Une histoire imparfaite de l’humanité

The Dawn of Everything, traduit en français aux éditions Les Liens qui libèrent, a été salué comme un chef-d'œuvre. Mais une lecture attentive de son approche du siècle des Lumières dévoile des erreurs importantes.

David Wengrow et David Graeber, Au commencement était... Une nouvelle histoire de l'humanité, Paris, Les liens qui libèrent, 2021, 752 pages, ISBN 979-10-209-10

« Et si tout ce que vous avez appris sur l’histoire de l’humanité était faux ? ». C’est ainsi que le New York Times a intitulé son article couvrant la publication de l’ouvrage de David Graeber et David Wengrow, The Dawn of Everything : A New History of Humanity. Le livre, qui s’appuie sur des sources archéologiques pour proposer une nouvelle histoire de la manière dont les sociétés humaines se sont développées, ne manque pas d’ambition. Il a également une forte ambition politique, suggérant que cette nouvelle perspective historique peut fonder une action en accord avec les principes anarchistes que Graeber, en particulier, a embrassés pendant sa vie. Avant même sa publication ce mois-ci, le livre a reçu un accueil enthousiaste. Dans The Atlantic, William Deresiewicz a qualifié Graeber de « génie » et le livre de « cadeau » dont les auteurs « démolissent l’idée que les êtres humains sont des objets passifs de forces matérielles ». Le critique du Guardian l’a qualifié de « lecture exaltante ». Pour Jacobin, le livre est déjà un grand « classique ». Depuis cette semaine, il est numéro deux sur la liste des meilleures ventes de non-fiction du Times. Graeber, qui est décédé en 2020 à l’âge de 59 ans, était une figure légendaire du monde universitaire, un anthropologue rebelle qui a beaucoup fait pour inspirer et lancer le mouvement Occupy1.

Mais leur histoire tient-elle la route ? Bien que Graeber et Wengrow s’intéressent principalement aux débuts de l’histoire de l’humanité, ils commencent par examiner comment les penseurs occidentaux ont traité le sujet auparavant, et ce faisant, ils se tournent d’abord vers les Lumières françaises. Il se trouve que c’est mon domaine d’expertise, et j’étais curieux de voir ce qu’ils en feraient. J’ai été consterné. Malgré ses promesses, l’ouvrage souffre malheureusement d’une approche bâclée, truffée d’erreurs à propos de ce moment clef de l’histoire intellectuelle moderne.

En discutant Lumières, Graeber et Wengrow se concentrent, sans surprise, sur la figure de Jean-Jacques Rousseau. Dans son Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, publié en 1754 et qui a eu une influence extraordinaire, Rousseau propose des conjectures sur les humains à l’« état de nature » originel et aux premiers stades du développement social. Il y postule, comme le disent Graeber et Wengrow, qu’« il fut un temps où les êtres humains étaient égaux – et que quelque chose s’est ensuite produit pour changer cette situation ». Graeber et Wengrow qualifient cette idée de « surprenante pour des personnes vivant dans une monarchie absolutiste ». Ils affirment que dans la France du XVIIIe siècle, « presque tous les aspects de l’interaction humaine… étaient marqués par des hiérarchies élaborées et des rituels de déférence sociale. » Alors, comment Rousseau a-t-il pu avoir son idée, et pourquoi tant de ses contemporains en ont-ils été convaincus ? Leur réponse est explosive puisqu’ils écrivent que les Européens n’ont commencé à méditer sur l’égalité de cette façon qu’au moment où ils ont été poussés à le faire par des indigènes américains. Le chapitre suivant développe ce qu’ils appellent « la critique indigène » de la société européenne, et la manière dont elle a déclenché une « révolution conceptuelle » en Occident. Ils ajoutent que les historiens des idées européennes, qui ont pour habitude d’« infantiliser les non-Occidentaux », ont occulté cette histoire : « parmi les historiens des idées dominants, c’est presque une hérésie ». Mais certains chercheurs, « pour la plupart eux-mêmes d’origine indigène », ont commencé à défendre cette cause. Graeber et Wengrow suivraient ici « leurs traces ». 

