Key Points
- L’État régulateur du marché semble incapable de mener à bien la transition écologique. À cet égard, la rapidité de l’industrialisation et du décollage économique de certaines économies d’Asie dans la seconde moitié du XXe siècle peut servir de cas d’étude d’où partir.
- Les fondements d’un futur « État développementaliste vert » sont à trouver dans diverses expériences industrielles.
- Pour que ce modèle fasse consensus dans la société, plusieurs groupes sociaux doivent être mobilisés. Une « politique industrielle verte » est sans doute le meilleur moyen d’agréger tous ces groupes.
Le 16 avril dernier lors de son discours d’entre-deux-tours à Marseille, Emmanuel Macron a annoncé que la responsabilité de la planification écologique serait confiée à son futur Premier ministre. Il justifie un tel rattachement par le fait que celle-ci « concerne tous les domaines, tous les secteurs, toutes les dépenses, tous les équipements, tous les investissements […], ce n’est pas simplement une politique, c’est la politique des politiques » 1. Le Président Macron a annoncé que le Premier ministre serait appuyé par deux ministres, l’un chargé de la planification énergétique, l’autre de la planification territoriale, qui devront mener à bien la décarbonation de la production d’énergie et la déclinaison territoriale de la transition écologique.
La mise en application d’une telle politique de transition écologique planifiée suppose que l’État, au-delà de la création de nouvelles autorités politiques, possède la capacité administrative (“State Capacity”) suffisante. Il est donc nécessaire de créer les structures et les outils permettant d’assurer la rapide transformation des systèmes énergétiques et de transport vers des technologies vertes et l’augmentation de l’efficacité énergétique de l’habitat et de l’industrie.
L’expérience des pays qui se sont rapidement industrialisés (Japon, Corée du Sud, Taiwan, etc.) nous semble être porteuse de leçons pour la création d’un appareil politico-administratif adapté à la tâche de la transition écologique. En effet, au sortir de la Seconde guerre mondiale, ces pays se sont retrouvés confrontés à un ensemble de problèmes qui affichent des similarités avec ceux que nous affrontons aujourd’hui : la coordination entre secteurs, l’insuffisance de l’investissement, la réticence des acteurs privés. Les late industrializers ont été en mesure d’échapper à la dépendance du chemin grâce à une action tout à la fois forte et efficace de l’État, sous-tendue par des rapports de bonne intelligence avec le secteur privé. Cet article insistera sur ces aspects en s’appuyant sur le concept d’État développementaliste.
Pour faire advenir un tel État, qui mène une politique industrielle et d’investissement volontariste en vue d’accélérer la transition écologique, il est nécessaire de proposer un nouveau « contrat social », qui s’organise autour du double objectif de décarbonation et de justice sociale. C’est en effet à cette condition qu’il sera possible de réunir une coalition d’intérêts et de groupes sociaux soutenant cette direction.
Alors que l’invasion Russe en Ukraine vient souligner les conséquences géopolitiques de la dépendance aux énergies fossiles et que les travaux du GIEC soulignent les mesures et travaux à mettre en place pour limiter le réchauffement climatique 2, la France et l’Europe doivent faire advenir aujourd’hui l’État du Green New Deal : un État qui planifie, finance et fait advenir les technologies du monde post-carbone.
L’État régulateur face au défi climatique
Si le tournant libéral des années 70 et 80 n’a pas fait disparaître l’intervention de l’État dans l’économie, les formes prises par celle-ci ont changé : elle devient plus indirecte, repose plus fréquemment sur la création d’autorité de régulation et le système fiscal que sur les subventions et la propriété publique des entreprises. La politique environnementale elle-même est conçue et mise en œuvre avec les outils de l’État régulateur, qui se montre insuffisant lorsqu’il s’agit de transformer rapidement le système industriel et les infrastructures. Face à ce constat, on observe, à la faveur de la crise du Covid-19, à un retour en grâce de la politique industrielle et de l’investissement public vert.
L’État régulateur et le marché
À partir des années 70, le regard porté sur l’État s’est transformé : les décideurs publics, confiants dans la capacité du marché à assurer l’allocation efficace des ressources, ne ressentent le besoin de mobiliser la puissance publique que lorsque se manifestent des écarts par rapport à son fonctionnement idéal en situation de concurrence pure et parfaite. Les interventions de l’État cherchent donc à corriger les échecs de marché 3 en réintégrant les externalités (réglementation ou taxation sur la pollution, subventions en faveur de la recherche fondamentale, etc.) ou en luttant contre les asymétries d’information (obligation de transparence, etc.). En Europe, on voit alors apparaître la notion de régulation dans le discours et les politiques. Jusqu’aux années 80, elle était quasi-inexistante, les États recourant à la propriété publique pour assurer que les grandes infrastructures soient gérées dans l’intérêt collectif 4. En matière de politique industrielle, on observe ainsi une évolution depuis la politique verticale, qui fait le choix de prioriser certains secteurs, considérés comme clés pour le développement et qui doivent être créés de toutes pièces ou être soutenus, à une politique horizontale qui vise à mettre en place un environnement favorable à la croissance de l’industrie 5. Cela prend la forme de dispositifs de soutien en faveur de la recherche et de l’innovation (Crédit d’impôt recherche, accélérateurs publics, etc.), d’initiatives visant à générer des externalités d’agglomération 6 et à favoriser le partage de savoirs implicites (pôles de compétitivité,) ou la disponibilité des facteurs de production (formation, réponse aux échecs de marché sur certains types de financements via des banques publiques). L’État ne se retranche donc pas dans son rôle, mais le type de ses interventions change. Selon Musacchio et Lazzarini 7, l’État est passé d’un rôle d’entrepreneur (gestionnaire, détenteur d’entreprises) à un rôle d’investisseur majoritaire (entreprises partiellement privatisées), puis à un rôle d’investisseur minoritaire, avec des participations directes ou indirectes dans des fonds publics ou des entreprises depuis les années 1990 8.
