Activiste politique biélorusse, vous vous êtes engagée en 2020 aux côtés de Viktor Barbaryka lors de la campagne présidentielle. Votre sœur, Maria Kalesnikava, elle aussi engagée en politique, est désormais emprisonnée, victime du régime de Loukachenko. Pourriez-vous revenir sur votre parcours, sur l’origine et la construction de votre activisme ?

Avant 2020, je n’avais jamais imaginé m’engager en tant qu’activiste. 1 J’ai rejoint l’équipe de Viktor Barbaryka au cours du mois de mai lors de la préparation de la campagne présidentielle.  Je considérais que sa candidature représentait une opportunité pour faire advenir des changements en Biélorussie. En 2020, cela faisait déjà 26 années que Loukachenko était au pouvoir. J’avais 34 ans à l’époque. Jusqu’alors, les Biélorusses estimaient que la situation était figée et qu’il était illusoire d’espérer une quelconque démocratisation.  

Si nous n’avions pas essayé d’agir en 2020 lorsqu’une opportunité politique semblait se présenter, nous savions que rien ne changerait. 

Tatsiana Khomich

Si nous n’avions pas essayé d’agir en 2020 lorsqu’une opportunité politique semblait se présenter, nous savions que rien ne changerait. Pour moi, participer à cette campagne représentait aussi une responsabilité personnelle. J’avais besoin de savoir que je faisais tout ce qui était possible pour influencer la situation. Durant l’été 2020, un changement majeur s’est produit dans l’esprit des Biélorusses. Chaque personne a commencé à penser que le régime de Loukachenko pouvait vaciller. C’était une période très inspirante. Je pense qu’il était devenu évident pour les Biélorusses que cette élection serait très différente de ce que nous avions connu jusque là. Cependant, le candidat d’opposition Viktor Barbaryka a été arrêté un mois seulement après le lancement de la campagne présidentielle. Il a été condamné à 14 ans de prison. Quelques jours après l’arrestation de Barbaryka, ma sœur est devenue la porte-parole du Parti de l’opposition. Elle s’est jointe à la candidature de Svetlana Tikhanovskaïa aux côtés de Veronika Tsepkalo, l’épouse du candidat Valéri Tsepkalo, forcé à l’exil. 

À la différence des autres candidats de l’opposition, Svetlana Tikhanovskaïa a pu se présenter à l’élection présidentielle car c’était une femme. Les autorités biélorusses n’imaginaient pas que la candidature de Svetlana Tikhanovskaïa pourrait susciter autant d’enthousiasme auprès de la population.

Les autorités biélorusses n’imaginaient pas que la candidature de Svetlana Tikhanovskaïa pourrait susciter autant d’enthousiasme auprès de la population car c’était une femme. 

Tatsiana Khomich

Loukachenko a déclaré à plusieurs reprises que la Constitution biélorusse n’était pas faite pour que les femmes soient élues présidentes.  Néanmoins, après avoir annoncé qu’il y aurait une campagne commune des candidats de l’opposition et que Svetlana Tikhanovskaïa incarnerait leur combat,  il est devenu évident que les Biélorusses étaient prêts à soutenir une femme. J’ai rencontré un grand nombre des partisans de  Svetlana Tikhanovskaïa lorsque je travaillais au sein de son équipe de campagne. Nous avions conscience que l’engouement que suscitait sa candidature symbolisait aussi que nous serions sous la menace des autorités. Nous savions, de par l’histoire, que dans notre pays, lorsque des candidats alternatifs tentent de se présenter aux élections, ils sont arrêtés, persécutés et passent des mois, voire des années, en prison. Certains d’entre eux sont également battus et torturés. Nous comprenions donc que l’issue et les conséquences de nos activités étaient incertaines et dangereuses. 

En août 2020, 27 jours avant la tenue des élections présidentielles, j’ai dû quitter la Biélorussie car les menaces dont je faisais l’objet étaient devenues trop grandes. Je suis partie parce que je voulais être en mesure de témoigner depuis l’étranger. Depuis ce moment-là, je ne suis pas revenue en Biélorussie. Je ne pense pas qu’il soit sûr pour moi d’y retourner. Depuis deux années, je vis à l’étranger, entre l’Ukraine, la Pologne et l’Allemagne. Récemment, je me suis installée à Paris. 

