Devenir animal

Au milieu du massif des Vosges, Sophie et Grieg vivent ensemble dans une maison isolée avec leur chienne Yes. Ce roman à la frontière du conte interroge de façon à la fois pudique et poignante le vieillissement amoureux et celui du désastre environnemental, figuré ici par la disparition des espèces. Un livre qui pose avec finesse et poésie de grands problèmes propres à la situation contemporaine de l’humain dans le monde et dans la nature.

Claudie Hunzinger, Un chien à ma table, Paris, Grasset, «Roman», 2022, 288 pages, ISBN 9782246831631, URL https://www.grasset.fr/livres/un-chien-ma-table-9782246831624

Un chien à ma table a pour personnages principaux (et quasiment uniques) deux vieux hippies solitaires et une chienne. Les deux vieux, ce sont Sophie, la narratrice, double transparent de l’autrice (elle écrit un roman qui s’appelle aussi Un chien à ma table), et Grieg, son compagnon ; ils vivent ensemble dans une maison isolée au milieu du massif des Vosges. La chienne, c’est Yes, enfuie de chez un zoophile qui la violait, recueillie par Sophie et Grieg, et devenue la compagne de leurs jeux, de leurs repas, de leurs sommeils et de leurs excursions. Voilà la mince trame sur laquelle le roman est construit et à partir de laquelle il déploie, de bref chapitre en bref chapitre, des aperçus fulgurants, des réflexions saisissantes, des méditations émouvantes, toutes et tous d’une très grande force, servis par une langue hâtée, urgente, qui ménage cependant toute sa place à la poésie. L’écriture cherche à serrer le réel au plus près, c’est-à-dire avec ce qu’il faut de tournures orales (« Les mots, les oiseaux, ensemble liés, fragiles, abîmés, décimés par nous, ça, je le ressentais très fort. Quand est-ce que tout avait commencé ? »), et d’images puissantes, étonnantes, mais tombant toujours justes : patiemment préparées, elles épousent les à-coups et les brusqueries d’un imaginaire cohérent (« une sorte de mélodie est entrée par la fenêtre. Elle avait un goût d’églantine plus prononcé que la veille, plus le goût du conditionnel, mais celui du conditionnel passé, de féerie à fond »).

Pour autant que l’on puisse ainsi réduire sa si foisonnante matière, disons que le roman entrelace deux grands thèmes : celui du vieillissement – et plus particulièrement du vieillissement en couple, du vieillissement amoureux, traité de manière à la fois pudique et poignante ; celui du désastre environnemental, moins figuré ici par le réchauffement climatique que par la disparition des espèces. L’un comme l’autre thèmes appellent des émotions contradictoires, successivement éprouvées, négociées comme sur une ligne de crête, qui vont de l’angoisse à la résignation, de la mélancolie à la joie, celle-ci l’emportant en général, car Un chien à ma table est un livre joyeux, qui semble dire que l’on ne peut pas parler de la vie (humaine, animale, voire végétale) autrement qu’avec joie. C’est donc un livre optimiste et réconfortant, malgré la gravité des questions en jeu, et malgré les « larmes dans les yeux » de l’explicit, qui n’abolissent rétrospectivement rien.

Un chien à ma table est un roman puissamment écologiste, et il l’est d’une manière proprement littéraire. Non seulement il utilise toutes les ressources poétiques de la langue, mais en outre il se place parfois, avec discrétion et retenue, à la frontière du mythe ou du conte, à la lisière du surnaturel, à l’orée du trouble ontologique – une très belle page convoque ainsi le souvenir d’un vieil Italien moustachu réapparu comme un fantôme ; une autre s’amuse à renvoyer à la fiction, c’est-à-dire au non-être, la maison même qu’habite le vieux couple. Mais surtout, le livre revient avec insistance sur le motif du changement d’espèce, de telle manière que l’on ne sache jamais trop à quel point il s’agit du simple fantasme d’une femme aux sens et à l’imagination aiguisés, et à quel point, dans quelle mesure, de quelle manière, la métamorphose a lieu. Toujours est-il qu’au contact de Yes, dans ses promenades, Sophie redécouvre le charme méconnu de la reptation et de la quadrupédie, ou encore qu’elle se sent se faire, puis se défaire, forêt : « j’ai le souvenir d’avoir clairement senti le système lymphatique des troncs, la ponctuation des bourgeons à venir, le réseau des racines me quitter, me laisser seule sur la rive ». Cette abolition de la distinction entre espèces est poussée jusqu’à des conséquences éthiquement problématiques – mais que la littérature a raison d’explorer –, jusqu’à l’indistinction (au nom de l’« interspécificité ») entre Grieg et Yes aux yeux de Sophie, jusqu’à l’équivalence à moitié suggérée entre zoophilie et pédophilie.

Aucune place, dans ces conditions, pour une écriture dogmatique. La précision très vite donnée selon laquelle Sophie est « carnassière » écarte rapidement le spectre de l’antispécisme pontifiant ; les contradictions assumées de sa posture minent toute tentative de théorisation poussée. Ainsi, comment adorer simultanément l’existence du renard et celle du lièvre, quand le premier emporte le second dans sa gueule ? Comment reconnaître comme ses « sœurs », au nom de la dignité de toute vie, les tiques qui infestent le ventre de Yes ? « Comment faire ? Il n’y a pas de solution. Pas la peine de chercher, il n’y a pas de solution. » Et en l’absence de solution, la littérature peut au moins inciter à un certain amour de la « marge », à un certain émerveillement indirectement mais profondément politique.

Je parlais plus haut de ligne de crête, de lisière, de frontière, d’orée : l’une des réussites du livre tient à cette manière qu’il a d’explorer le thème de la bordure, de la marge, de manière alternativement symbolique et concrète. La maison du vieux couple est dans une prairie en bordure d’une forêt, Sophie est au seuil de l’animalité – et vice-versa : c’est la chienne domestiquée qui ensauvage la femme – en même temps qu’elle est, à cause de son âge, au bord de la mort, comme le monde est au bord du désastre. L’imaginaire spatial du centre et de la marge permet en outre, à quelques reprises, de penser la situation similaire, parce que marginale, des animaux et des femmes, dans une tentative (peut-être pas complètement convaincante, même d’un pur point de vue littéraire) de produire un discours écoféministe : Sophie se revendique discrètement telle, assume le mot, puisqu’elle a un « slogan écoféministe » accroché dans sa chambre. Ce motif poétique de la frontière, en tout cas, constitue l’un des grands facteurs d’unité du roman, qui compense le parti-pris narratif de la digression, du débordement et de l’écart – bref, d’un foisonnement qui est celui-là même de la nature et de la vie.

Un chien à ma table s’impose donc comme l’un des très bons livres de cette rentrée littéraire. Il parle avec finesse, intelligence et poésie de grands problèmes propres à la fois à la condition humaine dans ce qu’elle a d’éternel et d’universel, et à la situation contemporaine de l’humain dans le monde et dans la nature ; cette manière qu’il a de faire résonner entre elles différentes dimensions, différentes temporalités, n’est pas ce qui contribue le moins à son charme.

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