Les transformations de l’État ont fait émerger une nouvelle constellation d’acteurs et de politiques publiques. À partir des années 80, se développent des agences, souvent autonomes vis-à-vis du pouvoir exécutif, chargées de surveiller et de contrôler certains secteurs. Cela concerne en premier lieu les grands monopoles naturels tels que la téléphonie, l’électricité ou les transports ferroviaires. Sous l’influence des travaux de l’école du choix public, de nombreuses fonctions relevant traditionnellement des ministères des finances deviennent indépendantes : supervision bancaire et financière déléguée à une autorité dédiée ou à la Banque Centrale devenue indépendante, contrôle des concentrations, en lien avec le développement de la politique européenne de la concurrence. Celle-ci vient également restreindre très fortement la possibilité, pour les États, d’attribuer des aides aux entreprises. La proportion des aides d’État dans le PIB de l’UE a ainsi été divisée par quatre entre les années 1980 et la fin des années 2000 : elles passent de 2 % du PIB de l’Union à 0,54 % du PIB en 2008, une fois exclues les dépenses exceptionnelles de crise 9.
Trois instruments se sont donc imposés en matière d’intervention de l’État dans l’économie : la régulation sectorielle, le recours à la politique fiscale et la réglementation.
Les limites de l’approche par les échecs de marché face au changement climatique
Confrontés à la menace du changement climatique, les États industrialisés ont mobilisé progressivement leur boîte à outils visant à corriger les échecs de marché. Les émissions de gaz à effet de serre, au premier rang desquels se situe le CO2, constituent une externalité, puisqu’elles provoquent des dégâts globaux qui ne sont pas entièrement supportés par l’émetteur, et ne rentrent donc que très partiellement en compte dans sa prise de décisions. Pour lutter contre ces émissions, plusieurs voies ont été explorées. Tout d’abord celle de la régulation et de la réglementation. Dès 1970, l’administration Nixon crée ainsi une agence dédiée à la question écologique, l’Environmental Protection Agency, qui va imposer progressivement des normes sur les émissions polluantes des centrales électriques (Clean Air Act Extension de 1970) des véhicules terrestres et des avions. En Europe également, les produits les plus énergivores et polluants sont frappés par de telles normes. Dans le domaine automobile, elles existent depuis 1992 10 et sont renforcées tous les 5 ans. Les bâtiments neufs doivent quant à eux respecter des exigences minimales en matière de performance énergétique, en application de la directive sur la performance énergétique des bâtiments de 2010. Cette logique quantitative, qui passe par la fixation de seuils et d’objectifs en matière d’émissions, n’a pas la faveur des économistes, qui soutiennent en leur majorité le recours aux systèmes de prix 11. Il s’agit de faire payer aux pollueurs le coût social complet de leurs activités au travers d’une taxe carbone ou d’un marché des droits à polluer. La commission sur les grands défis économiques, co-présidée par Olivier Blanchard et Jean Tirole, plaçait ainsi la tarification du carbone au premier rang des mesures climatiques tandis que 3623 économistes américains, dont 28 prix Nobel, se sont prononcés pour assurer qu’il s’agissait de la manière la plus efficace de réduire les émissions de CO2 12. De nombreuses dispositifs de ce type ont été mis en place au travers le monde : le système d’échange de quotas d’émissions de l’Union européenne (SEQE-UE), le système d’échange d’émissions coréen, la Contribution Climat-Energie française ou la taxe pour l’atténuation du changement climatique japonaise. La réintégration de l’externalité passe également, pour les activités qui permettent de réduire les émissions de CO2, par la mise en place de dispositifs de subventions dans le domaine du bâtiment, des véhicules hybrides et électriques ou de la production d’énergie, notamment au travers de prix garantis.
Mais ces politiques ne se montrent pas en mesure d’assurer une transition rapide de l’économie. Les règles et les régulations souffrent de leur nature sectorielle et spécifique à un enjeu, ce qui nécessite de multiplier les dispositions pour engendrer des effets significatifs, au risque de soulever de vives oppositions politiques. De plus, contrairement aux mesures de tarification du carbone, qui sont agnostiques sur les moyens de réduire les émissions, les règles quantitatives ne garantissent pas que les actions menées affichent le meilleur rapport entre coût et réduction d’émissions. Les projets de taxes et de marchés carbone rencontrent quant à eux de fortes oppositions de la part de larges secteurs de la société et en particulier de certains intérêts économiques. Le lobbying des secteurs les plus intensifs en carbone a ainsi contribué à limiter l’ambition des dispositifs de tarification : certains secteurs ont été ou sont encore exclus de leurs champs d’application. Ainsi le SEQE ne couvre qu’un peu moins de 40 % des émissions de CO2 de l’UE et certains secteurs couverts par le mécanisme bénéficient de quotas gratuits. Jusqu’en 2012, ces derniers surpassaient même le volume d’émissions soumis à SEQE 13. En conséquence, le prix du carbone est resté inférieur à 30 euros jusqu’en 2020 14 avant de connaître une forte hausse en 2021 et d’atteindre début 2022 un prix d’environ 100 euros la tonne. Ces limites sont partagées par d’autres systèmes de tarification du carbone : au Japon, la taxe et le marché ne couvrent que 20 % des émissions et le prix du carbone ne s’élève qu’à 3 euros la tonne, en Chine seules 50 % des émissions sont couvertes, avec un prix qui s’échelonne de 3 euros la tonne dans le Fujian à 13 euros la tonne à Beijing. Les efforts pour développer la tarification carbone rencontrent également une opposition sociale et politique en raison de ses effets sur les ménages, notamment ruraux, plus dépendants des véhicules individuels, comme l’a montré le mouvement des Gilets jaunes. Cela a conduit The Atlantic à prononcer l’éloge funèbre de la taxe carbone, absente des grands projets de lois démocrates sur le climat 15.
