Abonnez-vous à nos Lettres Restez informés des actualités du Grand Continent
Céline, Guerre, Gallimard
Peu d’inédits ont autant fait parler d’eux que le manuscrit retrouvé de Céline dont est tiré le roman Guerre.
Sans s’arrêter aux débats liés aux maladresses de son appareil critique, le critique et professeur Jérôme Meizoz a lu Guerre avec finesse, au miroir de l’œuvre et de l’itinéraire de celui qui se faisait appeler « Céline » :
« Pour Céline, l’argot est la langue jubilatoire de la « haine », et Guerre l’illustre tant dans la profération de Ferdinand que dans les relations venimeuses entre les personnages. »
Lire la suite du compte-rendu de Jérôme Meizoz dans le Grand Continent
Senthuran Varatharajah, Rot (Hunger), Fischer Verlag
« A comme Armin Meiwes, B comme Bernd Brandes. A et B constituent les deux parties du roman Rot (Hunger) – littéralement : Rouge (faim) –, deux parties qui entrelacent deux récits : celui de l’année qui suivit la fin d’une relation amoureuse d’un narrateur nommé Senthuran tout comme l’auteur et celui du 9 mars 2001 où Armin Meiwes rencontra Bernd Brandes afin de le disséquer et de le consommer comme ils en avaient convenu. Cette affaire a déjà inspiré bien des titres de heavy metal, des pièces de théâtre et autres récits, mais l’ouvrage de Senthuran Varatharajah la présente sous un angle nouveau : celle d’une « histoire d’amour » animée par une langue connue et courante, qui, poussée à l’extrême, se fait « cannibale ». »
Lire la suite du compte-rendu dans le Grand Continent
Fatma Aydemir, Dschinns, Munich, Hanser Verlag
Dans Dschinns (Djinns) Fatma Aydemir, 26 ans, d’origine turque et née à Karlsruhe, raconte la vie d’une famille d’immigrés kurdes en Allemagne. À travers trois générations, elle décrit comment parents, enfants et petits-enfants portent ce destin en eux et comment ils essaient le plus dignement possible de vivre avec. Un portrait à multiples facettes d’une grande intelligence et finesse psychologique.
Lire le compte-rendu dans le Grand Continent
Julia Deck, Monument national, Éditions de Minuit
« En lisant Monument national, cinquième roman de Julia Deck, on ne cesse de se demander où l’on se trouve : c’est comme si se rencontraient les Dix petits nègres, Huit Femmes de François Ozon, La Belle au bois dormant, La Cérémonie de Chabrol, Faites-entrer l’accusé et un roman à clés, le tout dans une écriture aussi drôle que tirée au cordeau. »
Lire la suite du compte-rendu sur le Grand Continent
Andrea Momoito, Lunatica, Libros del K.O.
En 1977, le corps de María Isabel Gutiérrez Velasco est retrouvé brûlé dans une cellule de la prison de Basauri (Biscaye). Ses collègues ne croient pas à la version officielle et lancent une grève des prostituées à Bilbao. Avec d’autres groupes politiques, elles organisent des manifestations et des lock-ins pour demander l’amnistie des prisonniers sociaux et l’abrogation des lois franquistes qui touchent particulièrement le petit peuple.
Mais qui était María Isabel ? La journaliste Andrea Momoitio, cofondatrice de la revue Pikara, entreprend dans Lunática une recherche très originale, passionnée, parfois chaotique, dans la rue, marginale, intuitive, policière, désespérée et torrentielle. Un portrait cru et tendre des marges de la société, et une dénonciation acide et systématique des mécanismes de répression.
« Une histoire fascinante et bouleversante, réelle mais ignorée jusqu’à présent, qui nous parle d’exploitation, de machisme, de mensonges officiels, de négligence criminelle et de préjugés, racontée avec sensibilité et une extraordinaire puissance narrative. Un grand livre. » (Rosa Montero)
Lire la suite du compte-rendu sur le Grand Continent
Giosuè Calaciura, Malacarne, Sellerio (réédition)
Malacarne est un roman sur la mafia qui ne ressemble à aucun livre sur la mafia : c’est le monologue incantatoire d’un petit truand, une fantasmagorie sanglante où bourreaux et victimes se poursuivent inlassablement face à un juge muet et pourtant lui aussi acteur de cette danse macabre dont Palerme est le décor transfiguré.
