignement.

De manière générale, ce sont les dirigeants européens qui se retrouvent encore plus isolés sur la scène internationale qu’ils ne le pensaient. Les votes successifs à l’Assemblée générale des Nations unies en faveur de la condamnation de l’agression russe ont vu la Chine s’abstenir ou s’opposer — même si, en octobre 2022, cette tendance indiquait un isolement croissant de la Russie sur la question plus « précise » de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. De grandes démocraties comme le Brésil, l’Indonésie, l’Inde, le Sénégal et l’Afrique du Sud ont pris leurs distances. En accueillant des délégations et en effectuant des visites de haut niveau, la Russie a rivalisé avec les démarches de de l’Union européenne et des États-Unis auprès d’autres blocs régionaux, en courtisant intensivement les membres de de l’Union africaine et de ASEAN.

En dépit de la terrible souffrance des civils ukrainiens, une grande partie du monde hésite à se positionner. Cela est dû en très grande partie à la perception d’une politique européenne de double standard : l’Ukraine est loin d’être le seul conflit ou la seule crise dans le monde aujourd’hui. L’influence considérable de la Russie sur les prix de l’énergie et des matières premières, ainsi que la diplomatie incohérente de l’Europe sur des questions telles que les vaccins contre le Covid-19, la dette, les migrations et le financement du climat, nous ont conduit à cette situation.

Le « non-alignement » offre aux gouvernements des moyens de renforcer leur autonomie en matière de politique étrangère et énergétique. Indirectement, cela réduit la pression sur la Russie et lui permet de poursuivre une stratégie d’attrition plutôt que de rechercher une fin rapide des hostilités.

Ce contexte a aggravé les perspectives macroéconomiques au plan mondial. À l’heure où l’on craint une récession globale et où les taux d’intérêt augmentent, cela a des implications immédiates pour une action climatique ambitieuse et multilatérale, notamment en ce qui concerne les questions cruciales de la finance et de la dette. 60 % des pays à faible revenu sont menacés de surendettement2, et les perspectives mondiales du FMI en matière de croissance et de commerce semblent de plus en plus sombres au fil des mois3. Il est déjà difficile pour les économies avancées de justifier, au niveau national, l’augmentation des subventions accordées à d’autres pays, ou de s’endetter davantage pour accorder des financements climatiques concessionnels.

Le « non-alignement » offre aux gouvernements des moyens de renforcer leur autonomie en matière de politique étrangère et énergétique.

Bernice Lee et Laurence Tubiana

De plus, l’Europe est soumise à une énorme pression fiscale. Il semble difficile d’injecter de la confiance dans l’architecture du financement climatique tout en faisant face à plusieurs priorités concurrentes et urgentes. La première, bien sûr, est de continuer à soutenir militairement l’Ukraine. Une autre est de préparer les prochains hivers. Le consensus des experts est simple : les pays européens vont devoir affronter des mois difficiles et froids4. Les risques de pénurie d’approvisionnement sont réels. Aucune importation de gaz de substitution ne pourra les compenser. La réponse à l’inflation galopante et la lutte contre la précarité énergétique par des programmes ciblés d’efficacité énergétique nécessitent des mesures de politique sociale fortes — et extrêmement coûteuses.

Steve Johnson

L’Europe, un pont vers une nouvelle réalité multipolaire

Les pays européens doivent néanmoins relever le défi du financement mondial de la lutte contre le changement climatique par tous les moyens à leur disposition. Pour commencer, s’il n’incombe pas aux seuls pays européens d’atteindre le seuil de 100 milliards de dollars de financement climatique, qui n’a toujours pas été atteint — selon l’OCDE5 il manque 17 milliards de dollars aux économies avancées —, le contraste avec leur capacité rapide à mobiliser les dépenses domestiques liées à la pandémie et à la guerre en Ukraine est très mal perçu par les gouvernements en difficulté, comme l’illustrent les tensions qui ont entouré l’incapacité du G20, cet été, à s’entendre sur un communiqué relatif aux émissions de gaz à effet de serre. Bien que le sommet des dirigeants à Bali, en novembre 2022, soit parvenu à surmonter ces divergences, l’Europe doit continuer à tout mettre en œuvre pour augmenter le volume et la qualité du financement de l’action climatique, en signe de confiance et de crédibilité. La COP27 n’a fait que souligner le caractère persistant de ces tensions.