Face aux blocages politiques auxquels se retrouvent confrontées les politiques de régulation et de tarification, les politiques environnementales prennent aujourd’hui de plus en plus la forme de grands plans d’investissement dans les infrastructures et les technologies vertes. Dès 2009, le programme de relance phare de l’administration Obama, l’American Recovery and Reinvestment Act, incluait 80 milliards de dollars de dépenses en faveur de la R&D et du déploiement des énergies vertes 16. Au sein de l’aile gauche du parti démocrate, l’idée prend progressivement forme de relier les questions sociales et environnementales et d’y apporter une réponse au travers de programmes massifs d’investissements. C’est l’idée de Green New Deal dont le contenu est esquissé dans une proposition de résolution déposée par Alexandra Ocasio-Cortez et Ed Markey qui propose de bâtir un réseau électrique intelligent, de développer la production d’énergies renouvelables ou encore de créer un réseau de trains à grande vitesse 17. Les plans de relance adoptés pour répondre à la pandémie de Covid-19 mettent partiellement en œuvre cette vision de décarbonation au travers de l’investissement public. Selon le Global Recovery Observatory, sur la base des 50 plus grandes économies mondiales, 31,2 % des sommes allouées aux plans de relance concernent des dépenses vertes, soit 970 milliards de dollars. Parmi cette somme, l’observatoire distingue les montants destinés aux transports (276 milliards), à la prévention des désastres (178 milliards), aux énergies propres (148 milliards), aux espaces naturels (122 milliards), à la recherche et au développement (57 milliards), à l’efficience énergétique des bâtiments (52 milliards) et les autres (87 milliards). Les États-Unis et l’Union européenne sont à l’avant-garde de ces dépenses. La facilité pour la reprise et la résilience impose que les États-membres consacrent au moins 37 % des fonds de leurs plans nationaux de reprise et de résilience aux questions vertes. Aux États-Unis, malgré le blocage du Build Back Better Act, l’adoption du Infrastructure Investments and Jobs Act doit contribuer à la création d’infrastructures favorables à la décarbonation. D’autres pays encore s’engagent sur cette voie, à l’instar de la Corée du Sud, puisque le Président Moon a annoncé en juillet 2020 un Green Deal doté de 61 milliards de dollars, dont 35 milliards d’argent public 18.
Si les efforts engagés à l’occasion de la crise Covid-19 sont positifs, la transition écologique ne peut reposer que sur les plans adoptés en réponse à la crise et doit faire l’objet d’une politique cohérente et de long-terme qui s’appuie sur des institutions dédiées à cette mission.
La transition écologique à la lumière de l’histoire du développement
La rapidité avec laquelle le Japon, la Corée du sud ou encore Taiwan ont été en mesure de transformer leur système économique et social est porteur de leçons pour la transition écologique. En effet, on peut établir un étroit parallèle entre certains des défis qu’ils ont rencontrés et ceux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.
Deux histoires de transformation structurelle rapide
En matière de transition écologique et de développement, il ne s’agit pas d’améliorer à la marge l’existant mais de réaliser des changements structurels et systémiques. Lorsque des États ont cherché à rattraper les pays plus avancés, ils se sont retrouvés face à la nécessité d’adopter un système juridique et fiscal propice à la croissance, de démocratiser l’enseignement, de construire des routes, des chemins de fer et des ports et d’encourager la diffusion des dernières techniques et technologies 19. La décarbonation de l’économie requiert quant à elle de transformer le système de transports, de développer les énergies renouvelables, de transformer les méthodes de production industrielles, de rénover les bâtiments et de former la main d’œuvre à de nouvelles compétences et à de nouveaux métiers 20. Dans les deux cas, on se retrouve face à un ensemble de décisions interdépendantes qui doivent être prises par de multiples agents et secteurs. Par exemple, pour que le développement de véhicules électriques assure la décarbonation de la mobilité, il est nécessaire que la production d’électricité bas carbone ait été développée au préalable et que les règles d’urbanisme prévoient l’installation de bornes de recharge. Paul Rosenstein-Rodan a mis en évidence dès 1943 l’existence de tels problèmes de coordination 21. Il souligne que, individuellement, les entreprises peuvent considérer qu’il n’est pas profitable d’adopter une technologie plus productive alors qu’une adoption généralisée serait bénéfique pour tous. Il y a deux raisons à cela : les dernières technologies sont difficilement rentables en l’absence d’un écosystème moderne (maintenance, logistique, etc.), c’est-à-dire qu’il y a des effets d’entraînements (spillovers) des investissements d’un secteur sur le reste de l’économie. De plus, dans un pays dans lequel la main d’œuvre est très peu chère, il peut s’avérer peu rentable d’investir dans des machines qui économisent le travail humain. Dans ce cadre théorique, plusieurs équilibres sont possibles et l’intervention massive de l’État peut s’avérer nécessaire pour atteindre l’équilibre le plus favorable : c’est l’idée de Big Push.
Pour réaliser le Big Push, d’importants investissements sont requis en vue de faire évoluer les infrastructures et l’équipement des usines. La transformation rapide des pays d’Asie de l’Est s’est ainsi appuyée sur l’accumulation très rapide de capital fixe : en Corée du Sud, le taux d’investissement augmente progressivement de 10 % du PIB en 1960 à 36 % à la fin des années 70 22. En Chine, selon la Banque Mondiale, l’accumulation de capital fixe est responsable de 48,3 % de la croissance entre 1978 et 1999 23. De la même manière, la transition écologique requiert des investissements très importants dans les transports, dans la production d’énergies vertes (éolien, solaire, géothermie, etc.) ou dans la rénovation énergétique des bâtiments. L’OCDE estimait ainsi en 2017 que le respect des accords de Paris nécessiterait 6900 milliards de dollars d’investissements annuels entre 2015 et 2030 24. Sur le seul champ des énergies vertes, l’agence internationale de l’énergie évalue que, pour respecter le scénario d’émission nettes nulles en 2050, les montants investis devront croître très rapidement d’ici 2026-2030 pour atteindre 4000 milliards annuellement contre environ 1000 milliards actuellement 25. Au sein de l’Union européenne, le besoin s’élève à environ 1040 milliards d’euros annuels en 2030, soit 360 milliards d’euros de plus consacrés annuellement à l’énergie, au transports et aux bâtiments verts 26.
Comme les secteurs modernes dans les pays en développement, les technologies vertes sont confrontées à la dépendance du chemin et à la faible propension des investisseurs privés à investir en situation d’incertitude. En effet, les investissements continus depuis des décennies dans les technologies fossiles ont renforcé leur efficacité et façonné les écosystèmes industriels 27. Les nouveaux secteurs doivent donc être soutenus pour bénéficier d’économies d’échelle et d’effet d’apprentissage.
