Key Points
  • La dimension proprement allemande du tournant géopolitique actuel peut être mieux comprise en faisant appel au concept de «  wehrhafte Demokratie » (démocratie capable de se défendre), qui était au cœur de la Loi fondamentale de 1949.
  • Mais si dès les premiers jours de décembre, la nouvelle coalition est apparue plus « géopolitique » que la précédente, la politique sociale ou économique n’a pas pour autant cessé d’occuper le gouvernement. Malgré la montée des périls en politique étrangère, la politique intérieure est restée une préoccupation centrale dans ces cents premiers jours.
  • Il n’y a pas en Allemagne de «  domaine réservé » de la politique étrangère et de défense et, dans la crise actuelle qui est à la fois financière, géopolitique et économique, les trois ministres compétents – qui sont aussi les leaders de leurs partis – sont tous trois mis à contribution.

Le dicton allemand Aller Anfang ist schwer (chaque début est difficile) résume particulièrement bien les trois premiers mois du gouvernement Scholz. Les débuts de la coalition en feu tricolore (SPD, Bündnis 90/Die Grünen, FDP) ont sans doute été les plus périlleux de l’histoire de la république fédérale d’Allemagne depuis la réunification, dans un contexte de guerre de haute intensité sur le sol européen, de recrudescence pandémique et de changement climatique. 

L’accord de coalition négocié et conclu en novembre dernier, dont nous avions traduit et commenté de larges extraits, montrait déjà une conscience de ces trois grands défis. La lutte contre le changement climatique, la sortie de la pandémie et la fermeté face aux régimes autocratiques y figuraient en effet en bonne place. 

Si dès les premiers jours de décembre, la nouvelle coalition est apparue plus « géopolitique » que la précédente, la politique sociale ou économique n’a pas pour autant cessé d’occuper le gouvernement. Dans ces domaines, plusieurs mesures symboliques du programme ont été mises en place, et les ministres de cette coalition inédite au plan fédéral, ont pris leurs marques au pouvoir avec l’annonce de grands plans, et ont dû confronter, parfois durement, leurs principes et positions antérieures à la réalité de la gestion de leurs portefeuilles respectifs. Mais ces cent jours ont été dès le début profondément marqués par la guerre aux frontières de l’Union. L’invasion russe de l’Ukraine le 24 février a définitivement rebattu les cartes et refermé la période de grâce d’un gouvernement allemand parvenu en accéléré à «  l’âge de raison ».

1 — La première expérience du pouvoir et la lutte contre la pandémie

La pandémie avait déjà durablement bouleversé la tradition des comptes publics allemands à l’équilibre qu’incarnait la doctrine de la «  Schwarze Null ».  Le vote d’un budget correctionnel (Nachtragshaushalt) de 60 milliards d’euros le 16 décembre, soit huit jours après l’entrée en fonction du gouvernement, porté par le nouveau ministre des finances libéral Christian Lindner, a remis en question les préceptes financiers de rigueur prônés par le FDP1

De son côté, le nouveau ministre de la santé – et médecin épidémiologiste de profession – Karl Lauterbach (SPD), devenu célèbre pour ses critiques des politiques sanitaires de son prédécesseur Jens Spahn, a dû lutter avec les Länder dans un contexte épidémique instable dû à la vague de Covid-19 du variant Omicron. Fin décembre, l’objectif d’atteindre 80 % de la population vaccinée le 7 janvier avait été repoussé à la fin du mois2. Le 14 mars 2022, 76,4 % de la population a reçu au moins une dose, 75,7 % deux doses, et 57,8 % a reçu un rappel. Lothar Wieler, le directeur du Robert-Koch-Institut (RKI), l’institut de santé publique allemand, est entré en janvier en conflit avec les ministres-présidents en raccourcissant de sa propre initiative le délai de guérison. À la suite de cette petite crise de communication, Karl Lauterbach reprend la main personnellement sur ces dossiers.

2 — Des réformes phares du programme de gouvernement pour la justice sociale

Malgré la montée des périls en politique étrangère, la politique intérieure est restée une préoccupation centrale dans ces cents premiers jours. En matière sociale, la hausse du salaire minimum de 9 à 12 euros dès le début du mandat, la principale promesse de campagne du candidat Scholz et du parti social-démocrate, a été finalisée en février, non sans provoquer une réaction de certains secteurs de l’économie dont les conventions collectives sont rendues en partie caduques par la hausse de salaire. La justice est également un des domaines où des progrès notables ont été réalisés. Le ministre de la justice libéral Marco Buschmann a par exemple initié la suppression de l’article 219-a du code pénal qui criminalisait la publicité pour l’avortement.

