Le fascisme est-il de retour ?

La montée des droites radicales en Europe épouse-t-elle le spectre d'un fascisme ? Nous nous sommes entretenus avec l’historien et intellectuel italien Claudio Vercelli à l’occasion de la parution, en Italie, de son dernier essai, Neofascismo in grigio (Einaudi, 2021).

Claudio Vercelli, Neofascismo in grigio. La droite radicale en Italie et en Europe, Einaudi, 2021, 107 pages, ISBN 880624549X

Relégué pendant des décennies aux marges du débat politique en raison de son anachronisme apparent, le « néofascisme » semble inexorablement revenir aujourd’hui sur le devant de la scène politique européenne. Si l’on peut considérer que les idéologies du XXème siècle sont définitivement épuisées, et avec elles le « Fascisme » dans ses concrétisations historiques, partout dans le Vieux continent l’extrême droite affaiblit les forces politiques démocratiques-modérées en s’appuyant sur le mécontentement social et gagnant de nouvelles et inespérées formes de légitimation que la crise de l’information et la crise sanitaire n’ont que contribué à amplifier. Le glissement à droite des valeurs des Européens ne fait plus aucun doute.1

Plusieurs termes sont aujourd’hui utilisés pour caractériser l’émergence et le renforcement de mouvements d’extrême droite anciens et nouveaux : « neo-fascisme », « proto-fascisme », « post-fascisme », « fascisme postindustriel », « fascisme 2.0 », « fascisme du troisième millénaire ». Une inflation terminologique du terme « fasciste », utilisé dans ses différentes déclinaisons, accompagne donc l’essor de ce phénomène diffus. Cet usage, très répandu et souvent inapproprié, a produit un double effet : non seulement il n’a pas empêché le glissement à droite de l’axe du débat public ni la multiplication, dans ce cadre, d’attitudes et d’actes, au sein de la population comme de la classe politique, assimilables au « fascisme », mais il a aussi contribué à rendre moins lisible un cadre politique en pleine reconfiguration dans lequel se confirme une inexorable régression des partis traditionnels attachés aux valeurs républicaines. Donner des réponses claires à la question « qu’est-ce que le fascisme ? » ou « peut-on parler d’un retour du fascisme en Europe ? » demeure extrêmement difficile.

D’après l’historien italien Claudio Vercelli, qui vient de publier Neofascismo in grigio. La droite radicale en Italie et en Europe (Einaudi, 2021), nous ne serions pas confrontés à un retour des spectres du fascisme historique. Nous assisterions plutôt à une reformulation culturelle et anthropologique d’un « fascisme » qui se présente aujourd’hui sous de multiples formes. Ces nouveaux extrémismes de droite, bien que différents entre eux, auraient toutefois des traits communs et proliféreraient dans un contexte social et idéologique homogène gagné notamment par le soi-disant dépassement de l’opposition droite-gauche, le refus de la démocratie représentative, le retour en force de la question identitaire et des préoccupations d’ordre sécuritaire, le promotion du nationalisme sur base ethnique, « une certaine convergence entre xénophobie et rejet du métissage » ou encore « l’éloge du movimentismo di piazza comme exercice d’une protestation sans fin ».

Les droites post-fascistes occidentales, aujourd’hui capables de canaliser le mécontentement populaire et d’élargir leur base électorale en s’appuyant sur la question sociale, autrefois apanage de la gauche, renvoient ainsi au passé et s’inscrivent dans une mythographie bien précise que l’historien Claudio Vercelli nous aide à comprendre. Son dernier essai nous offre une analyse minutieuse du contexte socio-culturel au sein duquel cette constellation grise, multiforme, qui ne serait telle qu’elle se présenter sans le Web et le complotisme ambiant, émerge et s’enracine. En reprenant les mots d’Emilio Gentile, Vercelli nous rappelle que : « Parmi tous les termes propres au langage politique du XXème siècle seul le Fascisme est devenu si changeant et multiforme qu’il peut designer les réalités sociales, culturelles, religieuses, géographiques les plus diverses2 ». L’historien se propose alors de circonscrire une nébuleuse politique changeante et protéiforme capable de gagner inexorablement du terrain sans pour autant être en mesure de se présenter comme un pouvoir à proprement parler, dit-il, et encore moins comme un pouvoir absolu ni comme un mouvement politique avec son corps doctrinal propre. En effet, l’on retrouve aujourd’hui aux racines d’une inavouable nouvelle posture neofasciste « alors qu’elle n’aboutit pas sur un véritable mouvement politique mais sur des attitudes caractérisés par des formes de qualunquisme, de grégarisme et sur des pulsions antidémocratiques » – résume Claudio Vercelli – « la négation même du fascisme ».

Dans le contexte actuel, peut-on établir en Europe une ligne de démarcation entre les valeurs promues par la droite, la droite radicale et les formations néofascistes (ultra-droite) extra-parlementaires présentes aujourd’hui dans les différents pays européens ? Autrement dit, quel rapport les droites radicales européennes entretiennent-elles avec les formations néofascistes  ?

