Marc Semo
Depuis ce matin, nous tournons autour de cette idée récurrente, évidente, d’un retour de la guerre en Europe. À dire vrai, elle ne l’a jamais totalement quitté parce que la Guerre Froide était aussi une guerre, même s’il n’y a pas eu d’affrontement direct entre les deux grands et pas non plus d’affrontements en Europe. Mais il y en a eu dans les périphéries, avec des centaines et des centaines de milliers de morts. Le continent a connu après la chute du mur les guerres de Yougoslavie. Mais ce que nous sommes en train de vivre est plus qu’un retour de la guerre. Il s’agit plus exactement de ce que les militaires et les spécialistes de stratégie appellent un « conflit conventionnel de haute intensité entre des États ». C’est une première depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ainsi qu’un tournant majeur qui marque la fin des illusions déjà bien entamée de la période post-1989 mais surtout la probable fin du système international mis en place en 1945 après la Seconde Guerre mondiale au nom du « plus jamais ça ». En effet, c’est une puissance membre du Conseil de sécurité des Nations unies, et dotée de l’arme nucléaire, qui a lancé cette agression contre un État souverain, violant le principe de base même de la Charte des Nations-Unies.
Comment, donc, penser cette guerre ? On en voit des images, celles des bombardements dans le Donbass, les tranchées, les chars qui rappellent les deux guerres mondiales. Ce n’est pas non plus un retour vraiment de la Guerre Froide, c’est plus compliqué. Même si l’aspect idéologique n’est pas absent de cet affrontement entre le bloc eurasiatique et le bloc atlantique. Au-delà de ces images que nous voyons de la guerre traditionnelle, il y a aussi la question de la guerre hybride et invisible qui continue tous azimuts. C’est ce que nous allons essayer de comprendre avec le regard croisé de nos quatre intervenants qui sont issus de disciplines très différentes.
Georges-Henri Soutou, grand historien spécialiste des relations internationales, qui a produit notamment des livres de références sur la Guerre Froide. Anne-Claire Coudray, qui est journaliste et qui racontera ce qui veut dire raconter la guerre sur le terrain mais surtout la faire comprendre. Étienne Balibar, philosophe, enseignant à la Columbia et qui vient de sortir un livre entre autres sur les frontières et le cosmopolitisme. Enfin, Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse.
Nous allons commencer, pour fixer le premier cadre, avec vous Georges-Henri Soutou.
Georges-Henri Soutou
Comme vous l’avez dit, ce n’est pas un retour à la Guerre Froide. J’ajouterai : hélas ! Vous comprendrez pourquoi. Mais le conflit que nous connaissons en ce moment est à mon avis toujours un conflit Est-Ouest.
La Guerre Froide se situait encore dans l’ère des grandes idéologies universalistes ouvertes avec les révolutions américaines et françaises au XVIIIème siècle. Libéralisme et communisme étaient d’une certaine façon des frères ennemis. Ennemis bien entendu mais avec quand même certains liens historiques et peut-être même philosophiques. Notons d’autre part que l’idéologie était presque une garantie de prudence. Etant donné que la victoire du communisme était scientifiquement – j’insiste sur ce mot – prouvée et donc inévitable, on pouvait se montrer progressif et patient car, de toute façon, il l’emporterait.
Staline était en effet hyper-prudent, certains avaient même pu le qualifier de « pétochard » à certains moments. Kroutchev fut renvoyé pour son aventurisme lors de la crise de Cuba en 1962. À la différence de ces prédécesseurs, Poutine est un homme pressé. D’autre part, il décide seul. Les responsables soviétiques, au moins à partir de la mort de Staline, décidaient de façon collégiale et associaient les partis frères des démocraties populaires.
D’une certaine manière, il faut comprendre la relation entre Moscou et les démocraties populaires comme les relations entre les grandes familles romaines et leur client dans les provinces. de la Rome antique. C’est un système beaucoup plus complexe que ce que l’on a parfois en tête. L’intervention en Hongrie en 1956 fit l’objet de vifs débats au sein du Politburo, tout comme celle en Tchécoslovaquie en 1968. On retrouvait cela aussi pour l’Afghanistan en 1979 ou la Pologne en 1980.
Grâce aux témoignages et aux archives, on sait que cela n’a jamais été la décision immédiate d’un seul homme mais le résultat d’un processus, certes peu satisfaisant, mais qui donnaient au moins le temps d’une certaine réflexion et parfois d’une certaine prudence. Ce fut le cas pour la Pologne en 1980, où il n’y eut pas d’intervention militaire soviétique. On restait donc dans un cadre politico-idéologique qui avait sa cohérence et qui demeurait relativement prévisible.
La politique russe actuelle est beaucoup plus imprévisible justement parce que le primat idéologique, en tout cas sa cohérence, a disparu. En outre, du point de vue du renseignement, on est encore moins bien informé aujourd’hui de ce qui se passe à Moscou qu’on ne pouvait l’être à partir des années 1970. Quant à ce qui reste d’idéologie dans la Russie poutinienne, elle se traduit par un nationalisme identitaire à peu près incontrôlable, qui dépasse toute rationalité.
Je me souviens d’avoir reçu la visite à mon séminaire, en 1999, d’un haut responsable du MGIMO à Moscou. Il venait nous parler de la position de la Russie dans la crise du Kosovo. Sa première phrase a été : « les Serbes sont nos frères slaves, orthodoxes ». Autant dire qu’il y eut certains émois parmi mes étudiants. J’avais en stage une jeune collègue polonaise qui était assise à côté de moi et qui s’est mise à trembler comme une feuille. Je comprenais parfaitement pourquoi. Depuis 1999, et l’arrivée de Poutine au pouvoir, jusqu’à ce que nous connaissons aujourd’hui, il y a une ligne continue à travers cette expression « slave-orthodoxe ».
La Guerre Froide a aussi été très géopolitique. C’est un aspect que l’on sous-estime parfois. Dans sa vision réaliste, Staline ne séparait pas idéologie et géopolitique. Les États-Unis faisaient de même et ce sont leurs intérêts très concrets, stratégiques et économiques qui les ont amenés dès 1945 à réagir face à Moscou. Cela pesa au moins autant en importance que les questions idéologiques, y compris à propos de la Turquie, de l’Iran, du Moyen-Orient que Staline voulait placer dans sa zone d’influence. Cette rivalité géopolitique s’est développée tout au long de la Guerre Froide. Les deux éléments que constituent l’idéologie et la géopolitique se sont toujours entrecroisés dans des proportions variables.
On sait depuis toujours, en tout cas depuis la Première Guerre mondiale, que l’Ukraine est un enjeu considérable, stratégique, économique entre la Russie d’un côté et l’Europe occidentale de l’autre. Si, après 1990 les États-Unis ont plutôt conseillé aux Ukrainiens de rester dans le cadre de l’Union Soviétique, dès 1994, Washington a conclu que l’intérêt de l’Occident en général était d’amener à une séparation complète et définitive entre la Russie et l’Ukraine. Une série d’événements a été le point de départ de la séquence actuelle : Géorgie en 2008, Crimée en 2014.
Dans cette séquence, les Européens ont été plus légers que les Américains et les Russes, qui ont, chacun de leur côté, été très conséquents. Les Européens en particulier n’ont pas vu venir le retour de la guerre sur le continent. La guerre, avec les opérations militaires, a des conséquences politiques tout à fait importantes, comme le retour en force au premier plan de l’Alliance atlantique.
À la fin de la Guerre Froide, le Président français François Mitterrand pensait que l’OTAN allait disparaître, alors qu’au contraire, elle est aujourd’hui plus présente que jamais. Le fait que la Finlande et la Suède souhaitent y adhérer est en soi une révolution politique.
La guerre laisse aussi des conséquences psychologiques et économiques, abordées dans les panels précédents. C’est un retour de la vraie guerre, pas ce à quoi nous étions habitués, du moins notre génération. Il y avait bien les opérations extérieures et l’Irak – mais il s’agit là d’une guerre extrêmement concrète et qui risque de ne pas s’arrêter de si tôt. Selon moi, Vladimir Poutine n’a pas l’intention de lâcher grand chose. Certains, en particulier à Washington, pensent qu’il faudrait aller jusqu’au fond et éradiquer la tumeur : chasser les Russes du Donbass, de Crimée, renverser Poutine et le régime russe. Je n’invente rien puisque c’est ce que j’entends à peu près chaque semaine en participant à un groupe transatlantique qui réfléchit sur ces questions.
Il s’agit aussi d’une nouvelle forme de guerre car elle comporte des aspects de propagandes totalement transformés par l’irruption des réseaux de toute nature. Vous connaissez cela mieux que moi. La guerre est un récit, ce n’est plus seulement de la propagande. Les Russes font de la propagande et cela ne fonctionne pas. Les Ukrainiens ont quant à eux réussi à présenter un récit qui est beaucoup plus efficace.
D’autre part, la guerre nouvelle a de nouvelles méthodes. Il est encore trop tôt pour se prononcer mais vous aurez remarqué qu’un fantassin ou deux portent un engin à l’épaule et liquident un avion, un hélicoptère ou un char ennemi jusqu’à quatre kilomètres. Ce sont des engins très perfectionnés, ce ne sont plus les bazookas de 1945. Il ne faut pas oublier que cela fonctionne car les américains aident à donner toutes les informations de localisations et repérages. C’est une sorte de symbiose entre les services d’écoutes américains, leur état-major et l’état-major ukrainien. Il est évident que c’est une nouvelle forme de guerre, pressentie par certains dès les années 1970, les mêmes qui n’étaient pas satisfait des éléments classiques que l’on évoquait à la fin de la Guerre froide. Aujourd’hui, c’est une réalité.
C’est aussi le retour de la guerre de haute intensité. Il faut beaucoup de matériel et pas seulement sophistiqué mais aussi des canons, des blindés et de bonne qualité. Or les Occidentaux et leurs alliés ukrainiens sont en train d’arriver au bout de leur stock car, du côté occidental, on les a beaucoup diminués. La République Fédérale allemande n’a rien. C’est Rheinmetall qui a trouvé deux cents obusiers dans un coin d’usine, qui étaient déclassés, et qui a proposé de les fournir. Les arsenaux américains sont convenables mais ceux de la France et de la Grande-Bretagne par exemple, le sont très peu.
