Le Consulat, aux origines de l’extrême-centre ?

« L’ouvrage de Marc Belissa et Yannick Bosc présente l’insigne avantage de rappeler ce qui devrait être une évidence universelle, à savoir le fait qu’un mouvement de concentration autoritaire du pouvoir, de centralisation bureaucratique, de surveillance et de dépolitisation de la société n’est « efficace » que dans la stricte mesure où on se donne la dictature personnelle pour idéal de société. » Une lecture de Guillaume Lancereau.

Marc Belissa et Yannick Bosc, Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire, 1799-1804, Paris, La Fabrique, 2021, 801 pages, ISBN 9782358722223

Le dernier ouvrage de Marc Belissa et Yannick Bosc poursuit le travail historique et critique entrepris en 2018 dans leur ouvrage sur le Directoire, également paru aux éditions militantes La Fabrique. Il s’agissait alors de démontrer que ce régime avait poursuivi de 1795 à 1799 un programme systématique de confiscation de la souveraineté et d’abattement des formes démocratiques expérimentées en l’an II (1793-1794). Selon la lecture développée dans cette nouvelle publication, Bonaparte fut à la fois l’héritier de ces dynamiques déjà à l’œuvre depuis la chute de Robespierre et le «  tournant  » thermidorien et celui qui les porta à leur acmé sous les traits d’un régime autoritaire, impérialiste, et voué au service exclusif des classes possédantes.

Annonçons-le d’emblée  : l’ouvrage vaut moins par sa facture, étonnamment classique, que par la thèse proposée. Il s’agit bien là d’une histoire vue d’en-haut, suivant une approche politique et institutionnelle émaillée d’éléments d’histoire des idées qui font peu de cas de leur circulation et de leur réception – ainsi apprend-on par exemple que «  les idées  » d’un ouvrage posthume de Germaine de Staël sur la souveraineté et la représentation «  circulent à l’époque de sa rédaction  » (p. 52), sans savoir par quels canaux, dans quels cercles, ni avec quels effets. Les développements restent largement factuels et leurs apports empiriques ne bouleversent pas ce que l’on sait de la période. La démonstration n’en emporte pas moins la conviction. On ressort de cette lecture imprégné de l’idée que Bonaparte, sans s’être d’emblée doté d’un plan abouti de réorganisation de la société, fit montre d’une implacable habilité pour naviguer entre les oppositions (jusqu’à les abattre), asseoir son hégémonie en Europe au nom de la «  grandeur  » de la France et édifier «  un véritable État personnalisé, autoritaire et centralisé censé être au service d’une élite propriétaire  » (p. 26).

Il faut reconnaître que, soucieux de camper Bonaparte en fossoyeur, non pas de «  la  » Révolution française, mais bien d’«  une  » Révolution française, celle de l’an II, démocratique et sociale, les auteurs tendent parfois à idéaliser les années précédant le tournant thermidorien. Il est difficile en effet de s’élever contre le régime des passeports institué par le Consulat (p. 151) sans rappeler que la Convention elle-même avait rétabli le 6 février 1793 les passeports pour toute personne (française ou étrangère) présente sur le territoire de la République, avant de décréter le 3 août l’expulsion de tous les étrangers originaires des pays en guerre avec la France. De même, on ne peut s’indigner du rôle assigné à «  l’autorité du père de famille  » par les juristes du Consulat, convaincus que «  c’est sur la famille que repose l’édifice social  » (p. 130), sans évoquer le «  conjugalisme  » strict des révolutionnaires eux-mêmes1. Si on admettra avec les auteurs que «  l’ordre social qui est alors fixé [avec le Consulat] rompt avec le principe républicain de non-domination  », on ne s’illusionnera pas non plus sur les conceptions des conventionnels en matière de hiérarchie et d’autorité du patron sur les ouvriers, du mari sur sa femme et du père sur ses enfants (p. 105). Quant aux origines de cette «  société propriétaire  » qui figure dans l’intitulé de l’ouvrage et en constitue l’un des principaux fils directeurs, il est clair que les hommes de la Révolution, sans-culottes compris, ne se sont jamais départis de leurs convictions propriétistes, même au moment où ils instituaient les mesures en apparence les plus radiales – et, de ce point de vue, on eût souhaité voir l’ouvrage consacrer de plus amples développements à la vente des biens nationaux, qui constituaient sans aucun doute «  l’événement le plus important de la Révolution  »2.

On ressort de cette lecture imprégné de l’idée que Bonaparte, sans s’être d’emblée doté d’un plan abouti de réorganisation de la société, fit montre d’une implacable habilité pour naviguer entre les oppositions (jusqu’à les abattre), asseoir son hégémonie en Europe au nom de la « grandeur » de la France et édifier « un véritable État personnalisé, autoritaire et centralisé censé être au service d’une élite propriétaire ».