Lorsque j’ai appris le 7 septembre 2020 que ma sœur avait été arrêtée, ça a été un véritable choc. Quelques jours plus tard, un ami de ma sœur et ancien membre de l’équipe de campagne de Viktor Barbaryka a été condamné à une peine de 10 ans de prison.  J’ai alors compris que nous ne pouvions sauver personne. Depuis ce jour, j’ai décidé que je me consacrerais à la libération de ma sœur en faisant connaître sa situation depuis l’étranger.

Comment l’emprisonnement de votre sœur a-t-il affecté votre activisme ?

Avant son arrestation, je n’envisageais pas la possibilité de m’engager dans des activités politiques et militantes. Lorsque ma soeur à été placée en centre de détention, j’ai immédiatement cherché à entrer en contact avec des médias biélorusses. J’ai mené des centaines d’entretiens avec des médias européens. J’ai tenté de faire porter sa voix en Pologne, en Lituanie, en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne et jusqu’aux États-Unis. J’ai contacté des représentants politiques principalement en Allemagne où ma sœur a vécu pour qu’une pression soit exercée sur les autorités biélorusses en faveur de sa libération.  

Pendant des mois, j’ai contacté des représentants politiques pour leur demander de rédiger des lettres aux procureurs et tribunaux biélorusses. C’était un travail constant. Je voulais qu’il apparaisse évident pour les autorités biélorusses que le cas de ma sœur Maria était observé en permanence et qu’elle faisait l’objet d’une attention particulière. J’ai demandé conseil à des militants pour les droits de l’homme qui m’ont incité à rendre son histoire aussi visible que possible. J’ai aussi créé un compte sur les réseaux sociaux pour faire suivre ses déclarations depuis le centre pénitentiaire de Minsk. Désormais, ma sœur est détenue dans une prison à Homiel. 

Je voulais qu’il apparaisse évident pour les autorités biélorusses que le cas de ma sœur Maria était observé en permanence et qu’elle faisait l’objet d’une attention particulière.

Tatsiana Khomich

J’ai également beaucoup travaillé avec ses amis et collègues, des musiciens et des artistes. Ils ont organisé de nombreux événements dédiés à son combat en Allemagne. Au cours des deux dernières années, elle a reçu 21 prix en tant que défenseur des droits de l’homme et activiste pour la démocratie. Je l’ai représentée à chacun de ces événements et j’ai pris la parole devant le Parlement européen lors de la remise du prix Sakharov. J’ai aussi pu m’exprimer devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à Strasbourg en 2021. 

Grâce à cette reconnaissance médiatique, j’ai décidé de plaider en faveur de la libération de tous les prisonniers politiques détenus en Biélorussie. Lorsque ma sœur a été arrêtée,  il y avait environ 70 prisonniers politiques en Biélorussie. Désormais, il y en a plus de 1500. Personne n’est à l’abri de se faire arrêter. 

J’ai commencé à faire de la diffusion des témoignages des prisonniers politiques biélorusses le cœur de mon engagement. Je me suis exprimée devant les Parlements lituanien et polonais, et auprès de nombreux représentants politiques au Bundestag. J’ai récemment rencontré des sénateurs français. J’ai témoigné au Congrès américain. J’ai également pris la parole lors de plusieurs conférences sur les droits de l’homme dans toute l’Europe et aux États-Unis pour raconter l’histoire de ma sœur et alerter sur la situation des prisonniers politiques en Biélorussie. 

La présidente du Bundestag Bärbel Bas et Tatsiana Khomich.

Représentante du Conseil de coordination des prisonniers politiques, comment comprenez-vous la résistance dans son aspect technique ? Quels sont pour vous les outils, les moyens d’expressions qui vous permettent de vous opposer ?  Quelles sont les structures sur lesquelles votre lutte repose ?

Je suis engagée au sein de l’organisation non gouvernementale indépendante germano-suisse Libereco – Partnership for Human Rights qui se consacre à la protection des droits de l’homme en Biélorussie et en Ukraine. Dans le cadre de ce programme, j’ai développé un réseau de représentants politiques avec lesquels j’ai des contacts réguliers. Nous travaillons en étroite collaboration avec eux sur la formulation de plaintes communes à destination des autorités biélorusses. Nous encourageons également les représentants politiques étrangers à s’exprimer sur la situation en Biélorussie et à rédiger des lettres pour faire pression sur les décideurs biélorusses. Cela fonctionne donc comme un réseau d’organisations de défense des droits de l’homme. 

