La campagne russe de conquête du Donbass vient de franchir une nouvelle étape avec la prise de Severodonetsk et Lysychansk, deux des quatre ville-objectifs, et le repli des forces ukrainiennes qui les défendaient. Après une courte pause opérationnelle, tous les efforts russes vont maintenant se concentrer sur la prise de Sloviansk et Kramatorsk avant la fin de l’été. Cela sera certainement plus difficile, et on entre désormais dans une grande période d’incertitudes.
Fin de partie à Severodonetsk-Lysychansk
Après Severodonetsk le 25 juin, la ville de Lysychansk est tombée le 3 juillet après le repli des forces ukrainiennes sous la menace d’un encerclement. La province de Louhansk est désormais complètement sous contrôle russe, un résultat à peu près inéluctable depuis la percée russe mi-mai à Popasna.
Les forces ukrainiennes se replient sur une ligne Siversk-Soledar-Bakhmut (SSB) le long de la rivière Bakhmutovka et de la rocade T0513. C’est une région assez plate, peu boisée et urbanisée, avec des vues lointaines, mais avec de nombreux petits cours d’eau et des terrains meubles qui obligent tous les véhicules à emprunter les routes. La ligne peut constituer une barrière solide si le terrain a pu être organisé défensivement, concrètement si on y a creusé de solides et profondes fortifications de campagne. Si ce n’est pas le cas, ce qui est probable, les deux points d’appui de Siversk (12 000 habitants avant-guerre) et surtout de Bakhmut (77 000) seront solides, alors que le reste sera vulnérable aux feux à longue distance russes. Pour l’instant, la ligne SSB est occupée par cinq brigades de manœuvre, dont la 4e brigade mobile de la Garde nationale et deux brigades territoriales, tandis que plusieurs régiments de milice, une brigade de manœuvre et deux de territoriales sont encore à l’est de la ligne SSB et mènent un combat de freinage avant de franchir à leur tour la ligne.
Une manœuvre de repli avec autant d’unités sur un si petit espace visible et cloisonné est toujours complexe à organiser sous la pression. Une question importante est de savoir ce que les Ukrainiens ont perdu comme forces dans la défense de la poche de Severodonetsk-Lysychansk dès lors qu’il apparaissait que celle-ci était condamnée. Quand on est en posture défensive avec un rapport de forces défavorable, il est pratiquement impossible de tout conserver simultanément, entre le terrain, le temps ou les forces. Il faut faire des sacrifices. Les Ukrainiens ont décidé de résister dans la poche aussi longtemps que possible afin de gagner du temps mais au risque de faire encercler de nombreuses brigades. Ils n’ont pas pu conserver le terrain, ont retardé l’avance russe d’un peu plus d’un mois mais sans doute au prix de pertes conséquentes. Ces pertes sont sans doute surtout matérielles et le site OSINT Oryx note une augmentation assez nette de la proportion de captures, la moitié des véhicules de combat par exemple, parmi les pertes documentées des Ukrainiens mais sans que celles-ci soient non plus très élevées1. On ignore l’ampleur des pertes matérielles russes, qui sont sans doute un peu plus importantes que celles des Ukrainiens, mais lorsqu’on occupe le terrain, il est plus facile de récupérer et réparer ses véhicules endommagés — même si ce n’est pas du tout un point fort russe.
Les pertes humaines de la bataille de la poche de Severodonetsk-Lysychansk sont encore plus difficiles à déterminer. Elles sont sans aucun doute importantes de part et d’autre, et il s’agit même peut-être de la bataille la plus meurtrière de la guerre. La vingtaine de brigades et corps divers ukrainiens qui ont participé à cette bataille, depuis la 30e brigade mécanisée au sud-est de Bakhmut jusqu’à la 79e brigade d’assaut aérien à l’ouest de Siversk, ont forcément beaucoup souffert à des degrés divers de ces semaines de combat. Les plus éprouvées sont sans doute surtout les quelques brigades territoriales qui ont été engagées en première ligne malgré leur inexpérience et leur légèreté matérielle. La défaite et le repli sont souvent accompagnés d’un sentiment d’impuissance qui ne sont jamais bons non plus pour le moral. Les forces en repli ont forcément perdu une grande partie de leur efficacité opérationnelle, et elles nécessiteraient d’être placées au repos-reconstitution en arrière de la zone de combat — au moins dans la zone de Kramatorsk et encore mieux en arrière de la zone de combats —, mais il n’est pas évident que les Ukrainiens aient ce luxe.