Miracles économique et État développementaliste
Comment expliquer les « miracles économiques » ? À cette question, notamment posée sur le cas japonais, la réponse en cours dans les années 70 ne faisait que peu de cas de la variable « État », ce qui changea progressivement, notamment suite à la publication en 1982, par le sociologue Chalmers Johnson, du livre Miti and the Japanese Miracle : The Growth of Industrial Policy, 1925-1975 28. Son ouvrage inclut l’une des premières théorisations de l’« État développementaliste capitaliste », dont il fait l’une des variables explicatives principales de ce miracle industriel. Il observe que, entre la fin de la deuxième guerre mondiale et le début des années 1980, le Japon, la Corée, Hong Kong, Taïwan et Singapour ont progressé dans le classement du PIB mondial d’une façon très rapide. Le PIB a été multiplié par 20 au Japon, par 15 à Taïwan et en Corée ; la participation de ces pays au PIB mondial et aux exportations a également augmenté. Ces résultats n’auraient pu être atteints sans une intervention gouvernementale, explique-t-il dans son ouvrage, ce qui lui valut une réception assez mouvementée par les tenants d’une interprétation plus classique du développement économique 29.
Originellement, la notion d’État développementaliste visait ces États dont la structure administrative était dévolue à la création et l’organisation de secteurs industriels, dans un but de développement proche de l’idée de survie économique. Johnson montre que c’est à travers le MITI, un petit ministère aux pouvoirs très étendus, qu’était organisée la construction du tissu industriel japonais. Le cœur de l’État développementaliste, dans l’analyse de Johnson, est une petite administration d’élite, structurée par un fort esprit de corps, fondée sur la méritocratie, et capable de choisir des secteurs prometteurs, de participer à les développer, de mettre en place des contrôles et des objectifs, de veiller à la concurrence dans les secteurs dans un but d’efficience économique : en un mot, une administration capable de faire de l’interventionnisme d’État efficace. L’État développementaliste, en réalité, ne fonde pas son action sur les principes du marché, mais ne fait que l’utiliser comme un vecteur (importation de technologies, exportation) : le marché n’est pas l’organisateur de l’économie. Des expériences similaires eurent lieu en Corée, avec au cœur de cette forme d’État l’EPB (Economic Planning Board), agence pilote chargée de l’identification de cibles d’investissements, de secteurs clés, d’objectifs. Le gouvernement coréen a été responsable de la totalité des allocations stratégiques de capital dans le pays et a imposé des contrôles de marché très stricts aux entreprises. La Corée a été capable de « gouverner le marché » 30, avec des institutions et des instruments similaires à ceux décrits par Johnson. Ce fut aussi le cas dans d’autres pays asiatiques comme Taiwan, où c’est à travers l’intervention étatique que l’île s’est orientée vers le secteur des hautes technologies.
Depuis presque trois mois, la guerre de la Russie de Poutine à l’Ukraine bouleverse tout.
Comment comprendre cette crise inédite ?
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La littérature sur l’État développementaliste enseigne l’importance de la capacité organisatrice de l’administration pour un développement économique stratégique. Des caractéristiques de succès de ces administrations développementalistes peuvent ainsi être identifiées. Du fait que l’administration est le cœur de l’État développementaliste et la source de ses idées économiques, il est primordial, selon Johnson, que celle-ci entretienne des relations privilégiées avec les milieux d’affaires, afin d’en connaître profondément les dynamiques et les problématiques, par exemple dans le but d’identifier les secteurs où investir. Cette bureaucratie doit être autonome, isolée des pressions du politique et du secteur privé, et s’assurer que ses décisions sont prises en fonction d’une rationalité économique à long terme, et non selon d’autres priorités (institutionnelles, politiques, etc.). La bureaucratie japonaise, explique Johnson, faisait preuve d’une grande flexibilité dans la prise de décisions et n’était pas liée par des régulations très strictes 31.
La « discipline » des firmes se trouve au cœur du développementalisme asiatique. Comme l’explique Alice Amsden, dans Asia’s Next Giant 32, les États développementalistes imposaient une telle discipline aux firmes, en rétribuant celles qui avaient le plus dépensé en Recherche et Développement (R&D) ou le plus exporté. C’est ainsi que certains auteurs parlèrent de « dictature développementaliste », en raison de la capacité de l’État d’orienter, voire de faire obéir, les entreprises, par divers moyens, allant du contrôle des banques publiques à des moyens de coercition plus directs 33. Étonnamment, la concurrence était au cœur de la vision développementaliste coréenne, car c’était un moyen de rendre les entreprises plus performantes. C’est d’ailleurs une des raisons qui font dire à Joe Studwell 34 que les entreprises coréennes connurent plus de succès que les taïwanaises, car, dans une situation comparable, elles étaient exposées à plus de concurrence et de discipline (cibles d’exportation, limites d’importation).
La caractéristique centrale de l’État développementaliste est donc l’existence d’une ou quelques petites administrations spécialisées dans l’organisation industrielle, autonomes, mais imbriquées avec le secteur privé 35. Néanmoins, il s’agit là d’un type pur, idéal, et de nombreux travaux de sociologues et de politistes ont montré que, même dans les cas considérés comme des exemples d’État développementaliste 36, d’autres processus (corruption, intervention du politique, etc.) étaient à l’œuvre dans la gouvernance économique. Surtout, de nombreux États interventionnistes 37, qui agissent en vue du développement, se sont montrés peu efficaces : le cas thaïlandais présente une bureaucratie qui au lieu d’être autonome est dominée par les intérêts d’une élite économique et politique, faisant d’un éventuel État développementaliste un État « prébendier », gangréné par la corruption. Le cadre politique et institutionnel joue donc un grand rôle.
Vers un État développementaliste vert
La mise sur pied d’un État développementaliste, intervenant plus directement et vigoureusement en matière industrielle, apparaît donc comme une nécessité pour accélérer la transition écologique. Pour faire de ce programme une réalité, il importe de bâtir une coalition de groupes sociaux et de secteurs économiques intéressés et convaincus de la nécessité de la transition. Une fois cette coalition développementaliste constituée, l’État devra mobiliser et renforcer en priorité trois outils pour coordonner, soutenir l’investissement, créer de nouveaux marchés et sortir de la dépendance du chemin technologique : la planification, les banques publiques et le soutien à la recherche.
