Vous êtes originaire de Turin, ville piémontaise surplombée par le massif alpin. J’imagine que dès votre enfance, cela a créé un rapport particulier avec la Suisse voisine ?
Un rapport privilégié se crée toujours là où il y a des montagnes. Le romaniste et linguiste français Gaston Tuaillon dit que « les montagnes unissent plus qu’elles ne divisent » car les habitants de ces régions, par la marche, connaissent par cœur les voies de passages d’un territoire à un autre. Les montagnes ont été extrêmement utiles, du reste, lors de la Résistance afin de permettre le passage des partisans et des réfugiés de l’Italie à la Suisse romande. Cette proximité avec la Suisse a des racines historiques. À l’origine, les frontières du duché de Savoie arrivaient jusqu’à Carouge, « ville lumière » 1, extrêmement belle, qui avait été refondée par le duc catholique de Savoie pour faire face à la République de Genève qui soutenait la Réforme. Qui plus est, le Piémont possède une enclave protestante dans la vallée de Pignerol d’où les pasteurs allaient se former à Genève. Il y avait donc un rapport constant à la fois géographique, politique et religieux entre le duché Savoie et la Suisse romande. Pour le jeune que j’étais, contempler le panorama du Mont-Blanc depuis le sommet de la Tête d’Arpy – comme Horace-Bénédict de Saussure et d’autres l’avaient fait des siècles auparavant 2 – était une expérience marquante qui s’est approfondie quand j’ai été nommé professeur à Genève, à tout juste trente ans. Une manière d’« approcher la distance » qui m’est toujours chère, comme méthode et comme conscience de la limite.
C’est en 1976, lorsque vous obtenez votre premier poste d’enseignant à l’université de Genève, que vous vous familiarisez vraiment avec la Suisse. Dans quelle circonstance le jeune philologue italien que vous êtes alors se retrouve-t-il à occuper un tel poste en un tel lieu ?
C’est une anecdote qui nous rappelle le bénéfice que nous avons d’être, aujourd’hui, dans une Europe unie avec une stabilité monétaire. À l’époque, j’étais boursier au Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours et j’avais déjà publié quelques livres. Je voulais me spécialiser dans les rapports entre la Renaissance française et la Renaissance italienne. J’étais payé par l’Ambassade d’Italie en lires italiennes. Or au début de l’année 1976, il y a eu une dévaluation importante de la lire italienne, autour de 27 % par rapport au dollar (juste un peu moins par rapport au franc français). Je n’avais donc plus les moyens financiers de payer le loyer de l’appartement que je partageais avec mon épouse. Je me suis alors rendu chez le responsable de ce centre de recherches, le professeur André Stegmann, un homme plein d’ironie et très concret. Il m’a dit d’abord qu’il n’y pouvait rien et que – au pire – je devais rentrer à Turin. Une semaine plus tard, il est revenu vers moi avec l’annonce qui venait de paraître dans Le Monde d’un concours lancé par l’université de Genève pour recruter un professeur de littérature italienne. Il m’a alors dit sur le même ton complice et ironique que, si j’arrivais à être retenu pour participer aux auditions, l’université me paierait le voyage jusqu’à Genève. C’est donc grâce à une crise monétaire italienne que j’ai passé un concours à Genève où j’ai été reçu professeur titulaire. Je suis passé devant une commission exceptionnelle présidée par Jean Starobinski, au sein de laquelle siégeaient, pour le domaine de la littérature italienne, Maria Corti de l’université de Pavie et le directeur du département des « Langues et Littératures méditerranéennes et slaves » de l’époque, le grand spécialiste de littérature russe Georges Nivat avec lequel je suis resté très lié jusqu’à aujourd’hui.
