Du terrier aux Champs-Élysées
« Pas toujours, bien sûr, mais volontiers et pour des motifs de toutes sortes, on aime rentrer et quelquefois rester chez soi ou, comme on dit même si la locution paraît de nos jours souvent presque emphatique, "à la maison". » Ce texte de Jacques Réda est publié dans le cadre de notre série en partenariat avec Le Visiteur.
- Auteur
- Jacques Réda •
- Image
- Plan de la ville de Paris et de ses faubourgs dédié au roi, par Jaillot (1748) © BnF
Pas toujours, bien sûr, mais volontiers et pour des motifs de toutes sortes, on aime rentrer et quelquefois rester chez soi ou, comme on dit même si la locution paraît de nos jours souvent presque emphatique, « à la maison ».
Quel que puisse être son caractère, le logement que l’on occupe constitue, après le corps, notre seconde enveloppe, la troisième étant l’endroit où, parmi beaucoup d’autres, il se trouve situé, et la quatrième, l’espace que délimite l’atmosphère de notre planète. C’est-à-dire l’espace commun à toutes les espèces vivantes, et où la nôtre a rendu à la fois plus étroites, plus complexes et plus problématiques les rapports de sa société.
Les espaces proprement publics sont le lieu où, sortis de la seconde enveloppe qu’ils réintégreront, les corps individuels se rencontrent et entrent en contact selon une hiérarchie de nécessités qui va de l’obligation vitale (travailler ou chercher du travail, se nourrir et veiller à l’ensemble de sa subsistance), à une activité d’apparence indéfinissable mais qui possède sa propre échelle de déterminations, entre la pure flânerie solitaire et le besoin instinctif de communiquer avec autrui. Pour ne rien dire des rapports amoureux.
Le flâneur savoure à la fois sa différence et son appartenance. Vient-il à dialoguer, il y puise bientôt des raisons de justifier l’une ou l’autre, puis de vouloir les faire partager par son interlocuteur. Et la politique commence.
Dans l’incapacité d’adopter un point de vue objectif où je ne peux prétendre me placer faute de savoir précis en de nombreux domaines, j’entrerai plutôt en flâneur dans l’Espace public, en y promenant la foule de souvenirs personnels qui en permanence m’accompagnent et ont influencé sans remède le strabisme de mes yeux.
Il me semble qu’il existe des espaces semi-publics où débute notre apprentissage : la famille, l’école, le milieu, urbain ou rural, où ils se situent, et dans certains cas – ce fut le mien –, l’église, c’est-à-dire l’éducation et l’enseignement religieux. Si je les distingue, c’est que mon éducation familiale fut à cet égard superficielle et sans contrainte, à une époque (les années 1930) où un petit nombre de pratiques vite facultatives manifestaient à suffisance l’adhésion à une foi. On ne m’eût certes pas enseigné le contraire, mais on s’en remettait pour le reste aux prêtres plus ou moins routiniers chargés du catéchisme.
Les imprévus de la guerre ont fait que plus tard, on dût me placer pour plusieurs années dans un internat où, à l’inverse, j’ai connu les rigueurs d’une règle quasiment monastique. En l’absence de la vocation qui, en principe, conduit à s’y plier, on s’y préoccupait non seulement de la parfaite observation de ces règles, mais aussi de l’accord profond que leur sens trouvait dans l’intériorité de chacun. En plus de sa qualité particulière et dont je ne retrouverais jamais ailleurs l’équivalent, l’enseignement strictement scolaire en était lui-même pénétré d’une sorte de dévotieuse buée.
J’avais pourtant connu d’abord un monde où, consommée, la séparation des pouvoirs – le temporel et le spirituel –, paraissait n’avoir pas compromis leur équilibre, et il en résultait un ordre dont le symbole éclatant avait été pour moi la sonnerie « aux champs » exécutée par clairons et tambours au moment de l’élévation dans la majestueuse église où, avant une étape chez le pâtissier, j’assistais avec ma mère à la messe dominicale. Dieu, la patrie et l’éclair au chocolat formaient une triade homogène. On payait l’un en prières et l’autre avec cent sous, et l’on s’acquitterait de notre dette envers la seconde en revêtant, le jour venu, le casque des dragons, désormais par malheur dépourvu de son cimier et de sa crinière.
Sa garnison de cavalerie n’était pas la moindre source de prospérité pour cette ville de modeste importance, devenue place stratégique entre 1871 et 1914, et dont bien un tiers de la superficie était couvert par des casernes. Autre espace semi-public où l’on n’accéderait qu’à la majorité, elles détenaient (comme l’église, sans tout à fait le dévoiler, n’exhibait son mystère qu’en certaines circonstances : la messe, les vêpres) les casernes, fermées à toute profane curiosité, exposaient une partie du leur lors de parades et de prises d’armes ou, plus furtivement, dans les rues où, au petit trot, passait parfois un peloton se rendant à l’exercice.