Glaçante, effroyable, l’histoire de la mafia et de ses luttes fratricides est retracée ici, mais l’écriture de Giosuè Calaciura ne cherche pas la minutie du compte rendu journalistique, elle brasse au contraire le réel et l’imaginaire, le sordide et le grandiose dans une langue poétique, métaphorique, solennelle, aux accents d’un baroque moderne.
Trente ans après les attentats perpétrés par Cosa Nostra, qui ont profondément modifié le paysage politique italien et marqué à jamais le pays, Sellerio vient de republier en Italie ce magnifique ouvrage, admirablement traduit en français de l’italien par Lise Chapuis (Notabilia, 2017).
Edoardo Sanguineti, Cahier de brouillon, Nous. Traduit de l’italien par Pierre Génard. Édition bilingue
Cahier de brouillon est un livre majeur d’Edoardo Sanguineti, un livre constitué de poèmes adressés, qui brouillent sans cesse les frontières entre narration, confession, déclaration et méditation. Ce sont aussi des poèmes du corps, où le disparate, la multiplicité des voix, les glissements et les interruptions récusent toute solennité — des poèmes teintés d’une ironie constante, d’un humour désacralisant.
Edoardo Sanguineti (Gênes, 1930-2010) est l’un des plus grands poètes italiens du XXe siècle. Figure de proue des Novissimi et du Gruppo 63, critique, prosateur, traducteur et passeur, il est l’auteur d’une poésie radicale, plurilingue et autobiographique, dont la véritable réception est encore à venir.
Lauris Gundars, Svešam kļūt jeb Stāsts par Gunāru A. (Devenir étranger ou l’histoire de Gunāru A.), Dienas Grāmata
Été 1976, Lauris Gundars, qui est né en 1958, termine ses études secondaires dans un lycée de Riga spécialisé en langue anglaise. C’est un adolescent turbulent et sûr de lui. Il est letton, mais un ancêtre arménien lui a légué en héritage une toison noire et crépue qui lui permet d’arborer la coiffure d’Angela Davies, ce qui lui vaut d’être surnommé « Microphone ».
1976, c’est l’année où Gunārs Astra rentre de quinze années de détention, d’abord en Mordovie, puis dans l’oblast de Perm — il avait été condamné en 1961 pour espionnage et trahison.
Gundars écrit : « En 1976, j’avais dix-sept ans, et jamais je ne m’étais dit que les Russes étaient des occupants. Les Russes étaient des Russes, et c’est tout ».
Devenir étranger ou l’histoire de Gunāru A. de Lauris Gunars n’est pas une biographie de Gunārs Astra ou un essai sur sa pensée ou son parcours, c’est une sorte de roman sans fiction, le récit d’un examen de conscience, une méditation sur la capacité ou l’incapacité de chacun à se hisser à la hauteur des enjeux éthiques et politiques de son temps. Une réflexion sur les forces respectives de l’engagement et du conformisme où l’évocation de la vie d’un autre sert de levier introspectif pour soi. C’est la confession d’un homme — dramaturge, cinéaste, écrivain, professeur — qui a été plutôt choyé par la vie, et qui, au seuil de l’âge, mesure à l’aune de la haute figure morale d’Astra, le prix de ses propres choix. Le défi n’est pas mince, sachant que dans l’imaginaire letton contemporain, de plus grand patriote que Gunārs Astra, il n’y en a pas.
Gunārs Astra (1931–1988) fut le visage du remords avant d’être aujourd’hui, alors qu’on vient de célébrer le quatre-vingt-dixième anniversaire de sa naissance, un symbole national consensuel. Un monument. Avec ses vingt années cumulées sous les verrous, son refus absolu de coopérer avec le régime, même pour obtenir sa grâce, il incarne l’objection radicale — farouche, sauvage — face à la compromission. Fils d’un orthodoxe vieux-croyant de langue russe qui avait lettonisé son nom sous la Première République en 1925 et d’une lettone portant un nom polonais, Gunārs Astra entre dans la vie comme ouvrier spécialisé dans les années de reconstruction de l’après 1945. Il a tous les atouts pour intégrer les nouvelles élites soviétiques. Mais très vite, il dit « non ». À la source de son rejet, il y a la révélation du mensonge d’État généralisé du soviétisme et l’outrage ressenti face aux conséquences de la politique systématique d’éradication de la culture et de la langue lettones. En Lettonie soviétique, comme en Ukraine aujourd’hui — dans tout l’espace colonial russe probablement —, l’option linguistique s’affranchit souvent des filiations ethniques pour exprimer l’adhésion à un système de valeurs. Astra s’est voulu letton.