Mon aventure suisse a commencé comme cela. J’étais tout jeune et l’université de Genève, dans laquelle j’ai enseigné, était pour moi un lieu de formation. C’était pour ainsi dire le Collège de France de l’époque : il y avait Jean Starobinski et Jean Rousset pour la littérature française, Bronisław Baczko pour l’histoire des Lumières, Michel Butor pour la littérature française contemporaine, Roger Dragonetti pour la littérature médiévale, George Steiner enseignait la littérature comparée… Presque chaque semestre, Roland Barthes ou Michel de Certeau venaient dispenser des cours. C’est cet immense foyer intellectuel qui m’a formé une deuxième fois. J’étais donc dans un département de civilisations « méditerranéennes et slaves ». Côte à côte se trouvaient le russe, l’arménien, le grec moderne, l’espagnol, l’italien, le ladin – la quatrième langue nationale suisse. Dans cet environnement, j’ai vraiment vécu une expérience de partage extraordinaire. Cette ouverture européenne m’a transmis l’idée qu’il ne fallait jamais cesser de bâtir l’Europe, une conviction qui me venait de la fréquentation de ces deux grands esprits, Starobinksi et Baczko, dont les familles avaient traversé les persécutions (Baczko avait été expulsé de Pologne en 1968, tout comme Zygmunt Bauman et Leszek Kołakowski). C’est dans ce contexte que j’ai formé ma conscience européenne. D’autant que Genève avait une vraie vocation pour cette mission, puisque –grâce à l’impulsion de Denis de Rougemont et de Jean Starobinski – étaient nées en 1946 les célèbres « Rencontres internationales de Genève » : il suffirait d’évoquer le premier colloque consacré à « l’esprit européen » et à ses participants (Julien Benda, Georges Bernanos, Fletcher Flora, Karl Jaspers, Jean Guéhenno, Stephen Spender, Denis de Rougemont, Jean-Rodolphe de Salis, Georg Lukács) ou encore celui de 1951 consacré à « la connaissance de l’homme au XXe siècle » en présence de Marcel Griaule, Henri Baruk, Maurice Merleau-Ponty, Jules Romains, Jean Daniélou, Charles Westphal, José Ortega y Gasset, Ernest Labrousse, Denis de Rougemont, Georg Lukács…
Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Jean Starobinski ?
La personnalité de Jean Starobinski a été essentielle dans ma formation. Il savait allier l’histoire des idées et la stylistique la plus fine, il était toujours à l’écoute du texte. Il avait cette capacité de mettre le texte en tension, notamment dans son volume Action et Réaction, où il déploie les raisons d’un équilibre à trouver – dans les sciences et dans la vie de l’esprit – entre l’impulsion qui vient d’un côté et la réaction qui vient de l’autre. Jean Starobinski savait être le contemplateur de la « Beauté du monde » en le saisissant dans tous ses aspects, en le mettant à distance, par exemple dans son magnifique volume sur Montaigne ou dans celui sur Montesquieu. Il savait également accepter le défi du désordre du monde : pensons à l’un de ses chefs d’œuvre, Trois Fureurs. Sa conscience de la musique lui a fait écrire des pages admirables sur le Dictionnaire de musique de Rousseau. Les enchanteresses est également un essai inoubliable où on retrouve son goût pour l’harmonie, le rythme et sa fascination pour le XVIIIe siècle d’avant la Révolution. Il était vraiment un Weltman dont l’esprit universel transparaît dans son livre L’invention de la liberté. 1700-1789 (1966).
Il savait, en même temps, se consacrer à la partie en ombre de l’aventure humaine. Dans La Beauté du monde – les essais non recueillis par l’auteur en volume, que Martin Rueff a réunis – il y a 200 pages sur Baudelaire, l’un des auteurs secrets de Starobinski. Je pense surtout à l’article magnifique, « Les rimes du vide », où il est question de la manière dont Baudelaire fait rimer le mot « vide » avec « avide » (« Horreur sympathique »). Si nous ajoutons La Mélancolie au miroir : trois lectures de Baudelaire (1989) et L’Encre de la mélancolie (2012), nous verrons comment, autour de Baudelaire, s’esquissent les thèmes porteurs des poétiques de la modernité, l’horreur du présent, la nostalgie de l’origine, la conscience d’un Mal sans remèdes : « Et nous alimentons nos aimables remords » (Les Fleurs du Mal, « Au Lecteur »). S’esquisse, encore une fois, chez Starobinski, un contre-jour constant, la pulsion et une réponse à la pulsion, l’ordre apparent et le désordre sous-jacent, maîtrisés par la conscience de la profondeur et de la vanité de la parole : tout comme dans l’essai « Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure », ou encore dans ses remarques sur l’exergue de Virgile que Freud inscrit au commencement de L’Interprétation du rêve : « Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo » (Énéide). Il y avait chez Jean Starobinski un grand amour de l’Italie qui se manifeste dans ses essais sur Calvino ou sur les peintres italiens comme Piazzetta. Se faisaient jour chez lui une élégance d’esprit et une finesse de goût inégalées : une « Largesse » (1994) qui embrassait le monde.