L’Europe doit également continuer à accélérer l’établissement de « Partenariats pour une transition énergétique juste » avec des acteurs clefs. La perspective d’un accord de financement de 8,5 milliards de dollars pour la transition énergétique de l’Afrique du Sud afin de réduire la dépendance au charbon, soutenu par les gouvernements européens ainsi que par le Royaume-Uni et les États-Unis, a été l’un des points forts de la COP26 à Glasgow en 2021. Il s’agissait également d’un signal essentiel de volonté au sein du G20, dont beaucoup de pays proposent encore des contributions largement insuffisantes alors qu’ils représentent 80 % des émissions mondiales des gaz à effet de serre. 

Depuis l’annonce, le chemin vers la finalisation de l’accord semble semble semé d’embûches, notamment parce que le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, est un partisan déclaré du non-alignement, allant jusqu’à accuser l’OTAN de l’agression de la Russie contre l’Ukraine et proposant des contre-résolutions à l’Assemblée générale des Nations unies visant à disculper les actions de la Russie par rapport à la crise humanitaire majeure qu’elle continue à  provoquer. Parallèlement, les autorités sud-africaines ont exprimé des doutes quant à la structure du financement et aux pressions qu’elle pourrait exercer sur les contraintes budgétaires existantes. Malgré ces obstacles, le partenariat semble progresser, l’Afrique du Sud ayant publié son plan d’investissement pour le JET-P en août. Plus récemment, l’accord relatif à un deuxième JET-P avec l’Indonésie, annoncé à la fin de la présidence de Jakarta du G20, montre qu’il s’agit d’une plateforme de négociation fiable entre donateurs et bénéficiaires, fondée sur des normes élevées et une responsabilité mutuelle, avec des financements publics et privés mobilisés à hauteur de 20 milliards de dollars pour assurer la transition du secteur énergétique indonésien. Co-dirigé par les États-Unis et le Japon, ainsi que par le Canada, le Danemark, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Norvège et le Royaume-Uni, il constitue un modèle prometteur pour approfondir les partenariats avec les pays du G20 et au-delà, en particulier ceux qui sont exposés à la volatilité des marchés des matières premières provoquée par le Kremlin.

Sous la présidence allemande du G7, les gouvernements des pays donateurs ont engagé des discussions avec d’autres gouvernements, notamment l’Inde (qui va présider le G20 en 2030), l’Indonésie, le Sénégal et le Vietnam. Tous sont non-alignés sur la question de l’Ukraine. Un rapprochement concret et bien financé en matière de coopération énergétique — toutes les parties prenantes sont des leaders régionaux et des acteurs clefs potentiels de la transition verte — serait un signal positif à tous égards, et indiquerait la voie à suivre pour la diplomatie européenne.

Le défi institutionnel le plus crucial et le plus nécessaire pour les gouvernements européens concerne la réforme des institutions de Bretton Woods et leur ajustement face à l’ampleur de la crise climatique.

Bernice Lee et Laurence Tubiana

Le défi institutionnel le plus crucial et le plus nécessaire pour les gouvernements européens concerne la réforme des institutions de Bretton Woods et leur ajustement face à l’ampleur de la crise climatique. La forte impulsion donnée à la question des droits de tirage spéciaux (DTS) sous la direction de la Première ministre de la Barbade, Mia Amor Mottley, a été un point fort de la COP26 et de la COP27 et doit être maintenue. En tant que membres et actionnaires clés du FMI et des Banques multilatérales de développement, les gouvernements européens peuvent augmenter leurs prêts et encourager la mise en œuvre d’un Fonds pour la résilience et la durabilité du FMI, dont le mandat est de débloquer des DTS pour répondre aux « besoins financiers des pays en matière de climat », ainsi que d’assouplir les conditions dans lesquelles ces fonds peuvent être débloqués par les Banques multilatérales de développement et dépensés par la suite. Les États européens membres du FMI pourraient faire pression pour que le groupe « V20″ des pays les plus vulnérables au changement climatique devienne un groupe officiel au sein du FMI, reproduisant ainsi le type de dynamique qui a permis le succès des négociations de la COP21. Ici encore, le sommet des dirigeants du G20 à Bali a été marqué par l’annonce très positive du président Macron d’un sommet spécial à l’été 2023 pour faire avancer l' »Agenda de Bridgetown » de la Barbade dans le cadre d’un débat plus large sur les nouveaux outils de financement des institutions financières internationales. Il s’agit d’un progrès important pour les pays à faible revenu, vulnérables au changement climatique, qui font face à un risque croissant de surendettement.