Malgré ses promesses, l’ouvrage souffre malheureusement d’une approche bâclée, truffée d’erreurs à propos de ce moment clé de l’histoire intell

David A. bell

C’est un appel aux armes emballant et plein de défi. Pour moi, spécialiste des Lumières, c’est aussi un appel troublant. S’il s’avérait vrai, il renverserait presque tout ce en quoi je croyais savoir sur mon propre domaine d’études. Mais comment Graeber et Wengrow défendent-ils leurs arguments ? Savent-ils vraiment de quoi ils parlent ?

L’histoire du concept d’égalité est longue et complexe. Dans le monde occidental, elle a de nombreuses racines : notamment dans la philosophie grecque antique, dans la tradition romaine du civisme républicain, et bien sûr dans le judaïsme et le christianisme. « Les derniers seront les premiers, et les premiers les derniers ». « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » Il serait « plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. » Les Français du XVIIIe siècle n’avaient peut-être pas beaucoup d’expérience de l’égalité dans leur vie quotidienne, mais ils pouvaient en trouver de nombreuses évocations dans leurs manuels scolaires comme dans les Écritures. Le mépris apparent de Graeber et Wengrow pour ce lieu commun de l’histoire intellectuelle était déjà alarmant. Pourtant, l’existence de cet héritage intellectuel n’excluait pas la possibilité que des penseurs autochtones aient engagé la pensée européenne sur l’égalité dans une direction fondamentalement nouvelle. Est-ce le cas ?

Dès le début du chapitre, Graeber et Wengrow donnent aux lecteurs une très bonne raison de douter de leur érudition. Jean-Jacques Rousseau a écrit son essai de 1754 dans le cadre d’un concours organisé par la savante Académie de Dijon. Graeber et Wengrow écrivent que « les auteurs qui soumettaient leurs essais à ce concours étaient des hommes qui passaient leur vie à voir tous leurs besoins satisfaits par des serviteurs… Rousseau était l’un de ces hommes : jeune philosophe ambitieux, il était à l’époque engagé dans un projet élaboré pour se glisser à la Cour par des relations sexuelles afin d’y avoir de l’influence. C’est probablement en distribuant des parts égales de gâteau lors d’un dîner qu’il se trouva le plus proche de faire l’expérience de l’égalité sociale ».

Ces petites phrases contiennent une collection tout simplement stupéfiante d’erreurs. Comme chacun peut le constater en parcourant quelques secondes Wikipedia, Jean-Jacques Rousseau n’était en aucun cas un membre de la haute société française. Fils d’un artisan genevois, il avait lui-même travaillé comme domestique dans des maisons aristocratiques et avait vécu pendant de nombreuses années dans une réelle pauvreté. En 1754, il avait 42 ans — ce qui n’était pas exactement jeune. Quant à l’expression « se glisser à la Cour par des relations sexuelles afin d’y avoir de l’influence », je n’ai aucune idée de ce que Graeber et Wengrow veulent dire, alors que deux ans plus tôt, Rousseau avait refusé une confortable pension offerte par le roi de France afin de préserver son indépendance morale. Tout cela est bien connu parce que Rousseau a raconté lui-même ces histoires dans ce qui reste peut-être la plus célèbre autobiographie de tous les temps : les Confessions.

Pour moi, spécialiste des Lumières, c’est aussi un appel troublant. S’il s’avérait vrai, il renverserait presque tout ce en quoi je croyais savoir sur mon propre domaine d’études.

david A. bell

Des erreurs de ce genre n’inspirent pas confiance, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais ce ne sont pas, en soi, des éléments cruciaux de Graeber et Wengrow. Malheureusement, le reste du chapitre est tout aussi bâclé et inexact.