J’œuvre aussi au sein de Politso dotmi. C’est une organisation biélorusse qui a été lancée par l’équipe de Viktor Barbaryka en septembre 2020 après l’arrestation d’un grand nombre de membres de son équipe de campagne.  Notre objectif est d’attirer l’attention sur les violations des droits de l’homme en Biélorussie. 

Je travaille également pour une initiative, “la musique pour la Biélorussie”. Chaque musicien qui le souhaite peut soutenir des prisonniers politiques biélorusses en s’exprimant lors de concerts sur les atteintes aux droits de l’homme commises en Biélorussie. Cette année, plus de 30 concerts ont été organisés en Europe dans le cadre de cette initiative. Ces concerts ont également permis de récolter des dons pour les victimes biélorusses. En effet, l’un des grands problèmes des familles biélorusses qui voient l’un de leur proche être arrêté est l’insécurité économique. Je travaille donc en étroite collaboration avec des artistes pour rendre visible la situation en Biélorussie. À titre d’exemple, en 2021, lors de la Berlinale de Berlin, près de 400 personnes ont pu assister à la projection d’un documentaire réalisé par Aliaksei Paluyan sur les manifestations biélorusses de l’été 2020. 

Alors que l’opposition interne tout comme la liberté de presse sont quasiment inexistantes, comment percevez-vous l’organisation de cette lutte pour les droits civils et politiques et les dynamiques en son sein ?  L’opposition tentant désormais d’agir de l’extérieur, que pensez-vous de l’efficacité de cette mobilisation ? 

L’organisation de la lutte pour les droits civils et politiques en Biélorussie constitue un véritable défi car de nombreux militants et activistes ont été arrêtés ou ont dû se résoudre à l’exil. Par ailleurs, le gouvernement biélorusse a décidé de qualifier certains médias d’organisations extrémistes. Cela signifie que chaque personne qui suit ou partage les publications de ces médias, prend le risque de se faire arrêter. Pour communiquer entre militants, nous utilisons l’application Telegram mais les autorités biélorusses condamnent son usage. Il est donc devenu très difficile pour les personnes vivant en Biélorussie de rester informées. 

L’organisation de la lutte pour les droits civils et politiques en Biélorussie constitue un véritable défi car de nombreux militants et activistes ont été arrêtés ou ont dû se résoudre à l’exil.

Tatsiana Khomich

Plusieurs personnes ont également été menacées de poursuites judiciaires parce qu’elles avaient simplement déposé des colis auprès de prisonniers politiques. Toute personne qui apporte un soutien financier ou matériel à des militants des droits de l’homme ou à des médias de l’opposition est susceptible d’être arrêtée pour soutien à une organisation extrémiste. C’est pourquoi, je pense qu’il est important d’agir depuis l’extérieur du pays. Certains journalistes essaient encore de trouver des moyens pour rester en Biélorussie et couvrir la situation depuis l’intérieur mais la majeure partie des défenseurs des droits de l’homme et organisations de la société civile ont quitté le pays. Il ne s’agit pas seulement d’activistes pour la démocratie qui ont fui la Biélorussie mais bien l’ensemble des associations à visées sociale et environnementale. C’est donc la disparition de toute la société civile biélorusse qui est à l’œuvre. 

J’ai quitté le pays il y a maintenant près de deux années, mais une partie de moi est toujours en Biélorussie. Je dirais la même chose pour tous les exilés, car lorsque les gens aiment leur pays, ils restent très impliqués dans ce qui s’y passe. Je pense désormais que nous devons préparer l’avenir du pays depuis l’extérieur.  Nous ne savons pas exactement combien de personnes ont quitté le pays depuis le début de la répression mais il y a certainement des centaines de milliers de personnes qui vivent en dehors de la Biélorussie. Elles se sont dirigées vers l’Ukraine, la Pologne, la Lituanie ou encore la Géorgie. Le gouvernement polonais a fourni plus de 300 000 visas pour les Biélorusses. Cela signifie que 300 000 personnes ont fui vers la Pologne et plus de 300 000 autres vers d’autres pays de l’Union européenne. Au total, c’est donc plus d’un demi-million de personnes qui ont fui la Biélorussie. 