De nouveaux canaux Union-Chine pour en temps de crise  

L’Inflation Reduction Act de l’administration Biden, qui a été adoptée cet été, a rétabli une partie de la crédibilité des États-Unis en matière d’action climatique. Cela semble créer de nouvelles incitations importantes pour atteindre la neutralité carbone des deux côtés de l’Atlantique, même si la taille et l’opacité des subventions ont alimenté les craintes quant à la compétitivité des industries vertes européennes

Toutefois, dans ce contexte, l’Europe risque de négliger davantage les canaux Union-Chine sur l’action climatique. Plus important encore, le commerce risque de devenir un obstacle à la diplomatie climatique euro-chinoise. C’est une mauvaise nouvelle, car il est difficile d’envisager une transition mondiale efficace vers la neutralité carbone si les deux grands blocs économiques se ferment les portes de leurs marchés respectifs.

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne (CBAM) illustre l’impact que peut avoir la politique commerciale sur la diplomatie climatique, mais indique également une voie pragmatique pour aligner les blocs géopolitiques sur la question essentielle de la décarbonisation de l’industrie lourde. La décision de mettre en œuvre ce mécanisme est née de la reconnaissance du fait que le système d’échange de quotas d’émission (SCEQE) est moins efficace que prévu pour déclencher des réductions d’émissions dans le secteur industriel. La réforme proposée du SCEQE supprimera progressivement l’attribution de certains quotas d’émission gratuits, ce qui impliquerait de faire payer aux industries concernées la totalité de leurs émissions. Il en résulterait un coût supplémentaire immédiat pour ces industries, ce qui donnerait un avantage soudain aux concurrents extérieurs à l’Union. Ce qui semble équitable du point de vue de la politique climatique européenne — une « taxe » à la frontière pour compenser une nouvelle « taxe » sur les émissions au sein de l’Union — a immédiatement été dépeint par les partenaires commerciaux, dont la Chine, comme un  instrument de protectionnisme, caché derrière une prétendue action climatique.

L’Europe risque de négliger davantage les canaux Union-Chine sur l’action climatique. Plus important encore, le commerce risque de devenir un obstacle à la diplomatie climatique euro-chinoise.

Bernice Lee et Laurence Tubiana

Certains responsables politiques européens ont indiqué que les partenaires commerciaux pourraient mettre en œuvre des politiques similaires de tarification du carbone afin d’éviter de payer le coût total du mécanisme d’ajustement lorsqu’ils vendent leurs produits industriels sur le marché européen. Il s’agit d’une vision trop simpliste, qui ne tient pas compte du fait que les pays ont le droit d’adopter les politiques d’atténuation de leur choix. L’approche de la Chine illustre d’ailleurs cette diversité. Elle a sa propre version d’un système d’échange de quotas d’émission qui s’applique principalement à la production d’électricité, associée à un cadre différent d’incitations et de réglementations sur l’intensité énergétique ou la consommation totale d’énergie.

En définitive, les tensions entourant le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières montrent que l’Europe doit améliorer ses efforts de communication de ses intentions : il s’agit d’être transparents sur la teneur en carbone des industries et de nous amener vers la neutralité carbone, et non de dicter la manière dont les autres pays se dé-carbonisent, ni d’imposer des tarifs punitifs.

Toutefois, le bon côté du mécanisme est sa contribution technique efficace à la tâche gigantesque de la décarbonisation. Sa mise en œuvre nécessitera une évaluation correcte du contenu en gaz à effet de serre des matières premières commercialisées — notamment l’aluminium, le ciment, l’électricité, les engrais, le fer et l’acier. Le Parlement européen s’est lancé dans les trilogues avec une proposition visant à étendre le champ d’application à l’hydrogène et aux polymères. Il s’agit d’une question à laquelle tous les grands pays industrialisés doivent immédiatement s’attaquer, car ils doivent surveiller les progrès de leur propre industrie vers la décarbonisation, quel que soit l’outil de politique utilisé. De plus en plus, les marchés publics et privés pour le bâtiment ou les voitures vont également évoluer pour exiger du ciment, de l’acier ou de l’aluminium à plus faible teneur en carbone. Des normes vont apparaître pour garantir l’intégrité environnementale de ces produits.