Une autre figure marquante de votre séjour genevois est celle de Bronisław Baczko.
Dans ses travaux, Baczko arrive à penser à la fois le côté utopique des Lumières et leur partie sombre : comment peut-on admettre le mal dans un système qui est fait pour le bonheur ? Son livre Job, mon ami. Promesses du bonheur et fatalité du mal (1997) m’a profondément marqué plus encore que Lumières de l’utopie. C’est un grand essai sur la condition humaine, à mon sens l’un des plus profonds que j’ai pu lire. Comment à l’époque des Lumières, une pensée vouée au bonheur, peut-on prendre en charge le malheur et le mal de vivre ? : « Que des humains Job soit fatalement l’ami et le prochain, les Lumières le constatent, avec difficulté toutefois. Notre siècle finissant a relativisé les valeurs et banalisé le mal à l’excès. Il nous est difficile de comprendre combien et pourquoi le mal, physique et moral, fut un scandale intellectuel et social » écrit Baczko dans l’Avant-propos.Il était aussi finement ironique. Il me disait : « nous nous sommes battus, nous avons fabriqué l’Europe et maintenant la première chose qu’elle fait, c’est de se partager encore. Au lieu de s’unir, elle se divise ». Il se référait à la séparation de la Tchécoslovaquie entre Tchéquie et Slovaquie qui a eu lieu en 1992, juste après la fin de l’Union soviétique (1991). Ces tensions ont continué et s’approfondissent. En Espagne certains hommes politiques sont allés en prison à cause de la rupture entre les mondes catalan et castillan ; en Belgique, il y a une division admise sous l’unité assurée par la monarchie entre les Flamands et les Wallons ; en France, les revendications de langues régionales se multiplient. Une réaction au besoin d’unité se fait sentir partout en Europe, même au-delà des frontières de la Communauté : il suffirait de penser, au Royaume-Uni, aux dissensions de la Northern Ireland et de l’Écosse par rapport au Brexit.
En quoi la Suisse constitue-t-elle un observatoire privilégié pour mesurer ces phénomènes d’union et de désunion européennes ?
Les 27 pays qui forment l’Union européenne me font penser aux 26 cantons de la Suisse qui, malgré les quatre langues et les religions et confessions multiples qui y sont pratiqués, forment un pays qui fonctionne bien dans son unité. Il est important de revenir à cette comparaison pour mieux concevoir l’Europe. L’exemple suisse montre qu’il faut admettre une souplesse et une pluralité d’approches que la Commission européenne a parfois tendance à oublier dans sa soif de standardiser. Le modèle suisse nous rappelle, par ailleurs, que la monnaie unique (l’euro) ne suffit pas ; il faudrait aussi avoir une seule armée (la guerre en Ukraine le montre d’une manière aiguë) et une politique étrangère commune. Et même sur le plan strictement culturel, c’est l’Unesco – plutôt que la Communauté – qui se charge, pour l’Europe, de la promotion des lieux typiques, des monuments et des biens immatériels. L’Europe de la culture a été formée par l’esprit Unesco. Il y a une manière française de nous le rappeler, à savoir : « tout ce qui est universel est aussi français » (c’est pourquoi nous trouvons inscrits aux « Célébrations nationales » aussi bien saint Augustin que Michel Servet). Cet universalisme nous est nécessaire, mais il faut l’enrichir avec les accents, les piments même, des « lieux de l’ordinaire » de la vie. C’est pourquoi, prendre pour exemple – de temps en temps – le système suisse peut nous être utile, précisément quant à la gestion des différences de langues, de religions, de traditions et de rapports entre la campagne et les villes.
