Tout au long des crises de ces dernières années, l’évaluation critique de l’Union s’est concentrée sur son efficacité. Qu’il s’agisse de mesures économiques, de gestion des frontières, d’achat de vaccins ou de politique étrangère, ceux qui agissent en son nom sont jugés sur leur capacité à faire bouger les choses. Lorsque les résultats positifs font défaut, les observateurs se désolent des hésitations et de la désunion. Lorsque les fonctionnaires présentent des résultats concrets, on parle de leadership et de détermination. Certains vont même jusqu’à parler de « la bonne crise de l’Europe »1 – pour désigner la séquence Covid comme moment où l’Union a tenu ses promesses.

Cette focalisation sur les résultats est compréhensible pour une organisation créée pour résoudre des problèmes. L’Union a été vendue dès le début comme un moyen de promouvoir l’efficacité et les récompenses tangibles. Alors que l’État-nation, enveloppé de mythologie, tend à être considéré comme un héritage du passé, accepté parce qu’il existe, l’Union européenne est toujours perçue comme un choix politique. Elle n’avait pas, pour ainsi dire, nécessairement à exister : sa raison d’être est plutôt d’améliorer ce qui existait déjà auparavant. Il n’est donc pas surprenant qu’elle tende à être tenue à une norme conséquentialiste et jugée, du même coup, sur sa « valeur ajoutée ».

Toutefois, le risque d’évaluer quelque chose uniquement en fonction des résultats est de minimiser la manière dont ils sont atteints. L’une des caractéristiques de la politique européenne de ces dix dernières années — et au-delà — a été la volonté des dirigeants d’outrepasser les contraintes juridiques et politiques au nom de la réalisation des objectifs. Certaines actions dépassant les normes et les règles — en rapport avec la souveraineté, le processus démocratique et l’égalité entre les États — ont été rationalisées comme des réponses nécessaires à des menaces exceptionnelles et urgentes. C’est le modèle de la politique de l’urgence2, un modèle connu depuis longtemps dans le contexte étatique et désormais visible dans le domaine transnational.

Les schémas d’improvisation et d’exceptionnalisme se sont généralisés, de l’économie à la politique migratoire, de la politique de santé, en passant par la géopolitique.

Jonathan White

Parfois, ces actions donnent du pouvoir à ceux qui se trouvent au niveau supranational. Il suffit de penser à la montée en puissance de la Banque centrale européenne au cours des années 2010, facilitée par des réinterprétations créatives de son mandat, ou à l’émergence de formations ad hoc comme la Troïka, utilisées pour surmonter la souveraineté des États dans les affaires fiscales. D’autres actions donnent le pouvoir à des représentants nationaux agissant de concert, dans des forums comme l’Eurogroupe ou le Conseil européen, faiblement liés par la méthode communautaire et les traités européens. Ces schémas d’improvisation et d’exceptionnalisme se sont généralisés, de l’économie à la politique migratoire, de la politique de santé, en passant par la géopolitique.

Les mesures d’urgence ont leur logique : elles peuvent servir à mettre de l’ordre dans une situation instable. Il peut parfois être tentant de les adopter, en tant qu’outils pour atteindre des objectifs progressistes. Les mesures d’urgence des banques centrales ont sans doute contribué à desserrer3 l’emprise des idées néolibérales sur la politique macroéconomique ces dernières années. Des décisions rapides et flexibles sur la politique des réfugiés ont fait de l’Union une destination relativement accueillante pour les migrants ukrainiens4 au début de cette année. Quant à la gestion du changement climatique, il semblerait qu’elle laisse également beaucoup de marge de manœuvre pour des mesures exceptionnelles : en effet, face à l’urgence climatique, on en vient à souhaiter que des autorités comme la Commission soient un peu plus disposées à adopter des décisions sortant de l’habituel pour faire le travail.

Mais même lorsque les résultats des politiques publiques sont favorables, l’exceptionnalisme reste une méthode douteuse. Il ne saurait être considéré comme fiable au principe d’une bonne gouvernance. Dans de tels moments, le pouvoir se concentre sur les exécutifs, politiques et technocratiques, au détriment des parlements, des tribunaux et des publics plus larges. Il passe à des personnages clefs au sommet, agissant souvent de manière informelle, opaque et rapide. Il devient difficile de discerner et de contester qui est aux commandes, et quels critères ils appliquent. Les résultats dépendent de la discrétion des individus et des réseaux qu’ils forment. Il peut du même coup être difficile de savoir qui tenir pour 5 des décisions, ainsi que des politiques qui y conduisent — et des (in)actions qui façonnent la préparation aux circonstances extrêmes, parfois leur existence même.