Les auteurs commencent par un point correct, mais aussi peu controversé que peu original, à savoir que « les intellectuels européens s’étaient accordés sur l’idée de la liberté naturelle » en grande partie à cause de la littérature de voyage qui leur faisait connaître les sociétés non européennes, notamment celles qui n’étaient pas dotés pas de grands États structurés. Depuis l’époque de Christophe Colomb, les ouvrages décrivant les pratiques religieuses, politiques, sociales et sexuelles de ces sociétés ont fasciné les lecteurs européens et les ont interpellés. Il s’agissait d’exemples de peuples qui vivaient sans les hiérarchies sociales abrutissantes et les fortes restrictions morales qui caractérisaient les États européens. Par-dessus tout, il s’agissait de personnes qui vivaient sans connaissance du christianisme. Et pourtant, ils semblaient souvent en meilleure santé et plus heureux que les Européens, et tout à fait capables de répondre en termes sophistiqués aux missionnaires européens qui tentaient de les convaincre de leurs erreurs. À la fin du XVIe siècle, Michel de Montaigne était notamment célèbre pour avoir dit que, même si certains Amérindiens mangeaient de la chair humaine, c’étaient les Européens, avec leurs persécutions brutales et leurs guerres de religion, qui étaient les véritables « cannibales ». Il n’est pas toujours facile d’extraire ce que les autochtones ont réellement dit des textes européens qui les ont rapportés. Pourtant, leurs voix n’ont pas été entièrement effacées ou occultées, loin s’en faut. Les rapports des missionnaires – en particulier ceux connus sous le nom de « relations des Jésuites » – ont été rédigés en partie pour informer les futurs missionnaires de ce à quoi ils pouvaient s’attendre de leurs missions. Ils s’efforçaient donc généralement de rendre compte avec précision des coutumes indigènes et des arguments que les indigènes pouvaient avancer en réponse aux tentatives de conversion au christianisme.

Graeber et Wengrow consacrent de nombreuses pages à cette littérature. Cependant, leur étude ne fait que répéter des points que de nombreux chercheurs — Anthony Pagden, Tzvetan Todorov, Sankar Muthu, Michèle Duchet, David Allen Harvey et Antoine Lilti, pour ne citer qu’eux — ont soulevés avant eux. Et s’ils ont raison de dire que cette littérature a joué un rôle dans la genèse de la pensée des Lumières, il en va de même pour bien d’autres choses : la révolution scientifique, la Querelle des Anciens et des Modernes, les idées religieuses radicales de Spinoza, l’essor de la presse périodique, les critiques de la monarchie absolue. La pensée des Lumières, sur l’égalité humaine comme sur bien d’autres sujets, a des racines multiples et complexes. Pour faire valoir que la « critique indigène » a été plus importante que tout le reste, il faut considérer le siècle des Lumières dans toute sa complexité et faire la part de ces différents éléments. C’est exactement ce que Graeber et Wengrow ne font pas.

La pensée des Lumières, sur l’égalité humaine comme sur bien d’autres sujets, a des racines multiples et complexes. Pour faire valoir que la « critique indigène » a été plus importante que tout le reste, il faut considérer le siècle des Lumières dans toute sa complexité et faire la part de ces différents éléments.

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La partie la plus scandaleuse de leur analyse va néanmoins bien au-delà de répétition de lieux communs ou d’une vision partielle de l’histoire. Graeber et Wengrow n’attribuent pas seulement la pensée des Lumières sur l’égalité à la « critique indigène » en général, mais à un « intellectuel indigène » en particulier. Le personnage en question s’appelle Kandiaronk, une figure influente de la nation amérindienne connue sous les noms de Hurons, Wendats ou Wyandots. Après la destruction de leur patrie par les Haudenosaunee (Iroquois) au XVIIe siècle, beaucoup d’entre eux se retrouvèrent au Canada français. Kandiaronk impressionna de nombreux observateurs français par son éloquence et son brio, rencontra fréquemment le gouverneur royal, le comte Louis de Buade de Frontenac, et il est même possible qu’il ait lui-même voyagé en France. Dans les années 1680, il a presque certainement rencontré un jeune soldat français portant le nom très aristocratique de Louis-Armand de Lom d’Arce, baron de Lahontan, qui a beaucoup voyagé en Amérique du Nord et appris des langues amérindiennes. Lahontan est retourné en Europe au début des années 1690, et dix ans plus tard, il publia une série d’ouvrages sur l’Amérique du Nord, dont un qui est connu sous le titre Dialogues avec un Sauvage. Il s’agit d’une reconstitution soi-disant fidèle de débats entre lui-même et un Huron qu’il appelle « Adario », au cours desquels le Huron réfute brillamment les arguments de Lahontan sur la vérité et la supériorité du christianisme, et plus généralement critique les coutumes européennes. Ce personnage était probablement basé, du moins en partie, sur Kandiaronk.