La Suisse peut également servir d’exemple pour répondre au malaise exprimé par nombre de citoyens européens à l’égard de la politique communautaire. Une fragmentation exacerbée de la représentation politique se fait ressentir dans les Parlements, comme si on n’avait pas de lieu propre pour la représentation directe, qui est remplacée parfois par des mouvements qui se manifestent de manière spontanée, comme les « gilets jaunes » en France ou le « mouvement des sardines » en Italie. On sent qu’on a besoin d’un instrument qui puisse être utilisé pour une démocratie directe locale, en plus des instances de médiation nationales et européennes. Avec ses cantons relativement petits, ses référendums locaux, la Suisse a un poumon de respiration pour cette participation locale qui permet de rendre le citoyen responsable du « bien commun », lequel doit être concrètement visible. Dans nos pays, nous voyons que le taux de participation aux élections s’affaiblit de plus en plus, souvent on n’arrive même plus au taux de 50 % des ayants droit, ce qui n’est pas sain pour le fonctionnement d’une vraie démocratie. Ce système suisse de consultation régulière, même si peu de référendums locaux sont finalement acceptés par l’ensemble des cantons, est « pédagogiquement » utile. L’important est de maintenir une certaine tension et responsabilité du citoyen par rapport à la chose publique. Cela me semble capital.
Nous avons encore assisté récemment, en 2021, à la conclusion pacifique d’un différend séculaire par le recours à un référendum : le détachement de la ville de Moutier du canton de Berne pour se rallier au canton du Jura. Lorsque j’étais à Genève, j’ai vécu en 1979 la naissance du canton du Jura qui s’était séparé par référendum du canton de Berne pour des raisons linguistiques – les Jurassiens sont francophones alors que le canton de Berne est majoritairement allémanique – et religieuses – car le canton du Jura est plutôt catholique alors que le canton de Berne est réformé –. J’avais à cette époque à l’université de Genève des élèves jurassiens qui choisissaient d’étudier le français pour insister sur l’aspect francophone de leur canton et l’italien pour marquer leur appartenance romane. Ces exemples nous rappellent que l’exercice de la démocratie est extrêmement difficile mais efficace. Il ne faut rien oublier, surtout le fait que les langues, les religions et les traditions sont des réalités extrêmement fortes et enracinées. On les sous-estime sous l’effet de la sécularisation et de l’anglicisation du monde, mais les résistances des traditions locales demeurent fortes et ne doivent pas être négligées. L’idéal serait que chaque enfant puisse parler sa langue maternelle, même si c’est un patois, une langue nationale et au moins une ou deux langues européennes, parce qu’autrement l’unité européenne sera toujours artificielle.
Si la Suisse peut donc constituer un modèle pour l’Europe, le paradoxe est toutefois qu’elle s’est elle-même tenue à l’écart de la construction européenne.
Cela s’explique par des raisons historiques – l’unité suisse s’est faite lentement – mais aussi politiques. Le Comité international de la Croix Rouge (CICR), qui est autorisé à visiter les prisonniers dans les pays en guerre, ne peut remplir son rôle que parce qu’il a son siège en Suisse et que la Suisse est neutre d’un point de vue international. Fondé à Genève en 1863, le CICR est une « organisation impartiale, neutre et indépendante » qui s’emploie à remplir la « mission exclusivement humanitaire de protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et d’autres situations de violence, et de leur porter assistance ». Cependant, la crise ukrainienne qui est en cours a poussé l’actuel président de la Confédération à admettre la possibilité d’avoir des rapports et des consultations plus étroites avec l’Otan, ce qui est tout à fait nouveau pour la Suisse. La Suisse a même partiellement participé aux sanctions établies par l’Union européenne pour contrer l’invasion russe de l’Ukraine.
Revenons en 1976 lorsque vous découvrez vraiment la Suisse. Quelles sont vos premières impressions ?