Et, comme celui de l’église avec de l’encens et des grandes orgues, le mystère des casernes, sans pour autant se livrer, se présentait parfois sous une forme sonore voire olfactive : tantôt au petit jour avec les trompettes de la diane, et tantôt le long des écuries aux lucarnes en demi-lune, quand en même temps que leurs ébrouements ou qu’un claquement de sabot, montait la puissante odeur épicée mais secrètement parfumée des chevaux.
Tel était l’ordre : immuable, bien que ces détails parussent moins le menacer qu’échapper à sa vigilance en répercutant un écho d’une région sur laquelle il n’avait aucune prise certaine, à moins qu’il ne semblât de lui-même se relâcher. Alors après le silence et la sortie en rangs des classes, il tolérait la subite et longue explosion de la récré, et chaque soir, placidement résignée, la déambulation des dragons en « quartier libre ». Et ceux que l’on avait vus plus dociles à leur alignement rigide que des soldats de plomb, traînaient alors la botte comme les rescapés d’une armée en déroute. Les gens convenables changeaient de trottoir devant certains bistros où, pour oublier leur débâcle, ces traînards tapageaient parfois jusqu’à l’émeute vite éteinte par la prévôté.
Mais il y avait encore, dans cette ville, des espaces publics tout à fait étrangers à ces notions d’ordre et de désordre. C’était d’abord, dans le prolongement de son château du xviiie siècle, le grand parc municipal dont les principales allées rectilignes laissaient de part et d’autre intacts quelques bosquets d’une densité ombreuse et presque forestière : on y pressentait le résultat d’un ordre qui s’était librement et parfois, eût-on pu croire, anarchiquement établi de lui-même, sans le moindre effort, sans autre intention que croître. Ainsi, avec une fierté instinctive, se voyait-on grandir de mois en mois sous la toise maternelle improvisée contre le chambranle d’une porte.
Plus loin et à l’opposé du château, le portail du parc s’ouvrait sur l’étendue immense du Champ de Mars qui, sans un accident de terrain, sans la moindre construction et sans un arbre, fuyait jusqu’à un village presque inconsistant dans la vibration de la lumière ou de la poussière rarement soulevée par les manœuvres d’un escadron. Si bien que la notion même de lointain s’y diluait et que cet horizon pouvait sembler fictif ou sans limite, et courir jusqu’aux steppes de l’Asie centrale, sous le galop de cavaliers tartares et de Michel Strogoff.
Je n’aurais alors su dire que le Champ de Mars était un espace métaphysique, une représentation concrète de l’infini. Mais j’y éprouvais certainement sa présence comme celle d’une cinquième et dernière enveloppe pourtant insituable.
Cette impression, je devais par la suite la rapprocher de celle qu’à la même époque je ressentis certain jour d’été en montant la garde. C’est-à-dire que je m’étais planté en haut d’un escalier extérieur dominant la cour commune à deux immeubles de la rue où nous habitions. Accoutumés aux lubies sans conséquence des gosses, aucun des voisins qui passaient dans la cour – l’épicier, la buraliste, la repasseuse – ne s’inquiéta de savoir ce que je fabriquais là, figé depuis un quart d’heure. Je veillais, imitant les dragons qui, à la porte des casernes, semblaient rester en faction devant rien. Puis tout à coup – et c’est bien sûr seulement maintenant qu’ainsi je l’interprète –, le ciel tout à fait pur et sans intensité lumineuse particulière que je fixais, exécuta une sorte de petite danse, un très bref entrechat, comme une sorte d’échange mutuel entre rien et rien dont j’avais été par hasard le point de rencontre. D’où a procédé la conception que je me fais de l’infini en tant que contenant et contenu du fini soluble dans ce remous indiscontinu qui les brasse. Nous l’appelons aussi le Temps et, selon une échelle qui varie de l’individu à l’espèce, nous en graduons le passage sur le chambranle d’une porte dont la dernière s’ouvre sur ce rien en permanence actif. La vie et, dans un sens plus large, l’énergie qui en a fait une conséquence de l’évolution de la matière, ont en quelque sorte décomposé dans sa multiple chorégraphie cet entrechat, ce battement fondamental d’un échange réciproque et concomitant : simultanément il retire ce qu’il donne, offre ce qu’il reprend. Il s’agit bien d’une danse.
