Chine/États-Unis : la décennie critique et la nouvelle grande lutte
Doctrines de la Chine de Xi | Épisode 5
« Le vrai roi ne gouverne pas ceux qui sont en dehors de la civilisation. » Dans un plaidoyer aux accents maoïstes à destination des intellectuels chinois, l'idéologue Jiang Shigong dresse un vaste panorama ce que devrait être la stratégie de Pékin vis-à-vis des États-Unis — en mobilisant Samuel Huntington et Fareed Zakaria.
- Auteur
- David Ownby •
- Image
- © Zhou Zhiyong/Sipa Asia
Jiang Shigong (né en 1967) est professeur de droit à l’Université de Pékin, porte-parole important de la « Nouvelle Gauche » chinoise (par opposition à la « vieille gauche »), et un important défenseur du régime de Xi Jinping. Son essai de 2018, Philosophie et Histoire : intérprétation de l’ère Xi Jinping à travers le rapport de Xi devant le 19e Congrès du PCC est autant une défense et une illustration de la pensée Xi Jinping qu’une attaque contre le pluralisme intellectuel qui s’était développé en Chine avant son arrivée au pouvoir.
Il est difficile de déterminer dans quelle mesure Jiang reçoit ses ordres du Comité central et dans quelle mesure il parle pour lui-même, mais, en tout état de cause, son public est constitué d’autres intellectuels chinois. Il n’est ni un propagandiste, ni un populiste, mais plutôt un idéologue public, faisant partie de l’écosystème intellectuel chinois dynamique qui a émergé pendant la période de réforme et d’ouverture de 1978 — même s’il prêche contre la mondialisation, la libéralisation et le pluralisme dont il fait partie, en espérant convaincre d’autres penseurs chinois de le rejoindre.
Le texte traduit ici 1 vise reproduire sur le sujet des relations sino-américaines actuelles ce que son essai Philosophie et histoire avait tenté de faire pour la pensée de Xi Jinping : fournir une interprétation philosophique à partir de l’actualité pour indiquer la voie à suivre pour la Chine. Dans Philosophie et histoire, Jiang faisait de la pensée de Xi Jinping — un nouveau « socialisme aux caractéristiques chinoises » amélioré — un phare pour toute l’humanité. Le communisme soviétique et la démocratie libérale américaine ayant tous deux échoué, Xi et la Chine avaient montré comment combiner marchés et contrôle du Parti, créativité et discipline, dans un nouveau modèle de développement qui libère les autres pays du fardeau de l’expérience américaine ou soviétique. Dans ce nouveau modèle de développement, le « communisme » n’est plus fondé sur la « lutte des classes » — qui ne correspond plus aux besoins de la société chinoise de classe moyenne — mais sur une sorte de « recherche de la perfection » qui résonne avec le confucianisme et la tradition chinoise. Lorsque Xi Jinping arrive au pouvoir en 2013, il relance l’importance de l’idéologie et surtout commence une grande purge contre toutes les organisations de la société civile, ainsi qu’à l’encontre de ses adversaires au sein-même du Parti
Les relations internationales sont par nature plus confuses que la « pensée de Xi Jinping », mais Jiang tente de fournir un grand récit similaire de l’histoire et de l’avenir des relations sino-américaines. Il articule son analyse autour de deux dates cruciales : 2008, l’année marquant l’essor de la Chine — les Jeux olympiques de Pékin — et le déclin de l’Occident — la crise financière —, et 2018, l’année où Trump lance sa guerre commerciale contre la Chine.
Avant 2008, les relations sino-américaines de l’ère de la réforme et de l’ouverture avaient été caractérisées par une longue période de collaboration économique et un haut niveau d’intérêt mutuel. La fin de la guerre froide a marqué le début de l’ère de la mondialisation, que Jiang considère comme une couverture pour la construction du « nouvel empire romain américain » dans un monde unipolaire. La politique américaine à l’égard de la Chine a été marquée par des investissements massifs sur le front économique et par la politique d' »engagement » sur le front diplomatique ou politique, que Jiang qualifie, du point de vue chinois, de politique d' »ascension pacifique ».
Les deux signifient la même chose, à savoir qu’à mesure que la Chine s’ouvre, voit les avantages des marchés, s’enrichit et développe une classe moyenne, la démocratisation suivra naturellement. Jiang y voit plutôt une « américanisation » — ce qui n’est pas une bonne chose — mais il admet que la longue période de croissance économique et d’harmonie relative dans les relations avec la plus grande puissance mondiale a poussé de nombreux Chinois à accepter une certaine version de la vision américaine du monde, et donc à ne pas trop s’inquiéter de la puissance démesurée des Américains — il y a pire que d’être du voyage si votre ami a une belle voiture.
La crise financière et les événements qui ont suivi ont mis fin à ce mirage. La Chine a réussi à naviguer assez bien dans la crise — elle aurait même soutenu le capitalisme occidental, selon Jiang — mais sa fierté d’avoir résisté à la tempête s’est rapidement estompée lorsque les marchés occidentaux sur lesquels elle comptait en tant qu' »usine du monde » se sont asséchés. La Chine a alors réalisé qu’elle avait misé sur le mauvais cheval : l’empire américain, toujours en construction, bien qu’en pause à cause de problèmes temporaires de liquidités.
Il s’en est suivi une série de décisions chinoises qui ont changé la donne : abandonner l’économie basée sur les exportations et la main-d’œuvre bon marché au profit d’une alternative à haute valeur ajoutée fondée sur les technologies de pointe, en utilisant l’impressionnante puissance financière et industrielle de la Chine pour se propulser vers l’objectif « Chine 2025 » et le leadership économique et technique mondial. Dans le même temps, l’essor de la Chine et les échecs de l’Occident ont commencé à transformer la politique de la Chine consistant à « faire profil bas » sur le front international : elle a commencé à bomber le torse comme nous l’avons vu récemment à travers sa diplomatie des « loups guerriers », dont Xiang Lanxin a fait la généalogie dans l’épisode 3 de cette série.
Les États-Unis l’ont mal pris. Du jour au lendemain, la Chine est passée du statut de partenaire cadet relativement docile de la mondialisation dirigée par les Américains à celui de concurrent parvenu, osant défier les États-Unis pour les parts de marché, même dans des domaines de haute technologie comme les téléphones portables et la 5G. La présence chinoise en Afrique, et le développement de l’Initiative des nouvelles route de la soie (One Belt-One Road Initiative), représentaient une concurrence encore plus inattendue. La communauté stratégique américaine a imputé ces événements à l’échec de la politique d’engagement des États-Unis, et a en outre tenu pour responsables le Parti communiste chinois et son nouveau dirigeant, Xi Jinping, qui tentait de creuser un fossé entre le peuple et le Parti — une variation sur le thème de l' »ascension pacifique ». La guerre commerciale de Trump aurait ainsi marqué le début d’une nouvelle guerre froide lancée par les États-Unis, dont l’objet serait de « contenir » la Chine.
Jiang aurait pu raconter cette histoire à travers le prisme du « même lit où l’on fait des rêves différents », l’adage chinois décrivant des personnes qui ont des points de vue différents sur une expérience commune. En tant que marxiste et anti-occidentaliste, Jiang choisit une autre voie. Selon lui, les États-Unis tentent d’intégrer la Chine dans leurs projets d’édification d’un empire mondial depuis leurs premières relations diplomatiques à la suite de la guerre de l’opium, et la faute en incombe donc aux Américains. Si cela pourra paraître difficilement convaincant pour la plupart des lecteurs américains et plus généralement occidentaux, Jiang n’en a cure. Son public, une fois de plus, est constitué d’intellectuels chinois. L’objectif principal de son essai est de convaincre ces intellectuels chinois, dont beaucoup sont des libéraux de tous bords, et qui s’inquiètent de l’état actuel des relations sino-américaines, que ce qui s’est passé est inévitable et que c’est une bonne chose.
Il les accuse tour à tour, dans un langage aux accents clairement maoïstes, de s’être ramollis à mesure que leur vie devenait plus aisée, et les rassure avec des flatteries sur la liberté qui accompagnera l’ère post-américaine. Comment savoir qu’il vise les intellectuels ? Il cite dans son plaidoyer Fareed Zakaria et surtout Samuel Huntington — et non Mao ou même Xi — pour enfoncer le clou.
Huntington est d’ailleurs une figure étrangement adulée par de nombreux intellectuels chinois — y compris des libéraux. On peut donc lire la conclusion de l’essai de Jiang comme un cri de ralliement adressé aux intellectuels chinois pour qu’ils abandonnent leurs rêves américains et reviennent au pays. Huntington aurait été d’accord, nous dit-il en substance. Ses derniers paragraphes, dans lesquels il admet que la Chine peut apprendre de l’Occident et doit continuer à améliorer son hard et soft power si elle espère susciter l’émulation internationale, confirment que Jiang essaie d’être « inclusif » en mobilisant des thèmes chers aux libéraux.
En mai 2020, le département d’État des États-Unis a publié le rapport sur l’approche stratégique des États-Unis sur la République Populaire de Chine (United States Strategic Approach to The People’s Republic of China), qui souligne clairement que : « Depuis que les États-Unis et la République populaire de Chine (RPC) ont établi des relations diplomatiques en 1979, la politique des États-Unis à l’égard de la RPC était largement fondée sur l’espoir que l’approfondissement de l’engagement stimulerait une ouverture économique et politique fondamentale en RPC et conduirait à son émergence en tant qu’acteur mondial constructif et responsable, avec une société plus ouverte. Plus de 40 ans plus tard, il est devenu évident que cette approche a sous-estimé la volonté du Parti communiste chinois (PCC) de limiter la portée des réformes économiques et politiques en Chine… Le développement économique rapide de la RPC et son engagement accru dans le monde n’ont pas conduit à une convergence, avec l’essor des droits de l’Homme, comme l’espérait les États-Unis. 2
Les critiques persistantes de l’opinion publique américaine à l’égard de la politique d’engagement du gouvernement avec la Chine depuis le début de la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis, ont constitué l’une des principales attaques des conservateurs contre les libéraux dans le contexte de la campagne de réélection de Trump. Dans un document gouvernemental, la politique américaine envers la Chine à l’époque de la réforme et de l’ouverture a été considérée comme un échec, ce qui suggère au moins qu’après les tâtonnements de l’administration Trump dans la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, les États-Unis ont élaboré une nouvelle stratégie pour faire face à la montée en puissance de la Chine. Ce rapport, ainsi que le rapport de 2017 sur la sécurité nationale des États-Unis, peut à juste titre être considéré comme une déclaration programmatique d’une nouvelle politique américaine à l’égard de la Chine.
En effet, l’émergence d’une nouvelle stratégie américaine vient confirmer à laquelle les spécialistes et même les gens ordinaires en sont venus au cours des dernières années, à savoir que la relation sino-américaine ne saura retourner à son état précédent. Dans tel cas, quelles sont les perspectives pour une nouvelle relation sino-américaine ? Et, enfin, en quoi consiste la nouvelle stratégie américaine avec la Chine ? En fait, les arguments concernant le « découplage « , le « piège de Thucydide », la « nouvelle guerre froide » et le « choc des civilisations » font depuis longtemps partie du discours public américain, et si les États-Unis invoquent des différences de « principes » idéologiques pour lancer leur nouvelle guerre froide, ils mettent en avant la défense de leurs intérêts nationaux « réalistes ». Dans un contexte de concurrence, les États-Unis continueront donc à coopérer avec la Chine tant que cela s’accordera avec leurs intérêts nationaux américains.
En annonçant l’échec de la politique américaine d’engagement avec la Chine, ce rapport gouvernemental signale également que l’idéal américain de construire un nouvel Empire romain dans le monde de l’après-guerre froide a en réalité échoué. C’est pourquoi les États-Unis envisagent désormais de contenir la Chine par le biais d’un système d’alliances indo-pacifique. Cela signifie que le soi-disant « découplage de la relation sino-américaine » ne sera pas uniquement un découplage technique et industriel, mais nécessitera une reconfiguration géopolitique. En ce sens, nous pouvons dire que la faillite du rêve américain de construire un nouvel Empire romain et l’échec de sa politique d’engagement sont les deux faces d’une même pièce : parce qu’elle n’a pas pu conquérir la Chine, ni obtenir son soutien, l’Amérique n’a pas pu construire son empire mondial.
Comment les relations sino-américaines sont-elles arrivées à leur état actuel ? Comment devons-nous comprendre les anciennes relations sino-américaines ? Pourquoi la politique américaine à l’égard de la Chine a-t-elle changé si radicalement ? Comment devrions-nous finalement répondre à la nouvelle guerre froide lancée par les Américains ? Dans le contexte de la configuration de l’ordre mondial, comment devrions-nous positionner et construire une nouvelle relation sino-américaine ? Ce sont des questions essentielles auxquelles nous devons réfléchir.
Cet essai tracera une image simple des relations sino-américaines depuis la réforme et l’ouverture, en soutenant que pour comprendre le changement structurel des relations sino-américaines, de la politique initiale d’engagement amical à la politique d’endiguement de la nouvelle guerre froide, nous devons accorder une grande attention à la décennie clé de 2008-2018 qui a déterminé la direction des relations sino-américaines. En 2008, lorsque la crise financière a fait irruption en Occident, la Chine a organisé les Jeux olympiques de Pékin, un événement qui a captivé le monde entier et qui est souvent considéré comme un indicateur de la montée en puissance de la Chine ; en 2018, Trump a lancé la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, signalant le changement fondamental des relations.
Pour l’Amérique, la raison pour laquelle cette décennie était critique était que le gouvernement Obama avait tenté, au cours de ces dix années, d’ajuster ses politiques internes et externes ; pour la Chine, c’était une décennie de transition et de redéfinition de sa ligne politique – et elle était également critique parce que c’était une décennie de déploiement actif de la « grande lutte » . Derrière ces changements de ligne politique et de politique nationale qui se produisent simultanément dans les deux pays se cachent un certain nombre de questions communes sur l’avenir : Que signifierait la montée en puissance de la Chine pour l’ordre mondial ? L’Amérique espérait-elle utiliser la politique d’engagement et les « révolutions de couleur » pour faire entrer la Chine dans le nouvel Empire romain américain, redéfinissant la relation sino-américaine comme une alliance « de maître et de suiveur disciple ? serviteur ? », tandis que la Chine définissait cette relation comme celle de partenaires égaux dans une « nouvelle relation de grandes puissances » ?
On pourrait dire que, compte tenu des énormes différences dans la façon dont les deux pays voient le monde futur, il était inévitable qu’ils arrivent à l’impasse dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui. C’est pourquoi l’avenir des relations sino-américaines sera en grande partie déterminé par la manière dont les deux parties imaginent le monde futur. En d’autres termes, la façon dont nous, Chinois, imaginons le monde futur aura un impact direct sur la construction des relations sino-américaines.
Le legs de l’histoire : les destins croisés de la Chine et de l’Amérique
D’une certaine manière, la décennie entre la « dispute sino-soviétique » de 1963 3et la visite de Nixon en Chine en 1972 peut être considérée comme le moment critique qui a déterminé le sort des relations sino-soviétiques et de l’ordre mondial. Cette décennie a profondément changé l’histoire de la guerre froide, tant en termes géopolitiques qu’idéologiques, établissant les bases politiques de la fin de la guerre froide. C’est précisément dans ce contexte qu’après 1978, la Chine de l’ère des réformes a pleinement intégré le système capitaliste mondial dirigé par les Américains, au moment même où l’URSS entrait dans l’ère de la perestroïka [réforme ]et de la glasnost [ouverture]. En d’autres termes, l’URSS et la Chine ont toutes deux été confrontées de manière inattendue à la fin de la guerre froide.
La réforme et l’ouverture de l’Union soviétique ont non seulement conduit à l’effondrement du socialisme en Europe de l’Est, mais aussi à la désintégration de l’Empire soviétique, offrant ainsi aux États-Unis l’occasion de construire leur empire mondial. Par l’opération Tempête du désert , les États-Unis ont parfaitement démontré leur conception d’un nouvel ordre mondial post-guerre froide – un âge d’empire mondial. La description traditionnelle de cet ordre utilisée par les spécialistes des relations internationales dominantes était le « monde unipolaire » ou les États-Unis en tant que « seule superpuissance ».