GUILLAUME LANCEREAU

Cette exaltation de la Révolution de l’an II, par des jeux de contraste qu’exigeait la démonstration elle-même, revivifie et complexifie ainsi la traditionnelle «  contre-légende  » ou «  légende noire  » napoléonienne, d’une manière parfaitement opportune en cette année de commémoration gênée du bicentenaire de la mort de l’empereur. De fait, les auteurs orientent en priorité leurs conclusions en direction des débats relatifs à la mémoire sociale de Napoléon et au «  roman national  » auréolant sa personne. Il y avait pourtant là matière à des parallèles transhistoriques à la fois plus incisifs et plus dérangeants, tant l’ouvrage peut être considéré comme une contribution à l’histoire longue de «  l’extrême-centre  », expression par laquelle Pierre Serna a désigné des pouvoirs ambitionnant de se placer au-dessus des partis, de corriger les excès de chaque bord politique, en s’appuyant sur l’évidence naturalisée d’un «  juste milieu  » chimérique aux méthodes technocratiques et autoritaires3.

En abordant à plusieurs reprises le rôle des Idéologues et de l’Institut de France dans la constitution de l’appareillage mental du nouveau régime, les auteurs soulèvent une question de première importance  : celle des rapports entre savoir et pouvoir. Le pouvoir de Bonaparte s’appuyait bien sur des savoirs d’État voués à l’encadrement des populations – et, de ce point de vue, son projet n’aurait pu voir le jour sans l’hybridation, opérée au cours des décennies antérieures par Turgot et Condorcet, entre l’élite administrative réformatrice et la fraction de l’Académie des sciences proche des Philosophes4. Le Consulat constitue ainsi l’une des étapes-clefs de l’histoire de la technocratie. Le positivisme s’inspira bientôt de ces aspirations au gouvernement des masses par la science, que l’on retrouve dans le programme tracé par Auguste Comte dans les années 1830, mais aussi dans le Brésil de la Première République, le Mexique du Porfiriat ou encore l’Empire ottoman des Jeunes-Turcs. L’exemple historique du Consulat met cependant en lumière les limites de l’alliance entre autoritarisme et technocratie, puisque ces liens se brisèrent à la seconde où les Idéologues, bien représentés à l’Institut et au Tribunat, s’opposèrent au tournant autoritaire de celui qu’ils avaient un temps investi de tous leurs espoirs de réorganisation libérale de la société. Du Consulat à la Ve République, l’intérêt des institutions publiques au désintéressement scientifique s’arrête bel et bien où commencent les raisons de l’État, aussi empressé de se doter d’intellectuels organiques et d’experts dévoués que prompt à sacrifier les savoirs critiques à la vindicte publique – quitte à renouer avec les rhétoriques les plus éculées de l’anti-intellectualisme fin-de-siècle.

La perspective offerte par les auteurs permet de surcroît de préciser les contours d’une «  haine de la démocratie  »5 qui nous intéresse moins dans son versant consulaire ou impérial que dans ses ramifications républicaines. C’est bien la IIIe République qui porta à son paroxysme les fades logiques festives du Consulat, dessaisissant le peuple de toute participation active au régime commémoratif (p. 221). Même un républicain placide tel qu’Ernest Lavisse s’indignait du spectacle désincarné des fêtes du Centenaire en 1889 et de la passivité attendue des multitudes réduites au rang de spectatrices6. C’est, surtout, la république opportuniste qui voulut façonner une nation de petits propriétaires indépendants, travailleurs et disciplinés, suffisamment concernés par la chose publique pour s’attacher au régime et s’en faire les défenseurs face aux menaces intérieures et extérieures, mais pas assez pour prétendre exercer eux-mêmes le pouvoir politique7. Déléguer le pouvoir, dépolitiser la société, dépassionner les conflits  : nous ne sommes pas très loin, avec ces trois mamelles de la république opportuniste, du discours de Cabanis qui définissait en 1799 le «  véritable système représentatif  » comme celui dans lequel «  tout se fait donc au nom du peuple et pour le peuple  » sans que rien ne se fasse par lui, sous pleine de «  troubler la paix de l’État  » (p. 59-60). Assurément, cet idéal de Cabanis, celui d’un peuple qu’il voulait «  libre  » mais «  calme  », ne manquera pas de susciter aujourd’hui de troublants parallèles, sous un régime qui semble effectivement déterminé à faire de la France «  un pays qui se tient sage  ».

Le pouvoir de Bonaparte s’appuyait bien sur des savoirs d’État voués à l’encadrement des populations – et, de ce point de vue, son projet n’aurait pu voir le jour sans l’hybridation, opérée au cours des décennies antérieures par Turgot et Condorcet, entre l’élite administrative réformatrice et la fraction de l’Académie des sciences proche des Philosophes.