Devant la plupart des spectacles de la nature, faute de trouver les mots ou d’autres moyens de traduire l’exaltation qu’ils m’inspiraient et peut-être m’auraient permis de la comprendre, c’est-à-dire de la soumettre à l’ordre d’une quelconque forme de géométrie ou de syntaxe, j’ai dansé. Mieux vaudrait dire que j’ai été dansé et qu’alors, faute de comprendre, je me suis su compris, et dans les divers sens de ce verbe. Quant aux spectacles naturels, je n’en exclus pas la part souvent très élaborée due à l’activité humaine. Voués à l’utile le plus profane ou le plus agréable aux dieux, les monuments – granges ou châteaux, temples, usines –, ne sont réputés beaux que si leur équilibre ou leur élan paraissent, comme ceux d’un paysage naturel, répondre à une immémoriale nécessité, même lorsqu’elle n’est que notre besoin vital d’affronter, et jusqu’à la démesure, le Temps qui les ruinera. En ce cas il entre, dans l’appréciation de la beauté, une nuance d’orgueil ou tout au moins d’espoir d’avoir emporté sur le Temps une victoire dont l’affaire de Babel symbolise la précarité.
L’élan des flèches des cathédrales gothiques fusant comme l’oraison jaculatoire, et l’équilibre du temple grec célébrant le divin par le jeu raisonné des nombres, manifestent deux manières d’établir un rapport d’ordre harmonieux entre l’humain et sa transcendance. Le surgissement minéral du bouquet de Manhattan s’oppose beaucoup plus franchement à l’horizontalité majestueuse de Versailles, où le divin paraît avoir installé son ordre définitif. (Sans oublier les cheminées des usines de la grande époque industrielle, ni les vases cyclopéens d’où s’exhale l’ultime haleine des noyaux atomiques fracassés.)
Tout cela danse comme les collines et les villages qui s’y trouvent perchés ou blottis, à cette différence près qu’ils acceptent eux aussi d’être dansés, tandis qu’une part des autres semble croire ou prétendre mener la danse. Dans cette quête indécise d’une harmonie entre une accélération conquérante et un consentement sans bassesse, l’architecture et l’urbanisme ont sans doute un rôle important. Le désordre apparent que nous oppose la nature – cette frange réputée chaotique où, entre la quatrième et la cinquième de nos enveloppes, nous devient sensible l’effet imprévisible des remous du fini pris dans l’infini – intéresse ces deux activités complémentaires, et en particulier dans le choix des matériaux, plus spécialement encore devant la variation des données démographiques.
C’est assez dire que les plans de l’urbaniste et l’architecte ont à tenir compte de l’économique et de l’écologique, du financier et du politique, de la froideur des statistiques et d’une certaine notion de l’humain. Quel ordre définir, en regard de l’aléatoire que représentent par exemple l’accroissement des populations et la montée planétaire des eaux ? Comment s’y prendre pour n’avoir pas à endiguer in extremis ou réparer les conséquences d’une universelle catastrophe ?
Mais aussi loin que l’on remonte dans son parcours dont les débuts ne cessent de reculer dans le flou de la préhistoire, l’Homme n’a-t-il pas cherché à se garantir d’une succession de dangers dont les moyens de plus en plus perfectionnés ont fini par accroître l’ampleur et l’imminence ?
J’ai longtemps exploré un monde où la catastrophe avait eu lieu. À pied, à bicyclette ou à vélomoteur, j’ai exploré toutes les banlieues de la couronne plus ou moins catastrophée de Paris. Parmi les nombreux témoignages de cette catastrophe, j’y découvrais des indices plus ou moins précis d’une renaissance possible, parfois en cours, mais je m’arrêtais surtout devant ceux qui, sous une forme comme préalable à la dévastation, semblaient avoir maintenu l’entêtement de nos ancêtres préhistoriques. De ceux d’entre eux, du moins, qui s’étant accrochés à un terrain ingrat et à de rudimentaires pratiques, ont courbé le dos au passage des premiers aventuriers, avant de succomber sous le renouvellement de leurs vagues. Je suppose qu’ils n’avaient pas moins d’ambition que leurs semblables des hordes fiévreuses, mais une tout autre appréhension des ressources du Temps. Leur propre aiguillon singulier résidait dans une instinctive patience.