Les préconditions en matière d’économie politique
Si l’on considère les États développementalistes, on constate qu’ils ont souvent assumé une forme dictatoriale (developmental dictatorship), car ce mode de gouvernance était une façon de sédimenter les intérêts de divers groupes sociaux autour du projet de développement. Ce fut le cas du Brésil lors de son « miracle économique » de 1968 à 1973, et de la Corée sous Park Chung Hee (1962-1979). Néanmoins, la coercition ne constitue pas un élément nécessaire du fonctionnement de l’État développementaliste.
Ce qui est fondamental en revanche dans le projet développementaliste est la présence d’un consensus entre les intérêts de l’État, des entreprises et de la société civile. Sans un tel consensus en effet, et un niveau de confiance adéquat l’accompagnant, des projets de développement tirés par l’État et incluant toutes les sphères de la société risquent de ne pas être durables, d’échouer, ou de susciter des formes de révolte sociale – par exemple, les Gilets jaunes 38. En Asie de l’Est, ce consensus social était favorisé par la conscience d’un risque existentiel lié à la menace communiste chinoise et nord-coréenne. De manière similaire, la transition écologique suppose la réalisation par tous les acteurs de l’ampleur de la menace que fait peser la poursuite de l’exploitation des énergies fossiles. Celle-ci est d’abord de nature climatique et physico-chimique : réchauffement, incendies et augmentation des phénomènes extrêmes, avec des impacts sociaux, économiques et migratoires. Mais cette menace paraît parfois bien diffuse et lointaine, difficilement palpable, à une part non négligeable de la population. Mais la guerre en Ukraine vient mettre en évidence l’autre menace, directement géopolitique, liée à la consommation d’énergies fossiles : la dépendance envers des États autoritaires et bellicistes. Les États rentiers comme la Russie, mais aussi l’Arabie Saoudite, l’Algérie ou le Vénézuela sont prompts à la guerre étrangère et à la répression interne, soutenus en cela par les revenus des hydrocarbures et l’autonomie qu’elle leur offre vis-à-vis de l’étranger et de leur propre société civile. La réalisation du caractère délétère des énergies fossiles sur l’ordre mondial ouvre ainsi une brèche pour sortir de l’économie carbonée.
Pour ce faire, il est nécessaire de bâtir une « coalition développementale » autour d’un projet environnemental, afin d’en assurer la cohésion et la stabilité. Une telle coalition se fonde sur des intérêts communs des principaux acteurs industriels et administratifs ainsi que sur la production d’un savoir économique, certains diraient d’une communauté épistémique, qui structure les grandes lignes de la politique industrielle 39. Les plans de relance massifs lancés à la suite de la pandémie de Covid-19, avec leur forte dimension verte, ainsi que l’attention accrue aux chaînes de valeurs, notamment dans les énergies renouvelables, sujet sur lequel le Departement of Energy a récemment mené une étude très détaillée 40 à la demande du Président Biden, sont susceptibles de provoquer un tel changement de perspective. Les sanctions contre la Russie et la volonté de développer l’indépendance énergétique de l’Europe ne feront que renforcer cette tendance.
Une autre lecture de cette coalition peut se faire en termes de « perdants » et de « gagnants », comme l’ont proposé Alfredo Saad-Filho et Armando Boito 41. Dans un article sur le retour à la politique industrielle acté en 2003 avec l’élection de Ignacio Lula da Silva, les auteurs essaient de montrer comment ce « nouveau développementalisme » est fondé sur une coalition des perdants du « néolibéralisme » ─ en l’espèce, les grandes entreprises moins soutenues par l’État et les classes sociales les plus démunies qui ont bénéficié, sous la présidence Lula, de nouveaux programmes sociaux. Quant aux « nouveaux perdants », ils ne sont pas identifiés très clairement, l’article ayant une vocation plus théorique qu’empirique. Ce modèle peut être adapté à la question de la transition énergétique, elle-même susceptible de créer des perdants (et des gagnants). Les gagnants seraient les entreprises ou les groupes sociaux liés aux énergies vertes et capables de tirer profit d’un changement de paradigme industriel. Les perdants seraient les entreprises incapables de le faire, ou ayant investi trop tardivement, ou dont les activités sont trop liées aux énergies fossiles. Du point de vue de l’économie politique, ces éventuels perdants sont un risque à prendre en compte à cause de leur capacité d’organisation. Un autre risque est celui, plus politique, de l’adhésion des électeurs – et surtout de leurs élus – à la transformation industrielle. Le cas de Joe Manchin, sénateur démocrate de Virginie-Occidentale, est en ce sens, révélateur. Manchin a bloqué le programme Build Back Better de Joe Biden, pierre angulaire de la stratégie du Green new deal. Les deux principales explications à ce revirement ne sont pas d’ordre idéologique (un désaccord économique sur le fond, par exemple), mais pratique : d’une part, les électeurs de Joe Manchin sont socialement conservateurs, et ne pas voter pour le BBB s’apparente à une stratégie électorale. D’autre part, après l’annonce qu’il ne soutiendrait pas le BBB, Manchin a reçu 5000$ de la part de Ken Langone, un milliardaire et donateur républicain 42. La somme est insignifiante, mais l’intéressé a affirmé vouloir soutenir la prochaine campagne électorale de Manchin, fait plus important qui dénote ainsi l’intérêt de certains milieux d’affaires pour la désunion autour des projets de transformation industrielle. Le cas, même s’il n’est pas possible de faire à ce stade d’inférence, semble présager une forte collusion entre certains intérêts industriels (et leurs pendants idéologiques) avec certains votes incertains.
En dernière instance, cette coalition, si elle veut avoir un impact de long terme et créer un consensus durable, devra fonder un nouveau contrat social associant citoyens et projet de transition. En effet, les réformes peuvent être inversées ou vidées de leur substance, si elles ont une assise trop fragile au sein de la société. Laurence Tubiana démontre ainsi comment, en réorientant le contrat social entre citoyens et État autour des concepts d’économie verte (et sociale), on renforce le caractère structurant de la transition 43. Le changement de paradigme industriel ne saurait être que technique, mais doit se faire par l’engagement de tous les secteurs de la société, liant justice sociale et climatique, et prêtant attention aux éventuels « perdants » de la transition, anticipant certes « les effets négatifs de politiques publiques », mais plus globalement les effets collatéraux qu’un tel changement de paradigme comporte.
