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Les considérations qui suivent se veulent une tentative de réponse aux questions posées par le colloque du Grand Continent, « Après l’invasion de l’Ukraine, l’Europe dans l’interrègne », auquel j’ai eu l’honneur de participer, dans le panel consacré à l’économie. Les voici, tirées de la présentation du colloque : « Depuis presque trois mois, la guerre de la Russie de Poutine à l’Ukraine bouleverse tout. Comment comprendre cette crise inédite ? Entre inflation, endettement et planification quelles seront ses conséquences économiques ? Qu’en sera-t-il de la place de la France et de l’Europe dans cette nouvelle course géopolitique ? Que signifie, en 2022, penser la guerre ? »
La nouvelle situation « bouleverse tout ». On pourrait dire que les derniers événements nous ont fait franchir un point de non-retour, et que nous sommes dans une nouvelle tectonique du monde, dans laquelle ce sont les rapports concrets entre continents qui sont en jeu, mais dans laquelle aussi nous risquons de glisser vers un choc de civilisations, certes non à cause du manque de valeurs, mais à cause d’une panne de réalisme dans la médiation de ces même valeurs.
Mais peut-être est-ce un bien que ce point de non-retour ait été atteint, car les trente ans qui sont derrière nous n’ont franchement rien de glorieux. Ce furent peut-être des années aventureuses, mais peut-être les avons-nous aussi traversées, parfois, en simples aventuriers.
Pourquoi ? Parce que, avec la fin du bipolarisme d’après-guerre on s’est aventuré dans un territoire inexploré, celui du monde technique globalisé, tout en croyant déjà savoir comment cette aventure aurait dû se dérouler. C’est cette hybris qui a empoisonné l’aventure. Et qui, tandis que l’occidentalisation du monde était promue comme un processus aussi bénéfique que nécessaire, nous a empêché de nous poser, avant tout à nous, les Occidentaux et Européens, la simple question que voici : de quel Occident et de quelle Europe parlons-nous ?
On croyait déjà tout savoir, et aujourd’hui ce que l’on redécouvre c’est cette incertitude fondamentale dont on croyait s’être débarrassé.
Cela est paradoxalement encore plus vrai pour l’Europe que pour les États Unis, à cause de la manière dont le processus d’intégration européenne a été affronté : après nous être bercés de l’idée d’une intégration inéluctable, nous sommes à présent confrontés au risque d’une dés-intégration qui elle aussi n’est pas non plus inéluctable, mais qui nous signale que, si nous voulons préserver « une certaine idée de l’Europe », il faut lutter. Et avant tout contre nous-mêmes. Et comme nous en sommes à un point de non-retour il faut réapprendre à aller de l’avant, et de le faire autrement que dans les décennies qui sont derrière nous. Ce qu’il faut savoir penser et réaliser, ce sont des transitions.
Ces transitions dans cette nouvelle situation de guerre et d’incertitude sont nombreuses : ici, je vais me concentrer sur celles qui sont parmi les plus pressantes dans la perspective évoquée par le Colloque. Il s’agit de transitions effectives, matérielles, technologiques, mais qui demandent en même temps une transition dans la manière d’affronter la transition : non pas tant pour la planifier que plutôt pour apprendre à la gouverner, économiquement et politiquement.
Je vais en nommer trois, qui sont au cœur de la réflexion du Grand Continent – je pense surtout aux articles de Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry, et de Pierre Charbonnier – et qui à mon sens sont cruciales dans leur implication réciproque : la transition écologique ; la transition géo-énergétique ; la transition budgétaire et financière.
Ce sont des transitions concrètes, dont le but est de nous amener non pas dans un monde idéal hors du monde technique, mais finalement dans le sein même de celui-ci, tout en nous appuyant sur ce qui ce qui fit jadis, et parfois, de l’Europe « la perle du globe » : sa capacité de penser le défi qu’est la technique moderne.
Qui est avant tout un défi à des conceptions traditionnelles de la politique et de la liberté qui, malgré leur noblesse, ne sont peut-être plus à la hauteur de gouverner le monde que la technique nous promet, et parfois nous impose. Surtout quand nous ne la pensons pas.
