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Le désir de secret est sans doute universel. C’est du moins ce qu’affirment certains anthropologues attentifs aux invariants. Dans son célèbre ouvrage Privacy, Barrington Moore montre la diversité des formes de vie privée et de leurs modes de fonctionnement 1. Mais « ce goût du secret » ne revêt pas toujours une forme spatiale, comme c’est le cas dans la culture occidentale, du moins à partir d’une certaine époque, « la modernité ». Cette spatialisation du secret fonde l’histoire de la chambre.
La définition que le Littré (1863-1872) donne de la vie privée est à ce sujet frappante : « La vie privée doit être murée. Il n’est pas permis de chercher et de faire connaître ce qui se passe dans la maison d’un particulier. » La vie privée est par définition secrète et close, consubstantielle à la maison et aux murs qui l’enserrent. L’expression « mur de la vie privée », employée aussi bien par Royer-Collard que par Stendhal, date des années 1820.
Derrière ces murs, la maison bourgeoise élabore un savant dispositif de communications réglées, avec des seuils, des frontières, séparant des pièces spécialisées. Dans la maison, la chambre est le lieu, de plus en plus retiré, de l’intime, qu’il convient de distinguer du privé, comme la famille se différencie de l’individu et le public du particulier.
C’est pourquoi, après avoir participé à l’entreprise de Philippe Ariès et de Georges Duby sur l’histoire de la vie privée, j’ai eu le désir de m’enfoncer plus avant dans les arcanes des chambres 2. Du privé à l’intime, j’ai suivi les chemins du secret.
Généalogie de la chambre
La chambre a une histoire qui se lit à travers les mots, les représentations, les images qu’en esquissent les peintres, les dessins qu’en donnent les architectes, les usages que décrivent la littérature personnelle et le roman. L’iconographie se révèle à première vue décevante, comme si le visuel dissipait le secret, du moins ne pouvait l’atteindre. Toutefois, à la faveur d’une transformation du livre Histoire de chambres en « beau livre », qui suppose une iconographie raisonnée et une rédaction de légendes précises, se présente l’occasion de faire une tout autre expérience. Chaque illustration renvoie à une histoire singulière à décrypter. Qu’il s’agisse d’une miniature du XIII siècle qui montre un moine écrivant dans sa cellule, d’une photographie de Henri Roger du coucher de ses trois filles, ou d’un cliché (de Jean Revillard) d’une cabane bricolée dans la « jungle » de Calais, par des migrants qui cherchent à passer en Angleterre, ces images renvoient à autre chose : à leur auteur et à leur objet. Elles montrent aussi combien la chambre est un cristal de vies, un réceptacle, un nœud de secrets. Un vide, une scène, une boîte dont le statut de contenant importe probablement plus que la forme.
Esquissons à grands traits quelques-unes des étapes de la généalogie de la chambre, du moins de sa généalogie secrète. L’Antiquité grecque parle de camara : la pièce où couchent ensemble des hommes, tandis que les femmes sont au gynécée. La camara est en somme l’équivalent de la chambrée, la chambrée des camarades, mot dont on oublie parfois l’origine spatiale. Rome dénomme cubiculum le réduit souvent minuscule où se retirent les citoyens en quête de repos, de loisir ou d’amours clandestines ; l’historienne Florence Dupont y voit une des préfigurations de la chambre particulière 3. La chambre poursuit son chemin au Moyen Âge dans la cellule du moine, lieu de prière, mais aussi de lecture et d’écriture. Une enluminure d’un manuscrit du XIIIie siècle représente un moine studieux, copiste sans doute ; assis sur la couche étroite de sa cella, frileusement enveloppé dans une couverture, il est entouré de livres et de tablettes à écrire et semble heureux. Alberto Manguel y discerne une des premières représentations de la lecture 4. Autre forme, conjugale cette fois : la chambre seigneuriale du château féodal abrite une conjugalité que l’Église a sacralisée par le mariage, destinée à la reproduction réglée des lignages. Le seigneur et sa dame ont droit à leur lit, tandis que les femmes s’entassent dans « la chambre des dames », lieu mythique dont Jeanne Bourin a fait un roman à succès 5 ; elles y sont relativement protégées des chevaliers à l’affût, qui courent un peu partout. Dans le monde rural, le lit clos offre dans certaines régions (et pas seulement en Bretagne) un équivalent de la chambre seigneuriale pour le couple des maîtres, la valetaille couchant dans les granges, les écuries, sous les escaliers ou dans les halliers. Être marié, c’est avoir droit au lit à deux.