Environ quinze ans avant cette période où, d’est en ouest et du nord au sud, j’ai, de manière assidue et parfois un peu frénétique, circulé par les faubourgs et les banlieues de Paris, j’avais noué avec le Temps des relations qui s’étaient approfondies et qui, ayant pu paraître, à leurs débuts, d’une certaine futilité, risquent d’encourir aujourd’hui le reproche ou au moins le soupçon d’un simple attachement nostalgique. D’ailleurs sans détriment pour la Musique qui appelle cette majuscule, et où le rôle du rythme n’est en rien marginal, j’avais été saisi par une musique de danse alors en vogue, mais en général sous une forme quelque peu banalisée ou corrompue, en regard de ses plus purs modèles américains. Ce qu’ils avaient de plus particulièrement remarquable, outre une pratique audacieusement insolite des instruments, c’était leur rythme établi sur le fondement naturel du pas de l’homo erectus en route sur ses deux pieds. Le pas de la marche que l’on impose à la troupe et aux forçats, mais totalement transformé par le déplacement de son appui sur le temps dit « faible ». Si bien que le pas se dérobe à l’injonction de l’ordre sans pour autant s’abandonner au désordre : en dansant. J’avais été d’entrée de jeu instruit des origines de cette découverte due à un peuple maintenu dans l’esclavage durant cent ou deux cents ans. Et tandis que le monde dit moderne s’acheminait de plus en plus allègrement, par l’exploitation de l’homme et de la nature, vers ce qu’il supposait devoir être un affranchissement des lois dont le Temps restait la plus rigide, ce peuple avait, de façon d’abord presque silencieuse, exécuté ce pas en retrait qui refuse la cadence, mais bondit au sein même du remous que le fini et l’infini dans leur embrassement entretiennent. Il le fêterait plus tard avec l’alléluia que le jazz et le remous de son battement ont eux-mêmes maintenu pendant plus d’un demi-siècle. Mais si la lettre d’une telle leçon peut se perdre, son sens demeure intact.
Sans que j’en fusse encore pleinement conscient, il m’accompagnait lors de ces randonnées dans les banlieues. Qu’est-ce qui m’y attirait ? Peut-être était-ce d’abord l’effet d’une sorte de répulsion larvée envers une très grande ville dont j’habitais pourtant alors un quartier de privilège. Et, oui, il y aurait toujours de la danse dans ma rencontre avec l’hôtel des Invalides, son esplanade au bout de laquelle, après un pont doré, le Grand et le Petit Palais dansent à leur tour une fugue monumentale dont on trouve d’autres exemples à Versailles, à Meudon, à Saint-Cloud. Mais c’est aussi le triomphe de l’ordre, bien qu’il ne semble pas prétendre s’y s’imposer, mais se montre d’une solennité accueillante comme la Grande Passacaille. Sans doute voulais-je remonter jusqu’à l’origine du vrai rythme, là où s’était produit ce pas en retrait qu’avaient musicalement matérialisé le contretemps et la syncope, instinctifs et inaperçus sous la trom- peuse mais pesante absence de Temps où stagne la servitude. Où si anonyme, interchangeable qu’il soit, l’esclave possède ironiquement au moins le droit de mourir comme n’importe quel homme libre. Preuve que le Temps ne relâche sa domination sur personne. Et c’est pourquoi, né d’un malheur exceptionnel, le blues a concentré dans sa formule significativement répétitive mais laconique, un aspect du fondement tragique de notre destin.
Ainsi loin de la « belle » banlieue historiquement favorisée ou dite résidentielle, je recherchais surtout les zones où le désastre paraissait s’être depuis longtemps produit, alors qu’il n’était peut-être que celui de la campagne peu à peu entamée, morcelée, infectée d’une sorte d’eczéma dont les lésions et les plaques par endroits essaimaient, s’étendaient ou, au contraire, régressaient de façon incertaine, laissant place à une autre espèce de tissu reconstitué sous des badigeons de pommades bitumeuses et des applications d’emplâtres bétonnés.
Il y avait également de la danse dans ces contrastes. On passait sans transition d’un lambeau de forêt renfrogné à un petit pullulement pavillonnaire, l’amorce d’une autoroute, un champ de colza, une usine à demi ruinée et dont la haute cheminée de brique commençait à s’incurver au-dessus d’une joyeuse insurrection de buddleias et d’ailantes. Puis, cernée par la friche, une prairie avec deux vaches ou un cheval résigné, une grande construction circulaire sans âge et aussi neuve qu’avait pu l’être le Colisée au temps de Vespasien, vieille seulement d’une dizaine d’années qui l’avaient privée de toute mémoire de sa destination. Et un peu plus loin une petite gare champêtre désaffectée, enfouie dans un bouquet d’acacias et qui s’y pelotonnait au contraire sur ses souvenirs. Ou bien, tout à coup, et comme embarrassé de se sentir lui-même incongru dans cet immense marché aux puces de l’urbanisme, un imposant immeuble de six ou sept étages se dressait, isolé, comme s’il devait marquer le centre idéal de l’étendue et de sa plate, laborieuse bousculade. On aurait dit un exilé des rivages du parc Monceau qui, chargé de civiliser cette steppe de l’hétéroclite, s’était planté là dans l’attente d’un soutien logistique qui ne viendrait plus. Et par désœuvrement, par habitude, il fixait sans espoir les quatre horizons où s’élevaient par endroits des preuves plus récentes de son abandon en faveur de régions plus hospitalières et plus rentables. De quelques bâtiments de ferme trapus veillant dans un demi-sommeil sur l’engourdissement d’un village où ne subsistaient, éteintes, que deux enseignes : celles du Tabac et d’un coiffeur, on passait au revers d’une butte rébarbative. Quelque large effondrement de terrain presque enfoui sous la ronce y révélait le plus précieux de ce qui subsistait de vivant dans cette vaste nécropole secrètement remuante. Des chiens hirsutes, souvent, en défendaient l’approche. Mais si on les amadouait, ou en leur absence, il arrivait que l’on découvrît une sorte de gros terrier ou un petit groupement de tanières si parfaitement adaptés à leur site qu’ils semblaient nés du terrain et se confondre avec lui, non sans rendre témoignage d’un certain luxe d’invention dans leur aménagement déjà presque artistique, et de fait avec les seuls moyens disponibles sur place. Et donc bien sûr du bois coupé, des pierres et de la glaise, mais aussi cartonnages, Isorel, fibrociment, ferrailles diverses voire, quelquefois, une pièce de faïence ébréchée mais étincelante comme un diamant au front d’une sorcière qui, malgré quantité d’échecs de ses bouillons, ne doute pas de trouver la recette capable, un jour, de la métamorphoser en fée. Mais quand ?
