Mise au point sur le néolibéralisme : réponse à Guillaume Allègre
Bruno Amable répond à la recension de son ouvrage La résistible ascension du néolibéralisme par Guillaume Allègre.
Faire métier de critique et proclamer que l’on ne comprend rien à l’existentialisme ou au marxisme (car par un fait exprès ce sont surtout ces philosophies-là que l’on avoue ne pas comprendre), c’est ériger sa cécité ou son mutisme en règle universelle de perception, c’est rejeter du monde le marxisme et l’existentialisme.
Roland Barthes, Mythologies, Seuil, 1957
Guillaume Allègre a fait paraître en date du 18 janvier 2022 dans Le Grand Continent un article se présentant comme une recension de mon ouvrage La résistible ascension du néolibéralisme. Je dis « se présentant » car le texte en question n’est pas tant une recension qu’une sorte de long tract politique. Allègre y parle peu du livre lui-même et lorsqu’il le fait, c’est de façon erronée. C’est uniquement parce que son texte risque de semer la confusion chez le lecteur du Grand Continent qu’il m’est apparu nécessaire de procéder à une mise au point.
Le propos général d’Allègre se résume à la défense d’une ligne politique qu’on pourrait qualifier de « centre-gauche » doublée d’une attaque de celle des « gauches radicales autogestionnaires, post-matérialistes et collectivistes », ligne qu’il croit identifier dans mon travail et qu’il juge « totalement inoffensive car elle ne propose pas d’alternative ». On voit donc que sa motivation est exclusivement politique.
Dès la première note de bas de page, Allègre tente d’imposer une fausse symétrie entre sa démarche et la mienne : « De même que Bruno Amable, je ne parle pas de nulle part. » écrit-il (souligné par moi). Il fait suivre cet avertissement d’une assez longue liste de ses appartenances ou accointances avec le PS ou des organisations satellites de ce qu’on a coutume d’appeler la « gauche de gouvernement » (le think tank des DSK, Terra Nova…) même lorsqu’elle n’est plus ni à gauche ni au gouvernement. Le « De même que Bruno Amable » est une tentative peu subtile de faire croire que ma position d’auteur de l’ouvrage est équivalente à la sienne lorsqu’il écrit ce qu’il présente comme une recension, c’est-à-dire celle d’un militant, encarté ou non. Or, deux choses peuvent être mentionnées à cet égard. La première, qui est sans grande importance, est que contrairement à Allègre, je n’ai jamais eu avec le moindre mouvement politique le genre de proximité qu’Allègre a ou a eu avec les différentes incarnations de la « gauche de gouvernement ». La deuxième, qui est en revanche très importante, est que mon ouvrage est un travail académique, pas un texte politique, ce qu’Allègre va s’efforcer de nier d’une façon qui sort du débat scientifique. Tout le propos d’Allègre est donc de tenter de présenter mon ouvrage comme un manifeste politique qu’il va s’efforcer de dévaluer non par des arguments de nature académique mais par l’affirmation de la supériorité de sa ligne politique de prédilection, ligne politique qui serait porteuse « d’espoir pour l’avenir » contrairement au « No Future punk » (sic).
La seule critique de fond qu’Allègre adresse de façon répétitive à mon livre concerne l’usage de la notion de néolibéralisme. La définition que j’en donnerais serait selon lui à la fois imprécise, « pas très discriminante », et péjorative, ce qui me conduirait à « procéder par amalgame » pour « disqualifier » la deuxième gauche au secours de laquelle Allègre tient à voler.