GUILLAUME LANCEREAU

Non sans lien avec ces réflexions, le dernier fil à tirer est bien ici celui de l’autoritarisme et de la personnalisation du pouvoir, qui suggère une fois encore quantité de comparaisons transhistoriques. Il est clair que l’absolutisme consulaire et impérial dut beaucoup aux traditions politiques de l’Ancien Régime et que le culte de Bonaparte n’aurait pas été envisageable sans la laïcisation de la gloire des « grands hommes » de la nation opérée aux XVIIe et XVIIIe siècles8. Vers l’aval de la période cette fois, il est bien évident que le Second Empire connut son lot de mouchards et de déportations, tout en s’inspirant du précédent du début du siècle pour produire un régime autoritaire, plébiscitaire et propagandiste. Plus près de nous, l’horizon politique de cet ouvrage est bel et bien la Ve République, que la lettre, l’esprit et la pratique ont transformée en une véritable « monarchie républicaine ». On ne peut ici que souscrire à l’observation des auteurs selon laquelle :

« le nouvel appareil exécutif rationnel et unifié qu’est devenu l’État survit au XIXe siècle et même au-delà jusqu’à nos jours pour certains de ses aspects. La dépossession du peuple souverain par l’appareil d’État, longtemps considérée comme un gage d’efficacité et de “modernité”, fragilise aujourd’hui l’exercice du pouvoir et engendre la défiance vis-à-vis de la politique lorsqu’elle est dominée par la technocratie. Ce sont les stigmates “bonapartistes” de la Constitution de la Ve République »9

«  La plupart des erreurs  », disait Spinoza, «  viennent de ce que nous n’appliquons pas convenablement les noms des choses  », et ce sont bien nos catégories politiques usuelles que cette conclusion invite à repenser. Force est de reconnaître que les appellations même de «  bonapartisme  » ou de «  césarisme  » ont perdu de leur efficace polémique, faute d’usage ou de mémoire sociale. Elles imprégnaient pourtant le discours d’une Troisième République obsédée par le spectre du coup d’État, comme la rhétorique politique des débuts de la République gaullienne, et n’ont rien perdu de leur portée analytique et politique. L’ouvrage confirme toute l’actualité de cette catégorie pour caractériser des régimes plébiscitaires, autoritaires, et pourtant respectueux des formes apparentes de la démocratie électorale. Le propos des auteurs invite du même coup à historiciser les usages de la catégorie d’«  anarchie  », sur-mobilisée au temps du Consulat pour disqualifier comme excessive ou «  exagérée  » toute velléité de participation active et permanente des citoyens à la chose publique. Ses usages sauvages d’aujourd’hui en tant que synonyme de «  désordre  » sont les héritiers directs du vocabulaire politique de la fin du XVIIIe siècle, dont Marc Deleplace a bien démontré les fonctions de «  chiffon noir  » au service des adversaires de la démocratie réelle10. La notion d’«  efficacité  » enfin, qui a désormais trouvé sa place parmi les universaux du discours politique et médiatique de la Ve République, est une autre de ces catégories spontanées de l’entendement dépolitisé, reposant sur une lacune conceptuelle (puisqu’une efficacité, jamais absolue, ne se mesure qu’à l’aune d’une finalité) doublée d’une prénotion antidémocratique. En l’espèce, l’ouvrage de Marc Belissa et Yannick Bosc présente l’insigne avantage de rappeler ce qui devrait être une évidence universelle, à savoir le fait qu’un mouvement de concentration autoritaire du pouvoir, de centralisation bureaucratique, de surveillance et de dépolitisation de la société n’est «  efficace  » que dans la stricte mesure où on se donne la dictature personnelle pour idéal de société.

Sources
  1. Anne Verjus, Le bon mari. Une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris, Fayard, 2010.
  2. Bernard Bodinier et Éric Teyssier, «  L’événement le plus important de la Révolution  ». La vente des biens nationaux, 1789-1867, Paris, CTHS / Société des études robespierristes, 2000.
  3. Pierre Serna, La République des girouettes, 1789-1815 et au-delà. Une anomalie politique  : la France de l’extrême-centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005 et, du même, L’extrême centre ou le poison français, 1789-2019, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019.
  4. Éric Brian, La mesure de l’État. Administrateurs et géomètres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1994.
  5. Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
  6. Ernest Lavisse, «  De Paris à Versailles. Souvenirs du 5 mai 1889  », Revue politique et littéraire, 26e année, 11 mai 1889, p. 599-600.
  7. Chloé Gaboriaux, La République en quête de citoyens. Les républicains français face au bonapartisme rural (1848-1880), Paris, Presses de Sciences Po, 2011
  8. David A. Bell, The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism, 1680-1800, Cambridge, Harvard University Press, 2001
  9. Marc Belissa et Yannick Bosc, Le Consulat de Bonaparte. La fabrique de l’État et la société propriétaire, 1799-1804, Paris, La Fabrique, 2021, pp. 237-238
  10. Marc Deleplace, La notion d’anarchie pendant la Révolution française (1789-1801), thèse de doctorat d’histoire, sous la direction de Michel Vovelle, Université Paris III, 1994.
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