Ces hameaux de fortune avaient peu de points communs, sinon la misère, avec les baraquements des bidonvilles surpeuplés et dont les occupants, tant bien que mal administrés et secourus, diffèrent aussi des réfugiés qui nomadisent à la périphérie immédiate des grandes agglomérations, au hasard des décrets administratifs qui les dispersent. Et ils se distinguent également des tribus de gitans, en comparaison beaucoup mieux nanties et soudées par leur langue et leurs traditions restées presque immémorialement immuables.
Car, tenté de regarder ces « sauvages » comme les derniers représentants d’une espèce en voie de disparition rapide, on aurait pu les croire incrustés là depuis avant le haut Moyen Âge et, de génération en génération, n’évoluant que très lentement en marge des sociétés au contraire de plus en plus fiévreuses, et en utilisant de la même manière rudimentaire la variété croissante de leurs rebuts. Ainsi dureraient-ils peut-être encore des siècles ou des millénaires, satisfaits d’avoir hérité de la domestication du feu, et de n’avoir pas à développer l’élevage, l’agriculture ni l’embryon d’une industrie textile ou métallurgique, puisqu’il leur suffisait d’en ajouter les produits plus ou moins dégradés mais disponibles, au hasard d’une pratique généralisée de la cueillette. Jusqu’à quand ?
Au pire, jusqu’à ce que son choc avec un aérolithe expulse les mille morceaux de la Terre hors du système solaire, ou qu’elle continue de tourner obstinément comme un boulet de charbon dans l’orbite de son étoile morte.
Dans l’intervalle, il resterait plus de temps qu’il n’en faut pour qu’un déclic imprévisible vienne à déclencher une mutation physiologique ou mentale d’où naîtrait et s’épanouirait une civilisation comparable à celle où nous aurions pu vivre, si le monde, qui n’en avait perçu que la part de divertissement, avait bien entendu la leçon donnée par les « sauvages » asservis entre l’Alabama et les deux Caroline. Alors on danserait. On ne danserait pas pour oublier que la porte de sortie du dancing débouche sur l’infini d’un gouffre. On danserait avec l’infini, comme l’infini danse lui-même avec le fini, en exécutant avec lui une figure qui déconcerte l’agilité des plus forts virtuoses des géométries non euclidiennes.
Utopie ou anticipation, je ne me fonde que sur la certitude d’une persistance, chez l’Homme, de cette disposition préhistorique qui me paraît salutaire, au moment capital où l’on nous promet, et paraît sur le point de s’accomplir, sa métamorphose en « quelque chose » d’intermédiaire entre Dieu et le robot qui déjà dame le pion aux génies de l’informatique.
En attendant, il faut pourtant continuer de bâtir. Comment m’y prendrais-je ? C’est bien simple : je reproduirais le plan de ma ville natale, et à peu près tel quel. Et avec les casernes ? Bien entendu. Comme des sortes d’espaces secrets et sacrés où des volontaires, assurés de s’y livrer dans le seul but pacifique de parader, paraderaient en effet, en certaines circonstances, dans les espaces publics. De même que ces solennités religieuses propitiatoires – les processions –, rendaient évidentes la présence et l’absence du dieu, la parade militaire célébrerait alors la mort de la guerre à seule fin d’apaiser son âme et de prévenir son retour.
Ma ville regagnerait vite une part de sa prospérité ancienne. Et même elle augmenterait, car on affluerait bientôt de partout pour admirer ses parades, ainsi que l’on se rend au carnaval à Rio de Janeiro, ou que l’on imagine La Nouvelle-Orléans à l’époque des fanfares. Et souvent on s’y fixerait, si bien que la population s’accroîtrait comme celle de toutes les villes sous l’excès de la pression démographique. Le Champ de Mars disparaîtrait, laissant place à des quartiers neufs et, à la longue, on se résignerait à empiéter même sur les casernes, les premiers visiteurs les plus séduits y ayant fait souche, et leurs héritiers ne trouvant plus dans les parades que la survivance folklorique et de faible intérêt touristique de coutumes dont le sens serait pour eux perdu.