Cependant, comme le suggère la célèbre remarque de James Carville à George H. W. Bush lors de la campagne présidentielle de 1992, « It’s the economy, stupid ! », dans la construction de leur empire mondial, les Etats-Unis ne se sont pas seulement appuyés sur la conquête militaire, mais davantage sur l’établissement de leur pouvoir par des moyens économiques. Par conséquent, la stratégie mondiale de l’administration Clinton consistait à passer de l’expansion et du contrôle militaires à l’expansion économique, intégrant ainsi le monde entier dans le système économique régi par les États-Unis.
Dans la stratégie économique mondiale américaine, la Chine était le plus grand marché avec le plus grand potentiel, et pour cette raison, la question de l’ouverture du marché chinois et du contrôle économique de la Chine est devenue le pilier de la stratégie d’expansion économique de l’administration Clinton. En outre, la stratégie américaine s’est insérée de manière inattendue dans la stratégie chinoise de développement de sa propre économie de marché au cours de la période qui a suivi la « Tournée d’inspection dans le Sud » de Deng Xiaoping en 1992, qui a marqué un retour à une focalisation sur l’économie. En effet, après avoir traversé une période difficile en 1989, la Chine a maintenu sa stabilité politique interne, tout en poursuivant sur la scène internationale sa politique consistant à « faire profil bas », même si elle a encouragé un développement économique rapide. En conséquence, dans les années 1990, les gouvernements chinois, du niveau central au niveau local, semblaient tous se transformer en une seule et même entreprise, concentrée quotidiennement sur les chiffres de l’économie en pleine expansion.
Dans ce contexte de transformation économique des deux pays, les relations politiques sino-américaines ont maintenu un niveau élevé de coopération, malgré l’existence de différences idéologiques et même de conflits politiques de diverses sortes. D’une part, le capital et la technologie excédentaires de l’Amérique étaient les compléments naturels de la main-d’œuvre bon marché et du vaste marché de la Chine ; d’autre part, et surtout, dans le contexte de la privatisation des entreprises d’État chinoises, les investisseurs étrangers américains pouvaient facilement acquérir un certain nombre de ces entreprises de haute qualité, récoltant ainsi des profits faramineux. Cette coopération économique a propulsé l’économie américaine et le niveau de vie des États-Unis vers des sommets de prospérité sans précédent, tout en alimentant la croissance économique rapide de la Chine.
On pourrait dire que la stratégie politique internationale de la Chine, qui consistait à garder un profil bas, a rendu possible l’ambition américaine de construire un empire mondial. La Chine s’est constamment et prudemment rangée du côté des États-Unis dans les grandes entreprises internationales, et la stratégie économique chinoise de réforme et d’ouverture s’est parfaitement adaptée à la stratégie américaine d’expansion économique mondiale et d’établissement d’une hégémonie économique. Ainsi, l’ère Clinton s’est transformée en âge d’or de la stratégie américaine de l’après-guerre froide, à savoir la construction d’un empire mondial par le biais de la mondialisation, même si la Chine mérite d’être créditée d’une bonne partie des réalisations américaines.
La croissance de la puissance économique américaine a encouragé les ambitions politiques de l’après-guerre froide des États-Unis, qui souhaitaient construire leur nouvel empire romain. Lorsque George W. Bush est arrivé au pouvoir, sous l’influence de la pensée politique néoconservatrice, il en est venu à définir la Chine comme un ennemi politique et idéologique, objet de la « fin de l’histoire », ce qui a finalement donné lieu à des événements tels que l’incident de l’île de Hainan en avril 2001, lorsque des avions militaires américains et chinois sont entrés en collision au-dessus de la mer de Chine méridionale. Immédiatement, la Chine et les États-Unis se sont retrouvés confrontés à des tensions politiques et militaires sans précédent.
La référence de Jiang est évidemment le livre de Francis Fukuyama de 1992, The End of History and the Last Man, une célébration américaine de la victoire du libéralisme durant la guerre froide. Près de vingt ans après sa publication, ce livre continue de faire enrager les intellectuels chinois, en particulier ceux de gauche.
Cependant, après le 11 septembre, les États-Unis n’ont eu d’autre choix que d’ajuster leur stratégie, lançant une « nouvelle croisade » contre le monde islamique qui a duré une décennie. Dans ce contexte, la Chine est presque devenue le partenaire stratégique de l’Amérique, d’autant que la croissance économique vigoureuse de la Chine a continué à alimenter la prospérité économique américaine, fournissant d’amples ressources économiques à la construction de l’empire américain. Même après la crise du système capitaliste mondial dirigé par les Américains en 2008, la croissance économique continue de la Chine a aidé le monde capitaliste occidental à traverser la crise sans heurts, au point que certains chercheurs affirment que la croissance économique rapide de la Chine pendant cette période a « sauvé le capitalisme occidental. »
Dans ce contexte, la Chine et les États-Unis ont progressivement établi des lignes quelque peu distinctes mais parallèles en termes de politique et d’économie. Malgré diverses différences en termes d’intérêts politiques et d’idéologie, l’étroite coopération économique entre les deux pays leur a permis de résoudre leurs différends avec succès. La Chine a même progressivement appris à utiliser la force de l’industrie et du commerce américains pour s’engager dans le lobbying politique et, par le biais de concessions économiques, elle a réduit la pression politique et militaire que les Américains exerçaient sur elle sur des questions telles que les droits de l’homme, Taïwan, Hong Kong et la mer de Chine méridionale. Par conséquent, dans l’opinion publique chinoise, nous avons assisté pendant un certain temps à la montée de l’idée selon laquelle la Chine et les États-Unis sont « mari et femme 中美夫妻论 » en raison de la coopération économique et de la complémentarité entre les deux, et de la théorie des « contrepoids” (littéralement pierres de ballast 压舱石), ce qui signifie que si les relations commerciales sino-américaines sont stables, la relation sino-américaine dans son ensemble le sera également.
Cependant, du point de vue de la stratégie américaine, les “contrepoids” de la relation commerciale sino-américaine étaient au service de la stratégie mondiale américaine de construction d’un nouvel Empire romain. La vaste guerre que les Américains ont lancée contre l’Islam avait besoin non seulement du soutien politique de la Chine, mais aussi, et surtout, de son soutien économique. Pendant que l’Amérique s’enfonçait dans sa guerre contre les États musulmans, la Chine poursuivait son développement économique rapide tout en faisant profil bas sur le plan international. C’était particulièrement vrai après 2008, lorsque la crise financière a entraîné une contraction économique aux États-Unis alors que la croissance rapide de la Chine se poursuivait.
Le bras de fer entre la puissance économique chinoise et américaine a finalement atteint un point de basculement qui a détruit l’ancien équilibre. Non seulement les investisseurs américains dans les industries chinoises ont ressenti le changement d’attitude à leur égard de la part des responsables locaux chinois, mais on pouvait voir dans les médias publics des entrepreneurs chinois faisant la leçon au président Trump, arguant que la raison du déclin des infrastructures de base américaines était le résultat des politiques de dépense militaire des États-Unis. L’arrogance de certains responsables locaux et entrepreneurs chinois illustrait en réalité le fait qu’ils ne comprenaient pas vraiment la nature de la relation sino-américaine. Ils n’avaient pas réalisé que lorsque la croissance économique chinoise atteindrait un certain point de basculement où elle semblerait défier le nouvel Empire romain américain, les “contrepoids” de l’ancienne relation disparaîtrait également.
Ici, Jiang entend sûrement faire référence à George W. Bush ou à Barack Obama ici.
Par conséquent, de nombreux Chinois se sont demandé pourquoi ces entrepreneurs et industriels américains qui ont fait fortune en Chine n’ont pas, comme par le passé, demandé au gouvernement américain d’adopter des politiques économiquement amicales envers la Chine, et ont au contraire soutenu le président Trump lorsqu’il a lancé sa guerre commerciale. Il y avait des facteurs économiques en jeu, dans le sens où ces entrepreneurs américains en Chine ressentaient la pression des gouvernements et des entreprises chinoises, pression qui les empêchait de faire les mêmes énormes profits qu’autrefois, mais le facteur le plus important n’était pas économique, mais bien politique.
Quant aux personnes qui s’accrochent à la théorie des « contrepoids économiques » des relations sino-américaines, si elles continuent de croire que la protection politique contre l’empire mondial peut être obtenue par un » tribut » économique, les conservateurs américains répondront par des mots similaires à ceux de Bill Clinton : « It’s politics, stupid ! » La véritable explication du changement des relations sino-américaines se trouve dans l’évolution des intérêts politiques déclenchée par les changements économiques, ou pour le dire plus clairement : L’essor de la Chine menace la stratégie américaine de construction d’un empire mondial. En conséquence, la manière d’intégrer une Chine économiquement croissante dans la politique américaine d’empire mondial est devenue la clé de l’ajustement de la politique chinoise des États-Unis.
En 2008, la Chine a organisé les spectaculaires Jeux olympiques de Pékin, permettant à l’Occident de voir pour la première fois le visage de la montée en puissance de la Chine. La communauté des stratèges américains a commencé à examiner les succès et les échecs de la stratégie américaine de mondialisation. Nombre de ces penseurs se sont penchés sur les erreurs stratégiques de l’Amérique depuis le 11 septembre, arguant que les néoconservateurs s’étaient trop investis dans leur croisade idéologique contre l’Islam, investissant toutes leurs forces dans la guerre contre le terrorisme et ignorant l’essor économique et géopolitique de la Chine. Ce point de vue est plus ou moins devenu l’opinion dominante qui a poussé à un changement de la stratégie américaine. Par conséquent, la stratégie américaine d’empire mondial s’est une fois de plus déplacée du monde islamique vers la recherche d’une réponse à la montée en puissance de la Chine.
Ainsi, en 2009, l’administration Obama a annoncé le retrait des troupes américaines d’Irak, et après l’attaque contre Oussama Ben Laden en 2011, le retrait des troupes d’Afghanistan. En 2011, l’administration Obama a annoncé son « pivot vers l’Asie » et, en 2012, de sa « stratégie de rééquilibrage Asie-Pacifique », selon laquelle l’Amérique déploierait progressivement 60 % de ses navires de guerre dans le Pacifique. En 2014, les États-Unis ont même incité les Philippines à demander un arbitrage international sur la mer de Chine méridionale afin de faire pression sur la Chine à ce sujet. La même année, le « Mouvement des Tournesols » s’est produit à Taïwan, suivi du « Mouvement des Parapluies » à Hong Kong et de graves attaques terroristes au Yunnan et au Xinjiang. Il est clair que la raison pour laquelle les États-Unis se sont engagés dans cette série d’actions était de contenir la montée en puissance de la Chine.
Toutefois, ces manœuvres stratégiques américaines n’ont pas eu d’impact manifeste sur la Chine, dont l’économie a poursuivi sa croissance, notamment en termes de modernisation de ses capacités industrielles, particulièrement visible à travers la croissance spectaculaire des entreprises de haute technologie et d’Internet. Sur le plan politique, une nouvelle génération de dirigeants a géré la transition en douceur et, grâce à une série de réformes politiques et juridiques, a consolidé le leadership du Parti sur diverses entreprises nationales. Sur le front militaire, la Chine a non seulement commencé à construire des porte-avions, mais surtout des îles en mer de Chine méridionale à des fins de déploiement militaire stratégique, brisant ainsi le contrôle absolu des États-Unis sur le détroit de Malacca, tout en déployant constamment de nouveaux matériels militaires.
Sur le front géopolitique, la Chine a construit un nouveau paysage politique grâce à l’initiative « Des nouvelles routes de la soie » et à la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (ci-après BAII). Et sur le front idéologique, la Chine a mis en avant une version modernisée de la « solution chinoise 中国方案 », ainsi que le concept de « communauté de destin pour l’humanité 类命运共同体 ». Tout cela représentait clairement un défi fondamental pour le projet américain d’empire mondial.
Dans ce contexte, l’administration Trump a procédé à une refonte complète de la politique chinoise de l’administration Obama dans le cadre de sa stratégie d’empire mondial. Pour l’administration Trump, la raison de l’échec de l’administration Obama tenait à sa confiance excessive dans le multilatéralisme, qui avait conduit les États-Unis à assumer des obligations et des responsabilités internationales trop lourdes, le tout conduisant la politique américaine à l’égard de la Chine à adopter une posture contradictoire. D’une part, les États-Unis espéraient contenir la Chine, mais d’autre part, ils ne pouvaient éviter de dépendre économiquement de la Chine, et cette dépendance économique ne pouvait que réduire le contrôle politique. Cela a conduit au slogan « Make America Great Again » de l’administration Trump, qui a déplacé l’axe de sa stratégie vers l’économie, transformant la dépendance de l’administration Obama envers la Chine en guerre commerciale. Trump souhaitait maintenir l’hégémonie mondiale de l’Amérique en dynamisant l’économie américaine.
On pourrait dire que les 16 années entre 1993 et 2009, lorsque Clinton et George H. W. Bush étaient à la Maison Blanche, ont constitué les années d’or de la relative détente politique et de l’étroite coopération économique entre la Chine et les États-Unis. Et les dix années entre 2008, lorsque la Chine a organisé les Jeux olympiques, et 2018, lorsque Trump a lancé sa guerre commerciale contre la Chine, ont été la décennie cruciale au cours de laquelle la Chine et les États-Unis ont continué à coopérer économiquement mais ont cherché à trouver une nouvelle relation politique. Et c’est au cours de cette décennie cruciale que les États-Unis ont décidé que leur politique d’engagement avec la Chine avait été un échec. Trump a été élu président notamment en raison de l’échec de cette politique, identifiée aux libéraux et au parti démocrate. À cette fin, les libéraux américains ont commencé à examiner les raisons pour lesquelles la Chine n’a pas réussi à répondre aux « attentes de l’Amérique », remontant même aux efforts de George Marshall pendant la Seconde Guerre mondiale pour servir de médiateur entre le Parti communiste et le Parti nationaliste au pouvoir en Chine, et réfléchissant à la surestimation par les administrations américaines successives de leur capacité à influencer l’avenir de la Chine.
Pourtant, du point de vue des conservateurs américains, tout cela n’a fait que prouver une fois de plus l’échec de la stratégie chinoise des libéraux. Cet échec a non seulement incité les conservateurs américains à chercher à reprendre le pouvoir en remettant au premier plan la question de l’essor de la Chine, mais a également privé les libéraux américains d’une voix sur la question de la Chine. Lorsque des universitaires libéraux américains se sont unis pour lancer un appel politique au président Trump pour lui dire que « la Chine n’est pas l’ennemi » 4, les conservateurs américains se sont immédiatement engagés à soutenir la position ferme de Trump sur la Chine, notamment parce que « les partisans de l’école de l’engagement chinois ne cessaient de répéter aux décideurs américains que la Chine deviendrait une « partie prenante responsable » une fois que sa modernisation économique aurait atteint un niveau suffisant » 5. Pour cette raison, si nous voulons comprendre le changement de la politique chinoise des États-Unis, nous devons comprendre la stratégie d’engagement des libéraux américains envers la Chine au cours de cette décennie critique.
« Ascension pacifique » et « co-gouvernance sino-américaine » : l’engagement stratégique de l’Amérique avec la Chine
Lorsque l’administration Trump a engagé sa guerre commerciale avec la Chine, la communauté stratégique des États-Unis a initié une réflexion sur comment les États-Unis avaient mal compris la Chine . Cette discussion faisait écho à celle sur la « perte de la Chine » après la révolution de 1949, et révèle la nature continue de la politique américaine. Depuis le traité de Wanghia de 1844, qui marque l’entrée des Américains dans la Chine de l’après-guerre de l’Opium, et surtout depuis que l’Amérique a commencé à faire pression pour une politique de « porte ouverte » sur la Chine à la fin du XIX siècle, les États-Unis ont considéré la Chine comme un tremplin vers un empire mondial. Dans cette optique, les États-Unis ont fait des investissements politiques, économiques et culturels continus en Chine, dans l’espoir de convertir la Chine en une force politique attachée aux États-Unis, et bien que cette position, du moins superficiellement, soit celle d’une alliance stratégique entre égaux, la relation de la Chine devait en fait être celle d’un « État vassal » aux États-Unis.