Définir la trajectoire : la planification écologique
La puissance publique doit définir une trajectoire de décarbonisation, qui rend explicites les transformations requises afin de réduire l’incertitude pesant sur les agents privés. Car si le changement climatique et ses conséquences matérielles comme politiques rendent souhaitables les investissements soutenables, les agents privés sont mal équipés pour les identifier. En effet, comme démontré par Maximilien Krahé, il n’est pas possible de définir la soutenabilité par une méthode ascendante (bottom-up), telle qu’une comptabilité carbone. Elle doit être définie de manière holistique, par exemple comme le respect du budget carbone compatible avec la limitation du réchauffement en dessous de 1,5 C°. A partir d’une telle définition holistique de la soutenabilité, il est possible de définir les transformations nécessaires pour la respecter. Par exemple, dans le domaine de la mobilité, la Commission européenne a proposé, dans le cadre de son paquet Fit for 55, l’interdiction des nouveaux véhicules à moteur à combustion d’ici 2035 44. Surtout, le règlement taxonomie, adopté en 2020, a abouti à la rédaction d’une liste d’activités vertes. Les grandes entreprises et les institutions financières devront déclarer la part de leurs activités, investissements et produits financiers correspondant à ces activités. Cela devrait permettre de réduire les asymétries d’informations et d’aligner les agents économiques sur la vision de la soutenabilité et de la transition écologique des autorités européennes 45.
Au-delà des efforts déjà entrepris, la mise en place d’instances de planification indicative, chargée de faire collaborer les acteurs de la société civile (associations, entreprises, universitaires, etc.) et de l’administration en vue de définir des plans de transition énergétique intégrant tous les sous-systèmes clés en la matière, pourrait contribuer à accélérer la décarbonisation. Durant la période de haute croissance, l’Economic Planning Agency japonaise a produit des plans indicatifs portant sur une période de 5 ans. Il ne s’agissait pas d’édicter des directives s’imposant aux entreprises, mais de soutenir leur développement en leur indiquant la direction prise par le gouvernement en matière de politique économique et de renforcer l’efficacité de l’action publique en en assurant la cohérence. Le plan a ainsi pu être qualifié d’ « étude de marché généralisée ». Pour remplir leur rôle en matière de collecte et de partage de l’information, les plans étaient rédigés par un conseil économique composé de dirigeants d’entreprises, d’universitaires, de journalistes, de représentants syndicaux et des associations de consommateurs 46. Une telle instance pourrait être mise en place pour définir un plan de transition écologique. Comme dans le cas japonais, elle devrait recevoir un rôle en matière de pilotage de l’investissement public, afin que ses travaux de réflexions collectives puissent se traduire dans la réalité des infrastructures et de la politique industrielle. En France, Max Krahé suggère ainsi de s’appuyer le Haut Commissariat au Plan, en le renforçant, pour mener ce travail de définition collective, avec les acteurs publics et privés, des trajectoires nécessaires à la décarbonisation 47.
Orienter les capitaux vers les investissements vert
Dans une logique de Green New Deal, les États doivent se faire les financeurs directs de la transition écologique. Suite à la crise Covid-19, c’est la direction qui a été prise en Europe et aux États-Unis, non sans soulever de résistances. Mais l’ampleur et la temporalité des défis réclament que l’effort budgétaire en faveur des logements verts, des énergies renouvelables et des moyens de transport peu polluants soit plus qu’une coloration verte donnée aux plans de relance. Il importe de pérenniser les dépenses dans ce domaine. Cela peut prendre la forme de véhicules extra-budgétaires dédiés. C’est la direction prise récemment par les nouveaux gouvernements allemands et néerlandais. Aux Pays-Bas, l’accord de coalition prévoit de créer un nouveau fonds de lutte contre le changement climatique, qui doit pouvoir dépenser 35 milliards d’euros sur 10 ans en faveur du secteur de l’hydrogène, des réseaux électriques et de l’efficacité énergétique dans les bâtiments et le transport 48. Le gouvernement SPD-Grünen-FDP a fait adopter dès décembre un budget supplémentaire qui apporte une dotation de 60 milliards d’euros au fonds climat et transformation 49. Au sein de l’Union européenne, un tel renforcement de l’arme budgétaire dans la lutte contre le changement climatique requiert une évolution des règles du pacte de stabilité et de croissance. Le processus est lancé, la Commission européenne ayant ouvert une consultation à ce sujet, et il bénéficie du soutien du Président Macron et du Président du Conseil Draghi 50. De manière plus ambitieuse encore, le FMI a récemment conseillé à l’Union européenne de se doter d’un fonds d’investissement vert 51.
Les banques publiques constituent également un outil clé de financement des investissements nécessaires à la décarbonisation de l’économie. Selon la Climate Policy Initiative, elles ont financé 265 milliards d’investissement climat en moyenne annuelle sur 2019-2020, soit plus de 40 % des investissements climat totaux (632 milliards de dollars). En effet, leur mission consiste à financer des activités qui contribuent à des intérêts publics tels que le développement régional, l’innovation et, de plus en plus fréquemment, la transition écologique 52. Elles sont donc en mesure de soutenir des projets qui ne seraient pas, sur la seule base de leur rentabilité, financés par des acteurs privés. Au-delà des montants qu’elles peuvent directement mobiliser, elles jouent aussi un rôle de catalyseur des investissements privés. Pour ce faire, elles apportent des financements préférentiels pour les études amonts, ce qui assure l’existence d’une réserve de projets expertisés en mesure d’attirer les capitaux privés, et elles fournissent des prêts concessionnels et des garanties, ce qui dérisque les projets. La banque publique allemande, le Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW), a ainsi joué un rôle crucial dans le développement du secteur des énergies renouvelables : entre 2007 et 2009, elle a financé la totalité des investissements en panneaux photovoltaïques en Allemagne, créant ainsi un effet d’entraînement auprès du secteur privé en prouvant que ce secteur pouvait être rentable 53. Son activité en faveur de l’environnement reste très importante puisqu’elle y a consacré près d’un tiers de ses financements en 2020, soit 44,4 milliards d’euros 54. L’importance de ces banques publiques en matière environnementale est suffisamment reconnue pour que le Royaume-Uni ait décidé de créer une UK Investment Bank (UKIB), au mandat fortement tourné vers le climat, afin de compenser l’arrêt des activités de la Banque européenne d’investissement au Royaume-Uni.
