Jean Monnet : l’Europe comme méthode d’action
Si le rôle de Jean Monnet dans la construction européenne est relativement connu, la façon originale dont il a mené son action et les convictions qui l’animaient le sont moins. Fayard réédite dans ses Mémoires, originalement publiées en 1976, augmentées de préfaces d’Emmanuel Macron et d’Ursula von der Leyen.
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- Jean-Marc Lieberherr •
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- © USA/SRE, Paris – Source Fondation Jean Monnet pour l’Europe, Lausanne
Le nom de Jean Monnet est étroitement associé à celui de la construction européenne. Architecte de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, premier président de sa Haute Autorité, l’ancêtre de la commission européenne, aiguillon infatigable de l’unification européenne à la tête de son Comité d’Action pour les Etats-Unis d’Europe, Jean Monnet a fait de l’union des Européens dans la paix le combat d’une vie. S’il est peu connu du public, c’est notamment par ce qu’il n’a pas occupé de poste politique, préférant l’action discrète et l’influence occulte à l’action publique pour laquelle il ne se sentait pas de talent particulier. Et pourtant, Jean Monnet a par son action infléchi le 20ème siècle comme peu d’hommes l’ont fait. Pour le meilleur, diront ses disciples, et ils sont nombreux dans les milieux pro-européens. Pour le pire, rétorqueront ses détracteurs, qui voient en lui un fossoyeur de la souveraineté nationale au profit d’une bureaucratie européenne irresponsable.
Les clivages et les passions qu’elles suscitent ne font que confirmer l’importance de la pensée et de l’action de Jean Monnet. Ils nous incitent à mieux les comprendre pour mieux les jauger. Qu’on décide de s’en inspirer ou au contraire de la rejeter en bloc, on ne peut pas être indifférent à la leçon d’un homme qui, après avoir quitté l’école à 16 ans pour vendre le cognac familial à travers le monde, a su jouer un rôle décisif dans la résolution des deux guerres mondiales et a pavé la voie de l’unification européenne sans jamais vraiment détenir de pouvoir formel. Cette leçon, Jean Monnet a souhaité la consigner dans ses Mémoires, écrits en 1976, trois ans avant sa mort. « Peut-on écrire des Mémoires sur l’avenir ? » avait-il interrogé l’historien Jean-Baptiste Duroselle. À défaut, les Mémoires seraient un testament politique et un traité sur l’action. Depuis, la vie et l’œuvre de Jean Monnet ont été magistralement éclairés par la biographie d’Eric Roussel qui fait figure de « source primaire » sur Jean Monnet (Jean Monnet, Fayard, 1995).
La réédition des Mémoires de Jean Monnet (Pluriel, avril 2022) augmentés de préfaces d’Emmanuel Macron et d’Ursula von der Leyen, et d’une postface inédite d’Eric Roussel, sont l’occasion d’une relecture et d’une redécouverte d’un texte qui parait étonnamment actuel. Les dangers et défis auxquels l’Europe est confrontée depuis 70 ans semblent revenir nous hanter à intervalles réguliers sans que nous soyons véritablement capables de leur apporter des réponses pérennes. Aurions-nous un problème de vision, de méthode, les deux ? Peut-être est-il opportun de chercher dans la pensée et dans l’action de Jean Monnet (qu’il pensait indissociables) quelques leçons utiles pour aujourd’hui et pour demain. Les passages qui suivent sont extraits des Mémoires et tentent de faire découvrir des aspects mal connus de la méthode d’action de l’auteur et de ses conviction en matière d’action collective.
De la façon d’agir sur les évènements
La précipitation est favorable à ceux qui savent où ils vont. Combien de fois ai-je réussi à substituer au dernier moment le texte que j’avais patiemment élaboré à celui qu’un homme politique indécis ou nonchalant avait négligé de mettre au point.
S’il faut beaucoup de temps pour arriver au pouvoir, il en faut peu pour expliquer à ceux qui y sont le moyen de sortir des difficultés présentes : c’est un langage qu’ils écoutent volontiers à l’instant critique. À cet instant où les idées manquent, ils acceptent les vôtres avec reconnaissance à condition que vous leur en laissiez la paternité. Puisqu’ils ont les risques, ils ont besoin des lauriers.