Il y a aussi un autre problème qui réside dans les effectifs. La grande faiblesse des Russes est de mettre relativement peu d’hommes sur le terrain alors que les Ukrainiens parviennent à en mobiliser beaucoup plus. Nous en revenons à des questions d’effectifs nombreux – ce qui montre qu’une fois de plus, on est très loin des Opex.
Les Européens vont devoir renouveler et développer leur matériel. Leurs dépenses militaires qui étaient tombées à moins de 2 % du PIB vont-elles rejoindre les niveaux de la Guerre froide autour de 6 % ? Ceci devrait encore simplifier l’équation financière qui nous a été présentée lors du panel précédent ! Cependant, si l’on veut être sérieux, il faut augmenter ces dépenses.
Ces dernières sont encore plus urgentes que celles pour sauver le climat. Il faut décider très vite si l’on veut être pris au sérieux comme Européens. Il va falloir également penser aux effectifs qui sont actuellement insuffisants. Ils ont beaucoup diminué depuis la fin de la Guerre froide. En Allemagne, où ce n’est pas un thème à la mode, on se pose la question du rétablissement d’une certaine forme de service militaire. En France, on évoque la création de la garde nationale.
Du point de vue organisationnel, on constate que c’est l’OTAN qui revit, avec les États-Unis à la manœuvre. L’autonomie stratégique européenne, je n’y crois pas – pour le moment en tout cas et en particulier à cause de cette crise. Néanmoins il faut au moins conserver nos possibilités d’appréciations autonomes, c’est-à-dire que les Européens comme États ou comme Communauté européenne soient capables d’avoir leur propre jugement sur ce qu’il se passe et conserver leur possibilité de fabrication militaire.
Il ne faut pas être uniquement les sous-traitants de l’industrie de défense américaine. Cela n’aide en rien et représente de gigantesques efforts. C’est possible – encore tout juste possible – et il faut le faire.
La tendance actuelle est claire : on reviendrait peu ou prou au monde des années 1950, malgré la fin du communisme et de la Guerre froide. D’un côté, une immense masse eurasiatique car les Chinois et les Russes jusqu’à maintenant marchent ensemble, de l’autre, une thalassocratie américano-occidentale dirigée évidemment par Washington. La guerre en Ukraine a provoqué une radicalisation et une décantation de la situation. Si cette hypothèse devait se vérifier, on serait fort loin de la mondialisation libérale progressive mais triomphante annoncée dans les années 1990 après la chute du communisme soviétique, par Francis Fukuyama, qui a récemment repris du service.
Marc Semo
Merci pour cette magnifique synthèse, vous avez très bien posé le cadre général. Je donne la parole à Anne-Claire Coudray qui va nous expliquer ce que veut dire raconter la guerre et, ce qui est peut-être encore plus difficile, la faire comprendre. Est-ce que finalement vous avez réussi ? Vous avez vu comment les Russes, surtout psychologiquement, se préparent depuis des années à la guerre, et connu la grande difficulté de faire comprendre cela à ceux qui vous regardent.
Anne-Claire Coudray
L’intitulé de cette table-ronde, « Penser la guerre », rappelle que la guerre en Ukraine semblait surtout impensable. Pourtant, j’ai été la première à diffuser dans nos journaux les images satellites avec ces troupes qui se massaient aux frontières biélorusses et ukrainiennes. J’étais aussi la première à lire les dépêches avec les Américains qui nous disaient que Poutine allait attaquer. Je pense qu’une majorité d’Européens pensait que cela n’allait pas arriver. Même si la guerre a effectivement été toujours plus ou moins présente sur notre continent, on l’a sortie de nos esprits et, d’une certaine façon, de nos « tripes ». On a cessé de faire de la guerre la question de tous. On a professionnalisé notre armée et on a envoyé cette armée sur des terrains d’opérations lointains – que j’ai pratiqués. Je peux vous dire effectivement que c’est très compliqué de rendre concrètes pour les téléspectateurs ces guerres qui ressemblent à des jeux-vidéos et qui sont très abstraites. Lorsqu’on part avec une patrouille au Mali, que vous ne voyez jamais l’ennemi et qu’une bonne journée pour l’unité se résume à avoir saisi une moto, un stock d’essence ou des téléphones portables avec des vidéos djihadistes, on se rend compte combien cette guerre, qui n’est pas de haute intensité, est compliquée à raconter et surtout peu sujette à l’attention des Français. Et cela même dans un contexte de lutte contre le terrorisme où des attentats nous ont profondément marqués.
Un autre exemple très significatif est la façon dont nous parlons de nos morts militaires dans les guerres que nous menons. Je suis la première à avoir diffusé leurs photographies, parfois en faisant l’ouverture de mes journaux. Il y a eu environ 55 morts en dix ans de guerre au Mali, c’est un drame pour eux et leurs familles mais quelle armée au monde penserait que plus de cinquante morts en dix ans soit un chiffre important ? Le fait de le vivre à chaque fois collectivement, comme si cela ne devait pas arriver, montre aussi qu’on est à la limite de considérer ces soldats comme des victimes. Les soldats et les militaires contestent complètement ce point là. Ils sont bien entendu heureux de l’hommage rendu par la Nation, mais ils ne veulent pas être considérés comme des victimes. On a oublié de les considérer comme des soldats qui font leur métier.
Or le changement considérable avec l’Ukraine, c’est le choc du retour de la guerre dans une société qui nous ressemblait. Les petits-enfants qui sont arrivés à la frontière polonaise, ce sont les nôtres. Ils portent les mêmes manteaux et ont les mêmes jeux. La télévision dans l’appartement éventré à Kiev est la nôtre. Les couples qui se sont dits au revoir sur les quais de gare, l’un partant à la guerre et l’autre quittant le pays, c’est nous. À ce moment-là, on a repris conscience – ce que nous n’avions pas fait depuis des décennies – qu’effectivement cette guerre pourrait nous concerner.
Vladimir Poutine a eu un vrai avantage au départ car l’opinion publique et la société russe sont à l’inverse de ce que je viens de vous dire.
Cela m’a rappelé une mission pour les 70 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale en 2015, lors de la première guerre en Ukraine. Avec mon équipe, nous avions tenté de partir en Russie pour expliquer le patriotisme russe qui nous permettait ainsi de comprendre pourquoi les Russes soutenaient Vladimir Poutine dans cette guerre. Poutine a réussi un coup de maître en réveillant le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, qui là-bas s’appelle la Grand Guerre Patriotique. Après un siècle où nous avons invalidé économiquement, moralement et politiquement, quatre-vingts ans de la vie de ces habitants russes avec la fin de l’époque soviétique suivi par la période de criminalité et d’oligarchie intense, la Seconde Guerre mondiale et la victoire contre les nazis est la seule source de fierté que personne, même pas les Occidentaux, ne peut leur contester. Ils s’y sont accrochés. Je vous invite tous à aller voir un jour Volgograd, l’ancienne Stalingrad, où il y a une statue monumentale qu’on ne croise pas dans les livres d’histoires, celle de La mère patrie. Pourquoi ne la connaissons nous pas en France ? À côté, la Statue de la Liberté est minuscule.
On ne connaît pas la Russie, ni les Russes, et on ne peut donc pas comprendre ce qui se passe en Russie aujourd’hui. Vladimir Poutine a militarisé la société russe depuis quinze ans. Il s’est appuyé sur les communautés kozakes, des communautés folkloriques qui depuis des siècles sont là pour défendre les frontières russes. Les professeurs et infirmiers très sympathiques qui nous recevaient expliquaient aussi qu’ils étaient aller sécuriser le référendum en Crimée, qu’ils étaient allés dans le Donbass et avaient des décorations pour cette guerre qu’ils menaient à ce moment-là alors qu’ils étaient de simples civiles. À Moscou, on compte plus d’une centaine d’écoles patriotiques. Des élèves de sixième démontent et remontent une kalachnikov dans un temps imparti, apprennent à mettre un masque à gaz. Les filles apprennent à faire des crêpes, à parler français et à tirer avec des pistolets. Je suis un jour entrée dans un magasin à Moscou car il y avait de beaux vêtements et il se trouve que c’est Kalachnikov qui a lancé sa ligne de polo sur lesquels l’icône de l’AK-47 remplace l’emblème Ralph Lauren. Ils ont une collection de sweat qui n’a rien à envier à toutes les marques du monde si on accepte d’avoir une grosse kalachnikov sur le torse. Tous ces exemples illustrent que la société russe, précisément, « pense la guerre » et s’en souvient tous les jours.
Le 9 mai, à la suite du défilé militaire, il y a un défilé civil, qui s’appelle le Régiment Immortel. Il a été mis en place en 2009 par des civils. Le principe est de défiler avec le portrait d’un membre de votre famille mort pendant la Seconde Guerre mondiale et qui a donc résisté aux nazis. Chacun un portrait. Au premier rang, il y a tous les ans Vladimir Poutine avec le portrait de son père. L’image que cela renvoie à l’extérieur, et c’est là tout le but, c’est que le peuple est derrière lui.
Voilà pourquoi nous sommes si vulnérables par rapport à cette guerre. Vladimir Poutine connaît cette vulnérabilité et il parie sur le fait que, comme nous n’avons plus le gène de la guerre, nous n’aurions plus celui du sacrifice – contrairement aux russes.
Il nous explique que nous allons davantage souffrir des conséquences de cette guerre que les Russes eux-mêmes qui contournent les sanctions ou qui vont s’en arranger, et que tout va bien aller pour eux tandis que nous ne sommes pas capables d’intégrer cette notion de sacrifices avec l’inflation galopante, les pénuries, etc… La guerre en Ukraine se gagnera ou se perdra sur ce terrain-là aussi.