Nous savons déjà mener des guerres hyper-technicisées, nous savons déjà militariser l’économie, et « weaponiser » la finance, et même l’écologie : mais sommes-nous à même de travailler à une paix qui ne soit pas seulement rêvée mais effective dans ce monde qui est le nôtre ?
Il ne s’agit pas en effet pour l’Europe, de se limiter à participer en protagoniste et non de manière grégaire à une compétition à l’échelle mondiale, mais de le faire de manière à contribuer à la civiliser, cette competition. Voilà ce que ferait un vrai « réveil géopolitique de l’Europe ».
Nous tous, Européens, Américains, Asiatiques, Africains, nous sommes englobés dans une civilisation technicisée. Mais peut-être ne sommes-nous pas encore à même de produire une civilisation de la technique. C’est dans cet horizon que nos réflexions devraient être menées.
La transition écologique
La tâche de la décarbonation, qui est le cœur du Green Deal, pousse l’Europe vers une redéfinition radicale de son « bouquet énergétique », en donnant une centralité, sinon même une prééminence aux énergies renouvelables.
Dont, on le sait bien, le principal problème est l’intermittence : elles se produisent à l’occasion et non pas au besoin. Ici, la technique rencontre la nature, car on ne peut pas commander au soleil et au vent.
En outre, le courant électrique est un flux, et le réseau ne le stocke que dans la mesure où il reste en tension – l’excès par rapport à l’utilisation, il faut l’accumuler autrement en vue de son utilisation. Il s’agit d’un modèle « bancaire » ou, mieux, de « buffer stock », qui a été efficacement utilisé dans les énergies renouvelables traditionnelles, l’hydroélectrique, mais qui doit être repensé pour l’adapter à l’éolien et au photovoltaïque. La solution est clairement celle des batteries.
C’est pourquoi, concernant le réseau électrique, la transition aux énergies renouvelables implique un double objectif infrastructurel, au niveau de l’Europe : 1) son intégration, ce qui veut dire mettre fin à la segmentation du marché électrique européen et aux pertes d’efficience que cela entraîne, mais aussi implique des investissement massif sur le réseau (que l’on estime autour de 375-425 milliards à l’horizon de 2030) ; mais surtout 2) sa stabilisation, face à l’intermittence structurelle des énergies renouvelables, ce qui implique une augmentation importante dans la capacité de stockage.
Or, voici le premier problème : un passage massif aux énergies renouvelables impliquerait au niveau de l’Europe une telle hausse de la demande de « outils de stockage » qu’il pourrait facilement provoquer des importantes contraintes d’offre.
Même en partant d’hypothèses assez prudentes quant au rythme de la transition et en ne considérant que la demande de batteries pour la production en énergies renouvelables (donc sans compter le besoin de batteries pour les voitures électriques), un exercice d’approximation pour la seule Italie (que j’ai mené à l’intérieurs d’une de mes équipes, faisant l’hypothèse d’une augmentation du besoin en électricité de moins de 30 % sur dix ans) donne un besoin cumulé de stockage équivalent, pour l’Italie, à la production mondiale de batteries en 2021.
Le même exercice au niveau de la seule zone euro donnerait une hausse de la demande potentielle de stockage équivalente à environ huit fois la production globale actuelle.
Il est donc évident que la transition aux énergies renouvelables comporte la nécessité d’investissements non seulement dans la production mais aussi dans la recherche de solutions plus performantes dans le secteur du stockage.
Si cela était déjà assez clair avant la guerre, il devient maintenant crucial de répondre à ce problème.
La transition géo-énergétique
La première transition pouvait paraître une question purement technique, mais la guerre en a fait émerger un second volet, qui a un impact direct sur les questions géostratégiques brûlantes qu’affronte l’article de Pierre Charbonnier.
Il cite le ministre allemand des finances Lindner, définissant « les énergies renouvelables – qui sont le pendant positif de l’affranchissement à l’égard du gaz russe – comme le socle de la liberté à venir ». Or il nous appartient de voir si, et comment, cela est vrai.