Quelles sont, aujourd’hui, vos priorités, pour vous même et pour votre lutte ?

Tout d’abord, je pense qu’il faut continuer à agir pour que les Biélorusses injustement emprisonnés ne soient pas oubliés. Les autorités biélorusses cherchent à ce que personne ne sache plus rien de ces militants arrêtés. Ensuite, il y a le fait que la liberté de la presse et la liberté d’opinion sont désormais inexistantes en Biélorussie. 

Il faut désormais chercher à faire entendre les voix de l’opposition au régime biélorusse dans d’autres pays. 

Tatsiana Khomich

Nous devons constamment rappeler aux pays européens qu’ils doivent essayer d’influencer les autorités biélorusses pour qu’elles libèrent les militants. Si l’actualité se porte de façon légitime sur la guerre en Ukraine en ce moment, il ne faut pas oublier la situation des défenseurs des droits de l’homme en Biélorussie. 

Quelle est votre perception des liens entre la Biélorussie et la Russie ? 

Depuis plusieurs décennies, la Russie joue un rôle majeur dans l’économie biélorusse ce qui justifie la recherche de la préservation des liens économiques entre les deux pays. La Biélorussie a toujours adopté une approche pragmatique vis-à-vis de la Russie. Depuis son arrivée au pouvoir il y a plus de 20 années, Loukachenko s’est toujours montré proche de Poutine. Il se trouve dans une relation de dépendance vis-à-vis du pouvoir russe.

Néanmoins, en ce qui concerne la société biélorusse, nous avons toujours entretenu une conception assez spécifique à l’égard des sociétés russe et ukrainienne. Si l’on compare aujourd’hui l’attitude de la société russe et la réaction de la population biélorusse à la guerre menée en Ukraine, on constate qu’il existe des différences notables. Selon plusieurs études menées au cours des derniers mois auprès de la population, seuls 10 % des Biélorusses soutiennent les troupes de Vladimir Poutine. Au début de la guerre, ce soutien à la Russie était d’environ 25 %. Il a donc diminué au cours des dernières semaines. Parmi les Biélorusses, il y a aussi des personnes qui soutiennent fortement l’Ukraine et qui sont parties combattre auprès des Ukrainiens.

Comment votre activisme a-t-il impacté votre rapport à la Biélorussie ? 

Mon activisme n’a pas changé ma perception de la Biélorussie. Je pense même que la lutte que je mène en faveur des droits de l’homme a renforcé ma compréhension de mon identité en tant que Biélorusse. La société biélorusse est divisée en deux parties, l’une russophile et l’autre qui cherche davantage à se rapprocher de l’Union européenne. Malgré cette fragmentation, je pense que les Biélorusses partagent une volonté commune de préserver une position neutre à l’égard de leurs voisins. 

Les Biélorusses cherchent à préserver leur identité en tant que nation indépendante. Je ne pense pas que ce soit le moment opportun pour avoir un débat sur la souhaitabilité d’un rapprochement avec la Russie ou l’Union européenne. Notre priorité devrait être de nous battre pour des élections libres et équitables. Lorsque nous pourrions élire nos représentants, alors oui, dans ce cas, les Biélorusses devraient pouvoir débattre de l’idée d’une intégration progressive à l’Union européenne ou d’un resserrement des liens avec la Russie.

La Biélorussie est souvent décrite comme proche de la Russie mais le contexte actuel a amplifié cette réalité faisant du premier le vassal du second. De quelle manière la dépendance de la Biélorussie à la Russie a-t-elle changé après 2014, alors que Loukachenko tentait de résister à la pression russe suite à la menace illustrée par l’annexion de la Crimée, et après 2022, deux ans après les manifestations des élections présidentielles ? 