On ne compterait plus que de rares descendants des familles d’origine. Souvent chassés par l’élévation constante des charges ou des loyers, la plupart se seraient retrouvés à l’étroit dans les quartiers neufs à la périphérie, les plus fortunés ayant émigré à la campagne ou vers la Côte d’Azur, les plus pauvres peu à peu dispersés dans des faubourgs s’égrenant à leur tour à travers des banlieues anarchiques.
Une chose est de choisir le site le plus propice à l’édification d’une ville nouvelle en tenant compte de sa destination, une autre d’aménager celle qui a déjà crû de façon désordonnée. Dans le premier cas, il s’agit en somme de prendre toutes les mesures nécessaires à y loger à l’aise le corps social qui s’y insérera. Mais pas plus que le météorologue ne peut prévoir avec certitude le temps qu’il fera l’année prochaine, l’urbaniste ne peut prévoir si la fonction assignée à la ville nouvelle restera celle qui a décidé de sa construction ; si elle n’étouffera pas un jour entre ses limites d’abord correctement définies, ou ne s’exposera à une lente dégénérescence de sa principale activité : un port, par exemple, devant lequel la mer peut progressivement se retirer ou plus probablement, en l’état des estimations de la climatologie, monter jusqu’à le submerger. Il faudrait des villes démontables – et l’on y pense. Le second cas semble encore plus compliqué : en plus d’une bonne justesse des prévisions, il suppose une sorte de chirurgie capable d’opérer sur le squelette existant d’une ville, des déplacements et des réductions qui risquent de laisser le patient estropié voire paralytique, nécessitant tôt ou tard le recours à des prothèses de plus en plus complexes et vite insuffisantes.
Paris illustre assez bien ce cas de figure. Depuis 1960 environ – mais le processus s’accélère depuis dix ans –, on la voit peu à peu envahie par la montée d’un flot ondoyant et vaporeusement écumant de fanfreluches surtout féminines qui n’en feront bientôt plus qu’une luxueuse vitrine offerte au désœuvrement de ceux qui possèdent les moyens de passer de l’autre côté de ces miroirs. Et le flot vient déjà battre les rivages escarpés de Ménilmontant. Plus d’un îlot résiste, où reprend vigueur peut-être l’instinct préhistorique des « sauvages » que j’ai rencontrés, lorsque Montreuil et Bagnolet n’affichaient pas encore le souci et l’orgueil de rejoindre le troupeau galopant du progrès. L’Homme éprouve en permanence le besoin d’imposer son ordre aux perturbations toujours menaçantes du chaos, mot qui ne désigne pas autre chose que les manifestations d’un ordre naturel dont le mode de fonctionnement lui échappe. Aussi doit-il constamment réparer les erreurs et compenser les insuffisances qui tentent de rétablir le sien, dans la mesure où, à chaque étape, il perturbe lui-même celui d’un prétendu chaos. Et, comme un dicton le rappelle, les carabiniers arrivent toujours trop tard.
Au contraire de tous les maîtres d’école, de collège et de lycée qui me rendaient ma copie avec une note décevante assortie de la mention « n’a pas traité le sujet », je crois l’avoir suivi par quelques-uns des innombrables chemins possibles qu’il emprunte, telle la particule pistée par Feynman avant de taper dans le mille. Mais par égard pour le lecteur, je reviens sur le trajet le plus direct où Thomas Young l’avait vue se transformer en onde.
Or qu’y a-t-il de plus ondulatoire, dans les villes, qu’une rue ? J’aurais pu ne pas m’en douter dans ma ville natale. Mais j’ai vu ensuite, ailleurs, assez de rues tortueuses pour n’en pas faire un modèle universel. Quel que soit celui qu’elles reproduisent, elles conduisent toutes en général à d’autres rues où elles ménagent à leurs passants de meilleures occasions de se reposer, en rencontrer d’autres, lier connaissance et tailler une bavette avec eux sur des places d’étendue variable. On y a installé des bancs publics, voire un certain nombre de sièges qui ne le sont qu’à demi, en ce sens qu’il y faut payer les consommations que l’on s’empresse d’y servir sur de petites tables. C’est un lieu idéal où trouver un motif à la rencontre, en comparant le prix et la qualité des emplettes qu’on a effectuées dans ces différentes rues, et passer insensiblement à d’autres sujets.
À partir d’une certaine ampleur, les places publiques peuvent devenir un point de ralliement pour des manifestations commerciales – foires, brocantes, braderies –, quelquefois associées à des circonstances festives, politiques (ou « citoyennes » comme disent aujourd’hui les journaux).