Ce qui a sans doute sauvé les forces ukrainiennes est qu’en réalité les forces russes n’ont pas réellement cherché à les détruire. C’est peut-être trop ambitieux pour des forces qui elles-mêmes s’usent et dont on voit qu’elles ont du mal à aller au-delà d’un seul grand axe d’effort — en l’occurrence le sud de Lyssytchansk sur lequel on concentre la force d’assaut et la masse d’artillerie, avec sa lourde logistique. Cet effort se résume par ailleurs à une série de poussées, dans le cadre de « boîtes d’attaques » d’au maximum 10 km sur 10, à l’échelle d’une brigade/régiment et pendant quelques jours, toujours sous l’appui de l’artillerie. Ces poussées, comme en Syrie, sont à entendre au premier degré de recherche de l’éviction de l’adversaire d’une zone, par l’attaque elle-même ou la menace d’un enveloppement après plusieurs avancées russes sur ses flancs. La méthode ne recherche pas prioritairement la destruction de l’ennemi mais son départ, car les objectifs premiers sont le terrain, à obtenir si possible au moindre coût. Une avancée au rythme moyen de 2 km/jour, lorsque les choses vont bien, laisse toujours le temps à l’adversaire de se replier — laissant la charge à l’artillerie et aux forces aériennes de le harceler durant ce mouvement.
Pour l’instant, les forces russes semblent continuer à pousser vers Siversk sur un demi-cercle de 5 à 15 km de la ville, et peut-être chercher à prendre la ville dans la foulée. Ils attaquent aussi au sud-est de Bakhmut dans la région du réservoir Vuhlehirske et de Kodyma avec l’espoir au mieux d’encercler la 30e brigade mécanisée ukrainienne qui tient la zone et au pire, et plus probable, de la repousser vers Bakhmut. Ailleurs, ils occupent et poussent sans grands combats. Les progressions sont assez lentes car les unités russes, et particulièrement le pool de troupes d’assaut sur qui porte la charge de la grande majorité des attaques, ont également souffert et perdu de leur capacité. On voit mal comment elles pourraient ne pas passer là aussi par une phase de reconstitution et de redistribution des forces.
La bataille à venir
Maintenant que la campagne du Donbass se réduit à la bataille de Sloviansk-Kramatorsk, les Russes devraient logiquement continuer à rester en posture défensive partout ailleurs, et chercher à résister tout en fixant le maximum de forces ukrainiennes (frappes d’artillerie sur la ville de Soumy, gesticulation biélorusse, maintien de la ligne d’artillerie -20 km — au nord de Kharkiv et frappes, etc.). Leur effort devrait en même temps se porter sur l’investissement par « boîtes d’attaques » du couple SK.
La prise de Sloviansk-Kramatorsk ne sera cependant pas chose aisée. Les deux villes sont presque collées pour former un ensemble de 250 000 habitants en temps de paix (une population sans doute réduite à 20 %), soit la dimension de Chernihiv qui, avec des moyens réduits et beaucoup moins de temps de préparation, avait résisté à une armée russe entière de fin février à fin mars. En fait, Sloviansk et Kramatorsk sont aussi reliées à Droujkivka (60 000 habitants) et Kostiantynivka (77 000) pour former une conurbation de 60 km de long sur la route H20. L’ensemble, surtout à Kramatorsk, est beaucoup mieux relié au reste de l’Ukraine que ne l’était la poche de Severodonetsk-Lysychansk.