Si dès les premiers jours de décembre, la nouvelle coalition est apparue plus « géopolitique » que la précédente, la politique sociale ou économique n’a pas pour autant cessé d’occuper le gouvernement.

pierre mennerat

Ayant pris les rênes d’un super-ministère de l’environnement et de l’économie, le co-dirigeant des Verts Robert Habeck a présenté le 11 janvier un plan ambitieux pour accélérer la transition énergétique3. Celui-ci présente les moyens concrets d’intensifier l’utilisation des énergies renouvelables, pour atteindre 2 % du territoire consacrés à l’éolien et au solaire. Le 7 mars, Christian Lindner a annoncé débloquer 200 milliards d’euros pour la transition énergétique.

3 — Volonté de réformes européennes et prémices de la crise ukrainienne

La première semaine en fonction du gouvernement à partir du 8 décembre a été marquée par un carrousel diplomatique intense, en direction de Paris, de Bruxelles et de Varsovie. Ce format dit du triangle de Weimar entre la France, l’Allemagne et la Pologne, dont la revitalisation était annoncée par le contrat de coalition, a été réactivé le 1er mars pour une rencontre trilatérale entre les ministres des affaires étrangères4

Sur le terrain des affaires européennes, la présidence française du conseil de l’Union européenne force le nouveau gouvernement allemand à prendre position sur le thème des règles du pacte de stabilité et de croissance, qui doivent à terme être rétablies selon Berlin. Christian Lindner s’est ainsi présenté à son premier conseil des ministres à Bruxelles le 18 février comme un « gentil faucon » (friendly hawk)5, et a nommé conseiller spécial à ses côtés le professeur d’économie de Freiburg Lars P. Feld, réputé pour sa défense de la rigueur budgétaire6

Après avoir rendu sa première visite au président Macron à Paris pour honorer l’amitié franco-allemande, Olaf Scholz s’est ensuite rendu à Washington les 6 et 7 février, où il est notamment observé qu’il ne se prononce pas sur Nord Stream 2 spécifiquement, se contentant d’affirmer qu’aucune sanction n’est définitivement exclue. À la suite du président de la république, le chancelier se rend à Moscou le 14 février. Également reçu à la table démesurée du président russe, il n’obtient pas beaucoup plus que le visiteur précédent. La guerre éclate véritablement huit jours plus tard lorsque le président Poutine, après un conseil de défense, reconnaît les républiques du Donbass. 

4 — Guerre en Europe et grand pivot d’Olaf Scholz : « Germany has joined the fight »

Le 22 février, après la reconnaissance par Vladimir Poutine de l’indépendance des deux républiques séparatistes du Donbass, Olaf Scholz prend la première grande décision de politique internationale de son mandat, en suspendant jusqu’à nouvel ordre l’entrée en service du pipeline baltique Nord Stream 2. Après avoir déclaré que le système de communication bancaire Swift ne serait pas parmi les sanctions massives décidées contre les piliers de l’économie et du régime russe, l’Allemagne, progressivement isolée sur la question au sein du camp occidental, consent à en exclure plusieurs grandes banques russes, sans toutefois bloquer les établissements par lesquels transitent les paiements pour des livraisons d’hydrocarbures7

Le 24 au soir, alors que les armées russes envahissent l’Ukraine et marchent sur Kiev, Olaf Scholz réalise sa première allocution télévisée en direct au peuple allemand, un format dont les chefs du gouvernement précédents avaient toujours usé avec beaucoup de parcimonie. À l’exception de ses vœux du nouvel an, Angela Merkel ne s’était adressée à ses concitoyens qu’au début de la pandémie de Covid-19 au printemps 2020. 

L’Allemagne opère par la suite un retournement encore plus important de sa doctrine de politique étrangère en acceptant dans un premier temps que des pays tiers comme l’Estonie livrent des armes létales dans une zone de conflit, avant d’annoncer qu’elle livrera des armes elle-même. Le 26 février au soir, deux jours après le début de l’invasion, le chancelier déclare : « L’attaque russe marque un changement d’époque. Il est de notre devoir de soutenir l’Ukraine de toutes nos forces pour la défense contre l’armée d’invasion de Poutine. Nous livrons donc 1 000 missiles antichars et 500 missiles stingers à nos amis en Ukraine. »

La première semaine en fonction du gouvernement à partir du 8 décembre a été marquée par un carrousel diplomatique intense, en direction de Paris, de Bruxelles et de Varsovie.

pierre mennerat

Le débat au Bundestag le 27 février 2022, et les discours prononcés par le chancelier et sa ministre des affaires étrangères, ont constitué un véritable renouveau de la doctrine politique allemande. Au même moment, une foule de 100 000 personnes – loin des 20 000 personnes initialement attendues – remplit le Tiergarten entre la porte de Brandebourg et le quartier gouvernemental. Le ministre des finances annonce lors de la session du Bundestag une augmentation massive des budgets militaires allemands, la ministre des affaires étrangères parle d’une nouvelle politique étrangère pour une nouvelle époque. 