L’argument répété par Allègre est une sorte de tarte à la crème du débat public et para-académique : prétendre que le terme « néolibéral » n’est qu’une injure à usage des militants afin de dévaloriser le travail de ceux qui étudient le néolibéralisme et accessoirement de justifier telle ou telle politique d’inspiration néolibérale. Depuis au moins une quinzaine d’années, de nombreux travaux ont étudié l’émergence du néolibéralisme en lien avec la crise de la pensée libérale à la fin du XIXème siècle et les tentatives pour la renouveler, jusqu’au fameux colloque Lippmann de 1938 qui est considéré comme une sorte de lancement officiel du néolibéralisme. Le sens que je donne au néolibéralisme dans La résistible ascension est à peu de choses près le même que celui que donnent les auteurs dont je viens d’évoquer les travaux et qui m’ont inspiré. Je pense notamment aux ouvrages et articles de François Denord (Néo-libéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique) ou Pierre Dardot et Christian Laval (La nouvelle raison du monde : essai sur la société néolibérale), mais il y en a d’autres. C’est cette notion de néolibéralisme que j’ai utilisée dans plusieurs articles et ouvrages, comme par exemple dans ‘Morals and Politics in the Ideology of Neoliberalism’ paru dans la Socio Economic Review en 2011 ou le chapitre ‘Néolibéralisme’ dans l’ouvrage La Société qui vient coordonné par Didier Fassin en 2022, ainsi que dans L’économie politique du néolibéralisme écrit en commun avec Elvire Guillaud et Stefano Palombarini. J’ai même un court texte en accès libre pour qui serait intéressé par le sujet : À propos du « néo-libéralisme », dans Zilsel 2018/1 (N° 3)1.
Ces travaux, les miens comme ceux des autres auteurs mentionnés, sont cités dans La résistible ascension (rappelons qu’il s’agit d’un travail académique) et l’ouvrage présente les grandes lignes de l’idéologie néolibérale2 en soulignant à la fois les éléments communs et les différences entre courants parce que le néolibéralisme français possède des caractéristiques importantes pour l’analyse de la transformation du modèle socio-économique, qui est le sujet principal de l’ouvrage. La partie intitulée « la naissance d’un projet néolibéral » s’étend de la page 79 à la page 95. Que parmi ces 17 pages Allègre n’ait pu trouver que ce qu’il appelle de façon méprisante « un début de définition » (l’action de l’État en faveur du marché concurrentiel), qui est un élément parmi d’autres (la nécessité d’adaptation au changement permanent, la contestabilité des positions, l’égalité des chances, la mobilité, l’ordre juridique, la morale de marché…) de l’idéologie néolibérale, dépasse l’entendement3. Ajoutons que les pages 128 à 133 du livre portent sur « du modernisme au néolibéralisme » dans la partie « la gauche de gouvernement », et reprennent les éléments caractéristiques de l’idéologie néolibérale pour voir à quel point ils ont pénétré la pensée politique de la gauche.
En fait, la tactique d’Allègre est celle de l’écran de fumée. En prétendant que le qualificatif néolibéral est flou, il cherche à éviter tout rapprochement entre l’idéologie néolibérale et la politique de la « gauche de gouvernement ». Allègre préfèrerait qu’on parle de « politique pro-marché, pro-concurrence, et même libérale », ce qui est plus vague que de parler de néolibéralisme, ou encore qu’on sépare différents éléments tels que « politique de l’offre, politique de ruissellement, libre-échangisme, libéralisation financière » et qu’on ne cherche surtout pas une cohérence d’ensemble ou des complémentarités. C’est une curieuse façon de faire de la recherche en sciences sociales. Ce n’est certainement pas la mienne, surtout quand l’objet d’étude est une structure socio-économique. Là encore, l’objectif (politique) d’Allègre est clair, tout faire pour qu’on ne puisse pas déceler la cohérence des choix politiques, notamment ceux faits par la « gauche de gouvernement ».