Dans l’imaginaire stratégique américain, la Chine est à l’Amérique ce que l’Inde était à la Grande-Bretagne, une base importante pour la construction d’un empire mondial. Pour cette raison, la discussion interne américaine sur « pourquoi nous avons perdu la Chine » en 1949 était en fait un examen de la raison pour laquelle la politique américaine avait soutenu le Parti nationaliste (Guomindang) corrompu et incompétent, ce qui signifiait finalement perdre tous les privilèges spéciaux obtenus depuis la fin de la période Qing. Et en 2017, la discussion américaine sur « comment nous avons mal jugé la Chine » consistait à déterminer pourquoi la politique américaine consistant à placer ses espoirs dans la libéralisation interne chinoise avait échoué, ce qui signifiait perdre une meilleure opportunité de contenir la montée en puissance de la Chine. Ce n’est que si nous comprenons le plan stratégique américain visant à établir un empire mondial que nous comprendrons que derrière la guerre commerciale sino-américaine, comprise comme une compétition de grandes puissances et un piège de Thucydide, il y a une réflexion qui interroge les voies de développement, les systèmes politiques, les traditions civilisationnelles et la géopolitique.
Après la Seconde Guerre mondiale, la possession d’armes nucléaires signifiait que la concurrence entre les grandes puissances ne pouvait que très difficilement aboutir à un conflit armé, ce qui signifiait à son tour que l’ascension et la chute des grandes puissances devaient se faire par de nouveaux moyens, qui sont devenus les méthodes employées pendant la Guerre froide. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas eu de guerres pendant la guerre froide, mais il n’y a pas eu de conflits nucléaires à grande échelle ; en revanche, tout au long de la guerre froide, les grandes puissances ont employé des moyens militaires à petite échelle, exécutés par des mandataires. Dans le même temps, la guerre a quitté le champ de bataille, devenant une forme plus insidieuse de guerre totale, en d’autres termes, une « ascension pacifique »accomplie par le biais d’une compétition tous azimuts et d’une infiltration constante des domaines politique, économique, scientifique, technologique, financier et culturel. Ces deux stratégies sont devenues les tactiques communément employées pendant la guerre froide, la première étant l’encerclement et l’endiguement, la seconde l’engagement et l’incitation.
Le terme d’ »ascension pacifique » a été utilisé pour la première fois par le secrétaire d’État américain John Foster Dulles en 1957-1958, dans le contexte que décrit Jiang : Il prévoyait que le commerce et d’autres formes d’engagement occidental pourraient raccourcir la durée de vie des régimes communistes. Mao a pris au sérieux les remarques plutôt anodines de Dulles, et l’opposition à cette « politique » reste une caractéristique de la politique étrangère chinoise.
Pour cette raison, l’importance de la guerre froide ne résidait pas seulement dans la compétition entre le socialisme et le capitalisme en tant que deux voies vers la modernité, mais surtout dans la compétition entre deux stratégies impérialistes. Pour l’essentiel, l’URSS a utilisé des moyens militaires plutôt primitifs, violents et coercitifs, tandis que les États-Unis ont eu recours à des stratégies plus modernes et plus subtiles d’engagement et d’incitation pour guider une ascension pacifique, espérant au final gagner sans avoir à se battre . Une simple comparaison entre la façon dont l’URSS a influencé la Chine après 1949 et la façon dont les États-Unis ont influencé la Chine pendant la période de réforme et d’ouverture suffit pour voir clairement les énormes différences entre les méthodes employées par ces deux bâtisseurs d’empire mondial.
La réforme du système et la stratégie de l’ascension pacifique
La stratégie américaine d’ascension pacifique est bâtie sur un ensemble de théories de modernisation – l’économie privée et le marché – selon lesquelles on encourage d’abord la montée de la société civile et la libéralisation des valeurs culturelles, ce qui conduit ensuite à la libéralisation politique sous la forme d’un système multipartite. Une fois que cette démocratisation a eu lieu, cependant, toute compétition politique sera décidée par la force du capital. Comme Lénine l’a souligné il y a longtemps, la véritable nature du capitalisme multipartite est en fait un système à parti unique sous le contrôle de la classe bourgeoise. En contrôlant le capitalisme mondial, l’Amérique peut contrôler l’idéologie, la force politique, et finalement mettre en place un empire mondial avec Wall Street à sa tête.
Bien entendu, le système financier de Wall Street doit être soutenu par une force militaire capable de contrôler le monde entier. L’empire mondial construit par les libéraux américains porte de multiples noms, tels que « l’empire de la liberté », « l’empire de la finance », « l’empire du capitalisme », « l’empire des droits de l’homme », « l’empire de la démocratie », etc., mais ce sont tous des aspects particuliers du nouvel Empire romain, qui reposait uniquement sur la violence, mais qui adopte une approche plus complexe, abstraite, élaborée et multiforme. Ces diverses techniques fonctionnent en tandem pour former la stratégie de l’ascension pacifique.
Au cours de la guerre froide, la perestroïka et la glasnost de Gorbatchev sont tombées dans le piège de la stratégie américaine d’ascension pacifique, car elles ont favorisé la privatisation économique, la libéralisation intellectuelle et la démocratisation politique, ce qui a conduit à la désintégration rapide de l’URSS. Dans les années 1980, la Chine a également lancé des réformes du système économique et du système politique, et s’est également heurtée à l’ascension pacifique. Heureusement, la Chine a réussi à franchir ce cap difficile tout en maintenant la stabilité politique et l’unité nationale. L’effondrement de l’URSS a constitué un avertissement opportun, permettant à la Chine de rester très sensible aux possibilités d’ascension pacifique tout en poursuivant son processus de développement économique. Néanmoins, les États-Unis n’ont jamais renoncé à leur stratégie d’ascension pacifique de la Chine, pour laquelle la réforme et l’ouverture ainsi que le développement de l’économie de marché ont effectivement fourni une base sociale solide.
D’un point de vue économique, le développement d’une économie de marché en Chine a rapidement créé une classe commerciale puissante, qui a noué des relations étroites avec les capitalistes occidentaux. Les plus puissants d’entre eux étaient très dépendants des financiers capitalistes occidentaux, constituant une classe invisible et transnationale d’hommes d’affaires. Cette classe de personnes vénérait la culture occidentale, s’identifiait au monde occidental et utilisait le capital financier et le pouvoir gouvernemental pour extraire des profits monopolistiques élevés. Cette classe a profondément pénétré les médias, l’éducation et d’autres domaines, dans une tentative de contrôler le pouvoir de diriger la direction du développement culturel de la Chine, et espérait en outre obtenir encore plus de richesse et de pouvoir direct par la privatisation et la démocratisation.
À titre de comparaison, après la proclamation par le Parti communiste de la politique des « Trois Représentations » en 2002, la plupart des entrepreneurs industriels privés se sont systématiquement préoccupés de leur » traitement politique « , recherchant la sécurité politique pour leurs biens et leurs opérations commerciales. À cette fin, les entrepreneurs privés ont de plus en plus pénétré dans l’establishment politique par le biais de la Fédération de l’industrie et du commerce, de l’Assemblée consultative politique, du Congrès du peuple et du Congrès du parti à tous les niveaux, et à un moment donné, la capacité des entrepreneurs privés à entrer au Comité central était même considérée comme un critère de référence pour le traitement politique des entrepreneurs privés.
La politique des « Trois Représentations », identifiée à Jiang Zemin, affirme que le PCC représente : les « forces productives avancées », le « cours progressif de la culture avancée de la Chine » et « les intérêts fondamentaux de la majorité ». En tant que représentants des forces productives avancées, les capitalistes chinois ont été autorisés à entrer dans le Parti suite à la mise en œuvre de cette politique.
Bien sûr, si nous considérons toute la classe des entrepreneurs privés comme une force poussant à la démocratisation, ce n’est pas seulement faux sur le plan théorique, c’est aussi politiquement immature. En fait, la majeure partie de la classe des entrepreneurs privés espère que la politique chinoise restera stable, et espère surtout qu’un gouvernement stable pourra contenir la tendance populiste apportée par la démocratie. Pourtant, comme le développement de l’économie des entrepreneurs privés en Chine dépend fortement des capitaux et des technologies extérieures, ils sont non seulement exploités par les forces du capital, mais subissent également la pression des entreprises d’État, et n’ont pas la capacité de participer aux débats politiques nationaux sur l’économie virtuelle par rapport à l’économie réelle. En l’absence d’une opinion publique et d’une éducation politique appropriées, ce secteur peut devenir une force d’ascension pacifique.
D’un point de vue politique, le processus de réformes économiques menant à la libéralisation du marché a entraîné d’énormes changements des valeurs culturelles de l’ensemble de la société, et de nombreux fonctionnaires sont devenus de plus en plus corrompus. Ils se sont soit engagés dans des comportements de recherche de rente de leur propre initiative, soit ont été « traqués » par des hommes d’affaires, ce qui a conduit à la création d' »intérêts de copinage » avec la classe des hommes d’affaires, à tel point que le développement économique de la Chine a été critiqué comme un « capitalisme de copinage ». Cette collusion entre le gouvernement et les entreprises a entraîné la formation de diverses cliques 山头, de gangs et de groupes d’intérêt, les forces du capital infiltrant constamment le Parti et le gouvernement, tissant et soutenant leurs propres réseaux d’intérêt.
De nombreuses élites de haut niveau qui détiennent un pouvoir et des biens d’État commencent à imaginer que, grâce à la privatisation et à la démocratisation politique, elles peuvent diviser les biens d’État d’une manière apparemment légitime et devenir de puissants magnats comme les hauts fonctionnaires en Russie. Par conséquent, la « théorie du bateau qui coule 沉船论 » diffusée par la « culture du cercle »a pour effet d’affaiblir la position politique de nombreux fonctionnaires, de sorte qu’ils se préparent une issue, au point d’envoyer leurs capitaux, les membres de leur famille et leurs enfants à l’étranger. Certains parlent même de « costumes vides [littéralement « fonctionnaires nus 裸官 »] ». Dans la sévère campagne anticorruption lancée par le Comité central, de nombreux fonctionnaires ont été punis pour corruption et duplicité.
L’idée d’une « culture du cercle » provient d’un discours anti-corruption de 2014 de Xi Jinping, dans lequel il critiquait les cadres qui passent leur temps à essayer de savoir qui fréquente qui afin d’exploiter des relations personnelles pour obtenir des gains personnels — en savoir plus à ce lien.
Les « costumes vides » désignent les individus qui viennent au travail mais qui ne font rien parce qu’ils sont incompétents ou pas intéressés. Dans le contexte chinois, l’idée est qu’ils « font leur temps », attendant le moment propice pour partir à l’étranger.
D’un point de vue intellectuel, au cours de l’ère moderne, la pénétration américaine de la culture chinoise a produit une classe stable de personnes très proches de la culture américaine. Ils croient en l’idéologie libérale et acceptent la vision américaine de la « fin de l’histoire », et avec la ferveur religieuse de « faire un peu de progrès chaque jour », ils rejoignent la cause américaine de l’ascension pacifique. En conséquence, le système médiatique culturel contrôlé par le capital commercial et les intellectuels libéraux prêche systématiquement le relativisme des valeurs et le nihilisme historique que la liberté et l’égalité apportent. Ces tendances culturelles déforment et vilipendent systématiquement l’histoire du PCC et de la Chine nouvelle, tout en attaquant et en déconstruisant de manière complète les modèles moraux et les images héroïques établis par le Parti communiste chinois, elles ne ménagent aucun effort pour glorifier et répandre la nostalgie de l’ère républicaine en Chine. Pendant un temps, les « fans républicains » sont devenus une tendance culturelle, de la même manière que les jeunes garçons des boys bands 小鲜肉 sont devenus l’idole esthétique des jeunes. En un mot, l’ensemble de la classe moyenne culturelle chinoise s’est enfoncée de plus en plus dans la poursuite d’une vie de luxe et de consommation plutôt décadente ?
Même si 2008 a marqué l’ascension de la Chine, c’était aussi le 30e anniversaire de la réforme et de l’ouverture. D’un point de vue théorique, les libéraux ont utilisé cet anniversaire pour nier les trente années précédentes d’édification de la nation par Mao Zedong. Ils ont fait valoir que, sur la base des réalisations de la réforme économique, nous devions nous hâter de promouvoir la réforme du système politique, faute de quoi non seulement les réformes économiques stagneraient, mais les résultats des réformes économiques réalisées à ce jour seraient difficiles à préserver. Cette tranche de l’opinion publique espérait profiter de la période critique de transition du pouvoir entre les dirigeants politiques chinois pour faire avancer la réforme du système politique, comme les droits de l’homme et la démocratie constitutionnelle, et faire progresser la Chine vers la démocratisation.
À ce moment-là, les « révolutions de couleur » promues par les États-Unis en Asie centrale et au Moyen-Orient semblaient réussir, d’autant plus que dans la pratique, ces mouvements étaient intégrés aux forces politiques internationales et à aux technologies de communications. Internet a fourni un ensemble de guides techniques et standardisés pour la subversion politique des gouvernements. Dans ce contexte, les libéraux en Chine ont également commencé à tenter d’utiliser les nouvelles technologies de l’Internet pour organiser des manifestations publiques, et même l’ambassadeur des États-Unis en Chine est apparu lors d’une manifestation publique pour sonder la température d’une « révolution de couleur » en Chine . À cette époque, le Mouvement des Tournesols à Taïwan, la Révolution des Parapluies à Hong Kong et le terrorisme des forces séparatistes au Xinjiang exerçaient déjà une pression énorme sur le développement politique de la Chine à la périphérie.
L’auteur fait référence à Jon Huntsman et à sa visite à Wangfujing à un moment où il était question d’organiser une « révolution de couleur » en Chine. On se reportera notamment à cet article.
La diffusion très rapide du capitalisme de marché et de son idéologie hédoniste en Chine a inévitablement suscité la réaction de ce que l’historien économique Karl Polanyi (1886-1964) a appelé le « mécanisme d’autodéfense sociale ». La Chine a vu la montée de la « vieille gauche », de la « nouvelle gauche » et des « conservateurs ». On pourrait dire que cette décennie et la coopération économique entre la Chine et les États-Unis a été à la fois une période où l’économie dynamique de la Chine s’est rapprochée de celle des États-Unis, ainsi qu’une période où de profondes divisions sont apparues dans l’économie, la société, la politique et l’idéologie culturelle de la Chine, et enfin une période où la connaissance de soi, la conscience de soi culturelle et la confiance en soi culturelle de la Chine n’ont cessé de croître. Et il est particulièrement vrai qu’au cours de la décennie cruciale entre 2008 et 2018, non seulement les relations sino-américaines ont atteint un point de rupture, mais la question de la future voie politique de la Chine a également connu un tournant.
D’une part, les appels à faire avancer la réforme du système politique n’ont pas seulement résonné dans le camp libéral – des demandes publiques similaires sont également venues du Parti – l’argument étant que sans réformes politiques, les réformes économiques ne pouvaient pas se poursuivre. D’autre part, la politique de gauche était également en plein essor, faisant cause commune avec les conservateurs. Dans ce contexte de polarisation idéologique et culturelle, le Comité central a constamment souligné que « nous ne suivrons jamais la voie hétérodoxe du changement de régime » et « nous ne suivrons jamais la vieille voie de la fermeture et du dogmatisme ».
Mais quelle voie la Chine allait-elle finalement suivre ? Les forces politiques et les idéologies se sont entremêlées, et ont atteint à un moment donné un point de rupture. En particulier pendant la période cruciale d’incertitude entourant la transition du leadership politique en Chine avant 2012, alors que les médias et les forces politiques américaines étaient profondément impliqués dans la transition du pouvoir politique en Chine, des tentatives étaient faites pour influencer le cours de la politique chinoise par le biais des reportages des médias occidentaux. On peut dire que cette décennie a été une décennie clé non seulement dans le développement de l’histoire de la Chine, mais aussi dans l’histoire des relations sino-américaines, et même dans l’histoire de l’humanité.
Jiang fait ici référence à l’affaire Bo Xilai dans laquelle Bo, auteur du « modèle de Chongqing » loué par beaucoup de gens de gauche pour représenter une « troisième voie » entre capitalisme et socialisme, a finalement été purgé et condamné à la prison en 2013. Bo est largement considéré comme ayant été un rival majeur de Xi Jinping.