Les Dialogues de Lahontan s’inscrivent dans une longue tradition européenne qu’Anthony Pagden a appelé celle du  « critique sauvage ». Cette tradition remonte au moins aussi loin qu’un ouvrage espagnol anticlérical de 1519 qui mettait en scène un chef amérindien dénonçant les illusions de la société chrétienne européenne. Bien qu’elles fussent souvent inspirées par des rencontres avec des indigènes et par des ouvrages tels que les Relations des Jésuites, ces œuvres restèrent fondamentalement fictives. Les critiques ont presque toujours supposé la même chose des Dialogues de Lahontan. Il est évident que cette œuvre doit beaucoup au satiriste grec antique Lucien. L’exposé d’Adario sur la religion huronne ressemble étrangement au déisme européen contemporain. Sa critique des coutumes matrimoniales européennes fait écho à de nombreux ouvrages européens de l’époque, notamment ceux du philosophe proto-féministe François Poulain de la Barre. En bref, les Dialogues sont une œuvre classique du début du siècle des Lumières, qui mêle des observations sur les sociétés non européennes à des arguments tirés des traditions intellectuelles européennes pour produire une pensée nouvelle et radicale sur la société, la politique et la religion, le tout pimenté par la figure du sage « sauvage » qui expose délicieusement une coutume européenne après l’autre comme étant nuisible et absurde. Ce n’est d’ailleurs qu’une des nombreuses œuvres qui utilisèrent des procédés similaires, notamment les Lettres persanes de Montesquieu de 1721, beaucoup plus populaires, et les Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny de 1747. Lahontan a certainement influencé Rousseau, mais bien d’autres aussi.

Graeber et Wengrow insistent pourtant sur le fait que les Dialogues de Lahontan ont eu plus d’influence que n’importe lequel de ces autres livres. Et ce qui est plus important : ils insistent aussi sur le fait que l’œuvre n’était en rien fictive, mais une recréation de dialogues réels entre Lahontan et Kandiaronk. Loin d’être un personnage fictif imaginé par un Européen pour critiquer sa propre société, « Adario » était un véritable intellectuel indigène dont les paroles puissantes auraient stupéfié les Européens par leur force de vérité, imposant une réévaluation fondamentale des notions européennes d’égalité. C’est une déclaration audacieuse. 

Mais quelles sont leurs preuves ? Graeber et Wengrow citent de nombreuses sources différentes dans leur impressionnant appareil de notes, mais aucune n’appuie réellement leur argumentaire. L’érudit canadien John Steckley, par exemple, dans un article qu’ils citent, écrit à propos des Dialogues : « Bien que certaines tournures de phrases aient une consonance autochtone et puissent avoir été reprises des discours de Kandiaronk, la voix critique d’Adario, d’une pureté immaculée, s’exprime avec l’accent intellectuel blasé de Lahontan. Elle reflète une foule d’expériences amères que le baron avait vécues avec la société européenne dans des domaines de la vie qui n’avaient pas touché le Wyandot de Michilimakinac. » Ce n’est pas exactement ce qu’affirme The Dawn of Everything. 

Les Dialogues sont une œuvre classique du début du siècle des Lumières, qui mêle des observations sur les sociétés non européennes à des arguments tirés des traditions intellectuelles européennes pour produire une pensée nouvelle et radicale sur la société, la politique et la religion, le tout pimenté par la figure du sage « sauvage » qui expose délicieusement une coutume européenne après l’autre comme étant nuisible et absurde.

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La source la plus importante sur laquelle Graeber et Wengrow s’appuient est un livre intitulé Native American Speakers of the Eastern Woodlands, de Barbara Alice Mann, une érudite de descendance Seneca. Graeber et Wengrow ne se contentent pas de la citer longuement, mais paraphrasent étroitement ses arguments. Mann soutient que le « rejet catégorique » des Dialogues comme transcription authentique d’une voix amérindienne serait le reflet du racisme et du « ricanement occidental ». Elle soutient qu’en fait, un « Lahontan séduit » a pris des notes détaillées pendant qu’il conversait avec Kandiaronk, puis les a rassemblées plus tard dans les Dialogues.