Comme chaque épisode de politique de l’urgence déplace le précédent, l’effet produit est de décourager l’évaluation critique des politiques d’hier. À peine ont-elles été adoptées que l’attention se porte sur la prochaine urgence.

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Si la politique de l’urgence peut s’aligner sur l’opinion majoritaire, elle peut rarement être considérée comme l’expression de la volonté populaire. Les mesures sont généralement adoptées sans grande justification publique – la nécessité plutôt que le consentement est le principe auquel elles répondent. Plus les politiques sont élaborées de cette manière, plus le processus décisionnel semble réactif et fragmenté. Et comme chaque épisode de politique de l’urgence déplace le précédent, l’effet produit est de décourager l’évaluation critique des politiques d’hier. À peine ont-elles été adoptées que l’attention se porte sur la prochaine urgence.

La face optimiste de l’histoire est que l’Union est déjà en train de se racheter une conduite. La pandémie a été gérée différemment des bouleversements des années 2010, de même que l’endiguement de la Russie. Il n’y a pas eu de dispositifs d’urgence de novo comme la Troïka. Et le paquet économique NextGenerationEU convenu en 2020 a été salué par beaucoup comme le germe d’une Union plus égalitaire et moins encline à mettre en avant la conditionnalité comme moyen d’imposer des réformes aux États réticents. Pour réelles qu’elles soient, ces différences sont en partie la conséquence d’une résistance aux méthodes de l’Union européenne. Les dénonciations des modes de gouvernement  « césariens » de l’Union par Syriza en 2015 auront alimenté les calculs sur la meilleure façon d’agir en 2020, décourageant les mesures les plus provocantes.

Il serait cependant erroné d’y voir la preuve que l’Union a définitivement tourné la page de la politique de l’urgence. La séquence pandémique s’est caractérisée par beaucoup d’informalité et d’autonomie de l’exécutif. Au niveau supranational, il suffit de considérer les actions de la Présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, lors de la négociation d’un contrat de vaccins avec Pfizer. Sa « diplomatie Whatsapp »6 a mis sur la touche les équipes plus larges de fonctionnaires qui auraient pu façonner la politique et fournir des contrôles institutionnels. Dans le domaine de la migration, FRONTEX a profité des préoccupations de santé publique liées à la pandémie pour intensifier7 sa police aux frontières, s’étendant aussi au domaine aérien à travers son recours à la technologie des drones8 pour surveiller les migrants en mer tout en évitant les obligations de sauvetage. L’improvisation au nom de la réponse aux crises n’a été que trop visible au cours de cette période.

Quoi qu’il en soit, la gestion de la pandémie ne peut nous apprendre que peu de choses sur la façon dont la politique sera menée à l’avenir. Le prochain épisode de la gestion d’urgence de l’Union pourrait ressembler davantage aux modèles des années 2010, ou employer des méthodes encore inexploitées. Le potentiel positif des innovations récentes pourrait rester inexploité. Tout changement d’approche non étayé par une réforme structurelle risque d’être peu sûr.

Le potentiel positif des innovations récentes pourrait rester inexploité. Tout changement d’approche non étayé par une réforme structurelle risque d’être peu sûr.

Jonathan White

À bien des égards, l’état d’urgence est aujourd’hui un phénomène mondial. Après le 11 septembre en particulier, les universitaires américains9 ont analysé la concentration du pouvoir dans les figures clefs de l’exécutif, les appels aux circonstances exceptionnelles servant de licence pour des méthodes exceptionnelles. Les mesures d’urgence dans la « guerre contre le terrorisme » ont rappelé que l’exceptionnalisme est depuis longtemps une caractéristique de la politique dans l’État moderne. D’autres10 l’observent également dans les institutions internationales telles que l’Organisation mondiale de la santé et les Nations unies.

Qu’est-ce qui, dès lors, distingue le cas de l’Union européenne ? Deux caractéristiques structurelles11 la rendent particulièrement vulnérable à l’exceptionnalisme. La première est sa structure constitutionnelle souple. Les processus de coordination dans l’Union européenne sont basés sur des conventions de consultation. Les règles importantes sont peu codifiées. Cela signifie qu’il y a peu de choses pour dissuader les exécutifs, individuellement ou collectivement, s’ils cherchent à s’écarter de la procédure. Tant qu’un nombre critique d’entre eux se met d’accord sur les fins, ils peuvent plier le cadre de l’Union ou le contourner. Une deuxième vulnérabilité réside dans l’orientation technocratique de l’Union. Pour ceux qui sont imprégnés d’une éthique de résolution des problèmes, l’obtention de certains résultats « quoi qu’il en coûte » est susceptible d’être la principale préoccupation. L’instrumentalisme est profondément ancré dans les institutions de l’Union, de sorte que l’on tend à accorder plus de poids aux fins qu’aux moyens. Les autorités telles que la Commission et la BCE ont des raisons supplémentaires de considérer les situations d’urgence comme des occasions de montrer leur valeur à un public sceptique et de dissiper les inquiétudes concernant un pouvoir non élu.