Jusqu’en 2014, en Biélorussie,  il y a eu une sorte de mouvement embryonnaire de démocratisation. Malheureusement, après le 24 février 2020, les autorités biélorusses ont mis un terme à cette ouverture en commençant par la mise en place d’une sphère médiatique dépendante du régime. La propagande pro-russe s’est développée. C’est la raison pour laquelle les deux gouvernements partagent désormais les mêmes déclarations sur la nécessité d’intensifier les efforts militaires en Ukraine. Cette propagande est très effrayante pour de nombreux Biélorusses qui ne partagent pas ces velléités guerrières. La propagande gouvernementale a diffusé l’idée selon laquelle les militaires biélorusses devraient aller en Ukraine pour combattre aux côtés de la Russie. Malgré cette propagande, les enquêtes d’opinion montrent que le soutien à la poursuite de la guerre en Ukraine diminue au fil des mois.

Les autorités russes et biélorusses coopèrent dans de nombreux domaines. Des militants biélorusses qui s’étaient exilés en Russie ont été retrouvés par les services secrets de Vladimir Poutine qui les ont ensuite renvoyés en Biélorussie, sachant parfaitement les risques que ce renvoi supposait.

Malgré la forte dépendance énergétique de la Biélorussie à la Russie, peut-on comprendre les sanctions européennes sur les énergies russes, qui réduisent leurs opportunités de vente, comme l’opportunité pour la Biélorussie de bénéficier de la situation en négociant les prix ? 

En raison des sanctions imposées par la communauté internationale sur la Russie, les autorités russes essaient de trouver le moyen de rendre leur économie moins dépendante des exportations. En conséquence, les liens économiques entre la Russie et la Biélorussie se sont renforcés au cours des derniers mois. 

Alors que Svetlana Tsikhanovskaïa, figure majeure de l’opposition en exil, a annoncé sa volonté de former un gouvernement de l’extérieur, comment concevez-vous les perspectives de développement de cette opposition ?

Pour l’instant, la situation n’est pas claire. La création d’une opposition en exil a été évoquée mais sa construction est en suspens. À titre personnel, je pense qu’il devrait y avoir une organisation formelle ou informelle qui représente les Biélorusses en exil. L’octroi de statuts de membres observateurs pour la Biélorussie et la Russie au sein du Conseil de l’Europe avait été envisagé mais depuis le début de la guerre en Ukraine, cette possibilité a été suspendue. Je comprends cette décision mais je pense néanmoins qu’il devrait exister une communication constante avec les représentants de la société civile russe. 

En ce qui concerne la Biélorussie, nous devrions nous inspirer des nombreux exemples historiques de formation de mouvements d’opposition en exil. Dans tous les cas, la recherche d’unité nous aidera à aller de l’avant. La création d’une telle organisation aurait pour objectif de représenter toutes les sphères de la société biélorusse. Car c’est bien toute la société biélorusse qui est persécutée. Désormais, il y a même des personnes mineures qui sont emprisonnées. Il y a dorénavant des ingénieurs, des chauffeurs de taxi, des ouvriers d’usine, des défenseurs des droits de l’homme, des artistes, des musiciens, des scientifiques et beaucoup d’autres personnes qui sont depuis plusieurs mois, derrières les barreaux des prisons biélorusses.

Étant donné la proximité des deux pays, quelles dynamiques existent-ils entre l’opposition dans la société civile biélorusse et celle de la société russe ?

Je n’ai pas connaissance de tels liens entre les deux sociétés civiles russe et biélorusse. J’ai récemment rencontré à Strasbourg l’épouse d’un prisonnier politique russe, Vladimir Kara-Murza. Cependant, ces connexions sont assez inhabituelles car la situation en Russie est un peu différente. Svetlana Tickanoskoia était une candidate potentielle qui aurait probablement gagné les élections. Selon les sondages, plus de 50 % des Biélorusses la soutenaient. Cela rend sa position plus légitime.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine et au vu des nombreux volontaires biélorusses aux côtés des Ukrainiens, comment comprenez-vous le contact entre la société civile ukrainienne et celle biélorusse ? 

Il y a des tensions entre les Ukrainiens et les Biélorusses dans le contexte de la guerre menée par la Russie en Ukraine. Les Ukrainiens voient des missiles lancés depuis le territoire biélorusse. Environ 45 % des Ukrainiens considèrent la Biélorussie comme un pays co-agresseur. Néanmoins, il y a aussi de nombreuses personnes biélorusses qui se sont exilées en Ukraine et qui se sont portées volontaires pour combattre du côté ukrainien lorsque la guerre a débuté. Il est très important de comprendre que l’autorité biélorusse ne représente pas le peuple biélorusse, car la plupart des personnes n’ont pas votées pour Loukachenko. 