J’ai des souvenirs marquants de cet apprentissage. D’abord il faut distinguer entre Genève vieille ville, la tradition des libertés et du calvinisme, et les communes alentour qui étaient de plus en plus habitées par des immigrés espagnols, portugais, italiens et français. Je suis arrivé à la période où les mœurs commençaient à changer. Mon doyen, Jean-Claude Favez, qui était un homme extrêmement averti, m’expliquait que certains légumes et crudités ne sont entrés à Genève (des « friarelli » – brocoli-rave – aux « puntarelle ») qu’à partir de la première vague d’immigration italienne après la Seconde Guerre mondiale. Par réaction, existent toujours des mesures de sur-tutelle du produit suisse. Par exemple, on ne pouvait acheter de la viande en France que dans la mesure 500 grammes. À partir de 500 grammes, le surplus pouvait être confisqué à la douane – ce qui m’est arrivé du reste une fois –. Tout cela faisait partie des règles qui paraissaient étranges et décalées à un homme comme moi qui venait d’une Europe en train d’abaisser ses frontières.
Il y avait aussi – et il y a toujours, au moins à Genève – une grande tradition venant de Piaget qui se traduisait par un culte de l’éducation enfantine. Ma fille aînée a gardé un souvenir éblouissant de ses apprentissages à l’école primaire à Onex, où il y avait une grande ludothèque, où on pouvait peindre sur les murs qui étaient remis à neuf tous les deux mois. Tout cela a été extrêmement important pour nourrir les critères du comportement public, que je résumerais sous l’emblème de la « respiration ». Il y a toujours un va et vient : on ne peut pas expirer ou inspirer seulement, sinon on meurt. Il doit toujours y avoir un rythme, un balancement, des gestes simples, cohérents, continus.
Vous avez quitté votre poste à l’université de Genève en 1982, mais vous avez depuis continué à fréquenter assidûment la Suisse. Quel est votre usage de la Suisse ?
J’ai noué en Suisse romande de grandes amitiés, tout d’abord avec mon ancien doyen, Jean-Claude Favez, qui avait un goût du débat honnête, un esprit libre, l’idée d’une université où le respect de l’autre était la première garantie de la liberté. J’ai conservé de nombreuses autres amitiés fidèles après mon départ. Michel Butor est venu un mois à Padoue où j’enseignais désormais, et nous nous sommes retrouvés plusieurs fois ensuite, de la Romagne à Aubervilliers et au Collège de France 3. J’ai reçu aussi George Steiner et Jean Rousset à Turin, j’ai continué à être très lié avec Michel Jeanneret ; Jean Starobinski a donné plusieurs fois des cours à la fondation Giorgio Cini à Venise. Je dirais donc que ce caractère de confiance et d’amitié est ce qui me reste de plus cher de ces années genevoises.
L’aspect recueilli de la ville a favorisé ces liens directs, par exemple avec François Bovon, qui était professeur de Nouveau Testament à la faculté de théologie protestante de l’université de Genève, avec qui j’ai eu un rapport extraordinaire. Nous avions caressé le projet de trouver un professeur – sur chaire annuelle – de patristique car les réformés (disait-il) avaient trop tendance à penser que tout était né avec Calvin. On a alors réfléchi pour finalement oser quelque chose d’incroyable à l’époque. Je lui ai dit qu’il y avait un de mes bons amis universitaires qui pouvait se charger de cet enseignement, mais qu’il présentait un petit défaut pour la « vieille ville » : il était évêque de Turin et même cardinal. François Bovon et le cardinal Michele Pellegrino étaient tous deux très liés à Oscar Cullmann, un grand penseur de la théologie réformée, qui avait écrit un livre magnifique Christ et le temps. Temps et Histoire dans le christianisme primitif (1946). On a alors établi un parcours qui liait constamment l’aspect politique et l’aspect religieux pour aborder l’idée de « peuple de Dieu » chez les pères de l’Église. Cette primauté du peuple de Dieu est une idée de la patristique qui a été valorisée par la Réforme et qui est rentrée dans l’Église catholique avec le concile Vatican II. C’était donc un élément de fond qui unissait profondément ce parcours. Ce fut une très belle expérience 4. Plus tard, François Bovon est parti à Divinity School à Harvard et je regrette de n’avoir eu que six ans avec lui pour partager nos expériences.
Votre séjour suisse a également été l’occasion d’une découverte de la littérature de ce pays.