À partir de l’époque moderne et plus encore contemporaine, se développe, dans les flancs de la ville – on notera d’ailleurs qu’intimité et urbanisation vont de pair – une véritable architecture domestique 6, qui casse les enfilades au profit de pièces spécialisées et fermées. Les plans, de plus en plus raffinés, les distinguent et les nomment : chambre des parents, chambre des enfants, chambre de jeune fille, chambre d’amis ou de domestiques s’égrènent dans les étages, le long des couloirs, selon des distributions subtiles où plusieurs principes se combinent : conjugalité, sexualité, individualité. Le couple, centre ordonnateur, dicte sa loi. Sa sexualité doit être protégée et discrète, voilée aux yeux de tous. Bien que licite et honnête, elle requiert « une chambre fermée à tout témoin », selon saint Augustin que l’acte de chair hante comme un péché. Les enfants ne doivent pas l’apercevoir et, à partir du XVII siècle surtout, les clercs s’efforcent de séparer le coucher des parents de celui des enfants. À la fin du XIXe siècle, Freud voit dans l’étreinte conjugale surprise par la porte entrebâillée la cause d’un traumatisme fondamental, à l’origine du refoulement. La chambre conjugale est un tabernacle qu’on ne saurait violer.
D’un autre côté, s’affirme le droit de l’individu au secret, le désir d’être seul, de coucher seul. Par hygiène, par répugnance pour les odeurs – les bruits – ronflements –, les gestes, la corporéité d’un autrui intrus non désiré. Partager la couche d’un ancêtre, d’un frère ou d’une sœur, plus encore de parents éloignés ou de collègues de travail indifférents devient de plus en plus insupportable pour des ouvriers soucieux de respectabilité, des jeunes épris de liberté, comme pour les personnes âgées qui redoutent les promiscuités de l’asile ou de l’hôpital. Avoir un lit individuel, un espace propre, une chambre à soi traduit les aspirations nouvelles du corps et de l’esprit, qui trament « la civilisation des mœurs », selon l’expression de Norbert Elias 7. Chacun trace autour de soi des limites à ne pas franchir, construit un territoire, établit des frontières, exigeant reconnaissance et permission. La chambre est l’expression spatiale la plus forte de ce souci de soi qui constitue la personne moderne. À certains égards, elle est l’atome de la démocratie.
Un dispositif spatial
Qu’elle soit sérielle (cellules alignées le long de la galerie d’un cloître, de la coursive d’une prison ou du couloir d’un hôtel) ou articulée dans les dispositifs d’une maison ou d’un appartement, la chambre est un micro-espace quadrangulaire, un cube, une boîte, dont la simplicité contraste avec la complexité des événements qui s’y déroulent (la vie, la mort, l’amour) et qui s’y vivent quotidiennement. L’isolement, le silence, la dissimulation, l’exposition sont des qualités essentielles de la chambre, bien que celle-ci n’occupe pas une surface proportionnelle à son importance, surtout dans des cultures privilégiant la représentation – la bella figura – par rapport à l’intime. Les chambres sont ordinairement plus petites que le salon ou la salle à manger ; leurs dimensions modestes contrastent, notamment en France, avec les pièces de réception. La « belle chambre » du premier étage est souvent dévolue au couple ; les enfants occupent à plusieurs des pièces plus petites, avant que la « chambre d’enfant » ne devienne la principale. Les domestiques juchent sous les combles. Peu mobiles, les vieux parents s’abritent au rez-de-chaussée.
Tous les éléments de cette boîte comptent et assurent sa clôture et son secret. Il s’agit en premier lieu des murs, dont l’épaisseur assourdit les bruits intempestifs du sommeil, de la maladie ou de l’amour. De trop minces cloisons laisseraient passer ces bruits et susciteraient le malaise, l’ire, voire la curiosité, de voisins indélicats. Dans Le Diable au corps de Raymond Radiguet, les propriétaires de Marthe guettent l’après-midi les grincements intempestifs du lit, qui trahissent l’adultère. Dans leur patriotique indignation ils invitent même des amis pour les surprendre ! George Sand avait fait capitonner la chambre de Chopin à Nohant afin qu’il puisse composer à sa guise. Proust tapissait de liège sa chambre du boulevard Haussmann pour écrire en paix, dans son lit, cerné par la nuit parisienne. La fabrique de La Recherche du temps perdu avait pour ennemi le bruit.