Dans sa déclaration gouvernementale, le chancelier Scholz appelle à un effort international pour mettre fin à la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine. «  Nous ne nous reposerons pas tant que la paix ne sera pas assurée en Europe. » Olaf Scholz présente à cet effet un plan en cinq points. Premièrement, à court terme, il s’agit d’aider l’Ukraine à se défendre, y compris en lui fournissant des armes ; deuxièmement, de pousser la Russie à la paix par des sanctions économiques ; troisièmement, d’éviter un élargissement du conflit en renforçant la contribution allemande au front oriental de l’OTAN ; quatrièmement de renforcer durablement la défense allemande, à travers un fonds spécial pour la Bundeswehr et cinquièmement de repenser pour le long terme les fondamentaux de la politique étrangère allemande. 

© AP Photo/Markus Schreiber

Le soir même, l’Union européenne annonce qu’elle va elle-même acheter et fournir des armements à l’Ukraine, une décision qui n’aurait pas été possible sans le pivot allemand. 

La société allemande semble pour le moment unie derrière cette politique de fermeté en faveur de l’Ukraine et contre la Russie8. Selon Infratest Dimap, le 3 mars, 65 % des Allemands approuvent la mise en place du budget spécial de 100 milliards pour la Bundeswehr et 61 % d’entre eux approuvent les livraisons de matériel de guerre létal à l’Ukraine. L’acceptation des mesures de rétorsion envers la Russie étaient également élevées, y compris au vu des risques de pénuries et de hausses des prix.

En acceptant le réarmement et en soutenant ses alliés orientaux, l’opinion publique allemande prend en quelque sorte conscience du prix à payer pour la liberté et la démocratie, après des années de refoulement9. La doctrine du «  changement par le commerce » (Wandel durch Handel) dominait la politique étrangère allemande depuis la réunification : en échangeant des biens, l’économie allemande devait aussi véhiculer une conception multilatérale et pacifique de l’ordre mondial. Cette vision progressiste avait été déjà brutalement contestée sous le mandat (2017-2021) du président des États-Unis Donald J. Trump, qui avait adopté vis-à-vis de l’Allemagne une posture accusatrice lui reprochant de ne pas payer pour sa défense. 

La dimension proprement allemande du tournant géopolitique actuel peut être mieux comprise en faisant appel au concept de «  wehrhafte Demokratie » (démocratie capable de se défendre), qui était au cœur de la Loi fondamentale de 1949. Ce dernier a conduit notamment les services de renseignement intérieurs de la RFA à s’appeler «  Verfassungsschutz » (défense de la constitution), le gouvernement fédéral à interdire des partis comme le SRP néonazi en 1952 ou le KPD en 1956, ou à promulguer en 1972 un décret excluant les individus jugés radicaux et ennemis de la constitution du service public. L’objectif de cette doctrine est d’abord de ne pas laisser se répéter le cours des événements des années 1929-1933 qui avaient conduit la constitution allemande à être vidée de son sens avec un glissement progressif vers la dictature. Cette doctrine de la démocratie capable de se défendre est un des piliers de « l’ordre fondamental libéral et démocratique » (Freiheitlich-demokratische Grundordnung) et a donc une vocation essentiellement intérieure : défendre l’ordre public constitutionnel, considéré comme le garant des libertés. Le pivot géopolitique de Berlin fait indirectement appel à cet élément central de la doctrine constitutionnelle allemande : la défense de la démocratie et de l’ordre politique libéral passe désormais aussi par sa défense à l’étranger. 

Le pivot géopolitique de Berlin fait indirectement appel à cet élément central de la doctrine constitutionnelle allemande : la défense de la démocratie et de l’ordre politique libéral passe désormais aussi par sa défense à l’étranger. 

pierre mennerat

Les modalités de ce réarmement seront donc l’objet d’un rapport de forces politique, entre un gouvernement déterminé et des bases partisanes plus partagées sur l’usage de la force armée. Un rétablissement du service militaire, suspendu en 2011, reste peu probable à ce stade. Cependant, le 14 mars, la ministre fédérale de la Défense Christine Lambrecht (SPD) met un terme à l’incertitude concernant le remplacement de la flotte d’avions de combat Tornado, en annonçant le choix de 35 appareils F-35 du constructeur américain Lockheed Martin capable de porter des bombes nucléaires américaines et de 15 Eurofighters Typhoon adaptés pour la guerre électronique10