Les plus fréquentées des voies publiques sont celles où se proposent les produits de l’artisanat et du négoce autrefois fréquemment regroupés par familles d’activité, de même que les professions libérales – notaires, avocats, médecins spécialistes. Et ces voies peu achalandées où subsistent de secrets jardins, paraissent trompeusement entretenir une rêverie paisible et désintéressée. Volontiers le promeneur élégiaque y va chercher un aliment de ses propres songes, jusqu’au jour où, devant s’y rendre par nécessité, le résultat et le montant de la consultation le dégrisent.
Parmi les autres espaces semi-publics – c’est-à-dire ceux dont l’accès suppose un débours quelconque –, figurent en premier lieu les édifices de confessions diverses où l’on fait commerce avec la divinité, soit en payant le tribut d’une adhésion profonde, soit en échange d’un dédommagement souvent facultatif.
Le temple devient alors un bâtiment que l’on visite comme un musée, autre lieu semi-public comme le sont une salle de concert ou de bal, un stade ou un théâtre. Ici et là, l’individu semble prendre d’autant mieux conscience de lui-même qu’il voisine de très près avec ses semblables sans avoir à en témoigner de façon plus démonstrative. Il communie avec eux par son attention au spectacle : office, tableaux, sonates, drames ou farces et compétitions où il apprécie de perdre momentanément un peu de son identité pour se reconnaître un élément presque interchangeable de la communauté humaine qui d’un seul élan rit, pleure, médite et applaudit. On sait qu’au Moyen Âge et dans l’Antiquité, ces divers aspects du spectacle – solennités religieuses, arts plastiques, orchestiques, théâtre, sports étaient jusqu’à un certain point liés. La gestuelle du prêtre devant l’autel relève de la danse, presque désacralisée, au scandale des bien-pensants, par celle du roi David devant l’Arche d’Alliance. Le Dieu de la Bible ne verrait donc pas de blasphème dans cette liberté.
On ne peut que la rapprocher de celle qui, dans les églises chrétiennes de Noirs américains, évoque elle-même celle dont ils ont usé plus tard dans les hauts lieux sacrés de leurs dancings tels que l’Apollo Theater et le Savoy Ballroom de Harlem. Bien que non réglée par des prescriptions sacerdotales, cette danse qui repose sur un écart refusant la cadence imposée à l’esclave, s’accorde avec le rythme fondamental que définit et propage, à tous les mouvements de l’Univers, la contradiction dynamique de l’infini et du fini, de l’affranchissement et de la reconnaissance simultanés d’un ordre indissociable de ce que nous appelons le chaos.
Nous n’avons pas saisi à temps le sens de ce pas que sa dérobade offre à la jubilation de la danse : celle d’un savoir-être qui n’a besoin d’aucune formule explicite, algébrique, chimique, morale ou autre (sinon rythmique ou mélodique, le blues) pour se prouver. Ce rythme hante les phénomènes que la lenteur de leur mouvement, sans commune mesure avec les graduations de notre échelle, fait paraître immobile ou d’une irrégularité chaotique : le souffle du vent, la houle des océans, le courant des fleuves ; l’architecture des nuages, l’horlogerie du ciel sur son fond théoriquement fixe. On en retrouve toujours un indice dans les projections de cet autre relais du chaos : le cerveau et son imagination ou sa pensée ; dans les sons, les couleurs, les mots et l’agencement des matériaux entre lesquels nous enfermons le plus précieux de notre mémoire collective (écoles, musées, bibliothèques), le stockage et l’alimentation des activités communes (usines, laboratoires, administrations, transports, silos, stades et piscines où l’on s’exerce pour son bien-être, son plaisir ; où l’on va admirer leur exercice par des artistes amateurs ou professionnels de leurs diverses disciplines).
Lieux publics ou semi-publics qui se partagent l’aire habituelle de nos déplacements avec les lieux privés (nos domiciles) et semi-privés où se concentrent les activités collectives d’où chacun tire les moyens d’assurer sa subsistance à condition d’y être accueilli. Or, pareille condition se trouve aujourd’hui de moins en moins remplie par un nombre croissant de demandeurs. À tel point que beaucoup y perdent jusqu’à la possibilité d’attendre, dans le refuge d’un domicile privé, une occasion favorable de rejoindre les lieux semi-publics de l’un ou de l’autre secteur de la communauté laborieuse. Les voici sans recours assignés à l’espace public élémentaire qui est la rue, dont certains s’ingénient, comme les « sauvages » de mes banlieues, à transformer des recoins en précaires domiciles privés, et en utilisant de même le rebut de la prospérité qui les rebute.