Il faut donc s’attendre à un long investissement morceau par morceau, en commençant par Sloviansk, qui serait attaqué par plusieurs directions : depuis la région base d’Izioum au nord-ouest de la ville et autour de l’autoroute M03, par au nord-ouest depuis Lyman et la zone boisée qui longe la rivière Donetsk et par le sud-est par Bakhmut, également sur l’autoroute. Ne serait-ce que parce que c’est un nœud routier la possession de Bakhmut paraît indispensable à la poursuite des opérations russes à l’ouest. Sa prise aurait également l’avantage de menacer d’enveloppement les forces ukrainiennes qui seraient sur la ligne SSB.
La stratégie ukrainienne réside toujours dans l’espoir de tenir assez longtemps pour empêcher les Russes d’atteindre leur objectif de conquête complète du Donbass jusqu’à ce que le rapport de forces change, par affaiblissement russe et renforcement ukrainien.
Cela passe par plusieurs axes. Le premier est bien sûr la défense des objectifs eux-mêmes, par la défense éloignée par fortifications de campagne et la résistance à l’intérieur des bastions. Il faut espérer pour les Ukrainiens qu’ils aient mis à profit ces quatre mois pour creuser des souterrains, fortifier, accumuler des stocks de vivres et munitions, etc., pour au moins espérer tenir autant de temps.
Le second est par des contre-attaques périphériques, destinées à obliger l’adversaire à dégarnir le front principal. Actuellement, après avoir attaqué au nord de Kharkiv et s’y être fait repousser, l’effort ukrainien est clairement du côté du front de Kherson, entre Mykolaev et Kherson d’une part et plus au nord dans la zone de Lozove et Davydiv Brid, où les Ukrainiens ont établi une petite tête de pont au-delà de la rivière Inhulets. Ils cherchent à prendre le contrôle de la route qui va jusqu’à Nova Kakhovka au-delà du Dniepr et dont la prise impliquerait sans doute le repli des forces russes au-delà du Dniepr. On est loin du compte : les forces sont équilibrées et les Ukrainiens manquent d’artillerie pour effectuer leurs propres poussées, d’autant plus qu’ils ne peuvent l’utiliser de manière aussi écrasante et indifférente aux populations que les Russes. Pour l’instant, les progressions ukrainiennes sont minimes et parfois annulées par des contre-attaques russes.
La campagne dans la profondeur
La guerre en Ukraine est par de nombreux aspects la guerre qui n’a pas eu lieu en République fédérale allemande (RFA) pendant la guerre froide, avec sensiblement les mêmes méthodes et pour 80 % les mêmes matériels, à peine modernisés. Dans les années 1970, on s’interrogeait beaucoup du côté soviétique sur la manière dont on pourrait conquérir la RFA en quelques jours, sans que l’arme nucléaire soit employée de part et d’autre. Cela a donné naissance à la doctrine des « offensives à grande vitesse » du maréchal Ogarkov, directement inspirée des méthodes de la fin de la Seconde Guerre mondiale, comme l’opération Tempête d’août en Mandchourie en 1945, modèle absolu de l’art opératif russe.
Du côté occidental, on s’est d’abord intéressé à un combat de freinage et d’usure, puis avec les doctrines AirLand Battle et FOFA (Follow-on-Forces Attack, Attaque des forces de deuxième échelon) s’est ajouté l’idée de frapper autant que possible l’ennemi dans la profondeur sur un certain nombre de point décisifs dont la destruction enrayerait la machine soviétique. On a développé alors certains équipements spécifiques comme les lance-roquettes multiples de grande précision, que l’on retrouve maintenant sur le terrain ukrainien.