La structure de l’Union sert alors, en d’autres termes, à amplifier un problème plus vaste. Elle augmente également les enjeux, car dans ce contexte, les mesures d’urgence sont souvent difficiles à inverser. Contrairement à ce qui se passe dans un État démocratique, on ne peut guère se contenter d’attendre un changement de gouvernement. Avec autant d’acteurs impliqués, nationaux et supranationaux, les mesures d’urgence ont tendance à perdurer. Il suffit de penser à celles intégrées au Mécanisme européen de stabilité qui ont d’abord été expérimentées en tant que dispositifs autonomes et temporaires. Pour ceux qui cherchent à défaire les politiques d’urgence, il est difficile de recréer après une crise le niveau d’accord qui existait au moment de leur mise en place. Ce que l’on voit alors, ce sont des redistributions durables du pouvoir.

À quoi pourrait donc ressembler une meilleure Union ? Compte tenu de son recours à des méthodes irrégulières au nom de la réponse aux crises, certains soutiennent qu’il est nécessaire de renforcer sa capacité à être un pompier en cas d’imprévu. Ce dont elle aurait besoin, selon ce point de vue, serait un ensemble de procédures convenues pour gérer les situations exceptionnelles : un script d’urgence, permettant à ses représentants d’agir rapidement et efficacement tout en rendant leurs actions plus prévisibles et responsables.

L’ancien secrétaire général de la Commission, Martin Selmayr, est l’un de ceux qui ont défendu cette thèse. Dans une réflexion pour le Groupe d’études géopolitiques sur les expériences de l’Union européenne, de la crise de la zone euro au Covid-19, il observait : « Je pense qu’il serait utile que l’Union dispose d’un mécanisme, prêt à être activé en temps de crise, qui lui permette temporairement de prendre des décisions de manière plus simple et plus rapide afin de répondre aux situations de crise avec détermination… Peut-être devrions-nous permettre un passage temporaire au niveau de l’Union européenne dans les situations de crise. Bien sûr, le risque est que nous puissions avoir raison ou tort. Mais le monde évolue trop vite pour prendre des décisions trop lentes. »

Les mesures exceptionnelles étaient acceptables parce que les circonstances auxquelles elles répondaient étaient exceptionnelles. Les urgences d’aujourd’hui, dans l’Union et plus généralement, émergent généralement de pathologies à long terme de la politique, du capitalisme et du climat, ce qui leur donne un horizon beaucoup plus étendu.

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Aussi plausible que cela puisse paraître, le risque que cela ne fasse qu’empirer les choses est réel. Historiquement, les dispositions rationalisées pour les périodes difficiles ont été fondées sur l’idée que les urgences sont de courte durée. L’ancienne institution romaine de la « dictature »12 utilisée principalement dans le contexte de la guerre, supposait la durée limitée de la saison des campagnes militaires. Les mesures exceptionnelles étaient acceptables parce que les circonstances auxquelles elles répondaient étaient exceptionnelles. Les urgences d’aujourd’hui, dans l’Union et plus généralement, émergent généralement de pathologies à long terme de la politique, du capitalisme et du climat, ce qui leur donne un horizon beaucoup plus étendu. S’il n’y a pas de frontière naturelle entre les temps normaux et anormaux, le risque est soit d’apporter des réponses courtes et superficielles à des problèmes profonds, soit de mettre en place une politique de l’urgence permanente.

En effet, l’existence même des pouvoirs d’urgence encourage les autorités à laisser les problèmes s’envenimer. Sachant qu’elles peuvent invoquer des pouvoirs supplémentaires lorsque les choses se corsent, elles ont moins de raisons de poursuivre les choix difficiles et les réformes qui vont au cœur des choses. Elles ont une option de repli sur laquelle s’appuyer. Pourquoi se battre contre le capitalisme financier et ses régimes d’endettement si vous pouvez gérer les crises qui en découlent par des interventions « exceptionnelles » pour soutenir ses institutions et rassurer les marchés ? La politique de l’urgence est toujours, dans un certain sens, l’héritage d’un échec politique, et lorsque cet échec peut être épongé à l’aide de mesures exceptionnelles, il est un peu plus facile de s’y adonner. 