À supposer que l’activité humaine qui, très longtemps, chercha un équilibre acceptable avec celle de la machine, en établisse peu à peu un nouveau avec la robotique où la machine semble devoir se passer de nous, un résultat, déjà sensible, en sera l’assignation à résidence de chaque individu à son chez-soi. Toutes les nécessités d’ordre pratique l’amenant, aujourd’hui encore, à en sortir (mais de moins en moins), auront perdu leur raison d’être. À tout ce qui l’appelait dans la rue pour la satisfaction de ses plus divers besoins, les multiples ressources de l’informatique répondront sans nulle obligation de fréquenter des espaces semi-publics dont elle aura remplacé les anciennes fonctions de commerce, de services et de loisir servies à domicile. Resterait en théorie le plein espace public dont la fonction serait de favoriser la pure et simple rencontre des individus heureux de se constater les uns les autres, de se comparer, discuter, disputer, voire se fâcher puis se réconcilier et, en bref, poursuivre les échanges de la vieille comédie humaine et en tirer de nouveaux profits communs.
Mais il semble bien que nous ayons déjà franchi une étape dans l’irréversible. Ce qui frappe d’entrée de jeu, dans un autobus ou une voiture du métro modérément peuplée, c’est la polarisation de la plupart des usagers sur leur téléphone mobile. Où que nous nous trouvions, nous sommes d’abord ailleurs. Et il n’est pas rare de voir un groupe assez nombreux et dont la cohésion ne fait d’abord aucun doute, se scinder de même en unités individuelles autonomes, chacune avec son petit appareil, comme si l’attrait et la réalité de « l’autre » se faisaient d’autant plus puissants qu’il se dématérialise, entre dans l’espace étrange – ni privé, ni public – du « virtuel ». À quoi la télévision nous a déjà préparés d’assez longue date, ainsi que les rencontres presque purement fantasmées qui prolifèrent sur l’Internet.
Pourquoi dès lors, des espaces publics de forme traditionnelle ? Les forums, agoras, marchés et basiliques virtuels de l’avenir s’élaborent déjà sous nos yeux. Leur nouveauté, une facilité de leur emploi dont même les enfants se jouent, brise la résistance des modes ossifiés et les supplantera. La même facilité qui a orienté les « choix » de l’énergie en faveur de la matière puis de la vie.
Pour autant, elle n’en laisse pas moins imprévisible la part de menace qu’elle contient, et que permet de redouter l’enthousiasme avec lequel les pouvoirs de toutes sortes (économiques, technologiques et politiques) en renforcent l’accélération et la rigueur.
Ce qui peut encourager un pessimisme et une résignation jadis prêchés par divers maîtres du stoïcisme, et restés de nos jours présents dans l’enseignement des sages orientaux. Dans la mesure où ces doctrines du non-agir s’opposent à un parti instinctif, chez l’homme, de toujours progresser et d’abord en usant à son profit, des obstacles de la nature, puis de plus en plus en s’efforçant de les abolir.
La pensée judéo-chrétienne l’y a encouragé, qui place les œuvres à égalité avec la foi ou l’amour contemplatif. De façon significative, un aspect de cette doctrine (le molinisme ou quiétisme) a été condamné par l’Église à l’époque du règne du Roi-Soleil. Retorse, la nature n’a cessé de lutter pied à pied, en cédant toujours du terrain devant nos entreprises, assurée de disposer d’un champ sans limite où nous risquons de nous enliser sans possibilité de retraite.
Aurait-il mieux valu laisser du temps au temps, comme paraissent en avoir fait le choix mes « sauvages » des banlieues, et toutes les populations « primitives » que nous avons d’autorité dotées de l’encombrement de notre progrès insatiable, et ainsi privées du possible patient de leur avenir ? Il suppose pourtant un choix plus instinctif du plus facile, que nous assimilons à paresse ou candeur ; celui de laisser en effet du temps au temps que l’Univers semble s’être donné pour aboutir dans tous les cas à sa fin.
C’est pourquoi, si l’on ne prend pas le terme au pied de la lettre, danser ce passage se trouve mieux en accord avec lui, dans la mesure – également rythmique – où il participe à ce mouvement, mais le suspend de façon au moins temporaire en le changeant en délectation. Et c’est aussi pourquoi j’ai pu considérer les tanières de mes « sauvages » comme une étape sur un chemin qui, d’une première option en faveur du réel et de la vie, conduisait vers l’immense espace public d’un Élysée ouvert au commun des mortels comme à ceux que l’on dit bienheureux.
*
NB : Pour une meilleure explicitation de mes sources et de l’itinéraire qu’ensuite leur cours a suivi, je me permets de renvoyer à trois de mes ouvrages assez récemment parus : Battement (Fata Morgana), Une civilisation du rythme (Buchet-Chastel) et les quatre premiers minces volumes de La Physique amusante (Gallimard). En complément pour les curieux : Les Ruines de Paris, La Liberté des rues et Le Citadin, de dates diverses et plus anciennes (Gallimard).