Notons au passage qu’il y a dans l’introduction de l’ouvrage un avertissement sur le risque de confusion dû aux commodités de langage lorsqu’on utilise le qualificatif « néolibéral » que je reproduis en partie ici :
« […] la logique politique, celle de l’accumulation du pouvoir, n’est pas assimilable à la cohérence intellectuelle, qui est la préoccupation des professions intellectuelles. Les acteurs politiques mettent en œuvre des politiques pour renforcer leur pouvoir politique. Ils peuvent opter à cette fin pour une orientation néolibérale, mais leur but n’est pas de rester fidèles aux écrits de Hayek, Allais ou Eucken. Cela peut créer une certaine confusion quand une politique est qualifiée de « néolibérale », par exemple. Le problème n’est pas seulement que le néolibéralisme soit une vaste chapelle, mais plutôt que la recherche d’un bloc social dominant stable suppose celle d’un compromis entre des attentes sociales disparates, et que cela a peu à voir avec le fait de suivre une idéologie donnée. En pratique, aucune orientation politique n’est entièrement néolibérale, si l’on entend par là la stricte observance des écrits de tel ou tel auteur de cette école de pensée. »
Cela vaut aussi pour les modèles socio-économiques, dont les institutions résultent de compromis politiques passés.
L’autre reproche d’Allègre concerne spécifiquement le caractère péjoratif que, selon lui, j’associerais au néolibéralisme. Il s’agit là d’une erreur flagrante 4. J’ai suffisamment écrit, en particulier dans les travaux communs avec Stefano Palombarini comme L’économie politique n’est pas une science morale, sur la nécessité d’avoir une approche positive et non une approche normative pour que les choses soient simples à comprendre. Le cadre théorique développé dans mes travaux en général et dans ce livre en particulier est fondé sur un conflit social trouvant ses racines dans la différenciation des positions au sein de la structure socio-économique. Cette prémisse devrait à elle seule suffire à rejeter les jugements normatifs dans le travail analytique. Je peux avoir telle ou telle opinion sur le néolibéralisme en tant qu’individu, mais en tant qu’analyste, je n’en ai aucune car ce qui m’importe alors est de déterminer les éléments qui fondent les attentes sociales des individus et des groupes sociaux, qu’elles soient en faveur de réformes néolibérales ou non. En analysant les chances de réussite de telle ou telle stratégie politique, je me concentre sur ce qui est possible, pas sur ce qui serait désirable à mes yeux. Mais comme visiblement, Allègre a été troublé par la magnifique illustration de couverture de Juliette Barbanègre, ce genre de considération lui est étranger. Allègre en revanche est exclusivement normatif et oppose ses jugements politiques à l’analyse du livre, en particulier lorsqu’il dit qu’il ne faut pas qualifier telle ou telle mesure prise par un gouvernement PS de néolibérale parce que ce n’est pas « constructif ». Dans un billet de blog5 prolongeant son article du Grand Continent, Allègre est encore plus explicite :
« catégoriser [Mitterrand ou Hamon] comme néolibéral ou leur refuser le qualificatif d’anti-néolibéral, c’est les mettre dans le camp de l’adversaire et donc, en utilisant d’autres mots, de valider la thèse des deux gauches irréconciliables et ainsi d’accepter l’idée que la vraie gauche est minoritaire politiquement. C’est tout à fait contre-productif, même du point des idées de la gauche radicale : si la vraie gauche n’est qu’entre 10 et 20 % dans les urnes, il est probable que certains seront tentés par des alliances contre-nature… qui seront au final beaucoup moins progressistes que le compromis social-démocrate. ».
Curieuse méthode scientifique où ce sont les alliances politiques souhaitées qui décident des catégories d’analyse.