Nous vivions dans un contexte pleinement littéraire grâce à la présence de Michel Butor. La littérature comme création – avant même qu’exégèse – était alors un élément fondamental. Je venais de publier un volume de 500 pages sur l’expérience poétique de Giuseppe Ungaretti entre la France et l’Italie. Or les poèmes d’Ungaretti avaient été traduits en français par Philippe Jaccottet. Par ailleurs, Starobinski et Baczko avaient souligné puissamment les aspects suisses de la formation de Rousseau, son expérience savoisienne, son séjour turinois. Il y avait aussi une continuité fondamentale de l’expérience réformée et de l’héritage des grands penseurs et écrivains qui étaient passés par la Suisse. Je ne peux pas oublier qu’Érasme a décidé de finir ses jours à Bâle comme dernier refuge – au XVIème siècle – de l’humanisme, de l’imprimerie, de la tradition latine et grecque.
Je voudrais aussi souligner le rôle qu’a joué dans ma formation Max Picard (1888-1965), allemand de naissance mais qui a passé toute sa vie, à partir des années 1920, au Tessin. Médecin, philosophe, écrivain, historien des arts, il a laissé une œuvre essentielle de méditation sur la condition humaine. Ses grandes fresques : Le monde du silence, Le dernier homme, L’homme du néant, La fuite devant Dieu sont encore des vrais points de repère – comme déjà l’avaient remarqué Hermann Hesse et Gabriel Marcel – pour l’homme d’aujourd’hui. En venant au Tessin, il me faut évoquer mon amitié avec l’architecte et créateur de formes capables d’abriter la dignité de l’homme, Mario Botta. Il suffira de mentionner ici l’église de San Giovanni Battista, située dans le village alpin de Mogno, dans le canton du Tessin. Elle a été construite entre 1994 et 1996 sur le site d’une ancienne église, qui avait été rasée par une avalanche en 1986. Les habitants du village voulaient retrouver leur église et Mario Botta, en devançant les désirs de cette communauté, a bâti un foyer lumineux de paix universelle. Ce seul monument vaut une visite aux vallées du Tessin.
Le philologue que vous êtes devait également être attentif au français qu’on parle en Suisse. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur cette langue ? Qu’a-t-elle de différent de celle que l’on parle en France ?
Pour le français de Suisse, il faut dire ce que Harald Weinrich rappelait, dans ses poèmes de ce titre : « Sag schibboleth ». Ce terme « schibboleth », tiré de la tradition juive, signale un mot qui ne peut être utilisé – ou prononcé – correctement que par les membres d’un groupe défini. Il révèle l’appartenance d’une personne à un groupe national, social, professionnel. Chacun de nous a son « schibboleth ». Nous pourrions dire la même chose du français des cantons romands de Suisse : il y a un français genevois, valaisan, neuchâtelois, fribourgeois et jurassien. On peut tout de suite constater qu’il y a une prononciation plus ralentie par rapport au français rapide et tendu de la région parisienne. Comme en Belgique, il y a certaines différences lexicales : l’usage, par exemple, de « septante » plutôt que « soixante-dix » ou de « huitante » plutôt que « quatre-vingts ». Certains termes locaux ont du reste été colportés par ces grandes agences à la fois commerciales et linguistiques que sont Migros et Coop. Migros notamment possède des hebdomadaires qui ont favorisé ce colportage de mots d’une tradition à l’autre de la Suisse. Dans la Suisse allémanique, on parle un allemand plus éloigné de celui parlé en Allemagne que ne l’est le français romand du français de France.
Et qu’en est-il de l’italien parlé au Tessin ?
L’italien du Tessin est une variante du lombard parlé au nord de la Lombardie, notamment à Côme et à Varese. D’autre part, il y a l’italien des Grisons, parlé notamment dans les vallées de Poschiavo et Bregaglia. Dans les Grisons, on parle l’allemand, l’italien et le ladin. C’est un mélange extrêmement intéressant. Ces vallées étaient justement une terre de refuge à partir du XVIe siècle pour les minorités réformées. Il ne faut pas oublier cet aspect de mélange, de migrations, lorsque nous pensons à la Suisse. Il ne s’agit point de caresser les idiolectes. Au contraire de reconnaître ce qu’il y a d’universel dans une expérience singulière. Il m’est arrivé de publier la seule traduction en langue italienne des Biblische Geschichten : Für die Jugend bearbeitet de Johann Peter Hebel (1824), petit joyau de sagesse qui fut aimé par Kafka et Ernst Bloch, par Benjamin et Scholem, Adorno et Canetti. Ces brefs récits bibliques pour la jeunesse, pleins de sagesse et de de finesse, furent traduits en langue italienne, déjà en 1828-1829, précisément pour éduquer les jeunes de ces vallées reformées et restent un monument important d’humanisme et d’irénisme conciliateur 5.