L’Union et la Chine peuvent contribuer à  l’effort mondial dans ce domaine, en tant que grands blocs commerciaux ayant des ambitions climatiques ambitieuses et confrontés à des défis similaires en matière de décarbonisation de l’industrie lourde.

En ce sens, s’il était adopté, le mécanisme d’ajustement carbone au frontières pourrait être un instrument clef pour la responsabilité mutuelle et la transparence de la teneur en carbone des industries et pour instaurer la confiance dans l’action climatique.

L’Union et la Chine peuvent contribuer à  l’effort mondial dans ce domaine, en tant que grands blocs commerciaux ayant des ambitions climatiques ambitieuses et confrontés à des défis similaires en matière de décarbonisation de l’industrie lourde.

Bernice Lee et Laurence Tubiana

L’investissement dans les infrastructures est un autre domaine où une plus grande confiance est nécessaire. Sur le papier, il existe de nombreuses possibilités de renforcer la coopération entre les initiatives « Green Belt and Road » de la Chine, la « Global Gateway » de l’Europe, le « Build Back Better World » des États-Unis et le « Partnership for Global Infrastructure Investment » du G7 afin de rendre ces enveloppes de dépenses d’infrastructure mondiales plus propres et plus complémentaires. Le discours actuel autour de ces initiatives respectives est uniquement contradictoire, alors que la priorité devrait être de réorienter la conversation sur les besoins immédiats des pays bénéficiaires, ainsi que sur la nécessité macro-financière de mobiliser des investissements de qualité et à grande échelle pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Si cela peut paraître difficile à atteindre, il existe néanmoins des pousses vertes importantes sous la forme de partenariats bilatéraux, par exemple entre la Chine et la France, pour financer une série de projets d’infrastructure, principalement dans des pays africains, pour un montant — modeste — de 1,5 milliard d’euros6.

Une meilleure relation en matière de commerce et d’investissement entraînerait, dans un système international qui fonctionne, un meilleur dialogue entre l’Union et la Chine sur la dette. Une approche nouvelle et concertée pour l’allègement et la restructuration de la dette est nécessaire, et les créanciers le savent. L’annonce faite par la Chine en août 2022 d’un allègement de la dette de 17 pays peut indiquer une volonté de s’engager plus activement. Le récent accord d’allègement de la dette conclu entre la Chine et la Zambie est également un signe positif. La négociation, co-présidée par la Chine et la France sous l’égide du Club de Paris, est la preuve que des espaces de discussion constructive sont encore possibles. 

C’est un format que les gouvernements européens peuvent encourager, alors que de plus en plus de pays sont confrontés à des crises d’endettement brûlantes poussées par les prix élevés des matières premières, aggravés par la guerre russe que les chocs climatiques pourraient encore aggraver, comme cela a été le cas avec les inondations au Pakistan : selon des estimations prudentes, elles représentent un coût de 2 % du PIB7. Avec l’accord récemment conclu entre le FMI et le Sri Lanka, la communauté internationale est manifestement mise à l’épreuve pour répondre à la situation instable du pays — dont le gouvernement est également très endetté envers la Chine — confronté à une crise alimentaire généralisée due à son appauvrissement financier. Les termes de l’accord avec le FMI nécessitent de nouvelles négociations de restructuration entre le Sri Lanka et ses créanciers bilatéraux, dont la Chine, le Japon et l’Inde8. Comme dans le cas de la Zambie, les gouvernements européens peuvent jouer un rôle clef pour faciliter ces discussions sous l’égide du Club de Paris.