5 — De nouveaux équilibres gouvernementaux et partisans

Après avoir bénéficié d’un bref état de grâce dans les sondages, les sociaux-démocrates du nouveau chancelier ont connu un léger recul, échangeant plusieurs fois la première position avec l’Union CDU/CSU, avec qui les sociaux-démocrates restent au coude-à-coude. Les chrétiens-démocrates ont conclu provisoirement leur crise de direction en élisant à leur tête le libéral-conservateur Friedrich Merz le 22 janvier11 et reprennent des couleurs dans les sondages. Friedrich Merz a ensuite également enlevé à Ralph Brinkhaus la tête du groupe parlementaire et est donc devenu le visage de l’opposition au gouvernement au Bundestag. Dans la guerre ukrainienne, il se cantonne néanmoins à un soutien des sanctions et de la politique de fermeté du gouvernement. Ainsi, malgré la fin de la période de grâce dans l’opinion, l’invasion ukrainienne et le pivot géopolitique du gouvernement Scholz a entraîné une hausse de popularité personnelle significative pour le chancelier et ses principaux ministres. 

De son côté, à l’occasion de la guerre en Ukraine, Olaf Scholz a réussi à prendre le dessus sur les membres les plus ouverts aux arguments de la Russie au sein de son propre parti, notamment le président du groupe parlementaire social-démocrate Rolf Mützenich, la ministre-présidente du Land de Mecklenbourg-Poméranie Occidentale, et l’ancien chancelier Gerhard Schröder. Ce dernier n’a cependant pas démissionné de ses postes aux conseils d’administration de différentes entreprises proches du Kremlin et a tenté de son propre gré de jouer un rôle de médiateur auprès de Vladimir Poutine12

Contrairement à une représentation souvent présente en France et à l’étranger, les Grünen, qui avaient alerté pendant la campagne sur la dépendance au gaz russe, font preuve d’une grande fermeté depuis le début de la crise. Les ministres Annalena Baerbock et Robert Habeck, s’ils n’occupent plus formellement la direction du parti, en sont encore les dirigeants de fait. Cependant la décision du chancelier Scholz d’augmenter significativement les budgets militaires, prise selon la presse en concertation avec le seul ministre des finances Lindner, a fait grincer des dents au sein du parti écologiste, sans faire cependant éclater de véritable crise politique13.  

Malgré la fin de la période de grâce dans l’opinion, l’invasion ukrainienne et le pivot géopolitique du gouvernement Scholz a entraîné une hausse de popularité personnelle significative pour le chancelier et ses principaux ministres. 

pierre mennerat

Les libéraux-démocrates doivent eux aussi réviser leurs positions concernant la dépense publique. Confronté à la réalité de la gestion de la crise épidémique, puis militaire, Christian Lindner s’est prononcé pour des arbitrages entre les ministères14.

La crise clarifie ainsi les rôles au sein du gouvernement fédéral allemand, dans une forme de  «  tétrarchie » qui se répartit les rôles dans la gestion du conflit. Christian Lindner, Annalena Baerbock, Robert Habeck et bien sûr Olaf Scholz semblent bien agir de concert. Le débat au Bundestag qui a suivi le discours d’Olaf Scholz illustre un point qui peut apparaître étrange à un observateur français ou américain : dans le système gouvernemental allemand, le chancelier a une «  Richtlinienkompetenz » – il fixe les lignes directrices – mais les ministres sont très importants dans la mise en œuvre et la détermination précise de ces lignes dans le détail. Il n’y a pas ainsi de «  domaine réservé » de la politique étrangère et de défense et, dans la crise actuelle qui est à la fois financière, géopolitique et économique, les trois ministres compétents – qui sont aussi les leaders de leurs partis – sont tous trois mis à contribution.

Ce partage officieux du pouvoir est un phénomène récurrent de la vie politique allemande. Au début de la décennie 2010 une sorte de «  dyarchie » s’était établie entre Angela Merkel et son très puissant ministre des finances Wolfgang Schäuble dans le contexte de la crise de l’Euro, jusqu’à son départ du gouvernement en 2017. Une dualité fonctionnelle avait également vue le jour entre le chancelier Adenauer et son très populaire ministre de l’économie Erhard à l’époque ou la République fédérale avait comme priorité de reconstruire la prospérité au temps du miracle économique, puis une dualité Schmidt-Genscher – qui devint une dualité Kohl-Genscher à partir de 1982 – lorsque la nouvelle guerre froide et la réunification devinrent les tâches de l’heure. Pour la première fois cependant émerge un groupe de quatre ministres qui se partagent le premier plan, qui sont également les leaders des trois partis dans la coalition. Cependant ces quatre chefs de partis occupent également des postes essentiels dans la gestion de la crise actuelle – outre la direction du gouvernement – les finances, les affaires étrangères et l’économie. Mais la stabilité de ce groupe de quatre ministres puissants n’est cependant pas garantie, et la formation d’un duo complice entre Olaf Scholz et Christian Lindner sur certains dossiers pourrait à terme irriter les Verts s’ils se sentent exclus des grandes décisions15