Les « dernières paroles » prononcées à l’issue de son procès de 1983, qui viennent de faire l’objet d’une réédition scientifique multilingue, se sont imposées comme un texte classique, un manifeste du « Troisième éveil national ». Astra fut en effet l’un des premiers à déchirer publiquement le décor factice du régime, à faire tomber les masques : le pacte germano-soviétique de 1939 est à l’origine de la guerre, l’occupation russe est totalement illégale, la russification à marche forcée met en péril l’existence même du peuple letton.
Lauris Gundars, pour sa part, a grandi dans une famille singulièrement épargnée par l’occupation, où l’on a échappé aux vagues de déportation, où l’on a sa carte au parti communiste, où l’on sait faire des arrangements avec la dictature. Lauris est un peu turbulent, c’est certain, mais les réseaux familiaux lui assurent d’accéder à l’université, où il entreprend sans enthousiasme de bien sages études de droit. Comme il est sympathique, brillant et créatif, il intègre assez tôt les milieux locaux du cinéma et de la télévision. Lorsqu’en 1983, Gunārs Astra est à nouveau arrêté pour « détention et diffusion de littérature antisoviétique », désigné comme un personnage particulièrement dangereux, et condamné à sept ans de détention sous régime sévère, l’information lui échappe. Lauris avait la tête ailleurs. Il ne savait pas, pensait-il. En vérité, il connaissait fort bien les rouages du système, mais refusait de se l’avouer : « (…) en 1983, il y avait déjà longtemps que je savais — si je ne savais pas tout, j’en savais bien assez. Je savais aussi que j’étais membre des jeunesses communistes, que peut-être même un jour je rentrerais au parti communiste le cas échéant — et je savais aussi que de juristes, on en a toujours besoin. Je savais que “l’arrangement” et “l’avenir” sont deux mots, deux concepts, qui sont organiquement corrélés ». Le nom de Gunārs Astra, Gundars ne l’apprendra qu’en 1988, l’année où le rebelle solitaire juste libéré perd la vie et accède définitivement au statut de héros populaire. Gundars est alors étudiant en cinéma dans le prestigieux institut de Leningrad : enfant de la Perestroïka, sa carrière d’artiste épousera l’évolution idéologique et intellectuelle de la libération de la Lettonie, mais c’est une autre histoire.
Devenir étranger ou l’histoire de Gunāru A. est un roman spectaculaire, qui semble pensé pour la scène. Comme au théâtre, les voix de Gundars et d’Astra se croisent, se répondent. Les documents d’époque, les témoignages directs et indirects, surgissent comme en voix off. Des dialogues, des récits de rêves émaillent le récit. Les trajectoires individuelles circulent entre les histoires grandes et petites. Pour Gundars, la gravité du sujet, la douleur de l’aveu, la cruauté de l’échec s’accompagnent ainsi d’un rapport libre et ludique au texte. L’acte de mémoire n’est pas là pour nous absoudre, mais pour nous permettre collectivement de réfléchir, et d’avancer.
Vinte Grandes Contos de Escritoras Portuguesas (Vingt Récits d’écrivaines portugaises), introduction de Deolinda M. Adão, Sibila
Ce recueil de récits regroupe des textes d’Ana Plácido, Ana de Castro Osório, Florbela Espanca, Maria Judite de Carvalho, Natália Nunes, Maria Ondina Braga, Agustina Bessa-Luís, Maria Teresa Horta, Teolinda Gersão, Mónica Baldaque, Lídia Jorge, Hélia Correia, Cristina Carvalho, Luísa Costa Gomes, Rita Ferro, Maria Manuel Viana, Inês Pedrosa, Ana Margarida de Carvalho, Patrícia Reis et Joana Bértholo.