Sommes-nous prêts, comme société, à accepter ce genre de sacrifice économique ? Lui parie sur le fait qu’il y aura une lassitude des opinions publiques européennes par rapport à cette guerre. À la tête de mon journal, je vois bien sur ces dernières années combien la guerre devient aussi une mauvaise affaire en audience. Je ne sais pas si c’est le cas du Monde, sans doute pas, car ses lecteurs sont plus assidus à ce genre de sujet mais l’on se rend compte que nous sommes dans des sociétés où on se paye encore le luxe de se dire qu’on en a assez vu par rapport à ce genre de conflit. La question est donc de savoir comment nous allons réagir à cette crise tout à fait particulière.
Marc Semo
Bravo pour cette magnifique intervention, qui pose le problème fondamental de la manière de redonner à l’Europe la culture de la guerre. Étienne Balibar en tant que philosophe va revenir sur cette guerre qui est, selon son expression, une « guerre locale mondiale ». La première guerre mondialisée, ce qui est différent de la guerre mondiale.
Etienne Balibar
Je voudrais essayer de tenir ensemble les registres de l’imaginaire, du réel et du symbolique. Ce n’est pas facile en aussi peu de temps. En réalité, ce n’est pas facile en soi. Car il faut envisager les choses de plusieurs points de vue qui ne s’ajusteront jamais sous une seule idée.
Commençons par les caractéristiques de la guerre d’Ukraine en tant que déchaînement de violence extrême. On entend beaucoup dire que la guerre actuelle fait revenir quelque chose qu’on croyait conjuré, une brutalité qui avait disparu de l’horizon européen depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. C’est vrai à certains égards, le plus important étant le phénomène des déplacements de population en masse, indissociable du fait que se commettent, jour après jour, des crimes contre l’humanité à grande échelle. Ça ne l’est pas du point de vue de la nature des violences exercées, dont on a déjà vu l’équivalent, ou pire, dans les guerres de Yougoslavie des années 1990, que notre conscience collective avait installées dans une sorte de cage aux fauves imaginaire, puis s’est empressée d’oublier. Et d’autre part c’est une façon d’isoler l’Europe et les Européens de l’histoire du monde dans lequel ils n’ont cessé d’intervenir, y compris pour y porter la guerre ou pour la faire par procuration. Sans remonter au siècle dernier, des agressions et des massacres aussi violents n’ont cessé de se produire, parfois à nos portes.
La méfiance légitime envers l’eurocentrisme ne peut pour autant occulter le fait que, cette fois, c’est de nous qu’il s’agit, Européens au sens historique du terme, ce qui inclut évidemment les Ukrainiens, mais aussi les Russes. Nous sommes en guerre générale au sein de notre « grand » continent, pour la première fois depuis la fin du nazisme. Nous y sommes du fait d’une agression absolument contraire au droit international, qui débouche sur la guerre totale et porte en elle le risque d’une escalade nucléaire. Elle va bouleverser durablement la vie et la perception du monde de tous les Européens. Notre responsabilité est donc entière, aussi bien pour ce qui concerne le choix des catégories d’analyse que pour les conséquences à en tirer.
La guerre que le président Poutine, agissant en autocrate et en aventurier, a déclenchée contre la nation ukrainienne en invoquant un scénario d’agression imminente et en arguant d’une appartenance de l’Ukraine au « monde russe » dont son État serait à la fois le guide et le propriétaire, est aujourd’hui une guerre de destruction totale : destruction des villes et des paysages, des ressources, des monuments, et bien entendu des hommes, des femmes et des enfants, livrés aux bombardements et aux exactions de la soldatesque. La résistance qu’elle a suscitée, l’engagement héroïque de la population et de ses dirigeants, sont en train de contenir l’envahisseur, voire de le faire reculer, mais surtout ils sont en train de donner naissance à un peuple de citoyens qui n’existait encore qu’en puissance, dans une tradition historique ancienne mais contradictoire, et dans les expériences plus récentes d’une démocratisation chaotique.
Si nous pensons à la façon dont le président russe a martelé sa thèse de l’inexistence de la nation ukrainienne et de l’inconsistance du peuple ukrainien lui-même, nous dirons que cette guerre, pour les Ukrainiens, est leur guerre d’indépendance. En la gagnant – et il faut qu’ils la gagnent – ils en sortiront constitués pour toujours comme un État. Un Français de ma génération ne peut pas ne pas penser à ce qui s’est passé pour les Algériens, toutes différences dûment prises en compte. Et parce qu’elle a pour socle moral le dépassement des antagonismes sur lesquels l’ancien maître croyait pouvoir s’appuyer, cette indépendance porte en elle la transformation d’une simple nation ethnique ou culturelle en une nation civique, qui consonne avec les principes sur lesquels est construite l’Union européenne et justifie, de part et d’autre, le désir de procéder au plus vite à l’adhésion naguère déclarée impossible.
Mais à ce point nous devons changer de focale et envisager le rapport de l’Ukraine à Europe, tel que la guerre est en train de le reconfigurer, d’un point de vue plus global, cosmopolitique, en nous élevant progressivement de l’échelle locale à celle de toute la planète. Il me semble alors qu’un bon fil conducteur pour démêler la complexité des contradictions et des rapports de forces, est constitué par la superposition des niveaux et des types de frontières qui viennent se recouper dans la guerre, ou dont elle participe. Les frontières cristallisent les oppositions et les antagonismes, elles structurent le monde. S’il ne faut pas vouloir faire trop dire à ce fait de langage que le nom d’Ukraine signifie originellement « marche » ou « frontière », il reste que la région qui porte ce nom a constitué en permanence au cours des siècles un terrain d’affrontement, de partages plus ou moins violents et de rencontres entre cultures, et qu’elle se trouve à nouveau aujourd’hui former l’enjeu d’une confrontation entre des ensembles beaucoup plus vastes qu’elle. Or ce qui me frappe, quand j’essaye de repérer leur configuration et la nature de leurs démarcations, c’est que tous ces espaces ne sont pas seulement conflictuels mais profondément dissymétriques.
C’est vrai au premier niveau, celui des frontières « nationales », telles que n’ont cessé de les remettre en question des histoires de conquêtes, d’annexions, de découpages et de rattachements, mais aussi d’exterminations et de déportations, courant depuis les débuts de l’époque moderne jusqu’à la reconstitution des nations européennes au lendemain des guerres mondiales et de la chute du communisme. Ce qui se joue au Donbass depuis 2014 et même avant est un précipité d’histoire sociale, d’antagonismes étatiques, d’affiliations culturelles et générationnelles, que la guerre est en train de changer dramatiquement, mais dont l’avenir reste incertain. Selon que le front cédera dans un sens ou dans l’autre, et que le pays sera encore plus ou moins habitable ou reconstructible, la frontière aura un tracé, une fonction tout à fait différente. Mais elle sera de toute façon incomparable, par exemple, à celle de la France et de l’Allemagne, puisqu’on aura d’un côté une nation en formation, de l’autre un empire totalitaire en crise plus ou moins profonde. Cette dissymétrie, comme je le remarquais à l’instant, s’étend aux « ensembles » géopolitiques dont les belligérants font partie, ou qu’ils forment par eux-mêmes, et dont l’Ukraine cristallise aussi l’antagonisme, c’est-à-dire au second niveau des lignes frontalières.
Mais ici on voit que les choses se compliquent sérieusement, aussi bien du point de vue de ce qu’on appelle guerre que du point de vue de ce qu’on appelle frontière. L’Union Européenne est bel et bien en guerre avec la Russie, ne nous racontons pas d’histoires : guerre morale et diplomatique, guerre économique et financière, guerre militaire encore limitée à la fourniture des armements et des renseignements, et qui pourrait s’étendre au-delà des frontières ukrainiennes si la Russie cherche à contre-attaquer sur d’autres territoires. Mais elle n’y est pas seule, et même elle y est de façon de moins en moins indépendante, puisque la structure communautaire à laquelle reviennent les initiatives, et à laquelle veulent adhérer en priorité les États qui se sentent menacés par l’impérialisme russe, est l’alliance militaire dominée par les États-Unis. Plus la guerre dure, plus les moyens engagés augmentent, plus les Etats-Unis donnent le sentiment de vouloir faire avancer le programme de « rollback » naguère théorisé par Zbigniew Brzezinski et d’autres, en retraçant la ligne de démarcation entre le monde « atlantique » dont ils assurent l’hégémonie et le monde « eurasiatique » formant le résidu de l’URSS. Ce qui paradoxalement rencontre, comme en miroir, le discours du régime russe, d’inspiration très schmittienne ou huntingtonienne, sur l’affrontement des deux mondes, l’Orient et l’Occident aux valeurs incompatibles. Cependant là encore une dissymétrie très profonde peut être observée. Les États-Unis sont, dit-on, « de retour » en Europe : ils ne menacent évidemment pas son indépendance ou ses valeurs politiques, mais ils vont pousser à sa militarisation, à sa dépendance économique et technologique. Au contraire, du côté de l’Eurasie, les rapports entre la Russie et son « grand arrière » extrême-oriental semblent extraordinairement instables, quel que soit l’intérêt que le régime chinois a pu voir à soutenir l’ennemi de son ennemi. Car la Chine a pour objectif historique, non pas de s’implanter en Europe (sauf précisément pour y installer les terminaux de ses « routes de la soie »), mais surtout de construire dans le « Sud », en Afrique et en Amérique Latine, une hégémonie rivale de celle des États-Unis. En d’autres termes, bien que constituant par elle-même un Grossraum (au sens de Carl Schmitt) ou peut-être pour cette raison même, la Chine ne cherche pas à partager le monde. C’est pourquoi, si on a momentanément d’un côté un bloc de plus en plus soudé formé de l’Europe et des États-Unis dans le cadre de l’OTAN, on n’a pas de l’autre un bloc sino-russe qui s’engagerait comme tel dans le combat, même au niveau de ses formes « hybrides », celle de la guerre économique et idéologique.