L’incitation stratégique à la « gouvernance conjointe sino-américaine »
Au cours de cette décennie critique, bien que le pivot vers l’Asie de l’administration Obama ait ciblé la Chine, il n’avait pas encore adopté une politique de confrontation directe et d’endiguement comme le fera plus tard l’administration Trump. Le pivot vers l’Asie a plutôt employé une politique d’incitation stratégique connue sous le nom d’ascension pacifique. La formulation de cette stratégie a certainement été influencée par la philosophie américaine de l’ascension pacifique, mais elle était également liée à la politique intérieure des États-Unis à l’époque. En 2008, la crise financière a explosé aux États-Unis, ce qui signifiait que les États-Unis avaient un besoin urgent de l’aide et de la coopération de l’économie chinoise, mais le plus important était que le capital financier américain fuyait à ce moment-là la crise en Occident, dans l’espoir de récolter d’énormes profits dans l’économie chinoise en plein développement. Pour cette raison, les forces du capital occidental ne voulaient en aucun cas adopter une politique d’endiguement.
Face à cette opposition, l’administration Obama a placé ses espoirs de contraindre la Chine dans le multilatéralisme, espérant trouver une place appropriée pour la Chine dans l’empire mondial dirigé par les Américains. D’une part, en termes économiques, elle a promu l’établissement du Partenariat transpacifique, espérant utiliser les nouvelles normes commerciales que les Américains seraient les premiers à établir pour forcer la Chine à accepter la gouvernance américaine, et d’autre part, en termes politiques et militaires, elle a cherché à reconstruire le système d’alliances, renforçant l’encerclement militaire et politique de la Chine. On pourrait dire que ces politiques représentent une pression extérieure, mais l’ajustement stratégique majeur de l’administration Obama a consisté à établir le programme de l’ascension pacifique à l’intérieur de la Chine et, en même temps, à attirer la Chine dans le système impérial mondial dirigé par les États-Unis en fixant le cadre de la relation États-Unis-Chine.
C’est pourquoi, à ce moment précis, les décideurs américains ont émis un certain nombre d’idées nouvelles concernant les relations sino-américaines. Les plus célèbres d’entre elles sont la notion de « Groupe des deux » (G-2) de l’économiste C. Fred Bergsten , une relation spéciale informelle entre la Chine et les États-Unis, qui pourrait conduire à une situation de « co-gouvernance Chine-États-Unis », ainsi que la proposition de l’ancien président de la Banque mondiale Robert Zoellick selon laquelle les États-Unis devraient faire de la Chine un « acteur responsable » dans les affaires internationales. Il y avait aussi la notion de « Chinamérique » de l’historien Niall Ferguson et l’idée de Henry Kissinger d’un « monde pacifique », entre autres.
D’une part, ces concepts reflètent le fait que les États-Unis ont commencé à accorder une grande importance aux relations sino-américaines en raison de la croissance de la puissance économique de la Chine, mais d’autre part, ils ont servi d’incitations stratégiques pour amener la Chine à lier ses propres intérêts à ceux des États-Unis, créant ainsi une conciliation d’intérêts dans laquelle « sauver les États-Unis signifie sauver la Chine ». L’idée était de préserver le modèle de division du travail et de coopération dans lequel la Chine exportait et les États-Unis importaient, la Chine économisait et les États-Unis consommaient, et la Chine fabriquait avec des financements américains, afin d’intégrer efficacement la Chine dans le système impérial mondial dominé par les États-Unis et de devenir « l’ancre de l’Extrême-Orient » (le terme est de Brzezinski) dans le contrôle américain de l’Asie. Dans cette configuration, même si un « système Pacifique » devait émerger, il serait basé sur le « système Atlantique ». La position attribuée par les Etats-Unis à la Chine serait comme celle de la Grande-Bretagne ou du Japon, celle d’un assistant utile à la gestion de la domination américaine sur le monde.
On pourrait penser que, face à l’essor de la Chine, la promotion d’une ascension pacifique de la politique intérieure chinoise qui conduirait la Chine à emprunter la voie de la démocratie, et l’incitation de la Chine à coopérer avec les Etats-Unis sur le plan international sous la forme d’une co-gouvernance sino-américaine, étaient deux composantes de la même politique américaine envers la Chine. Une fois l’ascension pacifique de la Chine accomplie, il apparaîtrait nécessairement en Chine un régime politique fortement dépendant des Etats-Unis, qui travaillerait alors efficacement à la réalisation des arrangements stratégiques imaginés dans la co-gouvernance sino-américaine. Mais en même temps, une fois que la Chine aurait accepté l’arrangement de la co-gouvernance sino-américaine, elle serait nécessairement très dépendante des États-Unis, un État vassal comme le Japon.
Cela dit, de nombreuses personnalités en Chine étaient extrêmement séduites par l’idée d’une co-gouvernance sino-américaine. Selon eux, dans l’histoire des relations de la Chine avec l’Occident après la guerre de l’Opium, si la Chine n’a pas été envahie et colonisée, elle a été isolée et exclue, et maintenant, avec l’aide des Américains, la Chine allait pouvoir laisser derrière elle les « trois gorges de l’histoire ». Ne devrions-nous pas nous empresser d’accepter un tel don de la part de la première puissance mondiale ? En fait, cela signifierait revenir à la position de membre de l’alliance américaine de l’époque du Guomindang.
Jiang reprend dans ce passage l’idée des « trois gorges historiques » issue des travaux de Tong Tekong (1920-2009), un historien sino-américain qui a enseigné à l’université Columbia et à la City University de New York. Ses « trois gorges » font référence aux époques féodale, impériale et démocratique de la Chine, ainsi qu’aux transitions entre ces époques.
À cette époque, la Chine était considérée comme un allié égal des États-Unis et de la Grande-Bretagne, gérant les affaires internationales de l’Extrême-Orient. Mais, après la Seconde Guerre mondiale, la demande de la Chine, en tant que pays victorieux, de récupérer les nouveaux territoires de Hong Kong a été rejetée par la Grande-Bretagne. Le gouvernement républicain de la Chine n’a eu aucune influence à la Conférence de Yalta, dont le but était de déterminer la situation politique d’après-guerre en Asie de l’Est, car les affaires chinoises sont restées entre les mains de grandes puissances comme les États-Unis et l’Union soviétique. Cependant, à la lumière de la théorie de la « fin de l’histoire », les libéraux chinois ont toujours fait preuve de naïveté politique, tant dans leur conception de la politique chinoise que dans leur positionnement de la Chine dans la situation stratégique mondiale, et ont même pris le statut international de l’ancien gouvernement du Guomindang comme leur plus grand idéal politique, jouissant de la « paix sous la domination des États-Unis » sous la bannière de la démocratie et de la liberté.
Pourtant, en tant que représentants des politiques chinoises des administrations Clinton et Obama, la stratégie d’ascension pacifique et l’incitation stratégique à la co-gouvernance sino-américaine ont toutes deux été largement couronnées de succès. Par « succès général », j’entends qu’elles ont continuellement poussé l’économie, la politique et la culture de la Chine vers celles des États-Unis, ce qui a permis d’établir une communication mutuelle et des canaux d’assistance entre les deux pays dans le cadre des mécanismes du système international existant. Plus important encore, plusieurs décennies de relations sino-américaines amicales ont donné naissance à une élite chinoise qui connaissait les États-Unis et leur faisait confiance, ce qui a permis d’établir une excellente base sociale et une idéologie culturelle pour une relation sino-américaine stable et amicale.
Si nous faisons une brève comparaison avec la relation sino-russe, nous verrons que même si, sur le plan international, la Chine a établi une relation politique plus confiante et plus stable avec la Russie, cette relation continue néanmoins à manquer de liens économiques et culturels organiques, et aucun des deux pays n’a été capable de cultiver une élite qui se comprend et se fait confiance sur les questions d’économie politique ou de culture. Et dans une perspective à long terme, de tels liens économiques et culturels sont nécessairement bénéfiques au développement futur et sain de la relation sino-américaine. Par conséquent, il était tout à fait possible que cette force économique et culturelle en Chine se développe en une force positive et saine pour promouvoir une fin rapide du conflit et la coopération entre la Chine et les États-Unis, mais elle pouvait aussi devenir une force destructrice qui participerait à la nouvelle guerre froide américaine, ou même dégénérerait en une force malfaisante qui détruirait le régime chinois et pousserait la Chine vers la sécession et la guerre civile.
« La période d’opportunité stratégique » : le choix stratégique de la Chine
Dès 2012, le politologue américain Graham Allison a proposé la notion de « piège de Thucydide » pour décrire la réalité de l’inévitable lutte pour l’hégémonie entre une puissance émergente et une puissance traditionnelle. Sur cette base, il a publié en 2017 une monographie sur le risque que les relations sino-américaines tombent dans ce piège 6. L’idée d’un piège de Thucydide a eu un impact énorme aux États-Unis, et elle a réussi à consolider la force des conservateurs américains. En ce sens, la guerre commerciale des États-Unis contre la Chine n’a été qu’une épreuve de force pour la politique de la ligne dure américaine sur la Chine. Pour accompagner la guerre commerciale, les États-Unis déploient actuellement des stratégies d’endiguement dans les domaines de la haute technologie, de la finance, de la politique, de l’idéologie culturelle et même de l’armée, suivant la logique d’une nouvelle guerre froide.
Si nous prenons la relation sino-américaine comme un cas d’étude du piège de Thucydide, cela devrait nous inciter à prêter attention aux contradictions structurelles de cette relation. Si l’on considère uniquement l’évolution de la relation au cours des années 2007 et 2008, lorsque la crise financière a éclaté aux États-Unis, la Chine a-t-elle sauvé l’Amérique ? Si la Chine n’avait pas sauvé l’Amérique, le système du dollar américain aurait pu s’effondrer, ce qui signifie non seulement que les réserves de change de la Chine auraient perdu de la valeur, mais surtout que l’économie chinoise aurait été entraînée dans la crise, et certains ont avancé que les États-Unis pourraient même lancer une guerre pour renverser la situation. Dans ce contexte, « sauver les États-Unis », d’une part, était le choix rationnel pour deux économies si étroitement liées, même si, d’autre part, le thème constant dans l’opinion publique selon lequel « sauver l’Amérique, c’est sauver la Chine » était un reflet de la relation amicale de la Chine avec les États-Unis.
Néanmoins, alors que la Chine a acheté de grandes quantités de bons du Trésor américain et a stimulé l’économie chinoise avec 4 000 milliards de RMB d’investissements, aidant ainsi l’Occident à survivre à la crise du capitalisme, cette même crise a révélé la fragilité de la propre économie chinoise et les risques énormes auxquels elle était confrontée dans l’économie mondiale. Face à cela, si l’économie chinoise devait rester saine et continuer à se développer, des ajustements de sa stratégie de développement étaient nécessaires. Mais d’un point de vue objectif, ces ajustements constitueraient un défi à l’hégémonie économique américaine. Trois aspects de cette situation ressortent particulièrement :
La politique chinoise de mise à niveau industrielle a bouleversé la division économique du travail qui existait entre la Chine et les États-Unis
La crise financière mondiale de 2008 a révélé la faiblesse de l’économie chinoise, qui dépendait trop des exportations. En effet, même si le gouvernement chinois s’efforçait de maintenir un taux de croissance économique élevé grâce à des dépenses d’investissement, le modèle de développement économique de la « Chine, usine du monde », qui repose sur d’énormes importations et d’énormes exportations, rencontrait lui-même des difficultés. Tout d’abord, le « dividende démographique » sur lequel repose l’industrie manufacturière bas de gamme à forte intensité de main-d’œuvre disparaissait progressivement, et la mise en place d’une législation du travail protégeant les droits des travailleurs faisait l’objet d’énormes débats, ce qui signifiait que le coût de la main-d’œuvre en Chine était en constante augmentation, au point qu’il y avait parfois des « pénuries de main-d’œuvre » sur la côte sud de la Chine. En outre, l’industrie manufacturière bas de gamme utilise d’énormes quantités de matières premières et engendre une pollution de l’environnement ainsi qu’une multitude d’autres problèmes sociaux, ce qui signifie que le fait de s’appuyer exclusivement sur l’industrie manufacturière bas de gamme à forte intensité de main-d’œuvre n’est pas viable, et que si l’économie chinoise veut continuer à se développer de manière stable et saine, elle doit moderniser sa structure industrielle.
Dans ce contexte, en 2008, la province du Guangdong, qui avait été en première ligne de la réforme et de l’ouverture de la Chine, a pris la tête de la promotion de la stratégie économique consistant à « vider la cage et changer l’oiseau 腾笼换鸟 », l’idée étant de délocaliser l’industrie manufacturière bas de gamme dépendant de la main-d’œuvre vers les zones arriérées, les zones côtières du Guangdong se consacrant au développement de l’industrie manufacturière moyen et haut de gamme. À partir de ce moment, l’utilisation de la valeur ajoutée plus élevée « créée en Chine » pour améliorer l’ancien slogan « fabriqué en Chine » est progressivement devenue la politique qui guide le développement économique national. Elle privilégie désormais le développement de son réseau ferroviaire à grande vitesse au lieu des traditionnels vêtements et chaussures.
Si l’on dit qu’à l’ère de la 3G, la haute-technologie chinoise était à la traîne comparée à d’autres, qu’à l’ère de la 4G, la haute technologie chinoise était dans le coup, et qu’à l’ère de la 5G, la haute technologie chinoise commence à tirer son épingle du jeu, cela nous renseigne sur la vitesse à laquelle la haute technologie chinoise rattrape son retard : Les entreprises chinoises de fabrication de haute technologie comme Huawei et DJI connaissent une croissance rapide, tandis que les entreprises Internet sont florissantes et prennent même la tête du monde, et que la dernière industrie de l’IA est devenue une priorité absolue pour le développement industriel de la Chine.
Historiquement, la Chine a manqué trois vagues de la révolution industrielle, mais cette fois-ci, le gouvernement chinois fait tout son possible pour être sur la même ligne de départ que les pays occidentaux dans la « quatrième révolution industrielle ». La Chine reste comparativement en retard, essayant toujours de rattraper l’Occident. Pourtant ce à quoi le gouvernement et l’opinion publique prêtent constamment attention, c’est comment profiter de notre retard pour « dépasser l’Occident sur la courbe 弯道超车. » Pour cette raison, guider le développement de la science et de la technologie est devenu l’objectif et la poursuite de l’innovation scientifique et technologique en Chine. Ces efforts se sont réunis dans le plan d’action de 2016 intitulé « Chine 2025 », qui proposait l’objectif stratégique d’un « programme en trois étapes » pour devenir une superpuissance manufacturière.
La première étape consiste à entrer dans le rang des puissances industrielles d’ici 2025 ; la deuxième étape consiste à atteindre le niveau moyen des puissances industrielles mondiales d’ici 2035 ; la troisième étape consiste à atteindre une force globale et à entrer au premier rang des puissances industrielles mondiales d’ici le centenaire de la fondation de la Nouvelle Chine en 2049. La forte progression de la Chine dans l’industrie manufacturière haut de gamme réduit les bénéfices monopolistiques de la technologie haut de gamme américaine. La concurrence pour les parts de marché mondiales entre les téléphones portables Apple et Huawei en est un exemple. Cette trajectoire de développement signifie que des fissures apparaissent dans les “contrepoids” économiques qui avait jusqu’alors stabilisé la relation sino-américaine.
Les Nouvelles routes de la soie comme outil géo-économique et la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures
Lorsque la Chine est devenue l’usine du monde, des industries telles que l’acier, le béton et l’énergie électrique ont accumulé d’énormes capacités. Lorsque la crise financière a frappé l’Occident en 2008, les quatre mille milliards de RMB d’incitations économiques de la Chine ont créé encore plus de capacités. Pourtant, il n’y a aucun moyen d’épuiser ces capacités au niveau national, et si elles ne peuvent être réorientées ailleurs, l’économie chinoise stagnera nécessairement. Bien que le gouvernement chinois ait adopté une série de mesures de réforme visant à « éliminer les capacités de production » et à réduire la vitesse du développement économique, elles ne suffisent pas à absorber les capacités excédentaires.
Cependant, à ce même moment, les Américains et les Européens ont commencé à examiner et à restreindre les activités d’investissement et d’achat chinoises, ce qui signifie que la Chine a dû chercher des endroits où accroître ses investissements en dehors de l’Occident. À cette fin, le gouvernement chinois a commencé à déplacer son regard vers les pays en développement en dehors de l’Occident, et à accélérer les investissements et la construction en Afrique, au point que les relations sino-africaines sont devenues un axe stratégique de la diplomatie chinoise.