Au lieu de concevoir un scénario d’urgence, la tâche la plus appropriée est de concevoir un régime « normal » capable de gérer des circonstances extrêmes — de manière efficace mais aussi acceptable.

Comment cela pourrait-il se présenter concrètement ? Assez différemment de l’Union telle qu’elle est configurée aujourd’hui. Un des objectifs devrait être de simplifier ses structures : la diffusion complexe du pouvoir entrave à la fois la capacité d’agir en empêchant la réaction aux événements au fur et à mesure qu’ils se produisent, et relâche les contraintes sur les autorités lorsqu’elles agissent. Abolir13 le Conseil européen et l’Eurogroupe, et confier à la Commission les responsabilités de gouvernement ferait partie de la solution. Un exécutif transnational plus intégré serait moins enclin à l’informalité et à la concentration ad hoc du pouvoir. S’il venait à tomber encore dans l’arbitraire, il serait une cible bien plus identifiable pour la critique.

La politique de l’urgence est toujours, dans un certain sens, l’héritage d’un échec politique, et lorsque cet échec peut être épongé à l’aide de mesures exceptionnelles, il est un peu plus facile de s’y adonner. 

JOnathan White

Une mesure qu’il faudrait associer au renforcement du rôle du Parlement européen. L’ancrage du pouvoir exécutif dans un système parlementaire lui donne une base plus solide dans l’opinion publique et le débat. Il exige des décideurs politiques qu’ils justifient les mesures qu’ils adoptent, et ce en termes accessibles plutôt que techniques. L’une des leçons du Covid-19 est que les pays dotés de systèmes parlementaires forts ont eu tendance à réagir au moins aussi bien que les autres. Le principe clef de la règle dans des circonstances extrêmes ne devrait pas être la rapidité mais le consentement. Non seulement cela est plus démocratique, mais cela augmente les perspectives de conformité à court terme — sans compter sur le renforcement du soutien du public pour les changements plus profonds nécessaires pour parer aux crises à venir.

Toute transformation de ce type est susceptible de rencontrer beaucoup de résistance. Ceux qui sont réticents à l’idée d’une Union fédérale auraient de quoi s’opposer. Mais contrairement à un scénario d’urgence supposé temporaire, les enjeux seraient clairs au moment de la promulgation. Cette réforme institutionnelle ne serait approuvée que dans la mesure où ses dispositions seraient acceptables en tant que nouvelles caractéristiques permanentes plutôt qu’en tant que déviations passagères de la normalité.

La constitutionnalisation, dans ce sens plus profond, refléterait la réalité que les défis politiques d’aujourd’hui ne sont pas une série d’urgences passagères, éphémères et exceptionnelles, mais des problèmes durables de politique, de société, de climat et d’économie qui devraient être abordés de manière fondamentale et continue. Si, en fin de compte, il s’agit autant de perspectives que d’institutions — à même de saisir la nature des défis qui nous attendent — les questions constitutionnelles sont cruciales. Les événements récents esquissent une Union qui aspire à devenir plus militarisée et économiquement plus affirmée : elle a besoin d’une révision constitutionnelle à la hauteur.

Sources
  1. Daniel Gros, Europe’s good crisis, 7 juillet 2020
  2. Jonathan White, Emergency Europe, 13 septembre 2013
  3. Jens van’t Klooster, Technocratic Keynesianism : a paradigm shift without legislative change, 2021
  4. Eric Reidy, What the EU’s policy toward Ukrainians may mean for other refugees, 21 avril 2022
  5. Hilary Hogan, Confronting Emergency Politics, 11 novembre 2022
  6. Jonathan White, WhatsApp Europe ?, 2 juin 2022
  7. Judith Sunderland, Lorenzo Pezzani, EU’s Drone Is Another Threat to Migrants and Refugees, 1er août 2022
  8. Luisa Izuzquiza, Defund Frontex, Build a European Search and Rescue Programme, 24 août 2021
  9. Bruce Ackerman, Don’t Panic, 7 février 2022
  10. Christian Kreuder-Sonnen, Emergency Powers of International Organizations : Between Normalization and Containment, 2019
  11. Jonathan White,Politics of Last ResortGoverning by Emergency in the European Union, 2019
  12. Andrew Lintott, The Constitution of the Roman Republic, 1999
  13. Jonathan White, Constitutionalizing the EU in an Age of Emergencies, 11 septembre 2022
Crédits
Cet article est publié à la suite d'une conférence au Collège d’Europe à Bruges, ayant eu lieu le 8 novembre et à l’occasion de laquelle Jonathan White a dialogué avec Christopher Bickerton. Vous pouvez en retrouver l'enregistrement ici.