« Comme les auteurs représentés ici sont nés entre 1831 et 1982, c’est-à-dire séparés les uns des autres par plus d’un siècle et demi, et qu’à ce titre, ils nous présentent des récits qui relèvent de styles différents et sont soumis à des dogmes socio-historico-culturels différents, on s’attendrait à trouver une variété thématique qui représente la distance temporelle qui les sépare. De manière surprenante, nous pouvons identifier deux thèmes constants dans tous les textes, implicitement ou explicitement. L’un fait référence à l’incapacité masculine de correspondre à l’amour féminin. Le second, quelque peu lié au premier, traite de la violence et de la subjectivation de l’espace féminin, qu’il soit physique ou culturel. » (Extrait de l’introduction de Deolinda M. Adão)
Péter Nádas, Rémtörténetek (Histoires d’horreur), Budapest, Jelenkor Kiadó
Une surprise, un cadeau inattendu, tel est le nouveau roman de Péter Nádas. Avec sa narration étonnante, sa langue qui coule à flots et ne cesse de changer de registre, il révèle la vie quotidienne d’une colonie riveraine.
Les héros des Histoires d’horreur sont des personnages typiques de la vie du village : des fermiers et fermières, des journaliers et journalières, un prêtre catholique et un pasteur réformé, une jeune femme handicapée mentale, fille-mère dont le père est le berger du village, une institutrice et une vieille femme qui avait fauté soixante-dix ans plus tôt et n’a jamais retrouvé son honneur, un apprenti boulanger possédé par le diable et une étudiante fascinante, des aristocrates en exil et des dames en vacances. Quelles figures et quels personnages, tous immergés dans leur bonté et leur méchanceté. Sans parler des fantômes qui hantent les lieux.
L’histoire dévoile, en l’espace de quelques jours, les différentes versions de la dépravation, de la vulnérabilité, de la dépendance et de la violence que ceux qui les subissent perçoivent comme leur seule vie.
Cet univers rejoint le monde de Céline et de Zsigmond Móricz, de Tchekhov et de Szilárd Borbély, où le langage entre en contact avec l’incapacité de parler, où non seulement l’intérêt personnel brut et l’altruisme instinctif font leur chemin, mais où des forces chaotiques et démoniaques poussent les personnages et les événements dans des directions inconnues.
Le récit serpente en larges arcs, apparemment à un rythme tranquille, avec de plus en plus de lieux et de personnages, alors que nous dérivons irrésistiblement vers une fatalité commune.
« Histoires d’horreur est lié à l’œuvre de Nádas à bien des égards. La nature animale de l’homme, les mécanismes de la violence, les déterminations sociales et historiques, les relations physiques sont tous présents ici, et pourtant ce livre est tout à fait différent : un roman libre, passionnant, à la croisée de plusieurs genres. Nádas a trouvé une voix que je n’ai jamais rencontrée dans ses autres écrits. Dans ses livres et ses interviews, il est clair pour tout le monde que Nádas est un créateur autonome, c’est-à-dire qu’il est complètement libre, qu’il n’en fait qu’à sa tête, qu’il mesure tout à l’aune de ses propres attentes. Il n’est pas du tout surprenant que son roman soit construit comme un thriller, avec des personnages à rendre David Lynch jaloux. » (László Valuska)
« Le temps que Róza parte avec son argent, le vieux chat avait mangé les restes du repas, les poules avaient juché et elle avait verrouillé les auges des cochons. Pendant ce temps, partout les cours se sont tus. Elle s’attarda encore un peu assise sur sa chaise thonet près du poêle, et ne fit rien, rien du tout, ne pensa à rien, se contenta de vivre, de couler un peu doucement sa vie dans ce vieux corps qui était le sien, avec le sentiment d’un arrêt cardiaque qui ne devrait pas tarder, car la vérité était qu’épuisée, elle n’avait pas la force de se lever pendant un long moment. Lorsque, au milieu de nombreux gémissements, elle réussit à se forcer à fermer la porte de sa cuisine, elle se déshabilla en poussant des soupirs, et commença à se laver avec un gant de toilette dans la bassine placée sur l’armoire, puis elle la poussa au milieu de la cuisine, tout en s’engueulant à haute voix pour se reprocher d’être si paresseuse. Elle se lavait toujours de la même façon, elle nettoyait sa nudité dans le même ordre, comme madame Hella Ortvay, sa maîtresse de la rue Úri, là-haut à Buda, au château, le lui avait appris, dans la grande cuisine de la maison. Elle a tout de suite aimé l’économie de la méthode et l’impudeur de Hella Ortvay, qui s’est chargée elle-même de la démonstration pour montrer à Teresa comment se laver dans la cuisine avec son gant de toilette. »
Lire l’entretien de Péter Nádas avec Navid Kermani sur le Grand Continent