Ce niveau pourtant n’est pas le dernier, et même il n’est pas déterminant « en dernière instance ». En évoquant la division Nord-Sud, on passe au niveau proprement planétaire. La thèse que je défends à cet égard est double, même très schématiquement. Premièrement, au niveau planétaire, les espaces politiques sont de moins en moins séparés ou déconnectés les uns des autres. C’est pourquoi d’ailleurs la guerre russo-ukrainienne ne peut pas être considérée comme une guerre locale. À l’époque de la mondialisation avancée, tous les territoires, toutes les populations, toutes les technologies sont interdépendantes, et ces interdépendances se traduisent par des flux qui traversent les frontières, y compris les frontières entre amis et ennemis. Le gaz et le pétrole russe continuent de couler vers l’Europe occidentale et même vers l’Ukraine, en contrepartie de dollars et d’euros, bien qu’il soit beaucoup question d’essayer de les interrompre. Nous n’en sommes pas encore là. Et le blé russe ou ukrainien qui n’arrivera plus en Égypte, en Tunisie ou au Maroc pourrait déterminer dans ces pays, non seulement des crises ou des famines, mais des soulèvements et des exodes. Ces pays ne sont pas « en guerre », mais il sont « dans la guerre ».
Inversement, les sanctions économiques dirigées contre la Russie frappent indirectement un très grand nombre de pays dans le monde. En dehors du fait qu’ils n’ont pas la même expérience historique de la confrontation avec les impérialismes américain, européen, russe ou ex-soviétique, il n’est pas besoin d’aller chercher plus loin la raison de la réticence des opinions publiques d’un grand nombre de pays du « Sud » à s’embarquer dans la guerre perçue comme occidentale. Mais je voudrais surtout insister sur le point suivant : dès lors qu’on raisonne en termes planétaires, il ne faut pas isoler les questions économiques et géopolitiques du problème que pose un autre type de frontières, les frontières climatiques en cours de déstabilisation et de déplacement à cause du réchauffement terrestre et des conséquences qu’il entraîne. À quoi bon parler de fournitures de gaz et de l’inversion de leurs approvisionnements en Europe, faisant passer du Nordstream I et II aux terminaux de liquéfaction et regazéification méditerranéens et atlantiques, si on n’établit aucune corrélation avec les politiques environnementales qui sont en train de nous faire perdre la bataille des 2 degrés de réchauffement à la fin du siècle ? L’une des plus grandes frontières climatiques au monde, celle qui sépare les régions autrefois occupées par la toundra, la taïga et le permafrost des steppes tempérées et des régions désertiques, traverse la Russie d’Est en Ouest et non pas sur ses marges. Elle est en train de se déplacer dramatiquement. Quand, dans quelques semaines, la Sibérie va recommencer à brûler, la question se posera inévitablement de savoir quel type d’aide internationale doit être apporté à la Russie pour y faire face, et surtout quel type de négociation doit être entrepris avec elle pour relancer la transition énergétique mondiale. Quel intérêt devra primer alors, celui de la liberté des Ukrainiens, qui n’est pas négociable, l’intérêt écologique des Européens, ou celui des Terrestres de plus en plus immédiatement menacés ?
Une fois de plus aujourd’hui, bien que sous une forme imprévue, la typologie des frontières, celle des nations, celles de la guerre et de la politique s’avèrent étroitement imbriquées. La nation qui lutte pour son indépendance et sa constitution démocratique est placée devant le dilemme stratégique que Raymond Aron [dans la conclusion de son classique Paix et Guerre entre les Nations] décrivait comme le choix de l’incorporation à la fédération ou à l’empire. Mais ce choix est surdéterminé par l’affrontement des impérialismes à l’échelle mondiale et la dissymétrie de leurs intérêts comme de leurs moyens.
Et tous ces rapports de forces sont relativisés et englobés dans une autre structure en mouvement, une structure géo-écologique, que dessinent ensemble les inégalités de développement, les territoires d’extraction ou de consommation de l’énergie carbonée, et les zones d’effondrement accéléré des équilibres environnementaux. Plus la guerre durera, plus il deviendra difficile de la traiter uniquement au premier niveau, si dramatique soit-il, en ignorant la pression des niveaux supérieurs, autrement dit le fait qu’il s’agit d’une guerre locale-mondiale d’un genre nouveau. Je crois dans la capacité des citoyens ukrainiens, soutenus par l’engagement et les fournitures de leurs alliés occidentaux, moralement encouragés par l’accueil que nous faisons à leurs femmes et à leurs enfants, de contenir l’agression et de faire reculer les chars russes.
Mais, par pessimisme méthodologique peut-être, je crois aussi que la guerre, si elle ne monte pas aux extrêmes et n’enclenche pas un processus de destruction mutuelle, durera longtemps et sera destructrice autant que barbare. Or avec la durée et la brutalité viennent aussi les haines inexpiables, non seulement envers des gouvernements et des régimes, mais entre des peuples, pendant des générations. Le pacifisme, ai-je dit [dans un interview à Mediapart du 7 mars 2022] il y a maintenant plus de deux mois, « n’est pas une option ». Je ne me dédis pas. Mais la paix, elle, est une nécessité pour la planète, une paix « perpétuelle », comme la nomme Kant, c’est-à-dire qui ne contienne pas dans sa forme même les prémisses du recommencement de la guerre. Tel était, théoriquement, l’objectif d’institutions de droit international comme les Nations Unies et de conventions pour le désarmement qui ont perdu toute légitimité et toute crédibilité depuis la fin de la guerre froide, sous les coups de boutoir de diverses puissances, la Russie de Vladimir Poutine étant la dernière en date. Quand et comment allons-nous reprendre le problème, en consolidant ou en traversant quelles frontières, en nouant quelles alliances et avec qui ? Je ne le sais pas.
Marc Semo
Au début de la Guerre de 1914, il écrivait à sa chère Lou Andreas-Salomé « Je sais avec certitude que mes contemporains ne verront plus le monde sous un jour heureux, il est trop laid ». À partir de là, il a réfléchi sur la pulsion de mort. Je voudrais qu’Elisabeth Roudinesco, en tant que psychanalyste, nous parle de cette dimension, de cette fascination que peut exercer la guerre.
Elisabeth Roudinesco
Nous ne parlons pas « en tant que » dans ces histoires car nous sommes personnellement impliqués. Anne-Claire Coudray a très bien posé la question : nous ne nous y attendions pas. On s’attendait à quelque chose, mais pas à cela. Je suis allée souvent en Russie récemment et aussi en Ukraine. En Russie, je fréquente surtout des intellectuels mais la dépolitisation terrible des intellectuels dans le pays et l’aspiration des intellectuels ukrainiens au contraire à être européen montrait bien qu’il y avait d’un côté ceux qui étaient dégoûtés de la politique et qui se tournent plus vers l’art – c’était la Russie intellectuelle opposée à Poutine mais pas engagée pour transformer le pays – tandis qu’en Ukraine on voyait une inspiration très claire à la démocratie.
Qu’est ce que nous n’avions pas vu ? Que la montée des thèses d’extrême-droite, pan slavophile et tout ce qu’on connaît en Russie allait déboucher sur une guerre ? Cela pouvait ne pas être le cas. Quelque chose se développait. Ce mélange de KGBisme et de tsarisme chez un dirigeant, un dictateur qui est au pouvoir depuis vingt ans, qui a perdu le sens de la raison mais qui est dans une vraie logique paranoïaque. Vladimir Poutine croit vraiment qu’il libère l’Ukraine du nazisme.
On m’a demandé de parler un peu de Freud. Comme Stefan Zweig, il a vécu ce moment absolument tragique qu’a été la Première Guerre mondiale. Il a connu ensuite la montée du nazisme, puis il a immigré et n’a pas vu la Deuxième Guerre mondiale. Il y a en effet quelque chose de terrible dans la Grande Guerre qui n’existe pas dans la Deuxième Guerre mondiale : le sentiment, en tout cas pour les intellectuels, que c’était une guerre horrible et inutile car c’était une guerre des nations et des pays frères entre-eux. Pour la Deuxième Guerre mondiale c’est différent, car il fallait sortir du pacifisme pour lutter contre le nazisme. Je pense que j’aurais été pacifiste en 1914 et absolument hostile à toute forme de pacifisme en 1940. On ne se positionne pas de la même façon.
En ce qui concerne Freud, c’est en avril 1915 qu’il a rédigé ce fameux essai sur la guerre et la mort. « Considération sur la guerre et la mort ». Il annonce au fond ses hypothèses à venir plus tard sur la pulsion de mort. Cela viendra en 1919-1920. Il n’a alors déjà plus du tout la joie de vivre en Européen en train d’inventer quelque chose de magnifique à la Belle époque. Il y a cette idée qu’au fond toute la civilisation pour laquelle il s’est battue, la civilisation européenne – il cite la culture gréco-latine imprégnée des Lumières – est en train de sombrer. Comme Zweig, il est catastrophé par cette guerre. Il est profondément européen et ils ont tous deux le sentiment de la fin de l’Europe. Nous avons aujourd’hui le sentiment que c’est le début de l’Europe et cela renforce l’idée qu’il faut résister en Europe et reconstruire l’Europe. Il faut garder cette idée que cela peut donner comme leçon qu’il faut faire l’Europe et une Europe politique, pas seulement économique.
Ils sont donc absolument catastrophés par cette guerre nationalistes car ils parlent tous plusieurs langues et circulent en Europe. Zweig est polyglotte et est reçu partout. Le mouvement psychanalytique est profondément européen au point qu’à ce moment-là, comme il y a des anglais, autrichiens, allemands, ils vont se retrouver dans des camps différents, ce qui est absolument désastreux. Alors, ils voient cela comme une barbarie. Ce qu’il y avait de très particulier à ce moment-là et on le sait aujourd’hui lorsqu’on analyse un peu ce qui se passe, Zweig l’a très bien dit : à force de se contempler dans le miroir de son ennui et de ses névroses parfaitement décrites par Proust dans La Recherche, la bourgeoisie de la Belle époque, la plus cultivée du monde occidental et la plus névrosée aussi, n’avait pas pris en compte au début du XXème siècle la grande misère des peuples. Elle vivait dans un monde imaginaire. Nous n’avions pas vu, écrit Zweig, à propos de ce Monde d’hier, « des signes de feu inscrits sur les murs. Nous étions inconscient de la réalité sur laquelle cette belle culture européenne s’était édifiée. C’est seulement lorsque, des années plus tard, toits et murailles s’éffrondrèrent sur nos têtes que nous reconûmes que les fondations étaient depuis longtemps sapés et qu’avec le siècle nouveau avait débuté la ruine de la liberté individuelle en Europe. » C’est évidemment magnifique. Cela reflète en effet ce qu’à été vécu à ce moment-là.