Mais quelle est la preuve principale de Mann ? Dans son livre, elle cite triomphalement Lahontan lui-même : « Je me faisais une application agréable, lorsque j’étais au village de cet Américain, de recueillir avec soin tous ses raisonnements. Je ne fus pas plus tôt de retour de mon voyage des lacs du Canada, que je fis voir mon manuscrit à M. le comte de Frontenac, qui fut si ravi de le lire, qu’ensuite il se donna la peine de m’aider à mettre ces Dialogues dans l’état où ils sont. » Voilà qui paraît irréfutable, sauf sur un point important : ces mots proviennent de la préface des Dialogues eux-mêmes. Et comme toute personne familière de la fiction européenne le sait, il n’y avait rien de plus commun pour les auteurs européens de cette époque que de prétendre qu’une œuvre de fiction était le récit de première main d’événements réels. « L’auteur de ces Voyages, M. Lemuel Gulliver, est mon ancien et intime ami… » C’est ainsi que Jonathan Swift commence sa plus célèbre œuvre de fiction, mais peu de ses lecteurs croyaient qu’un véritable Lemuel Gulliver avait réellement visité un pays appelé Lilliput. Ils ne croyaient pas non plus que les romans à succès Pamela et Clarissa étaient de véritables correspondances. Si les chercheurs sérieux n’ont pas accordé beaucoup de crédit à l’œuvre de Mann, ce n’est pas par racisme ou par « ricanement occidental », mais parce que ses arguments sur ce point ne tiennent tout simplement pas la route.

L’erreur que Mann commet — et que Graeber et Wengrow répètent sans la critiquer — est d’une certaine manière compréhensible. Il peut être très tentant de prendre les critiques occidentales de l’Occident, formulées par des « indigènes », pour des critiques authentiquement indigènes. Le langage est familier, et les auteurs savent exactement ce qui résonnera avec leur public. Les critiques authentiquement indigènes, issues de corpus et de traditions avec lesquels les personnes élevées dans des environnements occidentaux ne sont pas familiers, peuvent sembler beaucoup plus étranges et difficiles. La reductio ad absurdum de cette erreur se produit lorsque les gens considèrent comme authentiquement amérindiennes les paroles de Pocahontas, dans le film de Disney du même nom : « Tu crois que la Terre t’appartient toute entière / Pour toi ce n’est qu’un tapis de poussière ». 

L’erreur est aussi – bien sûr – profondément politique. Elle correspond à ce que Graeber et Wengrow décrivent dans leur conclusion comme l’un des principaux objectifs du livre : « [exposer] la sous-structure mythique de notre « science sociale » » et révéler, contrairement à ce qu’affirment les chercheurs en sciences sociales, que les humains ont toujours « la liberté de façonner des réalités sociales entièrement nouvelles ». De nombreux Amérindiens de l’époque de Kandiaronk possédaient encore cette liberté, affirment-ils. Les sociétés européennes, quant à elles, étaient incapables d’une véritable autocritique. Il a fallu le sage Huron pour ouvrir les yeux de l’Occident sur la possibilité d’une politique véritablement révolutionnaire. Graeber et Wengrow veulent désormais jouer un rôle similaire.

Malheureusement, si l’on en croit leur traitement des Lumières, ils sont prêts à s’engager dans ce qui s’approche dangereusement de la faute professionnelle. Je n’ai pas l’expertise nécessaire pour commenter les arguments de Graeber et Wengrow sur d’autres sujets que les Lumières françaises, mais le niveau de leur érudition sur ce sujet n’augure rien de bon pour le reste du livre, c’est le moins que l’on puisse dire.

Sources
  1. La version originale (en anglais) de cet article a été publiée dans Persuasion le 19 novembre 2021.
Crédits
La version originale de cet article (en anglais) a été publiée dans Persuasion le 19 novembre 2021.
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