Avant la guerre, c’est sur le gaz que l’on comptait pour gérer la transition vers la décarbonation et les énergies renouvelables, sans trop s’appuyer au nucléaire. Techniquement parlant : le gaz aurait permis de gérer les périodes de charge de pointe.
Maintenant, le gaz est non plus la solution mais le problème. Olivier Blanchard et Jean Pisani-Ferry ont justement souligné que, si le marché du pétrole est global, celui du gaz est régional. Or, dans la nouvelle tectonique, cette dépendance devient un obstacle à surmonter mais aussi quelque chose de presque insurmontable à court terme. Lequel tend à durer plus longtemps quand une vision à long terme fait défaut. Pour paraphraser à la fois Keynes et Woody Allen : si le court terme dure trop longtemps, c’est à court terme que nous serons tous morts.
Ce qui est clair, c’est que la nouvelle situation nous pousse vers une plus grande intégration européenne, sans laquelle aucun réel positionnement européen vis-à-vis des grands acteurs globaux n’est pensable. Et dont l’indépendance énergétique semble constituer une condition préalable.
Le plan en dix points de l’Agence Internationale de l’Énergie a constitué un premier pas, mais la seule solution à terme, qui donc doit commencer à être projetée maintenant, est un changement du bouquet énergétique qui diminue structurellement le poids du gaz, et donc augmente le poids des énergies renouvelables. Et c’est dans cette direction que va le document de la Commission, élaboré par la Direction Générale de l’Énergie et publié le 18 mai, (« Communication from the Commission to the European Parliament, the European Council, the Council, the European Economic and Social Committee and the Committee of the Regions – REPowerEU Plan »), dans l’esprit de donner une solution stratégique au niveau européen.
Il reste toutefois que cette solution pose aussi un nouveau problème, car, compte tenu de l’état de la technique de production des batteries, elle risque de pousser l’Europe vers une nouvelle dépendance géopolitique, cette fois vis-à-vis de la Chine. Loin de constituer le socle de la liberté à venir, le passage aux énergies renouvelables risque donc de se transformer en une nouvelle dépendance. Et même en une double dépendance : en amont, à cause du quasi-monopole chinois, non pas tant du lithium, quant des terres rares ; en aval, à cause de son quasi-monopole dans la production, fondée sur les économies d’échelle et avec un avantage technologique difficile à briser ou tout simplement à rejoindre.
Compte tenu des contraintes d’offre déjà existantes, une accélération vers les énergies renouvelables au détriment du gaz risquerait de mettre l’Europe doublement en porte-à-faux.
Surmonter ce risque rend encore plus nécessaire une politique industrielle commune, ou du moins très coordonnée, fondée sur des investissement massifs dans la recherche et la production. Ce qui m’amène à la troisième transition.
La transition budgétaire et financière
Ce que je viens de vous dire implique certes des politiques industrielles publiques, des investissements publics, et finalement des formes de coordination.
Alors, « comment planifier la transition ? » Il ne s’agit peut-être pas de la planifier au sens traditionnel du mot, qui nous renvoie à un étatisme qui n’est pas exempte de risques, aussi bien économiques que politiques, mais de trouver des formes de coordination appropriées.
La socialisation de l’investissement dont parlait Keynes dans les années trente du siècle dernier ne coïncide pas nécessairement avec sa nationalisation. Avec cette tournure, Keynes nomme plutôt le projet politique d’inscrire l’investissement, aussi bien public que privé, mais aussi son financement, dans un horizon temporel qui tend à échapper structurellement à la logique privée, et donc aux marchés autorégulés.
En effet, la socialisation à laquelle pense Keynes, est aussi, et peut-être avant tout, une socialisation du rapport au temps impliqué par l’investissement et son financement.
Et c’est bien d’une socialisation de ce genre que nous avons besoin aujourd’hui, car ce que la « transition écologique » doit faire transborder, en temps de guerre, mais en vue de la paix, c’est une société tout entière, sans augmenter les inégalités mais plutôt en les réduisant.