Au-delà de la défense directe de l’objectif premier des Russes et des attaques périphériques, le troisième axe d’effort ukrainien est une campagne de frappes de précision en profondeur. Ce ne sont évidemment pas les seuls à pratiquer cette campagne ; les Russes le font également et essentiellement avec des missiles balistiques ou de croisière. Ce n’est pas nouveau non plus, les Ukrainiens ont réussi ainsi attaques en profondeur sur des objectifs logistiques : postes de commandement, bases en zone occupée et même en Russie. Le 1er avril, un raid de deux hélicoptères d’attaque ukrainiens a ainsi détruit un dépôt de carburant à Belgorod, la grande base arrière russe, à une quarantaine de kilomètres au-delà de la frontière. Le 3 juillet, plusieurs missiles Totchka-U ukrainiens sont encore tombés sur la ville. Les forces spéciales ukrainiennes ont réussi aussi quelques raids de sabotage.
C’était évidemment utile, avec cette contrainte majeure pour les deux camps que les frappes en profondeur peuvent toucher la population, ce qui suscite forcément l’indignation et pour l’Ukraine que toute attaque sur le sol russe (elles ne sont jamais revendiquées) peut contribuer à l’escalade vers une déclaration officielle de guerre. Ce n’est pas décisif cependant. La nouveauté est qu’avec l’arrivée de pièces d’artillerie précise à longue portée comme les PzH 2000 allemands ou les Caesar français — mais surtout les lance-roquettes M142 HIMARS américains, qui peuvent frapper sur 80 km avec un écart circulaire probable de 5 mètres (un coup au but sur deux dans un cercle de 5 m de rayon) —, il devient possible de franchir un seuil. L’artillerie à longue portée à déjà largement contribué à rendre intenable par les Russes la tenue de l’île aux Serpents, à 40 km des côtes, mais on assiste surtout depuis plus d’une semaine à de nombreuses destructions de dépôts de munitions russes, 11 en 9 jours précisément, pour moitié dans la région de Donetsk en arrière du front principal et deux près de Melitopol, avec semble-t-il d’énormes dégâts.
L’artillerie est la force principale des Russes, mais cette artillerie est dépendante d’un ravitaillement lourd et complexe en obus. Comme tous les pondéreux, le transport s’effectue d’abord en bateau, ou dans le cas présent en chemin de fer depuis la Russie, jusqu’à des dépôts placés systématiquement près des gares. Les camions des brigades de ravitaillement des armées viennent ensuite effectuer des navettes jusqu’aux dépôts avancés des divisions, à une quarantaine de km de la ligne de front, d’où on alimente ensuite les dépôts des brigades/régiments (10-15 km) et des groupements tactiques (4-5 km). Dans la campagne autour de Kyiv, ce sont ces longues colonnes de camions qui avaient été prioritairement attaquées par drones ou par les forces de mêlée ukrainiennes, ce qui avait constitué un facteur déterminant de la victoire. Cette fois, les convois, évoluant à l’arrière du front et mieux protégés qu’en février-mars, sont moins vulnérables.
Il faut donc profiter de la nouvelle allonge ukrainienne, précise mais pas massive, et de la bonne capacité de renseignement par les moyens américains et les partisans locaux pour frapper en amont, en particulier les voies ferrées (mais il existe des brigades de réparation dédiées à leur remise en état rapide) et surtout les dépôts des gares. Plus on détruit de dépôts et plus on empêche l’artillerie russe de fonctionner, bien plus que si l’on cherche à détruire les pièces. C’est ce qui commence à se passer. Cela peut imposer d’éloigner encore les gares utilisées et les dépôts au-delà de la portée de tir des HIMARS, mais cela se fera au prix de l’allongement des navettes de camions et donc aussi, au bout du compte, au moindre nombre d’obus amenés chaque jour aux batteries. Sans obus, pas d’attaque, et sans attaque pas de victoire.
On peut imaginer maintenant ce qui se serait passé si on — les États-Unis en fait — avait effectué ces transferts d’équipements, mais aussi les batteries antiaériennes NASAMS, dès la fin du mois de mars, au moment où se dessinait le nouveau mode opératoire russe. Les frappes de précision en profondeur dureraient depuis un mois, et les choses seraient très différentes, obligeant sans doute les Russes à changer à nouveau de pratique. Tant que l’on peut changer, on peut continuer à combattre ; quand on ne peut plus, on est vaincu par le plus fort.