Freud souligne que les civilisations sont mortelles. On l’a beaucoup comparé avec Paul Valéry. Et qu’il est désormais nécessaire de penser autrement la question des relations entre la guerre et la paix. Il en tire comme conclusion que cette nouvelle guerre est la pire de toute, parce que, dit-il, non seulement elle met fin à cette Europe mais au fond c’est la guerre mécanique. Il assiste à la guerre qui n’est plus du tout celle d’autrefois avec l’héroïsme des généraux. Il était marqué par les guerres anciennes. Mais que c’est la guerre mécanique et nationaliste. La boue, les tranchées, l’horreur, l’anonymat, les peuples livrés les uns les autres à eux-mêmes.
Mon père a fait la Première Guerre mondiale, je me souviens d’avoir été bercée de souvenirs. On la voit en gris, en noir et blanc avec les images de l’époque où l’on voit les horreurs de ce que pouvait être cette manière de gagner cinq mètres, de reculer de cinq mètres. Quelque chose où l’héroïsme n’avait plus sa place. Cela existait mais ce n’était pas du tout comme autrefois et c’est justement ce que va dire Freud : La guerre perturbe le rapport de l’Homme à la mort. Phénomène naturel, la mort est l’issue nécessaire de la vie, il faut s’y préparer mais évidemment la guerre précipite la fin – et notamment les guerres modernes. Il parle de destruction massive, l’être humain dans l’abolition des constructions anciennes et dans l’idée qu’il va y avoir une mort qui n’a plus rien de naturel. Pourtant il faut se rappeler, Freud le dit aussi, la réponse d’Achille à Ulysse, dans l’oeuvre d’Homère, qui disserte sur l’opposition de la belle mort, celle héroïque des guerriers, qui choisissent une vie brève et la mort naturelle liée à une vie tranquille de longue durée. Freud, grand lecteur d’Homère, laisse entendre que la guerre des nations dont il est lui-même la victime, efface ces frontières entre les deux morts puisqu’elle précipite ce soldat anonyme dans le quotidien de sa finitude immédiate. Je rappelle les pages de Jean-Pierre Vernant sur la question de la belle mort. Freud va conclure son essai par une profession de foi : souvenons-nous du vieil adage, si vis pacem para bellum, si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre. Il serait conforme au temps actuel de modifier : se vis vitam para mortem, si tu veux supporter la vie, prépare-toi à la mort. Il revient à la question de la guerre en 1932 à la demande de Einstein et c’est évidemment au moment de la montée du nazisme. Il mobilise des intellectuels face à cette nouvelle forme de guerre qui est le fascisme en Europe. Il était très platonicien, démocratie libérale et avait pour modèle la monarchie constitutionnelle anglaise. Autrement dit, il considérait que les peuples devaient être dirigés par des élites, des sages en quelque sorte, qui permettent d’éviter cela. Il pense à ce moment-là à cette République des élites.
Je crois que ce qu’on a vu revenir dans cette guerre, avec Zelensky et avec ce peuple ukrainien, c’est le surgissement de la résistance, qui nous fait penser à juin 1940 et non pas du tout à la guerre de 1914. En même temps, j’espère que cela ne deviendra pas pour les Ukrainiens une guerre nationaliste. Il ne faut pas haïr les Russes, il ne faut pas haïr la culture russe, il ne faut pas recommencer avec cela. Il y a dans le personnage de Zelensky, et l’extraordinaire résistance qu’oppose les ukrainiens, quelque chose qui nous fait penser au modèle de résistance anti-nazis. Il est difficile de ne pas y penser. Le personnage même est quand même fascinant. Qu’un ancien comique, qui fait penser à Charlie Chaplin bien sûr, ce soit trouvé d’abord en jouant le rôle et ensuite le joue vraiment, c’est quand même quelque chose de passionnant. Face à lui, il y a cet autre personnage absolument horrible qu’est devenu Poutine.
Marc Semo
Pour le débat, je voudrais relancer le thème qui a été évoqué par Anne-Claire Coudray. Comment peut-on faire renaître en Europe une culture de la défense et de la guerre ? Est-ce qu’il est possible de faire prendre conscience aux opinions et comment, de cette nouvelle réalité que nous sommes en train de vivre ?
Georges-Henri Soutou
Il faut d’abord commencer à expliquer aux gens la situation telle qu’elle est de la façon la plus objective possible. Faire comprendre qu’on a changé d’époque et évoquer la gravité des enjeux. Je voudrais mettre un petit bémol à ce que vous avez dit à propos de l’opinion française et des Opex. Les Opex se passent loin et n’engagent pas grand monde. C’est différent dans le milieu militaire. Étant donné que je le connais un peu, je peux vous dire que le sentiment d’incompréhension de la population que beaucoup de militaires éprouvent à tort ou à raison – mais je pense aussi à raison – nous indique là aussi qu’il y a des efforts à faire sur ce point très précis. On a tendance à penser que la chose militaire est plus facilement acceptée en France qu’en Allemagne ou en Italie. Le seul pays européen où le fait militaire est réellement accepté encore aujourd’hui est la Grande-Bretagne. On n’a pas prononcé une seule fois son nom. Ce qui entre nous est très significatif des conséquences très dommageables du Brexit.
Il faut donc dire la vérité aux gens et leur dire en quoi tout cela les concerne. Pour le Français de base, l’Ukraine est une chose, mais il faut développer l’idée que cela le concerne au-delà d’une énième campagne contre la faim dans le monde. Faire comprendre que ce n’est pas une simple adhésion sentimentale mais que cela nous engage très directement sur des questions extrêmement graves et difficiles. C’est un travail d’explication auquel les universitaires peuvent modestement collaborer mais qu’il revient en premier lieu à nos hommes politiques de faire. À la différence de l’Allemagne ou de l’Italie où c’est un sujet très abordé, les hommes politiques français l’invoquent suffisamment peu. J’imagine qu’ils sont peut-être pris par d’autres préoccupations en ce moment.
Marc Semo
Anne-Claire Coudray, sur le rôle de la presse, vous disiez tout à l’heure qu’après un certain temps les gens en ont marre. Que faut-il faire ? Est-ce qu’il faut garder cette pédagogie ? Est-ce qu’il n’y a pas un risque de tomber dans de la propagande ? N’est-il pas toujours risqué d’aider le spectateur à comprendre ?
Anne-Claire Coudray
Pour éviter de feuilletonner – comme on le dit dans notre jargon – il faut sans cesse avoir l’obsession de raconter des histoires. Il faut passer par l’humain parce que c’est la seule façon que quelque chose qui puisse sembler abstrait, se résumant à des chiffres ou à des cartes, reste touchant. Vous avez malheureusement raison sur le fait que nous sommes tous pris dans notre quotidien. Étant journalistes, on s’intéresse à cela mais quand on ne l’est pas et qu’on a de nombreuses autres préoccupations, il est vrai que la guerre en Ukraine finit sans doute par être quelque chose de très lointain, comme l’a été la guerre en Syrie ou en Afghanistan.
Il faut donc toujours passer par l’humain et surtout essayer d’expliquer, car le sens est aussi un vecteur formidable pour toucher les téléspectateurs. Il faut essayer d’éclairer sur les logiques propres de chaque camp. Si vous donnez du sens, les téléspectateurs comprendront davantage que s’ils ont l’impression que la démarche russe est absurde. Cependant s’ils ont cette impression, alors on va se perdre dans une absurdité générale. En comprenant – même un peu – ce qui se passe en Ukraine, quelque chose se structure chez eux. Il faut aussi leur expliquer la dimension du risque. Nous avons été trop préservés. Lorsqu’on me dit que la Chine met à l’eau l’équivalent de la marine française tous les ans, eh bien il me semble qu’il ne faut pas des heures de discours pour comprendre quelle est la future menace si jamais les équilibres mondiaux devenaient plus tendus que ce qu’ils ne sont déjà. On est toujours soucieux de ne pas être trop anxiogène dans les médias car lorsqu’on est trop angoissé on a tendance à éteindre la télévision ou à ne pas acheter le journal. Il faut donc trouver un équilibre pour expliquer aux gens la réalité de notre monde aujourd’hui, et toujours essayer de leur montrer combien ils sont concernés par ce qu’il se passe. C’est une obsession qu’on a.
Etienne Balibar
L’expression dont vous vous êtes servis, Marc Semo, sur le fait de faire renaître une culture de la guerre, me semble être effroyablement équivoque.
Cela peut vouloir dire deux choses : comment faire renaître l’esprit de sacrifice militaire, la disposition aux entreprises guerrières ou bien cela peut vouloir dire comment faire surgir dans l’opinion publique les éléments qui permettent de comprendre la situation dans laquelle on se trouve quand la guerre est sur notre continent. De mon point de vue, ces deux choses sont absolument incompatibles entre elles. Ce que je redoute par-dessus tout dans l’Europe où nous nous trouvons en ce moment, ce n’est pas seulement bien sûr quelque chose comme un esprit Munichois. (De ce point de vue, je suis très touché par ce que disait Élisabeth Roudinesco, de la façon dont elle imaginait ces réactions possibles au moment du déclenchement de la Grande Guerre ou au moment du déclenchement de la Seconde. Cela relève par définition de l’imaginaire mais c’est lié aussi à des histoires familiales et à des récits collectifs. Nous ne savons pas comment nous aurions réagi en 1914 et si nous aurions tourné le dos à la mobilisation générale, car peu l’on fait, mais il n’est en effet pas inintéressant de réfléchir à ce qu’il s’est passé en France ou en Allemagne en 1914.) Quand on soulève la question que nous posait Anne-Claire Coudray sur l’adhésion apparente, j’insiste sur le mot, de la population russe actuelle aux récits et objectifs que propose le Président Poutine, derrière quoi il y a toute une série d’événements dans la dernière période qu’il faudrait justement faire entrer peu à peu dans notre culture, je ne peux pas ne pas penser à la Seconde Guerre mondiale.