On me jugeait bien immodeste de vouloir sauter tous les échelons de la hiérarchie. Je ne comprenais pas ces scrupules parce qu’il ne m’était pas naturel de respecter, pour elle-même, l’autorité établie. C’est son utilité qui la légitimait à mes yeux. […] Il ne s’agissait pas d’un vain besoin de me rendre important mais d’une conception très simple de l’efficacité. Je n’ai jamais agi autrement : avoir une idée, d’abord, chercher ensuite l’homme qui aura le pouvoir de l’appliquer.
[à propos de la proposition charbon-acier] Je devais chercher l’homme qui avait le pouvoir et aurait le courage de l’exercer pour provoquer par surprise un si grand changement. Robert Schuman me semblait tout désigné […].
L’attitude de l’esprit qui est nécessaire à l’homme politique contient en elle les limites de son pouvoir sur les choses. S’il était habité par une seule idée, il ne serait pas disponible pour d’autres qui sont aussi de son devoir ; inversement en se donnant à toutes il risque de laisser passer l’occasion d’agir, qui est unique. J’avais mieux à faire que de chercher à exercer moi-même le pouvoir : mon rôle n’était-il pas depuis longtemps déjà d’influencer ceux qui le détiennent et de veiller à ce qu’ils s’en servissent au moment utile ?
C’est le privilège des hommes de gouvernement que de décider de l’intérêt général. Puisque je n’avais pas ce privilège en propre, il me fallait bien contribuer à l’exercer par personne interposée.
Les hommes d’État ont le souci de bien faire, et surtout d’être tirés d’embarras, mais ils n’ont pas toujours le goût ni le loisir de l’imagination. Ils sont ouverts aux initiatives créatrices et celui qui sait les leur présenter a de bonnes chances d’être écoutés.
[à propos du Victory Program] Le ressort en était simple : la volonté acharnée d’un groupe d’hommes unis autour du détenteur d’un pouvoir et d’une responsabilité sans précédent, appuyé lui-même par une vaste opinion publique.
Je ne cherchais pas [avec le comité d’action pour les États-Unis d’Europe] à créer ni à exercer un pouvoir politique qui fit concurrence à celui que détiennent normalement les gouvernements. Mais le problème était justement d’amener ces gouvernements à transférer de plus en plus de leurs compétences à des institutions communes. Pour cela il fallait qu’une autorité extérieure à eux agit sur eux constamment.
J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises. Encore fallait-il proposer ces solutions et les faire appliquer. Avec le recul, je doute pour ma part que ce résultat eut été atteint sans l’autorité politique européenne que constituait le Comité d’action.
Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ils ne voient la nécessité que dans la crise.
[Le courage n’est pas] la vertu qui manque le plus aux hommes politiques : devant l’obstacle, leur tempérament combatif se réveille. Encore faut-il leur rendre l’obstacle visible et inévitable, et leur montrer qu’à vouloir gagner du temps ils risquent de perdre tout, y compris leur pouvoir.
Qu’on ne s’étonne pas et qu’on ne se plaigne pas d’avoir échoué dans des entreprises qu’on mène concurremment et auxquelles on ne donne que des soins partiels. Je n’ai jamais bien fait ce pour quoi je me suis partagé, mais je reconnais qu’il n’est pas facile d’être l’homme d’une seule chose ou du moins d’une seule chose à la fois. La politique, en particulier, ne s’y prête pas ; aussi, pour ma part, ne me suis-je pas prêté à elle.
Un personnage plein de sagesse que j’ai connu aux États-Unis, Dwight Morrow, avait coutume de dire : « Il y a deux catégories d’hommes : ceux qui veulent être quelqu’un et ceux qui veulent faire quelque chose. J’ai maintes fois vérifié la justesse de cette observation. Bien des gens très remarquables ont pour souci principal de se composer une figure et de jouer un rôle. Ils sont utiles au fonctionnement de la société où les images tiennent une grande place et où l’affirmation du caractère est nécessaire à l’administration des choses. Mais en général, c’est une autre espèce de gens qui créent l’action et mettent le mouvement dans les choses, et ceux là cherchent avant tout les endroits et les instants où l’ont peut intervenir dans le cours des évènements. Ce ne sont pas les plus visibles et les instants les plus attendus et qui veut les saisir doit renoncer à occuper le devant de la scène.