L’autorité biélorusse ne représente pas le peuple biélorusse, car la plupart des personnes n’ont pas votées pour Loukachenko. 

Tatsiana Khomich

Bien que l’Europe ait condamné à de nombreuses reprises les agissements de Loukachenko et ait appliqué des sanctions, comment comprenez-vous l’action de l’Europe face à la répression subie en Biélorussie ?

Les gouvernements européens ont pris des sanctions contre Loukachenko en 2020 au moment des premières violations des droits de l’homme commises lors des manifestations. Cependant, les sanctions prises n’étaient pas assez fortes et rapides. Peut-être que si les sanctions européennes avaient été plus fortes en 2020, la Biélorussie n’aurait pas soutenu la Russie dans la guerre qu’elle mène actuellement en Ukraine. 

De façon générale, je pense que pour que des sanctions soient efficaces, elles doivent être fortes et prises de façon rapide. Je constate en effet que la situation en Biélorussie est aujourd’hui plus complexe. Une crise politique est en cours depuis deux années. Des milliers de militants et citoyens sont toujours emprisonnées. Beaucoup de personnes s’imaginent que la Biélorussie a complètement perdu son indépendance. Même s’il s’agit d’une forme de simplification, il faut reconnaître que notre dépendance à la Russie s’accroît.

Alors que la guerre en Ukraine occupe tous les esprits, l’Europe est-elle toujours une source de soutien pour les Biélorusses opprimés ? 

La communauté européenne ne devrait pas oublier la situation dans laquelle se trouve la population biélorusse. Certaines personnes en Pologne ou en Ukraine n’ont pas connaissance des atteintes aux droits de l’homme qui sont perpétrées en Biélorussie. Les Biélorusses ont commencé à manifester après le référendum du 27 février 2020. Plus de 8000 personnes ont été arrêtées en seulement deux jours. Elles ont ensuite pu passer jusqu’à 15 jours en détention dans des centres pénitentiaires. Certaines d’entre elles ont été torturées et beaucoup ont été battues. De manière générale, je pense que nous sous-estimons les conséquences de telles violations des droits de l’homme.

Si l’Europe s’est entretenue avec les membres de la diaspora en exil et interagit avec l’opposition, pensez-vous qu’elle puisse réellement contribuer à renforcer cette opposition ? 

Les Biélorusses exilés ont besoin du soutien des pays européens car leur situation n’est pas soutenable. Certains États européens ont suspendu les procédures d’obtention de visas. Un grand nombre de Biélorusses qui se sont exilés en Ukraine doivent fuir dans un autre pays. Dans ces conditions, il est très difficile d’entrevoir un avenir stable et sûr. Une aide juridique ainsi que des programmes d’accompagnement scolaire et de formation devraient être mis en place en coopération avec les décideurs politiques des pays d’accueil. 

Qu’attendez-vous de l’Europe ?

Nous devons nous assurer que la situation en Biélorussie ne passe pas inaperçue. Les Biélorusses doivent avoir la possibilité de vivre sans craindre d’être persécutés. Nous devons également nous assurer que les médias indépendants et les organisations de la société civile peuvent travailler sans subir la pression des autorités. Par ailleurs, une aide économique devrait aussi être apportée à la Biélorussie. Nous devons renforcer nos relations avec les démocraties pour l’avenir du pays. La situation en Biélorussie doit faire l’objet d’une attention constante. Lorsque l’occasion politique se présentera, les États européens devront faire pression sur le gouvernement biélorusse pour qu’il libère les prisonniers politiques. Il ne faudra pas manquer cette occasion.

Sources
  1. Aujourd’hui représentante du Conseil de coordination des prisonniers politiques, Tatsiana Khomich a commencé son activisme en mai 2020 en rejoignant l’équipe de Viktar Babaryka – candidat à l’élection présidentielle en Biélorussie – en tant que responsable des médias. Depuis que sa sœur Maria Kalesnikava a été incarcérée en septembre 2020, Tatsiana est devenue « sa voix » ainsi que celle de tous les prisonniers politiques en Biélorussie. Cette année, elle a été lauréate de la toute nouvelle initiative Marianne pour les défenseurs des droits de l’Homme, lancée par le Président de la République en décembre 2021.