Toutefois les investissements en faveur du climat restent très en dessous de ce qui serait nécessaire pour respecter les accords de Paris 55. Cela appelle à un renforcement des moyens des banques publiques. Aux États-Unis, Saule Omarova a proposé la création d’une National Investment Authority qui serait tout à la fois un prêteur, un apporteur de garanties, un créateur de marché et un investisseur en capital risque, rôles classiquement tenus par les banques publiques, mais également un gestionnaire d’actifs 56. Une première filiale, la National Infrastructure Bank serait en charge des activités traditionnelles. La seconde filiale, la National Capital Management Corporation (NCMC) serait chargée de créer une série de fonds d’investissement et de solliciter activement les investisseurs privés pour qu’ils achètent des parts dans ces fonds. Ils seraient ensuite utilisés pour prendre des participations dans des projets de long terme (réseaux électriques, train à grande vitesse, hubs de recherche, par exemple). Pour attirer les investisseurs privés dans ces fonds pourtant prévus pour effectuer des achats sur d’autres critères que la seule rentabilité, Omarova propose que ceux-ci se voient garantir le remboursement du principal à l’échéance du fonds ainsi qu’une rémunération synthétique tenant compte des effets bénéfiques de l’investissement sur le développement local et l’environnement. Entre cette rémunération et la garantie Étatique, Omarova pense que les fonds de la NCMC pourraient attirer les nombreux investisseurs qui recherchent des actifs sûrs. Cette proposition pourrait inspirer les décideurs européens, en vue de renforcer la capacité de la Banque européenne d’investissement ou des banques publiques nationales.
Faire émerger les technologies bas carbone
La décarbonation a un coût qu’il s’agit de réduire et la puissance publique peut y contribuer. Les subventions dirigées vers la filière photovoltaïque ont ainsi contribué à la réduction très rapide du coût des panneaux. L’État doit donc soutenir le développement des technologies susceptibles d’extraire notre société de la dépendance du chemin en permettant le remplacement des énergies fossiles devenues moins efficaces et plus chères que les énergies vertes.
Il sera tout d’abord central, dans ce contexte, de renforcer le secteur de l’innovation, tourné vers l’économie verte. Dans ce cadre, l’État peut jouer un rôle et essayer d’accroître le rythme de l’innovation dans un certain nombre de secteurs stratégiques (énergie solaire et éolienne off-shore, stockage du CO2, batterie, biocarburants, ENR Marines, géothermie, stockage électrique 57). Ces secteurs sont connus depuis des décennies, avec une préoccupation gouvernementale retraçable en France à 2008.
Divers outils peuvent servir cet objectif de développement, par exemple le Crédit d’impôt recherche (CIR). L’efficacité du programme reste néanmoins assez floue 58, notamment pour inciter les entreprises à investir et à innover. Le rapport de France Stratégie 59 note que le CIR est le plus important d’un pays de l’OCDE, mais qu’il ne semble pas impacter l’investissement en R&D. L’impact sur l’innovation paraît plus important pour les PME que pour les grandes entreprises. D’un point de vue développementaliste, le concept de « contrepartie » manque au CIR tel qu’il est aujourd’hui prévu.
Mariana Mazzucato, professeure en économie politique à UCL, explique dans ses travaux que les grandes avancées technologiques sont rendues possibles par les États qui en assument le risque, et non par les entreprises, qui se montrent frileuses lorsqu’il s’agit d’explorer de nouveaux champs. Dans The Entrepreneurial State 60, elle présente un exemple de cet argument, en montrant que la conception de l’iPhone, surtout des principales technologies le composant (écran à cristaux liquide, microprocesseurs, technologie cellulaire, SIRI ou batteries Lithium-ion) aurait été rendue possible par des recherches financées par l’État fédéral, et en particulier au bénéfice du Department of Defence. Cet argument est fondamental pour Mazzucato, qui soutient que, en vue d’une transition industrielle réussie, il faut modifier le rapport entre secteur public et privé. L’État va jouer ainsi un rôle proactif, autour de missions bien définies, et donnant la possibilité à divers acteurs (centres de recherches, entreprises, ministères) de collaborer autour de ces « missions » 61. Elle propose ainsi que l’État reprenne la gouvernance économique en main, autour de ces missions qui ont une valeur sociale (« societal relevance » 62) et un impact sur les grands challenges à venir (dont les objectifs du développement durable), et permettent d’incarner une vision de la croissance. Certains 63 ont critiqué l’ouvrage de Mazzucato pour sa tendance à ne pas considérer le problème de la stabilité politique, ou son appétence pour des modes de gouvernance supposés fonctionner partout, tout en reconnaissant la valeur de l’ouvrage. L’auteure a développé cette idée dans le rapport Mission-Oriented Research & Innovation in the European Union. A problem-solving approach to fuel innovation-led growth et inspire la programme Horizon Europe de l’Union. Pour autant ce modèle ne reste encore que partiellement mis en œuvre, en l’absence d’une coordination entre États-membres et avec la Commission qui permettrait de réellement créer une mobilisation autour des missions.
Vers une politique industrielle écologique
Comme l’indiquait récemment The Economist, (« The bossy state », 15 janvier 2022), on assiste partout dans le monde à un développement fort de l’activisme Étatique sous diverses formes et à travers diverses régulations ou méthodes. L’article de The Economist cite, entre autres, le choix de champions nationaux, la régulation, les contrôles sur certains investissements étrangers, la ou les politiques industrielles, montrant que, quelle que soit leur rationalité ou leur orientation politique, gouvernements et États étendent leur rôle dans la gouvernance économique. Certains vont jusqu’à parler d’une « course aux armes de politique industrielle » 64.