Les papiers peints assourdissent et ornent les murs. Leur superposition révèle les goûts des occupants successifs ; à Nohant, on a même sondé leur stratigraphie pour y saisir les modes. Mais ils gomment toute expression personnelle que disent mieux les graffitis dessinés sur les murs nus des prisons ou des cellules. Si les murs pouvaient parler, écrivit Virginia Woolf à propos des contemporaines de Shakespeare, encloses en leurs maisons, que d’histoires ils raconteraient. Les murs étouffent les cris, les soupirs et les pleurs. Ils protègent, mais enferment aussi, et leur sécurité peut se muer en incarcération. L’île déserte peut devenir huis clos.
Les fenêtres ouvrent sur la liberté. Elles apportent l’air, la lumière, la vue, la vie. Les hygiénistes étaient obsédés par l’aération et l’orientation. Les hôtels vantent leurs « chambres avec vue » qui prolongent les plaisirs du touriste. Dans ses pérégrinations, Stendhal en était friand et décrivait dans son journal le spectacle du port de Londres ; les fumées des steamers lui suggéraient la puissance du commerce britannique. Par la fenêtre, on peut jouir d’un paysage, du pittoresque de la rue, s’approprier l’extérieur, sortir de l’isolement.
Léonie, la tante de Proust, malade et recluse, scrutait le voisinage derrière les rideaux soulevés et interrogeait Françoise ou une visiteuse sur les signes énigmatiques qu’elle percevait : allées et venues insolites, propos échangés, accoutrements bizarres. Pour les femmes, plus souvent assignées à l’intérieur, la fenêtre constitue un balcon sur le théâtre du monde. « La femme à sa fenêtre » est d’ailleurs un motif récurrent de la peinture impressionniste.
La fenêtre permet de voir sans être vu. D’où la fonction essentielle des rideaux, qui protègent de la lumière excessive et des regards inquisiteurs, et assurent la pénombre nécessaire au sommeil tout en laissant filtrer ce qu’il faut de jour rassurant. Élément du confort, les rideaux constituent une marque de dignité, de relative aisance, autant que de pudeur. Mettre des rideaux aux fenêtres est le premier geste d’une ménagère, même pauvre. Par là, elle dessine son espace et protège l’intimité du foyer. « Nous sommes chez nous », peuvent-elles dire.
Vue de l’extérieur, la fenêtre excite la curiosité, par ses ombres et ses lumières. « La fenêtre éclairée » n’est pas seulement thème de la poésie baudelairienne. Elle dit quelque chose de l’intérieur. Elle révèle à l’amant inquiet une présence intempestive ou désirée. Swann soupçonne l’infidélité d’Odette aux silhouettes qu’il perçoit à la lueur intermittente d’une lampe. Au contraire, le narrateur du Diable au corps, qui vient retrouver Marthe dans l’appartement qu’elle habite au premier étage d’une maison en location, est intrigué par d’étranges reflets : « Il faisait déjà nuit. Seule une fenêtre, à défaut d’une présence humaine, révélait celle du feu. À voir cette fenêtre illuminée par des flammes inégales, comme des vagues, je crus à un commencement d’incendie. » L’incendie qui embrase son cœur et ses sens.
La fenêtre est une frontière, perfide si elle vous dévoile, complice si elle vous dissimule. C’est une ouverture, une brèche, un point de pénétration des regards et des corps. Julien Sorel conquiert Mathilde de la Mole en escaladant sa fenêtre avec une échelle de jardinier. Volets, brise-bise, persiennes, jalousies, défendent des incursions indésirables. Leur présence/ absence aux façades des maisons a une signification culturelle en termes d’intimité et de luminosité.