L’effet Bruxelles et la voie vers Pékin

La plus grande source d’influence de l’Europe sur la Chine et au-delà réside dans le fait qu’elle possède encore — pour l’instant — le plus grand marché. Le pouvoir normatif que cela lui confère est important, et l’Europe peut faire davantage pour l’affirmer. Depuis des années, l’Union européenne exerce son soft power dans des domaines tels que l’efficacité des appareils, les émissions des véhicules et de nombreux autres secteurs critiques. En matière énergétique, cet avantage pourrait s’étendre à d’autres domaines technologiques, notamment aux normes relatives aux véhicules électriques et à l’accélération du rythme de sortie du moteur thermique au niveau mondial, sous l’impulsion de l’objectif européen d’élimination à l’horizon 2035. Comme l’a souligné le récent discours du chancelier allemand Olaf Scholz, l’Europe a également la possibilité de prendre le leadership dans des domaines émergents tels que le stockage de l’énergie, l’hydroélectricité, l’éolien, le solaire et l’hydrogène.

La plus grande source d’influence de l’Europe sur la Chine et au-delà réside dans le fait qu’elle possède encore — pour l’instant — le plus grand marché. Le pouvoir normatif que cela lui confère est important, et l’Europe peut faire davantage pour l’affirmer.

Bernice Lee et Laurence Tubiana

Aujourd’hui, l’Europe explore également l’étendue de son pouvoir commercial « plus dur » et la manière dont elle pourrait l’utiliser pour faire avancer l’ambition climatique. Si le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières est né d’une nécessité nationale et de la conception préalable du SCEQE, l’élaboration d’une législation sur la chaîne de valeur pour lutter contre la déforestation est une évolution importante et visionnaire, qui a créé un espace de dialogue avec la Chine, qui cherche à garantir la durabilité de ses importations en bois9. La proposition de directive de la Commission « sur la diligence raisonnable des entreprises en matière de développement durable » est également importante. En relevant encore l’ambition des chapitres relatifs au commerce et au développement durable dans ses accords commerciaux, l’Union peut encourager ses partenaires à s’adapter aux ambitions croissantes du marché européen en matière de contraintes environnementales, sociales et climatiques. L’élection de Lula au Brésil promet de donner une nouvelle dynamique aux négociations avec le Mercosur — en gardant à l’esprit que, comme l’ont montré les délibérations passées sur le Mercosur, le Parlement européen n’est pas disposé à faire des compromis sur l’intégrité environnementale des accords commerciaux.

Cela nous amène à l’obstacle le plus évident à l’approfondissement de la relation Union-Chine en matière de climat. En dépit des domaines potentiels de collaboration multilatérale — auxquels pourraient s’ajouter de nouveaux accords constructifs avec le soutien de la Chine à l’OMC, notamment sur la pollution plastique et la suppression des subventions à la pêche —, la suspension des négociations sur le commerce et l’investissement montre que les relations sont dans une phase difficile. De la Commission au Parlement, la rhétorique contradictoire est monnaie courante, et le soutien tacite — bien qu’ambigu — de la Chine à la Russie a manifestement réduit encore davantage les possibilités de dialogue. Cela a également alimenté la dynamique de non-alignement vis-à-vis de l’Europe et de l’Ukraine. Les griefs et les reproches échangés entre le vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, et le ministère chinois des affaires étrangères à la suite de l’échec des négociations sur le climat du G20 à la fin du mois d’août10, montrent combien nous sommes loin des relations sur l’action climatique que les responsables européens et chinois avaient développée pendant la présidence de Donald Trump. La décision d’Olaf Scholz de se rendre en Chine cet automne — en désaccord avec les opinions dominantes des dirigeants européens et de sa propre coalition — est difficile à analyser au-delà de l’impératif d’éloigner le monde de l’escalade nucléaire. Elle met toutefois en évidence le défi persistant de maintenir l’unité européenne dans ce rôle de rééquilibrage qu’elle essaye d’incarner.

Jan van der Wolf

L’Europe doit également anticiper les retombées probables d’un examen approfondi : dès lors que l’ambition climatique de l’Europe faiblit — par exemple, en autorisant des investissements à long terme dans des infrastructures fossiles dans le cadre de sa campagne de diversification d’urgence des sources d’approvisionnement — elle peut toujours s’attendre à ce que les opposants à l’action climatique, y compris en Chine, s’en emparent. L’inclusion du gaz dans la taxonomie européenne — malgré les conditions et les contraintes liées à son utilisation — a été suffisante pour envoyer un signal peu utile (et largement diffusé), d’autant plus que la taxonomie chinoise exclut le gaz et le GNL.