Dans ces passages essaimés au long des Mémoires et qui frappent par leur caractère répétitif, Jean Monnet dévoile les clés d’une stratégie d’action appliquée avec succès pendant soixante ans pour influencer l’action publique. Tout d’abord, l’idée que le changement n’est pas naturel à l’homme qui lui résiste jusqu’à ne plus avoir le choix devant la nécessité, seul vrai moteur de l’action. C’est encore plus vrai des homme politiques – pense-t-il – dont la raison d’être est pourtant de mener le changement.
Il ne s’agit pas d’une critique des hommes politiques mais d’un constat sur la nature d’un mandat électif qui ne prête pas à l’imagination et à l’anticipation. Seul Roosevelt semble faire exception : « Un grand homme d’État est celui qui sait se fixer des priorités lointaines capables de répondre le moment venu à des situations indéterminées » dit-il de lui dans les Mémoires. À partir de là, sa stratégie d’action est toute trouvée : développer une vision claire de ce qui doit être fait, anticiper les crises comme autant d’occasions d’action, élaborer des réponses pratiques et applicables à même d’être adoptées par les politiciens en mal d’idée, choisir le moment où les esprits seront prêts à accepter le changement proposé, et enfin identifier et convaincre l’homme politique qui le portera publiquement. C’est l’approche adoptée en 1914 avec René Viviani pour les comités d’approvisionnement, en 1942 avec Roosevelt pour le Victory Program, en 1950 avec Schuman pour la communauté charbon-acier. C’est enfin l’approche érigée en méthode par le Comité d’Action pour les États-Unis d’Europe. « Une idée, un moment, un homme ». C’est ainsi que certains ont résumé cette stratégie d’action. Et lorsque Monnet est confronté à l’échec de la Communauté européenne de défense, il en conclue que l’idée n’était pas bonne ou que les esprits n’y étaient pas préparés. « Être » ou « faire » disait Dwight Morrow à Monnet. Il s’est clairement retrouvé dans la seconde catégorie, par choix ou par défaut.
La question se pose de savoir s’il y a aujourd’hui de la place pour la forme d’influence qu’a exercée Monnet pendant tout le XXème siècle, et si non, quelle force de changement peut s’y substituer.
De la puissance de l’intérêt commun et de l’action collective
Après mon expérience à la SDN […] je commençai à me construire une philosophie de l’action dont je retraçai […] les premières règles où l’on peut déjà lire les ambitions et les limites de la méthode qui graduellement me conduisit à la conception de la Communauté : « La coopération entre les nations viendra du fait qu’elles se connaitront mieux et que les éléments divers qui les composent auront pénétré les éléments correspondants des nations voisines. Il importe donc de faire se mieux connaitre et les gouvernements et les peuples afin qu’ils en arrivent à envisager les problèmes qui se posent à eux, non plus sous l’angle de leur propre intérêt, mais à la lumière de l’intérêt général. Il n’est pas douteux que l’égoïsme de l’homme et des nations trouve le plus souvent sa cause dans la connaissance imparfaite du problème qui se pose, chacun étant enclin à ne voir que l’aspect de son intérêt immédiat ».
La confiance s’établit naturellement entre les hommes qui ont pris une vue commune du problème à résoudre. Lorsque le problème devient le même pour tous, et que tous ont le même intérêt à sa solution, les différences, les soupçons s’effacent, et alors souvent l’amitié s’installe.
« Nous sommes là pour accomplir une œuvre commune, […] non pour négocier des avantages, mais pour négocier notre avantage dans l’avantage commun ». Les soixante délégués présents [qui devaient construire le traité de la CECA] ne savaient pas qu’ils auraient à m’entendre pendant plus de dix mois recommencer cette leçon, qui est une des plus difficiles à apprendre pour des hommes formés à la défense et à la conquête d’intérêts purement nationaux : « C’est seulement si nous éliminons de nos discussions tout sentiment particulariste qu’une solution pourra être trouvée. Dans la mesure où nous , réunis ici, saurons changer nos méthodes, c’est l’état d’esprit de tous les Européens qui changera de proche en proche ».
Si l’on abordait le problème de la souveraineté sans esprit de revanche ni de domination, si au contraire vainqueurs et vaincus tombaient d’accord pour l’exercer en commun sur une part de leur richesse conjointe, quel lien solide serait alors créé entre eux, quelle voie serait largement ouverte à de nouvelles fusons, et quel exemple serait offert aux autres peuples européens.