En 2009, Xu Shanda, ancien directeur adjoint de l’Administration nationale des impôts, a proposé que la Chine utilise ses capacités excédentaires pour aider les pays en voie de développement d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine dans le cadre d’un « plan de développement de l’économie de partage 共享经济发展计划 », qui a immédiatement été considéré comme une « version chinoise du plan Marshall ». Cette proposition s’est ensuite transformée en nouvelle route de la soie (Belt and Road Initiative en anglais) officiellement proposée par le gouvernement chinois en 2015. Cette initiative visait clairement la région du Pacifique, car le développement de la Chine cherchait à ouvrir de nouveaux espaces en dehors des États-Unis et de l’Europe, avec en toile de fond la crise financière occidentale, et le fait que la surcapacité de la Chine coïncidait avec les stratégies de développement économique de ces pays en développement.
Cependant, la nouvelle route de la soie concentre la coopération économique sur l’ancienne route de la soie terrestre et maritime, l’espace historique où s’est développé l’ancien système de commerce tributaire de la Chine. Ce type de vision stratégique a immédiatement fait penser aux dynasties Ming et Qing, lorsque la Chine était au sommet de l’économie mondiale avant 1840, et semblait présager que la Chine allait se détacher du système économique mondial façonné par les États-Unis et commencer à construire son propre système économique centré sur elle.
Les pays de la nouvelle route de la soie étant principalement des pays en développement, ils ont un besoin urgent d’investissements internationaux pour stimuler leur croissance économique. À cette fin, la Chine a pris l’initiative d’organiser la création de l’BAII, une institution financière internationale qui s’attache à soutenir le développement des infrastructures et à promouvoir la connectivité et l’intégration économique dans la région asiatique. La Chine ayant mis en place des chaînes d’approvisionnement pour la fabrication et la construction d’équipements d’infrastructure, sa capacité d’ingénierie et de fabrication est inégalée, ce qui lui permet de bénéficier d’un solide soutien financier à mesure qu’elle déploie sa capacité de production mondiale.
Bien que la création de la BAII ait nécessité des investissements en dollars américains, en tant que première institution financière internationale parrainée par la Chine, elle contribuera à promouvoir l’internationalisation de la monnaie chinoise, le renminbi (RMB). Comme les investissements dans les infrastructures stimulent la croissance économique, le soutien du gouvernement est nécessaire. C’est pourquoi la construction de la zone économique de la nouvelle route de la soie ne concerne pas seulement la coopération économique, mais implique nécessairement une coopération dans les domaines politique et sécuritaire, entre autres, formant ainsi un soutien mutuel avec l’Organisation de coopération de Shanghai et contribuant à consolider les bonnes relations politiques entre la Chine et les pays concernés. Alors que la Chine considère l’initiative de la nouvelle route de la soie et la BAII comme des modèles de développement permettant de renforcer la connectivité et la coopération mutuellement bénéfique, du point de vue américain, cette initiative remet clairement en question l’ordre économique et politique mondial dominé par les États-Unis, à tel point que ces derniers ont adopté dès le départ une posture de résistance.
L’internationalisation du Yuan : un défi à l’hégémonie du dollar américain
Suite au développement de l’économie chinoise, devrions-nous internationaliser le yuan (ci-après RMB, pour Renminbi), pour en faire une monnaie internationale qui favorisera le développement économique mondial ? L’une des raisons importantes pour lesquelles l’économie chinoise de la période de réforme et d’ouverture est devenue une économie axée sur les exportations est que la Chine avait désespérément besoin d’exporter pour obtenir des devises étrangères, en gagnant des dollars et en les utilisant ensuite pour importer des produits de haute technologie du monde entier. En ce sens, l’économie chinoise était « tournée vers le dollar » dès le début. Cependant, suite à la croissance de l’ampleur des exportations chinoises dans le monde, les réserves de change en dollars américains n’ont cessé d’augmenter, surtout après 2008, où elles ont culminé à 4 000 milliards de dollars.
En raison du blocus américain sur les produits de haute technologie, la Chine gagne d’énormes quantités de devises étrangères en dollars américains mais ne peut pas acheter de produits américains de haute technologie. En fin de compte, elle utilise souvent ces dollars pour acheter des obligations du Trésor américain, et se retrouve ainsi « liée » au marché du Trésor américain. Ce type de lien financier profond nécessite des garanties économiques et politiques. Or, afin de stimuler le développement économique, les États-Unis ont souvent recours à une politique d’assouplissement quantitatif et émettent des devises supplémentaires, ce qui a entraîné la dévaluation du dollar. Ainsi, les réserves de change durement gagnées par la Chine sont confrontées au risque d’une dépréciation constante, voire d’un défaut de paiement de la dette. On se demande même si les États-Unis seront en mesure de conserver un crédit international pour rembourser leur dette nationale si les relations politiques entre la Chine et les États-Unis ne restent pas stables. En même temps, la croissance économique de la Chine nécessite l’importation de grandes quantités de pétrole, et comme le pétrole est négocié en dollars américains, cela ajoute un autre élément d’incertitude au fonctionnement de l’économie chinoise.
Dans ce contexte, le développement sain de l’économie chinoise nécessite que la Chine réduise sa dépendance excessive au dollar américain, ce qui permettra de préserver sa sécurité économique. En fait, dès la crise financière asiatique de 1997, bien que le RMB ne soit pas une monnaie internationale, l’insistance du gouvernement chinois à ne pas dévaluer le RMB a joué un rôle considérable dans la stabilisation des économies des pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est ayant des liens économiques et commerciaux étroits avec la Chine, consacrant ainsi pour la première fois la crédibilité internationale du RMB.
Après 2008, la « dédollarisation » est devenue pendant un certain temps le choix stratégique de nombreux pays. À un moment donné, la Chine, le Japon et la Corée du Sud ont proposé de créer une zone de libre-échange est-asiatique, ce qui a fait émerger l’idée de créer un « dollar asiatique » comme monnaie mondiale. Cependant, les discussions sur le sujet ont été suspendues après que les États-Unis aient semé la discorde entre les participants. Par la suite, la Chine a agi de son propre chef, en commençant à promouvoir l’internationalisation du RMB, dans l’espoir de déployer sa puissance économique considérable pour faire du RMB l’une des monnaies de référence des transactions économiques mondiales. En 2008, la Banque populaire de Chine a commencé à promouvoir la circulation transfrontalière du RMB, puis a mis en place une chambre de compensation transfrontalière du RMB à Hong Kong.
La Chine a également signé des accords bilatéraux de conversion de devises locales avec la Russie, la Corée du Sud, un certain nombre de pays d’Asie du Sud-Est et des pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Europe. En 2015, le Fonds monétaire international a annoncé l’inclusion officielle du RMB dans le panier de devises des droits de tirage spéciaux, ce qui en fait la cinquième grande monnaie internationale après le dollar américain, l’euro, la livre sterling et le yen japonais. La Chine encourage également progressivement la construction de Shanghai en un centre financier international, à l’instar de Hong Kong. En janvier 2019, en pleine guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, la Banque populaire de Chine et la Commission nationale du développement et de la réforme (CNDR) ont publié conjointement le Plan d’action pour la construction du centre financier international de Shanghai (2018-2020), qui énonçait clairement que Shanghai deviendrait d’ici 2020 un marché financier mondial dominé par les produits en RMB, avec une forte allocation des ressources financières et une ouverture sur l’extérieur.
Après la dissolution du système de Bretton Woods, le dollar américain a continué à jouer le rôle de monnaie internationale parce que, d’une part, les États-Unis constituent une grande puissance économique et militaire et, d’autre part, parce que le dollar a été habilement défini comme la monnaie des transactions pétrolières, ce qui a créé le système mondial du « pétrodollar ». Cependant, la croissance économique soutenue de la Chine a non seulement maintenu la stabilité du RMB, mais en plus, la demande énorme et stable de pétrole de la Chine a contribué à stabiliser les prix mondiaux du pétrole.
Suivant la tendance mondiale à la dédollarisation, les pays exportateurs de pétrole, en particulier la Russie, l’Iran, le Venezuela et d’autres pays exportateurs de pétrole soumis à des sanctions américaines, se sont empressés de signer des accords d’approvisionnement en pétrole avec la Chine qui sont calculés en RMB, ce qui permet à la fois de stabiliser l’approvisionnement en pétrole de la Chine et de faire en sorte que les pays exportateurs de pétrole échappent à la volatilité et à l’inflation du dollar. Ainsi, le RMB peut-il être amené à tisser une relation commerciale stable avec le secteur pétrolier ? La Chine prévoit depuis longtemps un marché à terme du pétrole négocié en RMB, et c’est en mars 2018, pendant la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, que le marché du pétrole de Shanghai a commencé à fonctionner en coulisse, dont les plans existaient depuis plus d’une décennie.
Ainsi, nous pouvons constater que la décennie entre la crise financière américaine de 2008 et le lancement de la guerre commerciale de Trump en 2018 a été, d’une part, une décennie au cours de laquelle les États-Unis ont cherché à accélérer la dynamique de l’ascension pacifique, tandis que d’autre part, c’était une période au cours de laquelle la Chine a saisi la dernière fenêtre d’opportunité stratégique pour accélérer la mise à niveau de son économie. Et c’est précisément l’amélioration globale de l’économie chinoise au cours de cette décennie qui a transformé la Chine, aux yeux des Américains, en la plus grande puissance remettant en cause leur hégémonie mondiale.
La crainte de l’Amérique face au développement de la Chine se manifeste de manière visible à travers une série de déclarations de Stephen K. Bannon, l’homme qui a été le stratège en chef de la campagne de Trump et l’a propulsé à la présidence. Nombre des initiatives de l’administration Trump, notamment le nationalisme économique, le populisme politique, une culture intellectuelle fondée sur la suprématie blanche et le conservatisme, le reniement des accords internationaux, l’interdiction de l’immigration musulmane et la guerre commerciale avec la Chine, ont pour source directe les idées de M. Bannon.
Comme l’a dit Bannon, si les États-Unis permettent à la Chine d’atteindre ses objectifs en matière de développement des technologies de pointe comme indiqué dans « Made in China 2025 », la nouvelle route de la soie, et la 5G, alors la Chine deviendra une superpuissance technologique, puis une superpuissance économique, et enfin une superpuissance financière. Une fois que la Chine aura atteint ces objectifs, l’hégémonie financière américaine construite sur le système du dollar américain s’effondrera. Selon Bannon, les États-Unis ont environ cinq ans pour arrêter freiner ? le développement de la Chine, ce qui signifie que rien n’est plus important que de lancer une guerre économique contre la Chine. Si l’Amérique rate cette opportunité, il sera très difficile de redresser la situation à l’avenir. Par conséquent, Bannon a non seulement soutenu Trump dans ses attaques contre Huawei, mais a affirmé que restreindre et sanctionner Huawei n’était pas suffisant ; les entreprises chinoises devraient être expulsées du système économique et financier mondial dominé par les États-Unis.
Personne ne soutient totalement les discours extrêmes de Bannon, mais ce sont précisément des déclarations comme les siennes qui mettent en lumière la réalité de la politique. La politique n’est pas comme la morale. Elle rend visible les luttes d’intérêts, la compétition entre le dominateur et le dominé. La raison pour laquelle les paroles de Bannon ou de Trump peuvent avoir un tel impact sur les citoyens est que ces paroles expriment les craintes des Américains face au développement de la Chine, et c’est cette crainte qui a conduit les relations sino-américaines dans un piège de Thucydide. La Chine doit répondre à cette guerre commerciale, financière, géopolitique et même militaire de façon de plus en plus impérieuse.
Le retour de la politique : « la nouvelle grande lutte »
C’est comme le PDG de Huawei, Ren Zhengfei , l’a dit : bien que Huawei pensait qu’il y aurait un jour un duel avec les États-Unis au sommet d’une montagne, et qu’il s’y était pleinement préparé, lorsque les États-Unis ont soudainement attaqué Huawei, l’entreprise chinoise ne s’attendait pas à ce que l’attaque soit si massive, ni à ce que sa force de frappe soit si importante. En effet, le PCC savait depuis longtemps qu’il devrait un jour faire face à une attaque américaine. Peu après les attentats du 11 septembre, le PCC a convoqué la 16e APN en 2002, qui a défini les vingt premières années du 21e siècle comme « une période importante d’opportunités stratégiques qui doivent être saisies et qui peuvent être utilisées à bon escient. »
Ce qu’ils voulaient dire par « période importante d’opportunité stratégique », c’est que la Chine devrait saisir l’occasion d’établir un haut niveau de coopération avec les États-Unis à la suite de la guerre contre le terrorisme, et faire tout son possible pour développer son économie, car « le développement est la dure vérité ». La « dure vérité » fait écho au fait que c’est la force de l’économie chinoise qui déterminera le poids et la position de la Chine dans la relation sino-américaine et dans les relations internationales de la Chine en général.
Lors de la même réunion, les autorités centrales ont également appelé à se préparer à devoir faire face à une concurrence internationale de plus en plus féroce dans les domaines technologique et économique. Elles ont incité à exploiter pleinement les avantages comparatifs et les atouts de la Chine en tant que nation en retard de développement, à associer l’industrialisation à la numérisation et, en somme, à s’engager dans une « nouvelle voie d’industrialisation » à fort contenu technologique, présentant des avantages économiques, consommant peu de ressources, polluant moins l’environnement et tirant pleinement parti des atouts des ressources humaines. Cette voie d’industrialisation a été surnommée, au sens figuré, « dépasser sur la courbe ». Cela signifiait qu’en termes de développement économique, la Chine et les États-Unis se disputeraient inévitablement les hautes technologies.
Les zones d’erreur de la « politique » : la politique comprise à tort comme la technique, le droit et la gouvernance
Malgré tout cela, lorsque les États-Unis ont lancé leur guerre commerciale contre la Chine, de nombreuses personnes n’ont pas saisi l’importance du piège de Thucydide et ont continué à croire à la théorie des » contrepoids » des relations sino-américaines, ce qui les a conduits à penser que les relations sino-américaines » ne seront jamais très bonnes quand elles sont bonnes, et ne seront jamais très mauvaises quand elles sont mauvaises « . L’origine de cette idée se trouve dans l’expérience historique des dernières décennies, lorsque la coopération et une certaine division du travail sur le front économique ont conduit à une coopération de bas niveau sur le front politique, tout en ignorant les changements dans la relation provoqués par les énormes progrès de la Chine dans la mise à niveau industrielle. Le plan de développement des infrastructures via la nouvelle route de la soie, et l’internationalisation du RMB, ont changé la dynamique de la concurrence.
D’autre part, l’absence de débat en Chine sur l’évolution de la politique chinoise au cours des dernières décennies, et l’accent mis sur la coopération sino-américaine comme outil de développement économique de la Chine, ont fini par produire dans la société chinoise un type de pensée économique dépourvue de conscience politique, et qui confond la relation dialectique entre l’économie et la politique. Au lieu de considérer l’économie par rapport au politique, elle considère le politique du point de vue de la gouvernance économique, pensant que la politique n’est qu’un simple commerce, un simple échange d’intérêts. Or, la politique implique une compétition entre les individus, les peuples et les nations en termes de valeurs et de croyances, d’identité culturelle et de styles de vie.
Dans le processus de promotion ambitieuse d’un développement économique rapide, la classe politique chinoise a accepté consciemment ou inconsciemment l’utilisation de la pensée économique comme solution à toutes les questions politiques ce qui a conduit à une stagnation de la pensée politique. Les dirigeants n’utilisent plus de moyens idéologiques et politiques pour résoudre les problèmes politiques, mais plutôt des moyens économiques pour les atténuer ou les étouffer.
Sur le plan interne, face à la fragmentation sociale et aux intérêts divergents, ils prêchent le maintien de la sécurité économique, une sorte de « solution RMB au problème des contradictions entre les peuples. » Face à un « mouvement d’indépendance de Taïwan » toujours plus fort, ils cherchent même la solution dans l’élargissement des liens économiques. Face aux différends concernant les types de régime et la gouvernance de Hong Kong, ils cherchent à aplanir les choses en « offrant de gros cadeaux. » Face à l’extrémisme religieux et au terrorisme toujours plus virulent au Xinjiang, ils placent leur espoir dans la promotion du développement économique. Et face à l’éruption continue d’incidents de masse dans le pays, ils répondent en leur injectant de l’argent.