D’autre part, évoquant encore une fois un détail qui garde en soi l’universel, je voudrais revenir à une expérience tessinoise. On m’avait demandé de fonder un Institut d’études italiennes à Lugano, un lieu de formation universitaire spécifique qui manquait dans la Suisse italienne. Au Tessin, sur une population d’environ 350 000 habitants, il y a près de 90 nationalités différentes. On comprend alors à quel point la conscience de la pluralité est importante. J’avais obtenu de la Confédération helvétique – à titre de soutien et d’encouragement – des bourses de master pour des jeunes venant de pays qui avaient souffert. Je me souviens de trois filles originaires respectivement de Hanoï, d’Arménie et d’Ukraine. Quand je les ai rencontrées séparément, j’ai constaté qu’elles parlaient un italien parfait. Je leur ai alors proposé, puisque deux ans de permis de séjour ne leur permettaient pas de s’intégrer pleinement dans la littérature italienne, de traduire en italien le roman qui représentait l’idéal de la liberté dans leur formation. Ce fut une expérience émouvante. Les trois traductions ont été publiées en italien, deux rapidement, l’autre cette année 6.
Effectivement, la récente invasion de l’Ukraine m’a rappelé le travail de cette jeune étudiante ukrainienne, Mariia Semegen, qui avait traduit le premier roman consacré, dès 1934, à l’Holodomor, l’extermination que Staline avait planifiée contre les « koulaks » ukrainiens – plus que quatre millions de morts en 1933 : un vrai génocide. J’ai décidé de reprendre ce roman qui vient de reparaître. C’est un travail important car nous avons des témoignages, comme celui de Vassili Grossman, mais rédigés après coup, trente ans après les faits. Des petits gestes, comme la possibilité de jouir de bourses d’étude, ouvrent soudainement sur l’histoire universelle : ce qui compte est, toujours, le principe de chercher la vérité par la profondeur.
Pour terminer, pouvez-vous nous évoquer un lieu suisse qui vous est particulièrement cher ?
En arrivant en Suisse, j’avais visité le château et la commanderie de Compesières, près de Bardonnex, à la frontière entre le canton de Genève et la France. Sur la cheminée de ce château ancien qui appartenait à l’ordre de Malte, il y a un adage qui est devenu mon emblème, ma devise : « ubi parta res, ibi quiescat » (« là où une chose est née, qu’elle trouve sa paix et son accomplissement »). Même si j’ai longuement voyagé en faisant ma carrière universitaire comme on la faisait au Moyen Age (Tours, Genève, Padoue, Turin, Paris : je reste un clericus vagans), je pense néanmoins que l’on ne peut voyager que si l’on a un centre autour duquel on puisse pivoter. Autrement ce serait de l’errance. Ce centre essentiel est bien représenté par cet adage.
Dans mon cas, le grand livre de Gabriel Le Bras, L’Église et le village (1976) reste encore fondamental. Que l’on lise les premières pages de cette œuvre au style admirable : « Modeste rassemblement dans l’immensité de la plaine ou les plissements des monts, le village résume et assume la vie de la grande majorité des terroirs et d’une part considérable de la population de France. Nous ne retiendrons ici que sa fonction religieuse, accomplie et symbolisée par l’église. Considérons tour à tour le triple halo qui entoure le clocher : village, paroisse, univers… ». Cela fait prendre conscience du fait que ce qui manque à nos sociétés très urbanisées, c’est la respiration des choses simples, de la campagne qui harmonise avec les saisons et la nature. La vie simple entourée d’objets ordinaires, quotidiens, « Le Parti pris des choses » pour rappeler le superbe recueil de poèmes de Francis Ponge (1942) nous conduit vraiment à l’« essentiel ». Or l’essentiel – je me réfère au principe que j’ai développé dans ma « Leçon de clôture » au Collège de France 7 – est le fruit du discernement, à savoir de la capacité de séparer le fondamental du provisoire et de l’événementiel. On oublie que la « distinction » vient étymologiquement de distinctio, de la capacité à distinguer. La personne la plus distinguée, la plus raffinée n’est pas forcément celle qui a le plus de moyens, de biens disponibles, mais celle qui a la capacité de distinguer. Et pour distinguer, il faut savoir reconnaître, analyser, mettre de l’ordre dans les différentes espèces et expériences. Certes il faut « herboriser », comme Rousseau et Goethe l’ont fait, pour arriver à la description correcte d’un objet et pour distinguer, reconnaître et conserver ; tout en sachant que le soin de la précision et le goût de la distinction n’arrivent pas à dépasser les limites du « mot ».