La grande difficulté serait d’amener 6 pays de dimension inégale à abdiquer la règle de l’unanimité dans le cadre d’un système nouveau où la notion d’intérêt commun se substituerait, au profit de tous, à celle de l’intérêt national – en fait de 6 intérêts nationaux distincts.
Convaincre les hommes de parler entre eux, c’est le plus qu’on puisse faire pour la paix. Mais il faut plusieurs conditions, toute aussi nécessaires. L’une est que l’esprit d’égalité préside aux conversations et qu’aucun ne vienne à la table avec la volonté d’emporter un avantage sur l’autre. Cela implique que l’on abandonne les soi-disant privilèges de la souveraineté et l’arme tranchante du véto. Une autre condition est que l’on parle bien du même objet ; une autre enfin est que tous s’attachent à rechercher l’intérêt qui leur est commun. Cette méthode n’est pas naturelle aux hommes qui se rencontrent pour traiter des problèmes nés précisément des contradictions d’intérêt entre les États nationaux. Il faut les amener à la comprendre et à l’appliquer.
Je n’ai jamais eu le sentiment que l’histoire se répétait réellement et je n’ai eu ni le temps ni d’ailleurs l’occasion de me référer à mes précédentes initiatives quand je me trouvais confronté à une crise qui appelait un effort urgent d’unité. Mais des situations de même nature ont provoqué en moi, à différentes époques, les mêmes réflexes qui s’exprimaient naturellement dans les mêmes formules : « unité de vue et d’action », « conception d’ensemble », « mise en commun de ressources ».
J’avais toujours suivi la même ligne continue dans des circonstances, sous des latitudes différentes, mais avec une seule préoccupation : unir les hommes, régler les problèmes qui les divisent, les amener à voir leur intérêt commun. Je n’en avais pas l’intention avant de l’avoir fait et je n’en ai tiré de conclusion qu’après l’avoir longtemps fait. C’est seulement quand j’ai été incité par mes amis ou par les journalistes à expliquer le sens de mon travail que j’ai pris conscience que j’avais toujours été poussé vers l’union, vers l’action collective.
La vie est généreuse en occasions d’agir, mais il faut s’y être préparé longtemps par la réflexion pour les reconnaître et les utiliser lorsqu’elles surviennent. Il n’y a que des évènements, ce qui compte est de s’en servir en fonction d’un objectif. Le mien était l’action commune. Je souhaitais en montrer la voie et les moyens aux hommes jeunes qui cherchent à rendre leur vie utile aux autres.
On voit là clairement se dessiner la philosophie de l’action collective de Jean Monnet, qui relève en réalité plus d’un réflexe atavique plus que d’une doctrine réfléchie. Prend-elle son origine dans la société coopérative de cognac reprise par son père et transformée plus tard en entreprise familiale ? La Société Vinicole de Propriétaires de Cognac regroupait en effet plusieurs centaines de petites firmes désireuses de résister ensemble à la domination des grands groupes qu’étaient déjà Martell et Hennessy. Jean Monnet est-il influencé pas ses expériences de jeunesse en Angleterre et surtout en Amérique où l’action collective et la solidarité étaient érigés en moyen de survie ?
C’est probablement une combinaison de tout cela. Toujours est-il que dès 1914, l’absurdité de l’action séparée des Anglais et des Français lui saute aux yeux et lui impose d’agir pour les réunir. En 1939 à nouveau, Anglais et Français ne se parlent pas lorsqu’il s’agit de résister à l’Allemagne et de se procurer des avions. En 1945, il met syndicats et patronat autour de la table et les fait parler d’une seule voix pour soutenir un plan commun de reconstruction et de modernisation. La même méthode et les mêmes principes sont appliqués bien sûr à la CECA, comme en témoignent certains des passages sélectionnés, puis dans le cadre du Comité d’Action pour les États-Unis d’Europe. Quels sont les moteurs de cette action commune ? C’est d’abord l’établissement d’une communauté de vue à laquelle on arrive par un travail commun sur les réalités.