On pourrait dire que l’élite chinoise a lentement perdu sa conscience politique, sa volonté politique, et peut-être même sa capacité politique, après quoi elle en est venue à confondre les questions de « gouvernance 治理 » avec celles de « politique 政治 ». Pour le dire autrement, ils ont confondu la « politique d’intérêt 利益政治 » [traduite en anglais par « politics » dans l’original de Jiang] avec la « politique culturelle 文化政治 » [traduite en anglais par « the political » dans l’original], croyant que la « politique » est un simple marchandage sur la division des intérêts, et qu’elle peut donc être « atténuée par le RMB », ce qui signifie que les questions politiques sont des questions de répartition des richesses.
Ce type de « politique d’intérêt » ignore que les individus, par nature, ne sont pas des animaux qui ne s’intéressent qu’au confort matériel, mais qu’ils sont des êtres avec une âme, un esprit et des valeurs à défendre. La nature fondamentale de la politique est engagée dans l’exploration et la construction de cette vie commune de valeurs, d’aspirations, de croyances et d’idéaux. La politique implique donc inévitablement une exploration des valeurs et des modes de vie, un choc des cultures et des idéologies, une « bataille des dieux » ou même un « choc des civilisations ».
En ce sens, la politique est essentiellement l’art de gagner les cœurs et les esprits. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés au Xinjiang, au Tibet, à Taïwan et à Hong Kong ne concernent pas seulement le développement économique et la richesse matérielle, mais aussi l’éducation culturelle, les valeurs et la philosophie politique. Et face à la fragmentation idéologique croissante à l’intérieur du pays, ce dont les gens ont besoin, ce n’est pas seulement d’une augmentation de la richesse. Il est beaucoup plus important de renouveler l’identité chinoise et les valeurs qui unissent le pays.
Depuis le mouvement du 4 mai, le PCC a défendu la notion fondamentale de « politique culturelle ». Cependant, le développement économique a conduit à l’étouffement de ce principe. En particulier, la prolifération de techniques, de lois et de stratégies de gouvernance dans le cadre d’une politique basée sur les intérêts a entravé le développement d’une conscience et d’une pensée politiques nouvelles. Le parti au pouvoir est devenu de plus en plus bureaucratique, se contentant de diriger les masses par des ordres exécutifs plutôt que d’aller vers les masses, de ne faire qu’un avec elles 与群众打成一片. L’élite de la classe moyenne a perdu ses idéaux et ses croyances, ses valeurs morales sont en déclin et le nihilisme historique est endémique.
Les politiques chinois ne se soucient plus de savoir comment obtenir le soutien de la population par la pensée politique, ils ne savent plus comment distinguer les amis des ennemis en politique, ils ne se soucient plus de l’esprit national et de la volonté politique. Ils ne discutent plus de meilleure voie de développement pour la Chine, et ils considèrent la politique avec une mentalité de « dernier homme » ou de « fin de l’histoire », pensant que le but fondamental de la politique chinoise est de maintenir des relations sino-américaines stables. Certains affirment même que le développement économique de la Chine vise à tirer profit des avantages comparatifs créés par la division du travail sur le marché mondial, tout en s’opposant à la promotion de la modernisation industrielle par le biais de la politique industrielle. Vu de manière superficielle, cela semble être une question économique, mais il s’agit en fait d’une question politique, à savoir éviter de porter atteinte à la relation globale entre les États-Unis et la Chine.
Selon la logique objective du développement économique, la croissance rapide de la Chine a créé une situation de concurrence avec les États-Unis, au point d’être confrontée au risque du piège de Thucydide. Pourtant, l’ensemble de l’élite sociale chinoise ne semble pas prendre conscience du risque de crise. Elle n’a plus de conscience politique, ni de confiance en soi sur le plan culturel et institutionnel. Elle pense vivre dans une « société harmonieuse » où règne la paix permanente entre la Chine et les États-Unis. La dynamique objective du développement économique de la Chine et l’état d’esprit subjectif de l’élite politique chinoise ont créé une rupture dangereuse, à tel point que la grande majorité des individus n’ont pas conscience de la crise politique sans précédent qui s’approche tranquillement.
Dans ces circonstances, bien que le 18e Congrès national du PCC en 2012 ait appelé l’ensemble du Parti à « se préparer à une grande lutte avec de nombreuses nouvelles caractéristiques historiques », beaucoup de personnes ne comprennent pas la signification réelle de la « nouvelle grande lutte », et certains craignent même que le concept de « lutte » ne renvoie à la lutte des classes d’antan, et considèrent donc la « lutte » comme la vieille idéologie des « vieux gauchistes », ne voyant pas que cette « nouvelle grande lutte » est contre l’inévitable piège de Thucydide, une lutte pour le contre pour contrer ? la volonté américaine de bâtir un nouvel Empire romain.
Le défi de la « solution chinoise » à la « fin de l’histoire »
Face à cette situation dangereuse, après la 18e APN, la direction centrale s’est d’abord tournée vers la construction du Parti et l’éducation idéologique, en ciblant les initiatives politiques anticorruption en réactivant la nature idéologique, la nature politique et la nature populaire du Parti au pouvoir. L’APN a cherché à réinjecter de la vitalité politique dans le Parti au pouvoir en restaurant ses convictions politiques, sa cohésion politique et sa puissance de combat. Comme le dit le rapport de la 19e APN, résumant les cinq années écoulées depuis la 18e APN :
« Au cours des cinq dernières années, nous avons agi avec courage pour faire face aux principaux risques et épreuves auxquels le Parti est confronté et pour régler les problèmes importants au sein du Parti lui-même. Avec une ferme détermination, nous avons renforcé la discipline et amélioré la conduite du Parti, combattu la corruption et puni les actes répréhensibles, et éliminé les graves dangers potentiels au sein du Parti et du pays. En conséquence, l’atmosphère politique au sein du Parti et l’écosystème politique du Parti se sont nettement améliorés. La capacité d’innovation, le pouvoir d’unification et l’énergie de lutte du Parti ont tous été considérablement renforcés ; la solidarité et l’unité du Parti ont été renforcées, et notre engagement envers le peuple a été grandement amélioré. Le tempérament révolutionnaire a rendu notre Parti plus fort et il rayonne désormais d’une grande vitalité. Grâce à cela, les efforts pour développer la cause du Parti et du pays ont acquis un solide fondement politique 7.
Sur la base de ces fondements, le PCC s’est attaché à résoudre la question de savoir où mènera finalement la voie du développement de la Chine. Les troisième et quatrième sessions plénières du 18e Comité central du PCC ont clairement encouragé « la maturation et l’achèvement progressifs du système du socialisme aux caractéristiques chinoises », ce qui est clairement lié aux questions de la promotion de la modernisation du système de gouvernance du pays.
Cela signifiait que la réforme du système politique chinois ne pouvait plus suivre la voie menant à la démocratie occidentale, mais qu’elle devait au contraire maintenir la direction du Parti et le socialisme aux caractéristiques chinoises. Sur cette voie de développement, la « direction du Parti » n’a pas seulement été incorporée dans le système national de l’État de droit par le biais des lois et règlements du Parti, mais a également été explicitement inscrite dans le texte de la Constitution par le biais d’amendements, bloquant ainsi la possibilité d’une ascension pacifique. Et lors de la quatrième session plénière du 19e Comité central, des développements institutionnels plus spécifiques ont été faits concernant l’adhésion au système du socialisme aux caractéristiques chinoises et son amélioration, ainsi que la modernisation du système de gouvernance.
Le système du socialisme aux caractéristiques chinoises a pour ambition d’apporter une contribution toujours plus grande à l’humanité dans son ensemble. Lors d’une conférence de 2016 commémorant le 95e anniversaire de la fondation du PCC, le secrétaire général Xi Jinping a déclaré publiquement que « l’histoire n’a pas pris fin, et ne peut pas non plus être amenée à prendre fin… les communistes chinois et le peuple chinois sont pleinement confiants qu’ils peuvent apporter une solution chinoise à la quête de l’humanité pour un meilleur système social. » Et le rapport du 19e Congrès national de 2017 proposait en outre que la voie de développement de la Chine « peut élargir la voie de la modernisation pour les pays en développement, offrir de nouveaux choix aux pays et aux peuples du monde qui souhaitent à la fois accélérer le développement et maintenir leur propre indépendance, et apporter la sagesse et les solutions chinoises pour résoudre les problèmes humains. »
Du point de vue américain, il ne fait aucun doute qu’il s’agit là d’un défi public à son idéologie de la » fin de l’histoire » et à sa construction d’un empire mondial, un défi qui nécessite un changement d’attitude des États-Unis envers la Chine. On pourrait dire que les cinq années entre la 18e APN en 2012 et la 19e APN en 2017 ont été cinq années cruciales sur la voie du grand renouveau de la nation chinoise, cinq années de course contre la montre préparant le terrain pour l’inévitable piège de Thucydide.
À cette fin, sur le front économique, la Chine a tout mis en œuvre pour promouvoir la production nationale de technologies essentielles liées à la sécurité nationale, telles que les réseaux d’information, afin d’empêcher les États-Unis d’utiliser ces technologies essentielles pour contrôler la Chine. Grâce à la nouvelle route de la soie, la Chine a cherché à étendre ses marchés à l’étranger et à empêcher les États-Unis de restreindre les marchés de la Chine en Europe et aux États-Unis. La Chine a encouragé l’internationalisation du RMB et le commerce à terme du pétrole en RMB pour empêcher les guerres énergétiques et monétaires initiées par les États-Unis.
Sur le front militaire, elle a reconstruit l’esprit militaire par le biais d’initiatives de lutte contre la corruption, de reconstruction politique et de réforme institutionnelle ; elle a accéléré la création d’îles artificielles en mer de Chine méridionale afin de gagner en puissance géostratégique ; elle a accéléré la modernisation militaire pour permettre à l’armée de s’adapter aux besoins de la guerre lors d’exercices à balles réelles ; et elle a accéléré le développement et la fabrication de nouveaux types d’armes pour renforcer la force de défense nationale globale afin de faire face à tout conflit militaire qui pourrait survenir. Dans le domaine des relations internationales, la Chine a renforcé et consolidé la coopération stratégique sino-russe, renforcé la coopération avec les pays voisins et l’Union européenne, élargi autant que possible l’espace politique international de la Chine et répondu au concept américain d’empire mondial par le concept de « communauté de destin humain ».
Après ces cinq années d’efforts, le rapport du 19e Congrès national de 2017 a annoncé l’aube d’une nouvelle ère, et les changements constitutionnels qui en ont découlé [suppression de la limite de deux mandats pour le poste de président], ce qui a privé les États-Unis de la possibilité d’intervenir dans la politique chinoise par le biais d’un changement de direction générationnel pour organiser une ascension pacifique. Du point de vue américain, cela revenait à déclarer l’échec de la stratégie américaine d’ascension pacifique et signifiait que les États-Unis devaient ajuster leur stratégie vis-à-vis de la Chine.
En réalité, la Chine avait prévu depuis longtemps que les États-Unis modifieraient leur stratégie à l’égard de la Chine. Dans le rapport de la 19e APN, le mot « lutte » est devenu l’un des mots récurrent du document. Cela revenait à annoncer le point de vue politique de la Chine concernant les mesures d’attaque que les États-Unis préparaient : oser se battre, ne jamais se rendre. Malgré cela, même après la conclusion de la XIXe Congrès national du Parti communiste chinois, de nombreuses personnes ne comprenaient toujours pas le sens caché de la « lutte », à tel point que lorsque les États-Unis ont sanctionné ZTE et entamé une guerre commerciale contre la Chine, beaucoup ont mis cela sur le compte de la propagande à grand spectacle, et n’ont pas vu la contradiction structurelle du piège de Thucydide dans laquelle les relations sino-américaines se dirigeaient.
Ce n’est que lorsque les revendications américaines dans la guerre commerciale sont devenues de plus en plus coûteuses, et surtout avec l’arrestation sans fondement de Meng Wanzhou qu’une nouvelle réalité a commencé à s’imposer au peuple chinois, conduisant nombre d’entre eux à changer d’attitude et à prendre conscience qu’en l’absence d’une série d’efforts de la direction solide du Parti, la Chine ne serait tout simplement pas en position de parler sereinement d’une « guerre prolongée » comme nous le faisons aujourd’hui.
En résumé, en termes de relations internationales, la Chine a rejeté la tentation d’une co-gouvernance sino-américaine, s’est opposée à l’idée de se lier au char de guerre de l’empire mondial américain, et s’est constamment accrochée à une politique étrangère indépendante et souveraine. Elle a proposé que les États-Unis et la Chine construisent une véritable relation de grande puissance égale, amicale et coopérative. Cependant, ce type de relation sino-américaine ne correspond clairement pas aux rêves américains d’empire mondial et représente une proposition politique que, dans l’Amérique d’aujourd’hui, ni un gouvernement libéral ni un gouvernement conservateur ne peuvent accepter. Cela signifie que l’espoir américain libéral qu’un engagement constructif changerait la Chine pour qu’elle se soumette à une Pax Americana s’est avéré vain. Comme le disent les conservateurs américains dans leur lettre ouverte de soutien à Trump : « Nous notons que la RPC ne reconnaît pas les principes et les règles de l’ordre international existant, qui, sous une Pax Americana, a permis la plus grande période de paix et de prospérité mondiale de l’histoire de l’humanité 8. Cela révèle sans aucun doute la vérité politique du conflit sino-américain.
Les conservateurs américains proclament ouvertement une Pax Americana. Ce concept est issu de la Pax Romana créée par l’Empire romain. C’est dans ce contexte que les libéraux américains ont commencé à discuter de la question de savoir pourquoi ils avaient « mal jugé la Chine », pourquoi, malgré l’aide américaine au développement économique de la Chine, une Chine développée non seulement n’est pas devenue un partenaire stratégique de l’empire mondial américain, mais est plutôt devenue un concurrent stratégique défiant la Pax Americana. Ils en attribuent la raison au système politique du PCC, et même aux aspects personnels du leadership de Xi Jinping. Ainsi, suivant cette logique, la direction du Parti communiste chinois et le système du socialisme aux caractéristiques chinoises sont devenus des pierres d’achoppement dans la construction du nouvel empire romain par les États-Unis.
Si les Américains veulent construire le nouvel Empire romain, ils devront d’abord lancer une nouvelle guerre froide contre le système politique chinois. En suivant cette logique, nous pouvons également comprendre la déception universelle des États-Unis, surtout parmi ceux qui ont été longtemps amis avec la Chine, y compris les inquiétudes des conservateurs comme Kissinger. Cette déception est sûrement similaire à celle ressentie par l’ambassadeur américain John Leighton Stuart (1876-1962) lorsqu’il a quitté la Chine en 1949. Et le contrecoup de ce type de déception peut facilement se transformer en une sorte de ressentiment psychologique, qui constitue l’origine psychologique de la nouvelle guerre froide contre la Chine prônée par de nombreuses personnes, même au sein du parti démocrate.
En même temps que l’administration Trump critique les administrations précédentes pour avoir « mal jugé » la Chine, elle positionne clairement la Chine comme un « concurrent stratégique », remplaçant la définition précédente de « partenaire stratégique ». On pourrait dire que l’échec de la stratégie d’engagement avec la Chine menée par les démocrates est la raison pour laquelle les partis démocrate et républicain, aussi différents soient-ils en politique intérieure, sont passés de l’engagement à l’endiguement et de la coopération à la concurrence dans leurs politiques envers la Chine. Cette stratégie découle en fait de l’expérience historique de l’Amérique face à l’Union soviétique pendant la guerre froide.
Si nous disons que l’ancienne politique d’engagement de l’Amérique comptait sur les forces internes de la Chine pour réussir, alors la politique d’endiguement qui l’a remplacée exige que les États-Unis eux-mêmes « se joignent à la bataille. » Cela signifie que l’administration Trump utilisera tous les moyens – politiques, économiques, militaires, opinion publique, culturels – pour contenir et attaquer la Chine. La répression ne concerne pas seulement la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine et l’attaque contre Huawei, mais pourrait se transformer en une concurrence dans les domaines technologique, économique, financier, sécuritaire et militaire. Cette concurrence conduira inévitablement à une division des deux pays.