Mais l’entrée normale, c’est la porte, passage majeur, sacralisé même, qui différencie le clos et l’ouvert, sépare le public et le privé, protège le domicile. Des règles légales et civiles défendent l’accès de la maison. Parce qu’intrusion, le cambriolage est bien plus gravement puni que le vol à la tire. Même sous la Terreur, les perquisitions étaient interdites la nuit. Dans les demeures bourgeoises, un vestibule forme un sas où l’on trie les familiers et les étrangers. Les guerres bouleversent les codes, poussent les portes, violent les lieux et les corps. La pénétration de l’ennemi dans l’intimité de la maison est la pire des menaces qui pèsent sur les femmes.
La porte de la chambre est plus fermée encore, car elle est le seuil d’une intimité qui, en principe, dépend de l’occupant. À ce dernier, il appartient d’inviter, de laisser entrer, ou non, tel ou telle, et la différence sexuelle joue ici pleinement. Un homme se sent vexé par une porte fermée qui signifie refus ; il cherche éventuellement à la forcer. Le jeune homme ardent de Fragonard tire derrière lui le verrou de la porte d’une jeune femme qu’il étreint et qu’il entend séduire sans qu’on mesure son consentement à elle. Fermer la porte, c’est déjà posséder un corps. Les étudiants de Nanterre, au printemps 1968, revendiquaient le droit d’entrer le soir dans la chambre des filles. Objets de séduction, les femmes se défendent. Pour elles, le droit de fermer sa porte est une reconnaissance de leur liberté, un pas essentiel vers l’autonomie. Cette porte peut être aussi une assignation à résidence ; d’où l’ambiguïté de la chambre de jeune fille, symbole d’une virginité obligée autant qu’expression d’un espace pour soi. « Do not disturb » dit l’écriteau protecteur de la chambre d’hôtel.
Fermer sa porte, être seul, se préserver de la présence et du regard d’autrui, se délivrer de l’emprise des autres, de l’autre : c’est un pouvoir dont la clef est l’instrument et le talisman. À l’hôtel, il faut remettre sa clef au tableau, ce qui instaure une forme de contrôle, dont délivre la location d’une chambre à soi, ambition des migrants, des étudiants et des travailleurs. Pour un ouvrier fraîchement arrivé, avoir sa clef, c’est quitter le garni, ouvert à tous vents, et accéder à la chambre en ville dont il rêve, la meubler, s’y installer. Locataire régulier, il a des droits que son bailleur ne peut en principe enfreindre. La remise des clefs, leur possession, leur usage est une garantie de jouissance, au moins temporaire.
Donner sa clef à quelqu’un est une marque de confiance, d’amitié, voire d’amour. Le narrateur du Diable au corps se souvient : « Dès le début de notre amour, Marthe m’avait donné une clef de son appartement, afin que je n’eusse pas à attendre dans le jardin si, par hasard, elle était en ville. Je pouvais me servir moins innocemment de cette clef. » Il décide en effet de rejoindre Marthe dès le soir même pour ce qui sera leur première nuit d’amour. « Je tremblai ; je ne trouvai pas le trou de la serrure. Enfin je tournai la clef lentement, afin de ne réveiller personne […]. J’allais à tâtons jusqu’à la chambre. » Il se glisse dans son lit. « Comme l’attente devant la porte, celle devant l’amour ne pouvait être bien longue. » Clef de la chambre, clef du corps.
Dans la chambre, les meubles composent le paysage de l’intimité que les uns apprécient dépouillé, d’autres peuplé, voire encombré. « Je ne comprends pas que, lorsqu’on habite réellement entre quatre murailles, on n’éprouve pas le besoin de les remplir, ne serait-ce que de bûches et de paniers […]. Le vide et l’immobile me glacent d’effroi », écrivit George Sand. Au-delà des nécessités, les meubles disent les héritages et les goûts. L’armoire, où l’on serre le linge, conserve quelque chose de public, de patrimonial, de domestique ; la ménagère est fière de ses piles de draps, des nappes de son trousseau ; elle les montre. La commode, plus petite, plus personnelle, a des tiroirs, deux ou trois, où l’on range son petit linge, ses objets propres, voire son journal intime, car certains la ferment à clef. Menuisiers et ébénistes ont multiplié ce meuble à succès.