Monnet pense que rien ne résiste aux réalités. Encore faut-il les établir avec clarté et précision et faire en sorte qu’elles soient acceptées de tous. C’est le rôle notamment des experts et techniciens dont Monnet s’entoure systématiquement, que ce soit à Washington pour le Victory Program, au Plan ou à la CECA. Ils cristallisent dans leurs fameuses « balance sheets » (bilans) les quelques chiffres mettant en évidence la nécessité d’action commune et l’ampleur qu’elle doit revêtir. À partir de ces réalités partagées établies au cours de longs mois de travail en commun, l’action qui en découle est claire et s’impose à tous, d’autant que la confiance et parfois l’amitié se sont installés entre les différents partenaires. Autre moteur essentiel de l’action commune pour Monnet : l’égalité des partenaires, condition essentielle de toute collaboration efficace. Il faut éliminer toute tentation de domination d’une partie sur l’autre sauf à créer ressentiment et méfiance, poisons mortels de toute collaboration. La règle de la majorité enfin doit s’imposer dans la décision, car en encourageant discussion, persuasion et compromis, elle seule permet l’émergence d’une position commune. Rien n’est imposé, tout est discuté.
On ne manquera pas de s’interroger sur ce que pourrait apporter aujourd’hui l’application stricte de cette méthode à des questions par nature globales comme les questions environnementales qui nécessitent une action collective sur la base d’une réalité partagée.
De l’importance des institutions
La confiance s’établit naturellement entre les hommes qui ont pris une vue commune du problème à résoudre […]. Mais comment faire pour que ce problème soit approché de la même manière, et qu’il soit évident que l’intérêt est le même dans des circonstances où les hommes et les peuples se divisent ? […] L’amitié n’y suffirait pas, et le danger n’était plus là pour nous presser. Quelles institutions, quelles lois internationales viendraient prendre le relais de la nécessité ?
L’union de l’Europe ne peut pas se fonder seulement sur la bonne volonté. Des règles sont nécessaires. (…) Les hommes passent, d’autres viendront qui nous remplaceront. Ce que nous pouvons leur laisser, ce ne sera pas notre expérience personnelle qui disparaitra avec nous ; ce que nous pouvons leur laisser, ce sont des institutions. La vie des institutions est plus longue que celle des hommes, et les institutions peuvent ainsi, si elles sont bien construites, accumuler et transmettre la sagesse des générations successives.
Le commencement de l’Europe, c’était une vue politique, mais c’était encore plus une vue morale. Les Européens avaient perdu peu à peu la faculté de vivre ensemble et d’associer leurs forces créatrices. Leur contribution au progrès, leur rôle dans la civilisation qu’ils avaient eux-mêmes créée paraissaient en déclin. Sans doute n’avaient-ils plus les institutions capables de les conduire dans le monde qui changeait. Les formes nationales avaient fait la preuve de leur inadaptation. Je voyais dans de nouvelles institutions communes la seule méthode propre à leur rendre la maîtrise des qualités exceptionnelles qui avaient été les leurs dans l’histoire, et je m’efforçai de faire partager ce sentiment par les hommes qui m’écoutaient à l’Assemblée : « Voici longtemps que j’ai été frappé d’une réflexion faite par le philosophe suisse Amiel, qui disait : « L’expérience de chaque homme se recommence. Seules les institutions deviennent plus sages : elles accumulent l’expérience collective, et, de cette expérience et de cette sagesse, les hommes soumis aux même règles verront non pas leur nature changer, mais leur comportement graduellement se transformer. » S’il était besoin d’une justification pour ces institutions communes, je la trouverais là. Quand je pense que Français, Allemands, Belges, Néerlandais, Italiens, Luxembourgeois suivront chacun des règles communes et, ce faisant, envisageront le problème qui leur est commun sous le même jour et que, par conséquent leur comportement les uns à l’égard des autres sera fondamentalement changé, je me dis qu’un progrès définitif aura été fait dans les relations entre les pays et les hommes d’Europe. »
Les hommes placés dans une situation de fait nouvelle, ou dans un système d’obligations différents, adaptent leur comportement et deviennent autres. Ils deviennent meilleurs si le contexte nouveau est meilleur : c’est l’histoire toute simple du progrès des civilisations, et c’est l’histoire de la communauté européenne.