Les États-Unis ont entrepris une campagne de lutte contre les Chinois dans les domaines de la haute technologie, de la culture et de l’éducation. Ils ont commencé à interdire aux étudiants chinois d’entrer aux Etats-Unis pour étudier dans les domaines de la haute technologie et à restreindre les échanges des entreprises technologique et financière chinoises. Cette théorie du découplage donnera naissance à une situation semblable à celle des « deux grands camps » de la guerre froide, un « un monde, deux systèmes » de concurrence mutuelle. Cette nouvelle guerre froide sera différente. Les États-Unis et l’Union soviétique, se disputaient la domination du monde. Désormais les Etats-Unis ont adopté une doctrine d’excommunication d’un nouveau type d’empire chrétien. Puisque la Chine ne se soumet pas au système impérial mondial dominé par les États-Unis, et ne croit pas aux idées démocratiques du protestantisme américain, alors elle devrait être exclue du système impérial mondial.
Les différences entre les États-Unis et la Chine ne sont plus des différences idéologiques entre le communisme et le libéralisme ou le socialisme et le capitalisme. Ce sont plutôt des oppositions fondées sur des compréhensions différentes de la voie de développement de la modernisation et de l’ordre mondial qui en résultent.
Le conseil de Huntington : les racines idéologiques de la « mauvaise appréciation » de la Chine
Si nous considérons l’évolution de la réflexion américaine allant de « pourquoi les États-Unis ont perdu la Chine » en 1948 à « pourquoi ils ont mal jugé la Chine » en 2018, alors nous devrions nous demander pourquoi la politique américaine à l’égard de la Chine a, à plusieurs reprises, commis de telles erreurs stratégiques.
Il s’agit évidemment d’une question théorique extrêmement complexe. Les deux politiques américaines à l’égard de la Chine, d’époques et de types différents, partagent néanmoins une même base idéologique. D’une part, le gouvernement américain a toujours pensé que les marchés économiques et les libertés favoriseraient inévitablement la démocratisation et la création d’un système démocratique multipartite ; en même temps, il pense aussi qu’un gouvernement démocratique doit nécessairement être un gouvernement pro-américain. Ce qui unit ces deux thèmes différents en politique intérieure et internationale, c’est la croyance en une « fin de l’histoire » unique, à savoir que le mode de vie ultime dans le développement de l’histoire humaine est celui des démocraties libérales, dont les États-Unis sont un modèle, et que les États-Unis représentent le mode de vie que l’humanité adoptera inévitablement à l’avenir. Cette théorie est caractérisée par la « fin de l’histoire » de Fukuyama.
Pour mettre en place un gouvernement pro-américain en Chine, les États-Unis n’ont pas ménagé leurs efforts pour promouvoir l’occidentalisation complète ou l’américanisation complète de la Chine ; de même, pour propulser la Chine à laisser derrière elle les « trois gorges de l’histoire » et réaliser la démocratisation politique, les libéraux chinois n’ont pas hésité à faire preuve d’admiration envers les États-Unis. Non seulement les deux objectifs sont similaires, mais les deux propositions suivent la même logique idéologique. Et c’est précisément pourquoi ce n’est qu’en examinant ces deux exemples de « fin de l’histoire », qui ont été embrassés par les libéraux aux États-Unis et en Chine, que nous pouvons comprendre pourquoi les États-Unis ont « mal jugé la Chine » et finalement « perdu la Chine ». Le directeur de thèse de Fukuyama, le politologue américain Samuel T. Huntington (1927-2008), a repensé en profondeur ces deux questions dans l’idéologie politique américaine.
Les conseillers des pays en voie de développement ne sont pas à Washington
Dans un de ses premiers ouvrages, Political Order in Changing Societies, Huntington a mené une réflexion approfondie et critique sur la promotion par l’Amérique de l’après-guerre des mouvements démocratiques dans le tiers-monde, qui a entraîné la dissolution de l’ordre et, par la suite, des conflits, le chaos, des massacres, la violence, le séparatisme, la guerre et la révolution. Sur la base de ses réflexions, Huntington a suggéré que la science politique fasse une distinction entre « modernité » et « modernisation ». La modernité fait référence à un style de vie complètement nouveau, incluant l’économie de marché, la liberté et l’état de droit, le régime constitutionnel, etc., qui a émergé après la transformation de la société traditionnelle en société moderne dans l’expérience historique européenne. La modernisation fait référence au processus historique spécifique allant de la désintégration de l’autorité dans la société traditionnelle à la construction d’une nouvelle autorité sociale. Si nous disons que la première est une analyse normative, la seconde est l’analyse de l’histoire politique. Dans ce processus historique concret, certains pays ont réussi et d’autres ont échoué, et même en Europe, point de départ de la modernité, l’Angleterre et les États-Unis sont souvent considérés comme des exemples de réussite, tandis que l’instabilité politique qui a suivi la grande révolution française est souvent considérée comme un exemple d’échec.
S’appuyant directement sur ces exemples historiques, Huntington critique dans son ouvrage la théorie politique occidentale selon laquelle les gouvernements démocratiques libéraux représentent l’idéal politique le plus élevé, et soutient que le problème principal de la politique n’est pas la démocratie libérale, mais comment éviter de tomber dans l’anarchie du « chacun pour soi », que Huntington appelle la « décadence politique ». C’est pourquoi, selon Huntington, la première question en politique ne concerne pas la forme du gouvernement, mais plutôt la question de l’autorité, ou en d’autres termes, comment établir une autorité politique stable, après quoi seulement on peut imposer l’ordre politique et éviter la décadence politique.
Cette théorie constitue la différence fondamentale entre Huntington et la « fin de l’histoire » de Fukuyama. Fukuyama avait développé une théorie normative et considérait que la question fondamentale en politique était celle de la forme de gouvernement. Plus tard, il a révisé sa théorie à la lumière de la réalité et s’est intéressé à la capacité de gouvernance nationale.
Par conséquent, dans le cadre du processus historique de modernisation, l’économie de marché a détruit l’économie traditionnelle, ce qui a entraîné la désintégration de la structure sociale traditionnelle, et la rationalisation et la libéralisation des modes de vie ont détruit les croyances, la morale et les normes traditionnelles de la vie sociale. Cependant, si, suite à la disparition conséquente de l’autorité traditionnelle, l’autorité produite par le processus démocratique n’est pas effectivement établie, la démocratisation politique court le plus grand danger de tous : une descente dans l’anarchie. La démocratisation politique promue par les États-Unis en Afrique, en Amérique latine et en Asie du Sud-Est après la Seconde Guerre mondiale s’est généralement heurtée à une telle décomposition politique.
Le point de départ de Huntington était précisément cette question de savoir comment surmonter la décadence politique. Il a étudié les chemins produits par différents contextes historiques et culturels. Par exemple, au cours du processus de démocratisation, la Turquie a connu la décadence politique et a finalement rétabli l’ordre politique par l’établissement d’un « gouvernement militaire ». En Chine, la restauration de l’ordre politique a été réalisée par le PCC, qui a efficacement surmonté les décennies de chaos et de guerre civile que la démocratie avait engendrées. Se fondant uniquement sur le respect des faits historiques, Huntington, a fait l’éloge de l’Union soviétique et de la Chine pour avoir surmonté la décadence politique grâce aux régimes à parti unique, permettant ainsi la mise en place d’un régime politique efficace.
Il a ainsi fait valoir aux pays du tiers-monde, que les conseillers qui pouvaient les aider à mettre en œuvre une politique démocratique ne se trouvaient pas à Washington, mais à Moscou et à Pékin. Le modèle de Washington a entraîné la décadence politique, tandis que le modèle de Moscou et de Pékin a apporté un ordre politique efficace. Sur la base de la synthèse de ces expériences historiques, Huntington s’est clairement opposé aux arguments idéologiques en faveur de la démocratie et a proposé à la place le développement économique et l’établissement de canaux institutionnels plus démocratiques pour la participation publique, qui serviraient ensuite de base à la consolidation et au renforcement de l’autorité politique démocratique.
La promotion américaine de la mondialisation donne nécessairement naissance à des gouvernements anti-américains dans le monde entier
L’argument de Huntington explique non seulement pourquoi les États-Unis ont perdu la Chine en 1948, mais aussi pourquoi ils ont mal jugé la Chine en 2018. Les mouvements démocratiques associés à la révolution de 1911 ont détruit les formes traditionnelles de l’autorité chinoise, mais n’ont pas réussi à établir une autorité démocratique efficace, et le gouvernement républicain est resté embourbé dans la décadence politique du chaos, du séparatisme et de la guerre civile. Cette décadence politique n’a pris fin que lorsque le PCC a utilisé des moyens de mobilisation sociale encore plus radicaux et a rétabli une autorité politique moderne, démocratique et souveraine qui a remplacé l’autorité traditionnelle de l’empereur.
Cependant, lorsque les États-Unis ont encouragé les mouvements démocratiques à travers le monde dans l’après-guerre, leur objectif premier était de construire un monde qui serait dépendant des États-Unis, ce qui signifie l’établissement de gouvernements semi-coloniaux qui s’appuient sur la classe moyenne et les intellectuels des villes portuaires pour dominer les campagnes intérieures, un processus qui sème inévitablement les graines de la décadence politique par le biais de divisions internes. En ce sens, la promotion américaine de la libéralisation économique et de la démocratisation politique a souvent conduit à la décadence politique. En effet, la démocratisation de la politique par les États-Unis était le principal facteur qui poussait ces pays vers le déclin politique, à tel point que, pour contrer cette tendance, ces pays ont dû construire des institutions politiques plus fortes et des gouvernements dotés d’un sens « anti-américain » de l’autonomie politique.
L’histoire de l’après-guerre froide démontre également la valeur des idées de Huntington. La désintégration de l’Union soviétique a été un exemple réussi d’ascension pacifique promue par les États-Unis, ainsi qu’un cas classique de démocratisation politique menant à la décadence politique. La démocratisation a conduit à l’effondrement du pays, les réformes radicales de libéralisation du marché de la « thérapie de choc » ont conduit à l’effondrement économique, la richesse nationale a disparu dans les poches de l’Occident, et une puissance mondiale qui avait fait trembler l’Amérique de peur est devenue un État en décomposition. Pour cette raison, si la Russie veut laisser derrière elle la décadence politique et reconstruire un gouvernement fort, ce gouvernement ne peut pas être pro-américain, mais doit être anti-américain. C’est pourquoi il existe un lien interne entre l’ascension de Poutine et l’anti-américanisme russe, à savoir que le fait d’être pro-américain entraîne la décadence politique, tandis que pour sortir de la décadence politique, il faut s’opposer à l’Amérique.
Les années 1980 en Chine ont également été une époque riche en ce qui concerne le développement de la pensée libérale. Néanmoins, c’est précisément lorsque le gouvernement chinois a mis un terme aux « révolutions de couleur » soutenues par les libéraux américains que la Chine, adhérant à l’idée que « la stabilité prime sur tout », a garanti l’autorité et la stabilité politiques et, sur cette base, a accéléré les réformes du marché. Dans ce processus, le fait que les réformes démocratiques en cours en Union soviétique aient conduit à la désintégration du pays, à l’effondrement de l’économie et à la décomposition politique a servi de miroir à la Chine, rendant le piège de la décomposition politique d’autant plus clair, et révélant également le vrai visage de l’ascension pacifique que les États-Unis poussaient en Chine. Par la suite, alors même que les États-Unis continuaient d’intensifier leurs efforts en faveur de l’ascension pacifique de la Chine, le gouvernement chinois s’est constamment méfié de la stratégie américaine. Les libéraux chinois qualifient l’ascension pacifique américaine de « voie maléfique menant à un changement de régime ».
« Avec l’histoire comme exemple, on peut comprendre l’essor et la chute d’un État » 9. La raison pour laquelle l’Amérique a mal jugé la Chine, et que les réformes économiques de la Chine n’ont pas pris le chemin de l’ascension pacifique que l’Amérique avait imaginé, est précisément parce que les politiciens chinois ont tenu compte des « conseils sincères » de Huntington. Ce n’est pas parce qu’ils ont lu Huntington, mais c’est plutôt le résultat des leçons pratiques tirées des réalités politiques de l’expérience de la Chine depuis la Révolution de 1911 et la désintégration de l’Union soviétique. Pour les hommes politiques, l’histoire et la réalité contemporaine servent de manuels politiques vivants.
Bien sûr, nous ne pouvons pas dire que la raison pour laquelle les États-Unis ont encouragé la démocratisation dans le monde entier dans la période d’après-guerre était de créer la décadence politique. En réalité, les gouvernements en déliquescence politique, même s’ils sont pro-américains, ne servent pas vraiment les intérêts de la stratégie américaine de construction d’un empire mondial, car ces gouvernements en décrépitude exigent souvent que les États-Unis investissent des forces considérables pour les soutenir, ce qui amène souvent les États-Unis au bord du désastre.
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Par exemple, leur soutien au gouvernement de Syngman Rhee les a entraînés dans la guerre de Corée, et leur soutien à Ngo Dinh Diem les a plongés dans le bourbier de la guerre du Vietnam. Ce dont les États-Unis ont besoin, ce sont des gouvernements pro-américains, stables et capables de gouverner, le genre de gouvernements pro-américains qui ne dépendent pas des États-Unis, mais qui s’identifient à la culture et aux valeurs américaines. L’Europe et le Japon de l’après-guerre en sont des exemples classiques. Pour cette raison, un aspect important de la stratégie mondiale de l’Amérique consiste à promouvoir sans relâche les valeurs et les modes de vie américains, ce qui inclut la construction de régimes démocratiques libéraux.
Mais ce que l’Amérique a négligé, c’est qu’une fois que la politique démocratique et les valeurs culturelles américaines sont réunies, les pays en voie de démocratisation sont confrontés à un choix difficile en matière de politique culturelle : doivent-ils choisir la culture américaine ? Ou leur propre culture ? Il est clair que la stratégie américaine d' »ascension pacifique » pousse ces pays à s’identifier à la culture américaine, mais lorsque ces pays en voie de démocratisation atteignent la prospérité économique et la stabilité politique, cela stimulera nécessairement leur propre fierté nationale et ils seront d’autant plus susceptibles de s’identifier à leur propre culture. Le fait que le gouvernement turc actuel tourne progressivement le dos à la ligne réformatrice choisie par Atatürk et revienne à une voie islamiste est clairement lié à la promotion par les États-Unis des « révolutions de couleur » au Moyen-Orient.
En fait, dans son Choc des civilisations, Huntington a révélé le paradoxe de la promotion mondiale par les États-Unis des modes de vie et des valeurs culturelles américains. Selon lui, dans le processus de démocratisation mené par les Américains, la première génération à être influencée par les Américains est souvent favorable aux États-Unis, et s’identifie donc à la culture et aux valeurs américaines. Cependant, à mesure que ces pays adoptent des économies de marché libre et des politiques démocratiques, le développement national produit des sentiments de fierté nationale, de sorte qu’ils ne se trouvent pas sur la voie de l’occidentalisation ou de l’américanisation, mais sur leur propre voie intérieure, et certains passent de pro-américains à anti-américains.
En effet, le « Club des jeunes d’avril » qui a protesté contre la représentation par CNN de « l’incident de la flamme olympique » au Tibet en 2008, en est représentatif : ceux qui promouvaient idéologiquement l’essor de la Chine et défiaient l’ordre hégémonique américain n’étaient autres que les générations successives de jeunes Chinois qui avaient étudié aux États-Unis. Ainsi, selon Huntington, à la fin de la guerre froide, le monde ne s’est pas dirigé vers une « fin de l’histoire » dominée par le mode de vie américain, mais plutôt vers un « choc des civilisations ». Selon lui, outre le choc entre les civilisations chrétienne et islamique, il existe également un choc entre les civilisations chrétienne et chinoise confucéenne.