Le lit condense les secrets de la chambre et du corps qui se lisent dans les plis des draps indiscrets. Un lit défait – celui du tableau éponyme de Delacroix par exemple – trouble par ce qu’il suggère. Les femmes qui se respectent doivent faire elles-mêmes leur lit sans permettre aux domestiques, fussent-elles « femmes de chambre », de pénétrer leur nuit. Les bonnes ménagères, par décence, ont soin de le border dès le matin. Chacun conserve sa part nocturne. Au chevet du lit, la table « de nuit » porte la lampe des lectures du soir et renferme le pot de chambre des excreta, secrets du corps et de l’esprit. La photographe Sophie Calle s’est fait embaucher durant huit jours comme femme de chambre dans un hôtel pour observer les mœurs des occupants successifs. La chambre, le lit surtout, sont des palimpsestes.
Dans la chambre, on dispose les objets les plus personnels, ceux qu’on ne met pas au salon afin de ne pas les exposer au regard d’autrui. Souvenirs de voyage, images choisies, coquillages des plages de l’été, photographies familiales transforment la cheminée en autel. Toute chambre est, peu ou prou, une chambre des merveilles, une accumulation de traces dont seul l’occupant a la clef. Son intimité autorise un certain désordre. Flora Tristan s’étonnait du négligé des chambres des dames anglaises, contrastant avec la discipline de leurs homologues françaises, encore vouées, vers 1840, aux astreintes de la réception. La pratique de la chambre salon, à la manière de la marquise de Rambouillet, a perduré longtemps.
Les diagonales du secret
Dans la chambre, se croisent bien des diagonales du secret : secret de l’individu, du couple, du sexe, du sommeil et du rêve, de la maladie et de la mort, secret de l’âme et du corps.
Pour l’individu, c’est d’abord un espace de retrait hors de la foule, du monde, du travail, voire de la famille, ces milieux qui le tracassent et l’assaillent. Il peut enfin se délasser, tomber le masque, se démaquiller, se déshabiller, ôter les vêtements des apparences, les lancer au besoin aux quatre coins de la pièce ; se laisser aller. La nudité, quelle délivrance ! Mais quelle souffrance aussi, quand on se découvre fatigué, défait, affaissé, vieilli, affronté à l’âge qu’on maquille en public.
Pour certains, c’est l’heure de la lecture et de l’écriture. Lecture de la correspondance, des livres favoris et choisis pour le soir, plus distrayants, voire plus libres. Écriture du journal de voyage dans la chambre d’hôtel, ou du journal intime dans la chambre ordinaire, celui qu’on met sous clef pour éviter toute indiscrétion. Longtemps, l’écrivain dépourvu de bureau a écrit dans sa chambre, voire dans son lit, comme Proust, Walter Benjamin ou Colette. Mauriac, Perec, Kafka, Pamuk, parmi d’autres, ont chanté la chambre de leur désir et de leur liberté. Leurs textes composent une anthologie camérale et nocturne du secret.
Pour d’autres, c’est le moment de la méditation, de la prière. La solitude favorise la rencontre avec Dieu. La tradition monacale a été confortée au XVIIe siècle par la quête de l’intériorité dont la chambre est à la fois le moyen et le symbole. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », écrivit Pascal, penseur janséniste de la chambre, pour lui synonyme du retrait nécessaire à la quiétude, sinon au bonheur 8.
Bientôt viendra l’heure du sommeil, aisé, paisible ou, au contraire, tardif, agité, guetté par l’insomnie qui maintient éveillé et inquiet de ne pas dormir, ou qui réveille à un moment anxieux, la mi-temps de la nuit où l’on a toujours raté sa vie. Le sommeil est une aventure dont la chambre est le théâtre nocturne, parfois fantasmagorique, peuplé de bruits sourds et de rumeurs menaçantes. Le rêve l’habite. Jadis visité par l’esprit – Dieu, le diable, l’inspiration –, il est devenu le lieu d’émergence de souvenirs enfouis, d’images baroques ou absurdes où la psychologie, la psychanalyse surtout, déchiffrent les mystères de l’inconscient. La chambre est la clef des songes, la révélatrice du moi profond (bien des psychiatres recommandent à leurs patients de noter leurs rêves).
La chambre est le lieu de l’amour, de ses jouissances et de ses drames, et c’est sans doute le plus lourd de ses secrets, tant le silence enveloppe la sexualité dans la culture chrétienne, hantée par la peur du péché de chair.