Voilà pourquoi, ici, en Europe, la question de la planification devient non seulement celle d’une relance de la logique des plans à la NextGenerationEU, ou à la REPowerEU, mais aussi la question de comment financer ces plans. Et plus généralement de comment financer les dettes publiques que la nouvelle tectonique ne fera qu’augmenter.
Le débat est donc ouvert en Europe sur les modalités de financement des nouvelles expansions budgétaires, qui seront aussi bien nationales qu’européennes.
Pour le dire en une formule, qui tienne compte de notre situation de départ et du point de mire : il s’agit de passer d’une logique de compétition entre États pour accéder aux marchés financiers, dans l’hypothèse que l’efficience de ceux-ci comporte l’existence d’une « discipline » rationnelle pour les politiques fiscales, à une logique de coopération entre les États dans leur rapport avec les marchés, qui tienne compte de l’existence d’une irrationalité potentielle des marchés susceptible de donner lieu à des équilibres multiples, dominés par les prophéties autoréalisatrices.
C’est bien le thème d’une agence européenne de la dette qui est en jeu. Et qui a été lancé en décembre dernier par les présidents Draghi et Macron dans une lettre publiée par le Financial Times, où, en plaidant pour des nouvelles règles européennes qui soient plus favorables aux investissements, ils mentionnaient le projet d’une agence pour la gestion des dettes liées à la Covid.
Cependant, dans une situation exceptionnelle comme celle où nous nous trouvons, la distinction entre dette normale et dette exceptionnelle commence peut-être à perdre en signification.
Depuis 2019, je travaille avec mes collègues au projet d’une Agence européenne de la dette qui soit 1) aussi bien non-mutualiste que coopérative, 2) capable d’absorber toute la dette de la zone euro et 3) à même d’aider la transition de l’Union vers une capacité fiscale centrale..
J’ai détaillé ce projet dans les colonnes du Grand Continent, je ne rentre donc pas dans les détails, car ce qui m’importe aujourd’hui est de souligner un aspect crucial pour notre discussion : la capacité d’une agence de ce genre de produire un « eurobond » qui puisse fonctionner comme un véritable titre européen et sûr.
Dans la nouvelle tectonique dans laquelle nous devrons apprendre à surfer, un titre européen sûr est une priorité politique difficilement contournable, aussi bien vers l’extérieur, pour ce qui concerne le positionnement global de l’Union dans le contexte monétaire international ; que vers l’intérieur, si nous voulons sortir de la préférence nationale et construire une véritable union bancaire européenne, capable de soutenir les investissements privés.
Ce qui est en jeu est en même temps un gain d’unité politique et d’efficience économique, qui sont les deux conditions incontournables si nous voulons inaugurer une saison nouvelle et durable d’investissements pour la transition.
En parlant de la transition écologique en temps de guerre, Pierre Charbonnier a écrit qu’il s’agit « de créer dans la société européenne une mobilisation collective et une communauté d’intérêts ». Il a même évoqué « derrière l’écologie de guerre, le patriotisme écologique ». Je crois plutôt que la patrie que nous tous nous sommes avant tout appelés à apprendre à habiter est, aussi oxymorique que cela puisse paraître, une patrie technique.
On a plusieurs fois évoqué l’anachronisme d’une guerre dans le style du XXe, sinon même du XIXe siècle, en plein XXIe siècle. Certes, il faut réapprendre à « penser la guerre », surtout que le risque est que cet anachronisme s’étende aux notions de paix et d’ordre pour lesquelles on « se bat ».
Si l’Europe a quelque chose à dire pour sortir de ce double anachronisme, c’est qu’elle a aussi quelque mot à dire à propos de l’oxymore que je mentionnais : la manière dont nous pouvons penser, ici, en Europe, la transition, peut aider tout le monde à accéder à une entente plus précise, plus aiguë et plus vraie du monde technique dans lequel nous vivons. C’est-à-dire dans lequel nous devons apprendre à prendre les risques qui sont les nôtres.