Depuis le mouvement du 4 mai, l’élite chinoise s’est identifiée à la culture et aux valeurs occidentales, qu’il s’agisse de la culture capitaliste américano-européenne ou de la culture socialiste de l’URSS. Pourtant, à mesure que la stabilité politique et la prospérité économique de la Chine ont stimulé l’essor du pays, le peuple chinois a progressivement fait ses adieux aux idées d’occidentalisation à grande échelle en matière culturelle, et ne prête guère attention aux différences idéologiques entre capitalisme et socialisme. Au contraire, ils s’efforcent activement de domestiquer la culture occidentale et de revenir à la propre histoire et aux traditions de la Chine, ce qui explique les sentiments croissants de fierté nationale et de confiance en soi culturelle. Nous pouvons le constater non seulement dans la vague des « études nationales 国学热 » au niveau de la base, mais aussi dans la montée vibrante du conservatisme culturel parmi les élites chinoises.
La nouvelle génération de dirigeants politiques met encore plus l’accent sur la renaissance des traditions culturelles de la Chine. La 18e APN a encouragé « la confiance en notre voie, en notre théorie et en notre système », et la 19e APN a fait un ajout essentiel : « la confiance en la culture ». Si les trois premières expressions expriment les différences entre la voie empruntée par le système chinois de socialisme aux caractéristiques chinoises et celle empruntée par le capitalisme occidental, la confiance en soi évoque la renaissance de la civilisation et des traditions chinoises.
Pour cette raison, lorsque Trump s’est rendu à Pékin dans la période précédant la guerre commerciale sino-américaine,il a évoqué avec Xi Jinping l’histoire ininterrompue de 5 000 ans de la civilisation chinoise. Cela signifie que si la Chine peut accepter l’économie de marché, la politique démocratique, la liberté culturelle et d’autres concepts ancrés dans la tradition culturelle occidentale, elle ne peut absolument pas emprunter la voie du capitalisme occidental, ni reproduire les modes de vie américains, mais suivra au contraire sa propre voie vers la modernité façonnée par l’histoire et la civilisation chinoises.
C’est ce que souligne la formule du gouvernement chinois « la voie du socialisme aux caractéristiques chinoises » et « la renaissance de la grande nation chinoise ». Ce n’est que lorsque la Chine et l’Amérique, deux grandes puissances, seront parvenues à une égalité et un respect mutuels en termes de culture, d’histoire et de traditions, en termes de voies de développement politique et en termes d’idéologie, que les relations sino-américaines pourront trouver la bonne voie et établir un nouveau style de relations entre grandes puissances.
Pour cette raison, dans l’histoire de l’après-guerre froide, toute nation forte, ou toute nation qui tente de construire un gouvernement fort, doit ouvertement ou implicitement devenir un pays qui « peut dire non à l’Amérique ». C’est vrai pour la Russie, ainsi que pour la Chine, l’Iran, la Turquie, la Corée du Nord, c’était vrai pour l’ancien Irak et l’ancienne Libye, et c’est vrai aussi pour l’Allemagne de Merkel et la France de Macron. C’est moins parce que le monde est entré dans une période de « gouvernements forts » que parce que le monde est entré dans ce que le journaliste Fareed Zakaria a appelé l’ère « post-américaine ». Et plutôt que d’y voir des choix politiques faits par des hommes forts, nous devrions plutôt y voir le produit de la logique interne de l’histoire politique mondiale, c’est-à-dire que la « mondialisation profonde » a favorisé la formation d’une communauté de destin pour toute l’humanité qui se tiendra ensemble contre vents et marées.
Un nouveau type d’ordre international doit être construit sur la base du respect mutuel, et s’opposer à la construction par les États-Unis d’un empire mondial fondé sur la tradition impérialiste occidentale. C’est pourquoi, avant même l’achèvement du nouvel Empire romain américain, le projet a rencontré la résistance et l’opposition de toutes les grandes puissances mondiales, y compris la Chine. La voie empruntée par les États-Unis aujourd’hui reproduit en réalité la voie empruntée par l’Union soviétique à l’époque de Brejnev dans le but d’établir une hégémonie mondiale. C’est pourquoi le diplomate singapourien Kishore Mahbubani (né en 1948) a déclaré que les États-Unis agissent aujourd’hui dans le monde comme l’Union soviétique à l’époque 10.
Conclusion
Aujourd’hui, la plupart des observateurs des relations sino-américaines sont pessimistes, estimant que les choses ne feront qu’empirer. Mais ce pessimisme est précisément dû aux présupposés d’une vision trop aveuglément optimiste des relations sino-américaines au cours des dernières décennies. En d’autres termes, l’argument selon lequel la Chine s’alignerait progressivement, dans le processus d’engagement international, sur l’empire mondial construit par les Américains. En un sens, cet imaginaire optimiste présuppose également le postulat normatif de la fin de l’histoire. Toutefois, si nous réfléchissons un peu à cette hypothèse normative, nous nous rendrons compte que cet optimisme n’a été qu’un bref moment historique.
Au travers du long cours de l’Histoire, la Chine a toujours constitué une puissance mondiale qui gère ses affaires de manière indépendante et choisit sa propre voie de développement. Lorsque la Chine nouvelle a entamé sa reconstruction nationale, elle n’a pas hésité à faire face à la répression des deux superpuissances mondiales, les États-Unis et l’URSS, tout en explorant sa propre voie de développement. Aujourd’hui, dans le contexte de l’ascension de la Chine, il est d’autant plus impossible de se soumettre à l’ordre impérial mondial imposé unilatéralement à la Chine par les États-Unis. Plus important encore, du seul point de vue géopolitique, si la Chine devait se soumettre aux arrangements stratégiques de l’empire mondial américain, cela signifierait qu’elle se retrouverait en première ligne de la conquête américaine de la Russie, du Moyen-Orient et du monde islamique. Cela n’est clairement pas dans l’intérêt national de la Chine, et la situation de la Chine au milieu de l’Eurasie et du monde pacifique lui impose de construire son propre monde géopolitique.
En réalité, en l’absence du contexte de la guerre froide, la relance mondiale des économies de marché promue conjointement par Reagan, Thatcher et Deng Xiaoping aurait été difficile ; et en l’absence des changements mondiaux créés par le 11 septembre, la coopération économique globale entre la Chine et les États-Unis aurait été impossible. Bien sûr, en l’absence de l’essor de la Chine, ou de la direction forte de la Chine depuis la 18e APN et de la décision de cette direction de rester fidèle à la propre voie de la Chine, il n’y aurait peut-être pas eu de guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine.
Néanmoins, derrière ces événements historiques, il reste une question historique immuable : le futur ordre mondial sera-t-il la vision du nouvel Empire romain, tel qu’imaginé par les États-Unis ? Ou plutôt la vision du développement commun de civilisations plurielles, telle qu’imaginée par les Nations Unies ? Ou peut-être un nouvel ordre mondial qui évoluera à partir de la tradition de l’universalisme chinois 天下主义 ? Quelles sont les perspectives de l’essor de la Chine et du grand rajeunissement de la nation chinoise pour le futur ordre mondial ? Ce n’est qu’en réfléchissant et en construisant une image de l’avenir que les relations sino-américaines pourront parvenir à un repositionnement approprié.
« L’universalisme chinois », ou tianxia zhuyi, désigne la vision chinoise du monde avant l’arrivée de l’Occident. Bien que traditionnellement associée au sino-centrisme, elle a été revisitée depuis l’essor de la Chine par un certain nombre d’universitaires chinois qui tentent de la recycler en tant que corrolaire diplomatique/géopolitique du succès de la Chine dans la croissance de son économie intérieure. Pour une discussion originale sur ce sujet, nous renvoyons à l’épisode 1 de cette série.
En ce sens, nous avons des raisons de rester optimistes quant à l’avenir des relations sino-américaines, dans le sens où ces relations ne seront plus celles d’une coopération mutuelle engendrée par la guerre froide et le 11 septembre, mais plutôt la direction que prendra leur compétition. Une telle compétition pourrait devenir incontrôlable et conduire à un conflit à grande échelle, voire à la guerre, mais il est également possible de trouver une ligne à ne pas franchir dans la compétition et de rechercher une coopération sur la base de cette ligne. « Rechercher l’unité dans la lutte » exige des deux parties un jugement politique impartial et une profonde sagesse politique.
Quant aux États-Unis, ils devraient peut-être abandonner leur idéologie de la « fin de l’histoire », renoncer à leur rêve d’une ascension pacifique pour la Chine, et la laisser chercher sa propre voie de développement basée sur ses propres traditions, ce qui signifie que les Américains devraient peut-être repenser leurs plans de construction d’un nouvel Empire romain, et traiter sincèrement la Chine comme un partenaire égal, en cherchant à coopérer même si nous nous opposons, et en se rapprochant ainsi de la proposition de la Chine de créer une « nouvelle relation de grande puissance ». Cela signifierait peut-être que la concurrence et la coopération entre les deux pays deviendraient normales, et que leur concurrence stimulerait en fait le dynamisme que l’on trouve dans les deux pays. La coopération permettrait de résoudre les problèmes qu’aucun des deux pays ne peut affronter seul.
En réalité, le rapport « United States Strategic Approach to the People’s Republic of China » récemment publié par le Département d’État américain révèle déjà ce type de pensée, lorsqu’il affirme que : « Les politiques des États-Unis ne sont pas fondées sur une tentative de changer le modèle de gouvernance interne de la RPC… Que la RPC finisse par converger vers les principes de l’ordre libre et ouvert ne peut être déterminé que par le peuple chinois lui-même. Nous reconnaissons que c’est Pékin, et non Washington, qui a la maîtrise et la responsabilité des actions du gouvernement de la RPC » 11.
Au moins sur le papier, cela suggère que l’Amérique a abandonné sa stratégie d’ascension pacifique pour la Chine. Il s’agit certainement d’un résultat partiel de la « nouvelle grande lutte » lancée activement par la Chine au cours de la dernière décennie cruciale, dans le sens où même si les États-Unis déclarent qu’il existe des différences fondamentales de principe dans les relations sino-américaines, le point de vue « réaliste » américain respecte néanmoins le fait que le peuple chinois choisit le système de gouvernance de son pays, et décide de traiter la Chine comme une « grande puissance concurrente ». En se basant précisément sur ce point de vue de « réalisme de principe », même si l’Amérique est en concurrence avec la Chine et qu’elle procède à un endiguement complet de la Chine, elle n’exclut pas la possibilité de coopérer avec la Chine sur la base des intérêts américains.
Quant à la Chine, peut-être devrions-nous nous aussi adopter une position de « réalisme de principe », en admettant que même si nous défendons le principe de la « communauté de destin commune », nous restons clairement conscients de nos différences avec l’Occident en termes de valeurs sociales et culturelles, tout en maintenant néanmoins la position rationnelle du « réalisme » et en portant un regard serein sur nous-mêmes et sur le monde entier auquel nous devons faire face. Nous devons reconnaître que l’ordre mondial actuel a été établi par l’Occident au cours des derniers siècles, et qu’un monde régi par des règles peut permettre de développer un monde où les êtres humains travaillent ensemble sur la base de traditions culturelles différentes. Si la Chine veut participer activement à la gouvernance mondiale, elle doit d’abord étudier sérieusement et absorber les éléments positifs du monde créé par l’Occident, et sur la base de ce cadre mondial, s’engager dans une coopération mondiale.
Nous devons également bien comprendre que « l’ère post-américaine » sera nécessairement une ère de conflits et de confusion, dans laquelle la Chine devra compter sur la coopération de toutes les puissances mondiales et sur un système de relations amicales avec ses voisins pour résoudre les problèmes qui pourraient apparaître. Au cours des quelques années de l’ère post-guerre froide, l’ambition américaine de construire un empire mondial a été tragiquement contrariée, en grande partie à cause de son aveuglement quant à sa conception de « la fin de l’histoire » et de sa « fausse vertu » de sauver l’humanité, qui ont conduit à ce que son ambition dépasse ses forces.
Si la dissolution de l’Union soviétique a été une leçon pour la Chine, lui permettant de maintenir une conscience politique lucide tout au long de son existence, le déclin de l’Amérique en est une autre, incitant la Chine à toujours faire preuve de retenue stratégique, à surmonter la vanité culturelle consistant à sauver le monde, et à maintenir une concentration stratégique constante sur l’édification de la nation, en augmentant constamment sa puissance, qu’elle soit dure ou douce. Car dans un monde de compétition internationale, « la puissance est la dure vérité ».
Mais si nous voulons accroître la puissance nationale, nous devons réfléchir à la manière de moderniser la gouvernance de notre pays, à la manière de construire une société organiquement vivante qui stimule la vie et la créativité, à la manière de construire un pays régi par des règles et des lois. Tout cela pour faire face à la concurrence mondiale croissante en matière de technologie, de talents, d’institutions et de civilisation. Qu’il s’agisse de la désintégration de l’Union soviétique ou du déclin des États-Unis, les facteurs décisifs sont toujours internes, ce qui signifie que le résultat de la future concurrence sino-américaine sera essentiellement déterminé par les affaires intérieures de la Chine.
Au cours de la décennie critique qui a influencé le cours des relations sino-américaines, la Chine s’est constamment concentrée sur les affaires intérieures, en promouvant le développement économique tout en se concentrant toujours sur la réduction de la pauvreté, et en favorisant l’unité interne et l’essor rapide de la société chinoise, ce qui lui a donné la force et la capacité de faire face aux défis des États-Unis. En comparaison, les États-Unis ont négligé les affaires intérieures. Avec des oligarques financiers et de haute technologie qui pillent les richesses de la nation, avec une industrie manufacturière décroissante, et avec un écart grandissant entre les riches et les pauvres, il n’est pas surprenant que nous assistions à la montée d’une oligarchie de type Trump combinant populisme et domination financière.
C’est pourquoi « le vrai roi ne gouverne pas ceux qui sont en dehors de la civilisation ». Ce n’est que si nous développons progressivement un mode de vie stable et désirable que d’autres pays voudront imiter notre expérience et notre mode de vie, et c’est alors que nous pourrons, consciemment ou non, façonner le monde. Cela revient à analyser la gestion de la pandémie. Qu’ils le veuillent ou non, les pays occidentaux ont finalement fait comme nous, ils ont mis leurs masques et pratiqué la distanciation sociale.
[Le monde se transforme. Depuis le tout début de l’invasion de la Russie de l’Ukraine, avec nos cartes, nos analyses et nos perspectives nous avons aidé presque 3 millions de personnes à comprendre les transformations géopolitiques de cette séquence. Si vous trouvez notre travail utile et vous souhaitez contribuer à ce que le Grand Continent reste une publication ouverte, vous pouvez vous abonner par ici.]
Sources
- 强世功, « 中美’关键十年’–« 新罗马帝国 « 与 « 新的伟大斗争, » publié pour la première fois en ligne le 4 septembre 2020, sur http://www.cifu.fudan.edu.cn/c2/40/c12233a246336/page.htm, et republié par la suite sur https://www.guancha.cn/QiangShiGong/2020_09_05_564144_s.shtml, et sur la page Aisixiang de Jiang : http://www.aisixiang.com/data/122877.html.
- Traduction tirée de https://www.templateroller.com/template/2376095/united-states-strategic-approach-to-the-people-s-republic-of-china.html.
- Un incident parmi d’autres dans la détérioration des relations sino-soviétiques au cours des années 1960. Pour plus de détails, voir https://www.marxists.org/history/erol/ca.secondwave/alive-polemic.htm
- Voir M. Taylor Fravel, J. Stapleton Roy, Michael D. Swaine, Susan A. Thornton et Ezra Vogel, « China is not an Enemy », The Washington Post, 3 juillet 2019.
- Traduction tirée de https://www.jpolrisk.com/stay-the-course-on-china-an-open-letter-to-president-trump/
- Voir Graham Allison, Destined For War : Can America and China Escape Thucydides’s Trap (2017).
- Traduction tirée de la version officielle chinoise,disponible sur http://www.xinhuanet.com/english/download/Xi_Jinping’s_report_at_19th_CPC_National_Congress.pdf pp. 7-8.
- Traduction tirée de https://www.jpolrisk.com/stay-the-course-on-china-an-open-letter-to-president-trump/
- La citation est attribuée à l’empereur Tang Taizong (598-649).
- Voir Kishore Mahbubani, Has China Won ? Chinese Challenge to American Primacy (2020).
- Traduction tirée de https://www.whitehouse.gov/wp-content/uploads/2020/05/U.S.-Strategic-Approach-to-The-Peoples-Republic-of-China-Report-5.24v1.pdf, p. 8.