Ce mouvement, né des constats effectués depuis plusieurs années sur l’accroissement des inégalités, la désindustrialisation et la désaffection politique des classes populaires et renforcés par la réalisation, suite à la pandémie de Covid-19, de la forte dépendance des économies modernes à certaines chaînes de valeurs, notamment celle des semi-conducteurs, dont la pénurie affecte durement l’industrie automobile, doit être saisi comme une opportunité pour accélérer la décarbonation de nos sociétés.
En effet, la transition écologique requiert un haut niveau de coordination entre les secteurs, entre les institutions publiques, les entreprises privées et la société civile. Comme nous avons essayé de le montrer, les pays tardivement industrialisés constituent un exemple en la matière, qui appelle à renforcer le dialogue entre les parties prenantes en vue de définir une vision du futur faisant consensus et vers laquelle les énergies pourront se mobiliser. Pour aider à ce que cette vision devienne réalité, l’État devra également se doter de nouveaux outils d’intervention : fonds verts, banque publique européenne renforcée, asset manager public, ou encore agence de financement de l’innovation de type DARPA. Une certaine inventivité institutionnelle sera nécessaire.
Sources
- Emmanuel Macron, Discours au Pharo, 16 avril 2022
- Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat, Climate Change 2022 : Mitigation of Climate Change, 4 avril 2022
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- European Commission, State Aid Scoreboard : Report on State aid granted by the EU Member States, Autumn 2009 Update. Cette baisse des subventions publiques est due à une chute des aides verticales (i.e. ciblées sur un secteur), qui passent de 0,6 % du PIB en 1992 à 0,15 % en 2011, tandis que les aides horizontales restaient stables autour de 0,4 % du PIB.
- Directive 91/441/CEE du Conseil, du 26 juin 1991, modifiant la directive 70/220/CEE concernant le rapprochement des législations des États membres relatives aux mesures à prendre contre la pollution de l’air par les émissions des véhicules à moteur.
- Commission sur les grands défis économiques : « Il existe parmi les économistes un fort consensus sur le fait qu’un prix uniforme du carbone est nécessaire pour permettre une transition écologique efficace et juste ».
- « Economists’ Statement on Carbon Dividends », The Wall Street Journal, 17 janvier 2019.
- https://www.eea.europa.eu/data-and-maps/dashboards/emissions-trading-viewer-1
- Il fût même inférieur à 10 euros entre 2012 et 2017.
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- Dani Rodrik, « Green Industrial Policy », Oxford Review of Economic Policy 30/3 (2014), p. 469-491.
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- La recherche sur l’État développementaliste trouve ainsi son origine dans la manière insatisfaisante proposée par les modèles économiques pour comprendre les trajectoires de croissance en Asie de l’Est : comment expliquer, par exemple, le miracle japonais ? Cette croissance solide et rapide a d’abord été attribuée à l’obéissance aux politiques économiques néoclassiques, ce qui est un contresens aux yeux de Johnson car le Japon n’a jamais suivi de telles politiques.
- Robert Wade, Governing the Market : Economic Theory and the Role of Government in East Asian Industrialization, Princeton, Princeton University Press, 1992.
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- Le caractère archétypal de la notion n’a néanmoins pas empêché son utilisation pour décrire des situations allant du Nigeria au Brésil en passant par l’Inde, où ont été analysées diverses formes institutionnelles d’organisation du marché et de l’industrie, plus ou moins fonctionnelles. Au Brésil, par exemple, c’est à travers des plans quinquennaux, des « super-ministères », des entreprises publiques et des banques de développement (nationales comme le BNDES ou régionales) que l’État développementaliste a pris chair et qu’il continue de jouer un rôle notamment par l’investissement public.
- Pascal Canfin, « Il faut éviter un effet “gilets jaunes” européen avec le Green Deal », Le Monde, 17 janvier 2022.
- La politiste Kathryn Sikkink a par exemple montré comment les idées de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), fondée en 1948, ont joué un rôle significatif dans la structuration des institutions des États développementalistes en Argentine et au Brésil.
- Department of Energy, America’s Strategy to Secure the Supply Chain for a Robust Clean Energy Transition, 24 février 2022
- Armando Boito, Alfredo Saad-Filho, « State, State Institutions, and Political Power in Brazil », Latin American Perspectives 207, 43/2, (2016), p. 190-206.
- CNBC, Republican billionaire Ken Langone donated to Joe Manchin’s PAC after senator opposed Biden’s Build Back Better Act, 27 janvier 2022.
- Laurence Tubiana, Le Green Deal est le nouveau contrat social, Le Grand Continent.
- Anuchika Stanislaus, « Fit for 55 : quel avenir pour les industries automobiles française et allemande ? », https://www.institutmontaigne.org/
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- NL Times, Coalition deal presented with €35B for climate, more nuclear power, €500M in tax cuts, 15 décembre 2021.
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- Fonds Monétaire International, Press Briefing on the 2021 Euro Area Concluding Statement on Common Policies for Member Countries, 6 décembre 2021.
- Par exemple, l’article 2 de la loi sur le Kreditanstalt für Wiederaufbau (KfW) liste la protection de l’environnement dans ses objectifs.
- Stephany Griffith-Jones, National Development Banks and Sustainable Infrastructure ; the case of KfW, CEGi working Paper 006, Juillet 2016.
- Rapport sur la soutenabilité 2020
- Selon la Climate Policy Initiative, ils devraient s’élever à plus de 4500 milliards de dollars par an.
- Saule T. Omarova, The Climate Case for a National Investment Authority, Data for Progress, Août 2020.
- BCG et Ministère de l’économie, de l’Industrie et de l’emploi, Plan stratégique « ECOTECH 2012 » – Bilan d’étape au 2 décembre 2008
- L’efficacité du crédit d’impôt recherche une nouvelle fois très contestée, Le Monde, 1er Juin 2021.
- Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation, Évaluation du crédit d’impôt recherche, Juin 2021
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- Innovation and Network Executive Agency, New report calls for mission-oriented EU research and innovation, 22 février 2018.
- Mission Economy by Mariana Mazzucato review – the return of the state, The Guardian, 20 janvier 2021
- The Economist, p. 6, citant Scott Kennedy, Center for strategic and international studies