En septembre 2020, lorsque le président Xi Jinping a annoncé l’objectif de la Chine d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2060 et un pic d’émissions avant 2030, l’Union européenne montrait déjà sa capacité à contribuer à la hausse des objectifs des grands émetteurs : si cette annonce était avant tout le reflet de l’engagement national de la Chine en faveur de l’action climatique, le dévoilement préalable du Pacte vert européen a donné à la Chine l’occasion de trouver un partenaire clef avec lequel elle pourrait avoir une ligne de communication claire dans la perspective de cette avancée majeure. Il est également raisonnable d’en déduire que le moment choisi par la Chine pour faire son annonce à l’approche des élections présidentielles américaines de 2020 constituait également une couverture diplomatique quant à son résultat : il était utile de renforcer son leadership en matière de climat en accord avec les ambitions déclarées de l’Europe, soit pour déjouer un second mandat de Trump, soit pour anticiper un nouvel élan climatique et une réconciliation avec l’Europe sous une présidence Biden. En fin de compte, la crédibilité de l’action climatique de l’Europe devrait encourager l’action climatique au sens large, qu’il s’agisse de concurrence ou de coopération.

La crédibilité de l’action climatique de l’Europe devrait encourager l’action climatique au sens large, qu’il s’agisse de concurrence ou de coopération.

Bernice Lee et Laurence Tubiana

Conclusion 

Pour l’Europe, le défi consiste à trouver un équilibre entre l’affirmation de sa puissance commerciale, la projection de son ambition en matière de climat et l’investissement dans des sujets critiques où le dialogue peut rester « compartimenté » — sur des questions telles que le climat, les infrastructures, la dette, etc. Aussi décourageant que cela paraisse, cette situation met en évidence le « pouvoir de réconciliation » inhérent à l’Europe et son potentiel à tirer le meilleur des deux parties. Tout aussi décourageant : les faux pas de l’Europe, notamment en matière de politique énergétique après l’invasion de la Russie, seront l’argument le plus fort avancé par les opposants à la mise en œuvre d’une action climatique au rythme imposé par la science.

Si ce défi n’est pas relevé, les diplomates, scientifiques et autres experts européens en matière de climat se trouveront de plus en plus démunis pour soutenir leurs alliés et homologues en Chine et aux États-Unis, qui restent encore plus exposés aux oppositions à cause du contexte politique national.

Cette menace n’a rien de surprenant. Il convient de rappeler qu’après la visite de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à Taïwan en août, toute coopération bilatérale en matière de climat entre les deux gouvernements a été gelée, jusqu’aux niveaux opérationnels les plus bas, jusqu’à leur rétablissement à la COP27. Ce type de posture diplomatique, associé à des sanctions punitives dans les domaines du commerce et de la technologie — des panneaux photovoltaïques aux semi-conducteurs, comme l’ont montré les États-Unis —, laisse présager la menace permanente d’une nouvelle dégradation des relations entre la Chine et les États-Unis, ce qui pourrait mettre le monde sur la voie de retombées prolongées et douloureuses : la normalisation de la non-coopération dans un ordre géo-économique fragmenté, alors que les impacts climatiques s’intensifient. Cela pourrait entraîner une fragmentation accrue, en l’absence d’un effort concerté pour recourir à l’action collective — ou à la « pression des pairs » — afin de concrétiser l’élan souhaité par l’accord de Paris.

Une dernière source du « pouvoir de réconciliation européen » réside dans le leadership moral. Le fait que les dirigeants de l’Union, dont Frans Timmermans, aient défendu avec succès lors de la COP27 la création d’un « Fonds pour les pertes et dommages », canalisant ainsi des années de pression politique de la part des représentants des pays les plus vulnérables, montre que l’Europe joue un rôle que peu d’économies développées peuvent jouer. En donnant une impulsion supplémentaire à l’inscription des pertes et dommages dans le processus multilatéral, l’Europe a opéré un changement politique tectonique en faveur des pays vulnérables, créant ainsi une nouvelle opportunité de construire et de renforcer la justice climatique au sein des institutions. Même dans les dernières heures des négociations de la COP27, le mandat du Fonds — désormais une réalité — n’était pas acquis. L’Europe peut être un point d’ancrage pour la sécurité du monde dans la nouvelle réalité climatique. Ce sont de tels actes qui permettent de comprendre pourquoi.