J’ai été étudiant en cours d’histoire de la philosophie et de la résistance dans un amphithéâtre de Georges Canguilhem. Ce dernier avait été pacifiste dans sa jeunesse et avait été l’élève d’Alain. Son engagement pacifiste n’était pas un engagement de peur mais de conviction. Le nazisme a été croissant dans les années suivantes et ces amis comme Raymond Aron ou Cavaillès sont allés en Allemagne. Canguilhem lui-même a adhéré au comité de résistance des intellectuels anti-fascistes et il est devenu l’un des plus grands résistants et des plus précoce de sa génération, chose dont il ne se vantait absolument jamais.
Le pacifisme n’est donc pas une question de principe indifférente aux circonstances et nous sommes complètement d’accord de ce point de vue.
Le court-circuit des images de la guerre d’Ukraine et de l’information qui nous apprend que les chinois sont en train de construire des armement terrifiants, comme il y en a partout ailleurs dans le monde aujourd’hui, est la voix la plus sûre vers l’attitude de mouton contre laquelle nous devons nous défendre dans la situation où nous allons nous trouver désormais. L’Europe a certainement besoin de se défendre ; elle n’a pas besoin d’acquérir une culture de la guerre.
Elisabeth Roudinesco
Je crois que ce que vous avez peut-être voulu dire, Marc, dans cette provocation, ce n’est pas la culture de la guerre mais la culture de l’héroïsme. Celle-ci, oui, nous en avons besoin. Naturellement, je pensais à Georges Canguilhem, à Cavaillès. Ce qui se révèle là, c’est l’héroïsme, pas la culture de la guerre. Zelensky est le type même du héros que décrivait Georges Canguilhem.
Marc Semo
Afin de préciser mon propos sur la culture de la guerre, j’entendais par là que la guerre est malheureusement quelque chose qui est possible. C’est-à-dire que nous vivons aujourd’hui dans un monde qui est très différent du monde d’avant où nous pensions que la guerre était pour les autres. Beaucoup de gens le pensaient. Il y aujourd’hui l’idée que la guerre peut-être quelque chose qui effectivement nous arrive aussi en Europe.
Elisabeth Roudinesco
Je n’ai jamais pensé que la guerre était pour les autres et qu’elle ne reviendrait pas. Ce que nous ne savions pas, c’est sous quelle forme elle reviendrait. Nous savions bien qu’à force d’avoir lieu dans le monde entier, elle reviendrait bien aussi en Europe.
Pour revenir à Georges Canguilhem, il n’en parlait jamais mais un jour j’ai insisté, j’ai dit qu’il n’était pas possible qu’il passe cela sous silence. Je lui ai alors demandé pourquoi en juin 1940 il avait démissionné de tous ses postes pour partir. Il m’a répondu : « Je ne voulais pas servir le Maréchal Pétain. » C’est la meilleure réponse qu’on puisse faire. On la retrouve dans toute forme d’héroïsme de la résistance : « Je ne veux pas, c’est non ». C’est capital, et il avait été pacifiste à juste titre avant. On ne peut pas ne pas s’identifier à cela.
Marc Semo
Cette guerre a été voulue par un homme qui, comme l’explique très bien Georges-Henri Soutou dans son intervention et dans le texte qu’il avait publié dans le Grand Continent, est un dirigeant russe qui décide peut-être seul comme jamais ce fut le cas. Staline, sans même parler des autres dirigeants, devaient faire des comptes avec un Politburo. Il a décidé seul de cette agression, qui a pulvérisé le cadre de sécurité des Nations-Unies mis en place après 1945. Aujourd’hui, comment peut-on imaginer arrêter Poutine, arrêter cette espèce de fuite en avant de Poutine ? Est-ce qu’il faut lui permettre une espèce de mini-victoire symbolique à partir de laquelle il y aurait un cessez-le-feu et de longues négociations ? Est-ce qu’il faut, comme le disent Américains, Britanniques et une partie des Européens, lui infliger une défaite telle qu’elle affaiblit durablement la Russie afin qu’elle ne puisse plus recommencer ?
Georges-Henri Soutou
Assez logiquement, il y a trois façons de procéder.
Soit on le bat militairement, soit on arrive comme les Allemands en 1917 à le faire tomber par des manœuvres multiples, soit, enfin, on négocie.
J’ai vu en Russie la période initiale de désarroi complet des années 1990. En 1999, je dînais en Russie lorsqu’on a annoncé l’arrivée comme Premier ministre de Poutine. J’ai eu le sentiment que mes « collègues » revivaient et retrouvaient un sens, étaient soulagés. Le fils d’un de nos commensaux devenait ministre dans le gouvernement Poutine. On se retrouvait entre gens de connaissances si vous voulez. Je ne crois donc pas, de mon expérience et dans l’état actuel de la Russie, à la possibilité du renversement par l’intérieur. Nous ne sommes pas en 1917. Ses militaires – sinon qui d’autres ? – pourraient le renverser pour incapacité, cela c’est déjà produit dans l’Histoire. Mais je préfère rester extrêmement prudent. Attendons la fin du film car nous sommes très peu informés sur ce qui se passe vraiment sur le terrain. Il est évident que les Russes n’ont pas réussi ce qu’ils avaient prévu de faire au départ qui rappelait plutôt l’arrivée à Prague en 1968, mais c’est loin d’être fini. Je pense qu’il y a des chances que la guerre se prolonge fort longtemps, au-delà peut-être de la patience des Européens si j’ose dire. Les Ukrainiens font pendant ce temps les frais au premier chef de ce conflit géopolitique. Cela risque de se prolonger.
Il nous reste la troisième possibilité, qui est de tenter à un moment donné une forme de négociation.
Cette dernière sera bien entendu très progressive et commencera par un cessez-le-feu pour se poursuivre de façon très complexe, et peu satisfaisante pour l’esprit et la morale. Il y a une tradition politique européenne qui remonte au Congrès de Westphalie au XVIIème siècle qui a mis fin aux guerres de religions dans lesquelles le tiers de la population européenne avait été décimé. On y a mis un terme par un ensemble de solutions et de pratiques qu’on a retrouvées après les guerres de la Révolution et de l’Empire, qui ont aussi été des désastres européens. Au Congrès de Vienne en 1814-1815, il y a un ensemble de règles et de pratiques qui mentionnent les droits des peuples et des individus. Mais en même temps, il ne fallait pas que ces considérations – je reprends le vocabulaire de l’époque – trouble le repos de l’Europe.
À un moment donné les grandes puissances peuvent être capables d’arriver à calmer leurs querelles pour éviter les catastrophes que l’Europe a connues à plusieurs reprises. Et cela a tout de même marché entre 1815 et 1914. On a à peu près appliqué cet ensemble de règles. Le seul problème est que ce n’est pas satisfaisant philosophiquement et encore moins moralement. C’est une pratique diplomatique. Celui qui l’a le mieux exprimé était le camarade Staline, qui savait ce que parler voulait dire. Il savait très bien que l’on devait avoir avec les pays capitalistes, non pas évidemment des relations amicales, mais des relations d’affaires. Je plaiderais donc pour ce qu’on envisage la possibilité d’établir avec la Russie de Poutine des relations d’affaires. Sans cela, nous allons pousser la Russie dans les bras de la Chine qui, progressivement et grâce aux énergies et aux immenses territoires qu’elle commence à coloniser, y trouvera son intérêt. Nous serions à ce moment là dans une situations que je n’arrive pas à trouver favorable, même si nous aurions la « satisfaction » de voir la Russie éternelle définitivement abattue. Satisfaction que je ne partagerai absolument pas.
Marc Semo
Anne-Claire Coudray vous qui connaissez la Russie et qui avez justement parlé de cette espèce de mobilisation martelée par le régime : comment cette opinion russe pourrait vivre une défaite ? Et est-ce que cela ne risque pas, mutatis mutandis, d’avoir les effets de ce que fut l’humiliation de l’Allemagne au Traité de Versailles ? Dans le même temps, les dictateurs survivent rarement aux défaites militaires.
Anne-Claire Coudray
Je suis d’accord avec vous et je trouve que la société russe est très émouvante, j’ai beaucoup aimé mes missions sur place. Il ne faut surtout pas nourrir le sentiment de déclassement que les Russes ont dans le monde, que nous avons nourri à certains égards et sur lequel Vladimir Poutine s’appuie aujourd’hui. Si Poutine a basé toute sa politique sur l’idée d’un ennemi extérieur, il y a en tout cas un mépris extérieur qui est ressenti par les russes depuis des décennies. Il est vrai que la population ne semble pas prête à le lâcher. Je vais illustrer mon propos. Ma sœur a rencontré une Ukrainienne qui a quitté le pays avec ses enfants et dont le frère vit en Russie avec sa mère. Ce sont donc Ukrainiens qui vivent du côté russe. La famille ne se parle plus. Même les Ukrainiens qui sont partis du côté russe soutiennent Poutine et ne peuvent pas parler de cette guerre avec les ukrainiens qui ont choisi l’Europe.
Il y a cette impression profonde et ancrée que l’Occident méprise le peuple russe depuis longtemps et que cette guerre est justifiée. Ce n’est donc pas là que nous trouverons une solution.
Un autre point qui nous étonne tout de même est l’état d’indigence et de déliquescence de l’armée russe. Je ne parle pas du matériel mais des hommes. À force de penser que le russe est un combattant né, je pense qu’il y a eu un énorme manque d’encadrement. Ces jeunes russes qui sont partis en Ukraine n’ont pas à manger, sont livrés à eux-mêmes, ne sont pas encadrés, ni idéologiquement ni militairement et cela donne donc des revers militaires et sans doute des atrocités dont une partie de celles qu’on a vu. C’est peut-être bien côté-là qui ne va pas résister. Il est tout de même très compliqué de savoir ce qu’il se passe. Il y a une grande association que Poutine n’attaque pas publiquement, celle des mères de soldats, qu’on entend pas beaucoup pour l’instant.