C’est pourquoi, pour conclure, il faut viser avec soin l’« essentiel » et le « détail » et pallier leurs limites par l’analogie, comme le Linné françois nous le suggère : « Convaincus qu’il fallait connoître les bornes de la mémoire de leurs élèves, ils [les Naturalistes grecs] n’imaginoient pas autant de substantifs et d’adjectifs qu’ils reconnossoient d’espèces et d’attributs dans les animaux et les végétaux, etc. ; mais ils savoient d’une manière très-philosophique désigner chaque espèce et ses attributs caractéristiques par les sujets déjà connus du vulgaire, avec lesquels ces espèces et ces attributs avoient quelque analogie. Par exemple, s’ils vouloient signaler une plante monopétale à cinq semences nues au fond du calice, ils annonçoient la ressemblance de la famille de cette plante avec la langue d’un chien, et l’appeloient Cynoglosse ou Langue de chien » 8.
Le soin du détail et l’élan de l’analogie 9 sont déjà, un petit peu – m’a appris mon expérience en Suisse – la conscience de l’univers, son « omégalisation » 10.
Sources
- Barbara Bertini Casadio et alii, Bâtir une ville au siècle des Lumières : Carouge : modèles et réalités, Turin, Archivio di Stato, 1986.
- Michel Jullien et Jacques Perret, Mont-Blanc. Premières ascensions, 1770-1904, Éditions du Mont-Blanc, 2012.
- Michel Butor et Carlo Ossola, Conversation sur le temps, Paris, Éditions de la Différence, 2012.
- Michele Pellegrino, Le peuple de Dieu et ses pasteurs dans la patristique latine, Préface de François Bovon, Témoignage de Georges Cottier, avec une Note de Carlo Ossola, Florence, Olschki, 2014.
- Johann Peter Hebel, Storie bibliche, Introduction de C. Ossola, Florence, Olschki, 2020.
- Eghisce Ciarenz, Paese Nairì : 1921-1924, traduction de Hasmik Vardanyan, Empoli, Ibiskos Ulivieri, 2013 ; Vũ Trọng Phụng, Il gioco indiscreto di Xuan, traduction et notes de Thuy Hien Le, Milan, O barra O, 2012 ; Ulas Samchuk, Maria. Cronaca di una vita, traduction de Mariia Semegen, Florence, Edizioni Clichy, 2022.
- Carlo Ossola, Nœuds. Figures de l’essentiel, Paris, Collège de France, 2021.
- [Carl von Linné], Linné françois, ou Tableau du règne végétal d’après les principes et le texte de cet illustre naturaliste, Montpellier, chez Auguste Seguin, 1809, tome I : Introduction, p. XXVII.
- Arthur O. Lovejoy, The Great chain of being, a study of the history of an idea, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1942 ; voir aussi Hans Blumenberg, Paradigmes pour une métaphorologie, 1999 ; trad. fr., Paris, Vrin, 2006.
- La formule appartient à Pierre Teilhard de Chardin : il faut « promouvoir en soi et autour de soi – par toute la surface et toute la profondeur du Réel – l’unification (et donc la prise de conscience) de l’Univers sur son Centre profond ; le geste total et totalisant (qu’on me passe le mot – je n’en trouve pas d’autre) de l’omégalisation » (Œuvres, vol. VII : L’Activation de l’énergie, Paris, Seuil, 1963, p. 62-63).