Il y aurait beaucoup d’autres points à soulever mais je vais me contenter de n’aborder un petit nombre d’entre eux. Allègre conteste le choix des dates charnières fait dans l’ouvrage (1983 et 2012) et même la période étudiée, et il me soupçonne d’avoir choisi cette dernière à dessein pour accuser (injustement selon lui) de dérive néolibérale son courant politique préféré. Il me semble qu’il y a une justification théorique assez clairement explicitée dans l’ouvrage pour le choix de 1983 car c’est la fin de l’opposition entre deux modèles socio-économiques concurrents par disparition de l’un d’entre eux, celui de gauche (issu du programme commun et des 110 propositions de Mitterrand). Ce que Jospin, entre autres, interprétait comme une parenthèse était en fait un changement de régime. La date de 2012, elle, marque la fin de l’alliance politique qui correspondait jadis à la mise en œuvre du projet enterré en 1983. Comme c’est dit dans le livre, 2012 annonce et prépare 2017. Pour autant, les autres moments de la transition néolibérale ne sont pas oubliés comme en témoigne cette citation : « Avec le changement de Premier ministre, l’année 1976 marqua donc une étape importante vers l’adoption d’une politique économique néolibérale. Mais les racines du néolibéralisme français n’en sont pas moins beaucoup plus anciennes. » (page 79 de La résistible ascension). L’ouvrage s’intéresse particulièrement au rôle joué par Giscard d’Estaing : « Valéry Giscard d’Estaing […] est sans doute l’homme politique le plus clairement associé à la diffusion du néolibéralisme dans la politique française » (page 93). Suivent à peu près deux pages consacrées aux écrits de l’ancien Président de la République.
Parmi les autres affirmations inexactes d’Allègre, il y a celle concernant le soi-disant oubli (selon lui délibéré, bien sûr) des divisions internes du PS (elles sont évoquées au moment du tournant de la rigueur), de Martine Aubry (« L’autre réforme importante du gouvernement Jospin fut la loi sur les trente-cinq heures… » peut-on lire page 177 de La résistible ascension) et des frondeurs (« l’opposition interne au Parlement, connue sous le nom de « frondeurs », eut davantage de succès dans son opposition à la loi Macron, obligeant le gouvernement à utiliser l’article 49.3 de la constitution pour éviter le vote sur le projet lui-même. » lit-on page 217). Mais le plus extravagant est l’allégation que « la droite y est quasiment absente [du livre]. » alors qu’en plus de ce qui a été mentionné à propos de Giscard, l’ouvrage aborde tous les moments où la droite a été au pouvoir de 1980 à 2020. Par exemple, un lecteur plus attentif qu’Allègre aurait pu remarquer que le titre de la partie qui commence page 147 est : « la droite : la difficulté de mettre en œuvre une stratégie néolibérale », avec pour sous-titre « les réformes néolibérales divisent le bloc de droite ».
Allègre est libre d’avoir les préférences politiques qu’il veut. En ce qui me concerne, il peut même laisser ces préférences politiques lui dicter les catégories d’analyse qu’il veut employer pour ses travaux. Chacun sera alors libre de juger de l’intérêt scientifique de ces derniers. En revanche, je dénie à Allègre le droit de dire quelles sont les catégories que je dois employer dans mon travail, surtout si ses arguments sont aussi peu solides que ceux qu’il avance dans l’article qui a motivé cette réponse.
Sources
- Bruno Amable, « À propos du « néo-libéralisme », Zilsel, 2018/1 (N°3), pp. 181-188
- Allègre utilise un procédé rhétorique facile lorsqu’il affirme : « un début de définition [du néolibéralisme] n’arrive qu’en page 85 ». Si on enlève l’introduction et le premier chapitre consacré à la présentation de la crise systémique du modèle français, on arrive au deuxième chapitre à la page 71. Les premières pages de ce chapitre sont consacrées à l’exposition de la situation économique de la France jusqu’au début des années 1980. Ceci nous amène donc à la page 79 où commence une partie intitulée… la naissance d’un projet néolibéral.
- « s’il existe une spécificité dans le néolibéralisme, elle ne peut se résumer en une phrase, ce qui pose problème si le terme est utilisé pour disqualifier telle ou telle politique » ose écrire Allègre alors que c’est lui qui cherche à la résumer en une phrase.
- Je préfère ne rien dire de la note de bas de page numéro 5 de l’article d’Allègre et des considérations autour du mot « résistible » qu’elle abrite.
- Guillaume Allègre, « L’anti-néolibéralisme est-il le futur de la gauche ? », Le blog de Guillaume Allègre, 19 janvier 2022