Marc Semo
Le régime a tout de même mis désormais une amende de 300 euros pour toute manifestation de mère de soldat. Ce montant est énorme pour un Russe.
Anne-Claire Coudray
Cela montre une certaine fébrilité. Vladimir Poutine établit un système de terreur tel qu’il n’a finalement lui-même pas conscience de ce qui se passe sur le terrain car les dirigeants n’ont jamais osé lui restituer la vérité de la situation. Il a donc pris des décisions sans savoir effectivement les faiblesses de son armée sur le terrain et cela explique ses revers, que par ailleurs la société russe ne connaît pas ou ne connaîtra jamais comme nous les connaissons. Cela ne fera pas forcément basculer l’opinion publique russe mais peut en revanche inciter Vladimir Poutine à se dire qu’à un moment donné, il a plus intérêt à négocier. Je pense pour l’instant qu’il veut être assuré d’avoir au moins l’Est du pays et Marioupol. Il ne partira pas sans et il n’arrêtera pas avant d’avoir conquis cette partie-là et en étant sûr de la garder. Ce pourrait être une victoire suffisante pour la survie de son système. Il est aussi possible que la guerre soit un programme politique chez Vladimir Poutine. À force de fonder son pouvoir sur l’idée qu’il y a un ennemi à combattre, il faut matérialiser et rendre très concret cet ennemi régulièrement. Par ailleurs, lorsqu’on regarde les mandats successifs de Poutine ils sont jalonnés de guerres régulières et ce n’est pas qu’une idéologie de la Grand Russie… Je pense qu’il a besoin de la guerre pour asseoir sa légitimité dans le cadre du patriotisme.
Marc Semo
Poutine a pris et affermi son pouvoir, souvenons-nous en, par la guerre en Tchétchénie.
Etienne Balibar
Elle ne lui a pas tellement bien réussi du point de vue de l’opinion publique… C’est justement à cette occasion qu’ont surgis les comités de mères de soldats, dont vous dites, et je suis sûr que vous avez raison, sinon qu’elles recèlent des capacités de subversion du régime en place, du moins qu’elles ont suffisamment de forces potentielles pour inquiéter les dirigeants.
Marc Semo
Il y a eu les mères de soldats et une opposition à la guerre mais c’est aussi avec la guerre en Tchétchénie que Poutine s’est fait réélire. Du moins élire la première fois lorsqu’il a pris la succession d’Eltsine, avec des élections qui ne sont pas des modèles.
Anne-Claire Coudray
J’ajoute une précision : nous discutons d’une société qui n’a pas de médias. Il faut bien comprendre que tout ce dont nous parlons aujourd’hui, cette rationalité que nous évoquons, n’est pas transposable dans la société russe parce que, par définition, ils n’ont pas de médias et donc n’ont pas de connaissances de tout cela.
Marc Semo
Elisabeth Roudinesco, est-ce que Poutine est quelqu’un habité seulement de cet espèce de mission historique ou c’est quelque chose d’encore plus compliqué ?
Elisabeth Roudinesco
La paranoïa existe, on ne peut pas ne pas y penser. Ce sont les meilleurs spécialistes de la guerre qui y ont pensé. Pierre Servant l’a dit : lorsqu’on dit qu’il vit dans un « monde parallèle », ce monde parallèle s’appelle la paranoïa. Elle est toujours favorisée chez les dictateurs par la longévité du pouvoir. Ils ont peur de tout, notamment d’être démis. Les dictatures favorisent la paranoïa, même chez ceux qui au départ ne le sont pas. Fidel Castro était devenu paranoïaque alors qu’il ne l’était pas.
Etienne Balibar
Est-ce que vous êtes sûre que Biden n’est pas paranoïaque ?
Elisabeth Roudinesco
Non, pas du tout. Par contre, je dirai que Donald Trump présentait des signes graves de folies hystériques et de complotisme donc un élément de paranoïa, mais ce n’est pas moi qui le dit. Je pense que si Trump vivait dans un pays non-démocratique et restait au pouvoir, cela deviendrait un paranoïaque dangereux. La démocratie est quand même mieux de ce point de vue là car il faut changer. Il faut qu’il y ait une opposition.
Il faut se poser la question de ce qu’on appelle ce « monde parallèle ». La question a souvent été posée : est-ce qu’il est fou ou est-ce qu’il n’est pas fou ? Les deux à la fois. Il n’est pas fou au sens de la schizophrénie ou du délire mais il y a une folie parce que je pense qu’une partie de lui-même croit réellement qu’il libère l’Ukraine du nazisme. Il se veut à la fois l’héritier du tsarisme et l’héritier de la Grande Armée rouge qui libère l’Europe du nazisme. Il n’y a pas vraiment de duplicité car il y croit aussi.
Il y a quand même me semble-t-il une culture du coup d’État en Russie : Eltsine, Gorbatchev… Et j’aurais voulu poser une question à Georges-Henri Soutou : ne pensez-vous pas qu’il puisse à un moment donné il pourrait être démis par ses proches ?
Georges-Henri Soutou
Je comprends parfaitement que vous vous la posiez. Il se trouve que mon père était diplomate, donc j’ai vécu en URSS de 1956 à 1958 et je n’ai jamais perdu par la suite mon intérêt marqué pour ce pays. J’y suis retourné dans les périodes où mes différentes fonctions ne risquaient pas de me mettre en difficulté avec le facteur permanent de la Russie, sa colonne vertébrale : les services secrets.
C’est dans la prolongation du système de l’Okhrana Tsariste d’une certaine façon. Quand un étranger va en Russie, sauf s’il arrive vraiment à s’intégrer totalement, ce qui n’est pas facile, on lui crée un petit village Potemkine portatif tout autour de lui. Les gens qu’ils voient, même si au départ il s’agit d’un contact tout à fait spontané et normal, seront repris en main le moment venu, si bien entendu il présente le moindre intérêt, car son appartement dépend de la Mairie. Je crois même qu’on a pas encore supprimé le permis de résidence à Moscou, problème pour les Russes depuis toujours. Il y a toujours des moyens de contrôle. On a en fait beaucoup de mal à accéder aux réalités profondes du pays.
D’autre part, les organes de l’État, de l’Académie des Sciences, les Haut-fonctionnaires des affaires étrangères, les militaires, tous les milieux que j’ai côtoyés en Russie, ont été profondément satisfaits en 1999. Que se passera-t-il si Poutine accumule les bévues, ce qui pour le moment semble être le cas ? Le plus grave du point de vue russe est peut-être l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN. Si elle se réalise c’est la remise en cause pour la Suède de Poltava, qui est pour les Russes une fierté nationale. Pour les Finlandais c’est le Traité de 1948, dont je ne sais pas s’il autorise l’entrée de la Finlande dans l’OTAN. Il me semble qu’il prévoit la neutralité de la Finlande. Ce sont certainement des « moins » qui sont graves du point de vue des élites dirigeantes. Premier point : jusqu’où ira leur patience ? Deuxième point : qu’est-ce qu’elles pourraient faire sans être contrôlées et reprises en main ? Là j’avoue que je suis incapable de répondre à cette question. Je ne connais personne en France, dans quelque service que ce soit, qui puisse aller au-delà des hypothèses que nous formulons entre nous.
Marc Semo
Il est très rare que l’on fasse une guerre en répondant à une agression, ce qui est pourtant le cas de l’Ukraine, et des Occidentaux qui ne sont pas en guerre mais soutiennent l’Ukraine. Quel est le but de la guerre ? Qu’est ce que l’on veut en Ukraine ? Est-ce que l’on veut que les forces russes reviennent sur les lignes du 24 février ? Est-ce que l’on veut que les Russes quittent les deux bouts l’oblast de Lougansk et de Donetsk qu’elle contrôle depuis 2014 ? Est-ce que l’on veut même soutenir les Ukrainiens dans la reconquête de ces deux bouts d’oblast et de la Crimée ? Il semble qu’il y est là-dessus quand même une très forte divergence entre d’un côté les Américains, les Polonais, les Britanniques, les Baltes etc… de l’autre les Français, les Allemands, qui craignent quand même, et non sans quelques raisons, une réelle escalade. Qu’en pensez-vous ?
Georges-Henri Soutou
Je suis tout à fait d’accord avec vous. Si on étudie de près les déclarations du Président de la République, elles sont prudentes dans le contexte actuel. Il a en particulier dit quelque chose qui n’a pas du tout plus aux Américains : il ne faut pas humilier les Russes.
C’est la même chose à Berlin, où il y a de fortes discussions au sein de la coalition et à l’intérieur même de chacun des partis de la coalition gouvernementale et dans l’ensemble du pays. Il suffit de lire la presse allemande.
Je suis déjà passé pour trop pro-américain, et je ne voudrais pas aujourd’hui passer pour l’inverse, mais nous voyons notamment le Secrétaire d’État à la défense américain, qui nous dit qu’il faut affaiblir la Russie donc pas simplement le Donbass, les lignes d’avant le 24 février, même la Crimée et au-delà. J’ai entendu dire par des bouches augustes, que tout cela remet en cause le reste de la Russie. Même Kaliningrad qui pose un problème pour les militaires. Mais Kaliningrad remis à qui ? à l’Allemagne ?
La question que vous posez est la question principale.
Elisabeth Roudinesco
Est-ce que face à cette situation se pose forcément tout de suite la question de ce que l’on veut ?
Marc Semo
Il vaut savoir ce que l’on veut lorsqu’on fait une guerre.
Elisabeth Roudinesco
On a vu cette résistance arriver d’un coup. Supposons que les Ukrainiens n’aient pas eu ce président. Supposons qu’ils se soient couchés, tout cela nous intéresserait beaucoup moins. On est toujours saisi par un événement qu’on attend pas. Il y a des moments où on s’engage et on prend position.
Je reste attaché à ce que disait Georges Canguilhem. Il y a des moments où l’on prend position car c’est l’évidence qui s’impose. Pour moi cela s’est imposé immédiatement. Après vient la question évidemment rationnelle de qu’est ce que l’on veut, etc. À un moment, on ne peut pas laisser l’Ukraine se faire envahir et ne pas bouger alors que nous avons sous les yeux la résistance de son peuple et de son Président. Ce serait honteux.