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Amours « illégitimes » des amants en quête de chambres discrètes et fugitives, dans des hôtels « de passe » dont ils garderont à peine le souvenir, et dont l’accès est plus difficile encore pour les partenaires de même sexe. Amour légitime de la chambre conjugale, la plus close, la plus secrète, tabernacle qu’on ne saurait violer, ni même entrouvrir. Du sexe, elle connaît les devoirs, mais aussi les plaisirs, recherchés par les partenaires et réhabilités, voire préconisés, à l’époque contemporaine, par les médecins qui y voient « l’harmonie » favorable à une saine procréation 9. Mais elle sait aussi les souffrances des sexes désaccordés, tourmentés par l’impuissance ou la frigidité, la honte de la stérilité, la hantise de la grossesse non désirée, la fuite du désir lassé par l’usure du temps. Cela va jusqu’à la haine, à la violence, au crime même. La plupart des crimes domestiques sont commis dans une chambre où la police traque les indices.
La Mémoire des chambres
Fugitive, sans cesse « déshabitée », déménagée, désertée, la chambre est rarement un lieu de mémoire. Ses occupants la quittent, emportent leurs bagages légers, y compris le bois de lit, jadis considéré comme objet personnel. Par souci d’hygiène, voire par superstition, on changeait même les matelas, qu’on brûlait après décès. On vide la chambre de ses parents 10, d’où la carence des reliques camérales. De Louis XIV, on n’a à peu près rien gardé, sinon des représentations cérémonielles convenues, mais pas de meubles. Reconstituées autour d’une table ou d’un lit, plus ou moins authentiques, les chambres d’écrivains, souvent artificielles, nous touchent peu. On a du mal à imaginer Sand « piochant » dans le « placard » de sa chambre bleue à Nohant, ou Proust « griffonnant » ses « paperolles » dans le décor muséal qu’on lui prête à Carnavalet 11. La mémoire des chambres s’inscrit en revanche dans celle des habitants, enfouis avec leurs secrets. Ils se souviennent de leurs nuits d’insomnie, de veille, de lecture, d’écriture ou d’amour, des chagrins qu’ils ont éprouvés, des pleurs qu’ils ont versés, des rancunes qu’ils ont remâchées, des résolutions qu’ils ont prises. Perec se souvenait de presque toutes les chambres où il avait dormi, et en a entrepris l’inventaire imaginaire. « L’espace ressuscité de la chambre suffit à ranimer, à ramener, à raviver les souvenirs les plus fugaces, les plus anodins comme les plus essentiels. » Mais il s’agit moins de description des choses que de la remémoration des sentiments éprouvés. « Le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant », soutenait Proust. La chambre est un condensé des secrets de la vie, des secrets qui font la vie.
Sources
- Barrington Moore, Privacy, Princeton, Princeton University Press, 1984.
- J’ai dirigé le tome IV (XIXe siècle) de l’Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, Paris, Seuil, 1987 ; je renvoie par ailleurs à Histoire de chambres, Paris, Seuil, 2009.
- Florence Dupont, « La chambre avant la chambre », Rêves d’alcôves. La chambre au cours des siècles, Paris, musée des Arts décoratifs, 1995.
- Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, Arles, Actes Sud, 1998.
- Jeanne Bourin, La Chambre des dames, Paris, La Table ronde, 1979.
- Anne Debarre et Monique Eleb, Architectures de la vie privée. Maisons et mentalités, XVIIe–XIXe siècles, Bruxelles, 1989 ; Invention de l’habitation moderne, Paris, 1880-1914, Paris, Hazan, 1995.
- Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.
- Jean-Louis Chrétien, L’Espace intérieur, Paris, Éditions de Minuit, 2014. Voir la première partie, « La chambre du cœur ».
- Alain Corbin, L’Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Paris, Perrin, 2008
- Lydia Flem, Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Paris, Seuil, 2004.
- Pire encore au château de Breteuil, où on a placé un mannequin de cire sur le lit qu’il occupait dans une chambre dont il était le familier.
Crédits
L'article est ici illustré par la série « Jungles » du photographe Jean Revillard (1967-2019). Les clichés sont reproduits avec l'aimable autorisation de la Galerie Jacques Cerami.