La méthode [qui consiste à faire asseoir les États comme partenaires égaux pour rechercher leur intérêt commun] n’est pas naturelle aux hommes qui se rencontrent pour traiter des problèmes nés précisément des contradictions d’intérêts entre les États nationaux. Il faut les amener à la comprendre et à l’appliquer. L’expérience m’a enseigné que la bonne volonté n’y suffit pas et qu’une certaine force morale doit s’imposer à tous : c’est celle des règles que sécrètent les institutions communes supérieures aux individus et respectées par les États. Ces institutions sont faites pour unir, pour unir complètement ce qui est semblable, pour rapprocher ce qui est encore différent.
L’Europe des États souverains n’était pas capable de tirer d’elle-même, quelle que fût la bonne volonté de ses dirigeants, les décisions sages qui s’imposaient pour le bien commun. Tout devient possible, au contraire, lorsque le pouvoir de décider serait confié à des institutions chargées de veiller à l’intérêt général et d’appliquer, dans le cadre de règles communes, la volonté majoritaire.
Il y a une méthode pour construire l’Europe – il n’y en a pas deux dans un temp donné. Nous ne sommes pas sortis du temps de la Communauté européenne, du temps de la délégation de souveraineté à des institutions commune, seul moyen d’assurer l’indépendance et le progrès de nos peuples, et la paix de cette partie du monde.
Les institutions, on le voit, jouent un rôle fondamental dans la pensée et dans l’action de Monnet. Il en a éprouvé très jeune l’efficacité, avec les comité interalliés de la Première Guerre mondiale – qu’hélas il n’est pas parvenu à maintenir dans la paix en prévision ou prévention d’une guerre à venir –, ou au contraire l’impuissance, avec la Société des Nations qui laissait la part belle au droit de véto. C’est que, comme il l’écrit, les règles qui régissent les institutions conditionnent le comportement des hommes et des États qui la composent. Certaines règles poussent à l’unité de vue et d’action, alors que d’autres laissent les égoïsmes nationaux paralyser toute décision. C’est là pour Monnet le rôle premier des institutions : créer des règles qui, si elles ne changent pas la nature humaine, du moins conditionnent les comportements vertueux qui mènent à l’action commune jugée indispensable.
Ces règles sont claires pour Monnet ; elles sont un mélange de règles formelles, de bonnes pratiques et de « valeurs » : égalité des partenaires et absence d’esprit de domination, abandon du « soi-disant privilège de la souveraineté » et de « l’arme tranchante du véto », compréhension partagée du problème à régler, et recherche sincère de l’intérêt commun. C’est dans cet esprit que les innovations institutionnelles de la CECA ont été imaginées par Monnet : Haute Autorité garantissant la poursuite de l’intérêt commun des Six indépendamment des intérêts nationaux, Conseil des Ministres représentant les intérêts nationaux et décidant selon la règle de la majorité dans les domaines limités mais décisifs, Assemblée parlementaire, et enfin Cour de Justice indépendante contrôlant la Haute Autorité.
Le second rôle essentiel des institutions pour Monnet, c’est de pallier à la mortalité et à l’inconstance humaines. Les hommes tendent à oublier la nécessité lorsque celle-ci se fait moins pressante, et le désir d’agir s’amenuise au fur et à mesure que la pression du présent se fait moins forte. Résultat : les problèmes ne sont pas traités et les crises se répètent. Les institutions doivent apporter aux hommes la constance dans l’action qu’ils n’ont pas par nature, ce qu’elles font d’autant mieux qu’elles accumulent l’expérience et la sagesse des générations successives, évitant ainsi de repartir constamment à zéro et garantissant le progrès constant de la gouvernance humaine. Institutio longa, vita brevis.
À un moment où l’on critique beaucoup – souvent avec raison – les institutions européennes pour leur bureaucratie excessive, et qu’on leur attribue la responsabilité d’un déficit démocratique, il peut être utile de renouer avec les considérations qui ont guidé Monnet et les pères fondateurs aux débuts de l’aventure européenne.
Créer progressivement entre les hommes d’Europe le plus vaste intérêt commun géré par des institutions communes démocratiques auxquelles est délégué la souveraineté nécessaire. Telle est la dynamique qui n’a cessé de fonctionner [depuis les débuts de la communauté européenne], brisant les préjugés, effaçant les frontières, élargissant en quelques années à la dimension d’un continent le processus qui avait, au cours des siècles, formé nos vieux pays.