J’y serai bien allée si je n’avais pas l’âge que j’ai. Il y a quand même des moments où nous sommes sollicités par une réalité que peut-être on ne ressent pas dans d’autres combats. Je n’ai pas senti cela ailleurs, il y a là quelque chose qui a surgi.
Marc Semo
Vous pensez qu’il y a une différence très forte entre ce que nous vivons et ce que nous avons connu à l’époque de Sarajevo ?
Elisabeth Roudinesco
Selon moi, oui, mais j’ai du mal à l’expliquer. Il y a là quelque chose qui nous a saisi, cet l’héroïsme. Il y en avait évidemment aussi à Sarajevo mais cela rappelait tellement le cauchemar de ces guerres européennes et balkaniques. Là, il y a quelque chose qui s’est passé des années plus tard. Je pense que cela peut aussi venir du fait qu’on ne l’attendait pas à ce point. On a quand même été sidéré, et je crois qu’on l’a été par Zelensky. On a vu un comédien de télé-réalité se transformer en héros de résistance. Le côté théâtral compte. Il peut avoir tous les défauts du monde, il y a quand même eu quelque chose qui a surgi et que je n’avais pas perçu avant.
Etienne Balibar
Je suis d’accord mais cela ne me semble pas être une raison pour acheter ou adopter par avance comme une sorte de paquet qui ne peut pas se dénouer et qui formerait tous les objectifs qui s’inscrivent dans l’Histoire tellement violentes et tellement chaotiques du devenir des nations et des nationalités dans la grande zone de la rencontre historique entre les empires russe, ottoman, autrichien, allemand, etc… La question de la Crimée est une question absolument sidérante du point de vue des faits historiques. La population historique de la Crimée n’est ni ukrainienne, ni russe, mais constituée des Tatars qui ont été massivement déportés et exterminés, de Catherine II à Staline. Eux seuls pourraient donc dire qu’ils sont chez eux en Crimée. Kroutchev a rattaché la Crimée à l’Ukraine pour des raisons de diplomatie ou de politique intérieure. C’est un fait et, naturellement, je ne prends pas partie pour les positions de Poutine mais on ne peut pas dire non plus qu’il y a une évidence absolue que la Crimée fait partie de l’Ukraine.
Je comprends bien la différence entre un système totalitaire, autocratique et dictatorial d’un côté et une démocratie, même très imparfaite et oligarchique de l’autre. Je vois donc bien pourquoi vous pensez que dans un système comme le système russe actuel, et d’autres dans l’histoire, la concentration absolue ou quasi-absolue du pouvoir entre les mains d’un seul individu soutenu par une police politique finit par conférer à sa psychologie et vraisemblablement à sa pathologie, une importance et une capacité de décision historique. Cela n’existe pas de l’autre côté. Ce qui y existe est la capacité d’organisations politiques, dont l’OTAN est un exemple extraordinaire, de se raconter elle aussi des histoires à propos du rétablissement de la puissance occidentale et de la menace chinoise.
Elisabeth Roudinesco
Je déteste l’anti-américanisme, et cela ne m’a pas empêché d’être une critique radicale des guerres américaines. Mais lorsque j’ai vu déferler cette idée disant qu’il s’agit de la même chose aujourd’hui que l’impérialisme américain… Il n’existe plus sous cette forme-là !
Etienne Balibar
Comment ça il n’existe plus ? Ils n’arrêtent pas de faire la guerre !
Elisabeth Roudinesco
Il ne faut pas être naïf, les États-Unis ont leurs intérêts et l’Europe les siens.
Marc Semo
Dans une pièce de doctrine publiée dans les colonnes du Grand Continent, Pascal Lamy disait que, pour s’unir, les Européens devaient partager non seulement des rêves mais aussi des cauchemars. C’est ce que nous sommes en train de vivre. Quels sont les cauchemars ? C’est la guerre évidemment, mais est-ce qu’il y aussi maintenant cette idée que le nucléaire est très peu probable mais qu’on ne peut plus l’exclure ? Est-ce que ce peut-être l’occasion de faire une Europe qui soit quelque chose de différent, selon la célèbre formule de Sigmar Gabriel, « végétarienne dans un monde de carnivores » ?
Georges-Henri Soutou
J’ai du mal à me hisser à ces hauteurs, parce que l’histoire ne permet pas de conclure à la nécessité logique d’évolutions de ce type.
On a parlé de l’Allemagne et j’ai y travaillé et vécu, Je suis ce pays depuis les années 1960 très attentivement. Encore au début des années 1970, je rencontrais des gens tout à fait normaux qui n’avaient pas encore bien compris le film des années 1933-1945. Les gens de ma génération avait compris mais leurs aînés pas toujours. J’ai eu des discussions qui m’auraient amené, si je n’avais pas été en mission, à quitter la salle. Les choses évoluent et elles demandent du temps. Il faut une génération pour que certains souvenirs commencent à s’estomper.
La monarchie française passait son temps à annexer des provinces et je n’ai jamais trouvé un document qui le mette noir sur blanc. On annexait pas d’un seul coup. Il s’agissait d’un processus très progressif qui commençait par l’envoie d’une garnison, d’un gouverneur qui recueillait les adhésions des potentats locaux et puis à la fin du processus arrivait le fisc royal. Ce processus a duré trois cents ans pour toutes les provinces françaises. Encore en 1789 le tiers du royaume est considéré à l’instar de l’étranger effectif pour toutes les questions de commerce, de douanes, de finances, etc. Un tiers du royaume n’est toujours pas vraiment intégré. Pourquoi ? On savait très bien qu’il fallait du temps. C’est la même chose pour l’Union européenne. Elle ne se fera pas en trois ans. Lorsque je dis aux spécialistes qu’il faudra trois cents ans, ils pleurent… mais il est vrai qu’il faudra du temps.
Elisabeth Roudinesco
La pire chose qui puisse nous arriver est que les États-Unis sombrent dans le trumpisme, le danger est là. C’est un vrai danger pour l’Europe.
Anne-Claire Coudray
Étant journaliste, je ne me lancerai pas dans des jugements de valeurs sur les uns ou sur les autres, mais je pense que cette guerre a indéniablement montré que nous étions plus forts à plusieurs que tout seuls. On a aussi vu au Mali combien notre armée ne pouvait pas se débrouiller seule, combien les Américains avaient été essentiels, combien les Européens nous avaient manqué. Il faut garder cela à l’esprit.
Marc Semo
Sur ce point précis, comme le disait bien Etienne Balibar, cette guerre fait nation pour les Ukrainiens. Est-ce que, d’une certaine façon, cette guerre peut aussi resserrer les liens des Européens avec la conscience d’un destin commun, de risques communs, et de la nécessité d’assumer aussi une politique de défense en commun ?
Anne-Claire Coudray
Au risque de vous paraître simpliste, je rejoins, d’une certaine manière, ce que vous disiez. Je pense qu’on envisage pas aujourd’hui que l’Ukraine perde car ce serait la loi du plus fort. Sans entrer dans des considérations géopolitiques sans doute beaucoup plus subtiles que cela, je pense que la majorité des gens se disent cela aujourd’hui en regardant la télévision. Ce n’est pas possible que l’Ukraine perde, ça n’est pas possible que Zelensky soit assassiné dans son palais présidentiel. Ce serait une faillite terrible qui ouvrirait la porte à tout.
Etienne Balibar
On a aussi vu au Mali qu’il serait temps de mettre fin aux expéditions militaires post-coloniales en Afrique. Ce que nous faisons à reculons.
Anne-Claire Coudray
Je ne défends pas l’intervention française, mais nous sommes intervenus à la demande du Mali.
Etienne Balibar
On intervient toujours à la demande de quelqu’un, il n’y a aucun doute sur ce point. D’autre part, en ce qui concerne l’Europe, je crois que les choses sont en train d’aller plus vite que la discussion que nous avons. Je n’ai aucune lumière spéciale sur tout cela. Les discussions sur ce que devrait être l’Europe ou la façon dont elle devrait se concevoir maintenant vont être prises de vitesse par ce qui est en train de se passer en ce moment. Cela à deux aspects, étroitement liés entre eux par cette urgence, sur laquelle nous sommes tous d’accord, de secourir l’Ukraine et de l’empêcher d’être écrasée.
Le premier aspect est qu’on discute de la question de savoir si l’Ukraine peut ou non entrer dans l’Union Européenne et à quel rythme. J’ai entendu ce matin une discussion très intéressante sur les propositions de la communauté politique.
L’Ukraine est déjà dans l’Europe par une partie importante de sa population, par la synérgie des opérations militaires conduites là-bas et surtout peut-être par l’impossibilité symbolique qui je crois sera extrêmement forte de dire non à la revendication des Ukrainiens de devenir membre de l’Union européenne. On trouvera les moyens pour que cela se fasse le plus vite possible.
Le deuxième élément est le phénomène d’intégration militaire dont nous voyons bien la nécessité et à certains égards le caractère inévitable. Je ne demande pas que les Américains cessent de fournir des renseignements aux soldats ukrainiens au sol car sans cela les Ukrainiens seraient battus. Il faut cependant bien voir quelle est la signification de tout cela.
Le général Paloméros ce matin l’a dit de façon remarquable : le commandement militaire est en train de prendre le commandement du processus d’intégration ou de perfectionnement de l’unité politique européenne. Cela aussi va plus vite que nos délibérations. La question est donc de savoir quel genre d’opinions, de droit à la parole, les citoyens européens vont avoir sur tout cela.
Pour ceux d’entre nous, dont je fais partie, qui sont des fédéralistes européens convaincus, cela fait des années que l’on se battait contre la technocratie de Bruxelles d’un côté et contre le nationalisme de l’autre, représenté aussi bien à gauche qu’à droite au nom du développement d’une démocratie européenne authentique, qui donne du même coup le sentiment à ses citoyens qu’ils font partie d’un ensemble politique au sens réel du terme. Mais les choses ne se passent pas du tout sous cette forme-là.