Je ne m’attarderai pas sur les définitions purement formelles, basées sur une nomenclature stricte. Il serait en effet difficile, sur cette base, d’opérer une distinction nette entre « droite radicale » et « droite néofasciste ». Il reste que les deux partagent des valeurs clés telles que l’antilibéralisme (les « communautés organiques » et non pas les individus feraient l’objet de l’attribution de droits) ; le refus du pluralisme (le droit à la différence n’existerait pas ; seul existerait une obligation à une uniformité de nature ethnique) ; l’horreur du « socialisme » comme idéologie fondée sur l’égalité des droits (les individus n’auraient pas la même valeur sociale ; les « meilleurs », qui occuperaient le haut de l’échelle, auraient le droit de bénéficier de plus d’opportunités). Un élément à mes yeux capital est la reconnaissance du principe de la transitivité. Certaines thématiques chères au vieux néofascisme européen, et ce depuis au moins trente ans, ont fait leur entrée dans l’agenda politique des partis de la droite populiste et souverainiste actuelle, qui gagne du terrain au sein des parlements nationaux. La lutte contre l’immigration, en tant que soi-disant menace contre l’« Occident » ; la volonté d’incarner les aspirations des couches populaires le plus marginalisées, laissées-pour-compte, via une offre politique à la fois naïve et illusoire ; la proposition d’un anticapitalisme des « pauvres », qui ne questionne en rien la constellation des pouvoirs institutionnels et recherche fantômes et boucs émissaires ; le renvoi à une « identité » locale regroupant des communautés géographiques et territoriales, relue, en termes ethno-racistes, contre la globalisation. C’est en effet sur ces terrains que, directement ou indirectement, les partis libéraux-sociaux – plus généralement une certaine politique fondée sur des valeurs républicaines et constitutionnelles – sont appelés aujourd’hui à s’exprimer, sur un ensemble de thématiques qui se situent à l’opposé des principes fondateurs de nos démocraties libérales.

Autrement dit, la lutte pour la domination culturelle, qui dessine la conception de l’individu et de ses liens sociaux, a aujourd’hui subi un repositionnement dangereux à la faveur des agendas des droites radicales illibérales et, avec ces dernières, des néofascismes qui reviennent sur la scène politique européenne.

Plus concrètement, et pour ne prendre qu’un seul exemple, en France, la stratégie politique du Rassemblement National n’est pas la modération via l’introduction d’éléments hybrides et la recherche d’une proximité avec le champ post-gaulliste, aujourd’hui macroniste, mais, au contraire, l’infiltration de ce dernier via l’introduction d’éléments de radicalisation qui seront les terrains du conflit électoral en cours et à venir. Autrement dit, la perspective est renversée : ce n’est pas la droite radicale qui devient petit à petit libérale pour gagner du terrain mais un libéralisme à bout de souffle qui intègre malgré lui le langage, les axes de pensée et les mots d’ordre du radicalisme.

La perspective est renversée : ce n’est pas la droite radicale qui devient petit à petit libérale pour gagner du terrain mais un libéralisme à bout de souffle qui intègre malgré lui le langage, les axes de pensée et les mots d’ordre du radicalisme.

CLAUDIO VERCELLI

D’après vous, le « fascisme » aujourd’hui ne serait plus en mesure de se présenter comme un pouvoir, encore moins comme un pouvoir absolu ni comme un mouvement politique avec son corps doctrinal propre. Quelle est sa stratégie pour conquérir le pouvoir, aujourd’hui, en Europe ?

Le néofascisme européen suit, sous certains aspects, les dynamiques anticipées par la nouvelle saison du radicalisme islamiste, inaugurée dans les années 1970 au Moyen-Orient, face au déclin des mouvements d’émancipation sur base sécularisée et laïque. En effet, pour l’un comme pour l’autre, l’objectif des actions menées par ces mouvements radicaux n’est pas la « conquête du pouvoir » au travers d’un endoctrinement par le haut aboutissant à la création d’un groupe dirigeant qui, une fois le pouvoir conquis, imposerait un régime illibéral par l’usage de la force, mais le déclenchement d’un processus de radicalisation par le bas, visant à reconquérir un « local » menacé par les ravages de la modernisation et de la globalisation. Dans un monde complexe et changeant, l’attention portée à la « souffrance » des territoires – par le biais de laquelle les droites radicales cherchent à canaliser et instrumentaliser la demande sociale – devient alors un facteur majeur dans le processus d’auto-affirmation de ces mouvements. Le fascisme actuel, au même titre que les populismes, les souverainismes et les identitarismes dont il est l’émanation, ne s’adresse pas seulement au « ventre » de la classe moyenne et d’un prolétariat et d’un sous-prolétariat en voie de marginalisation, mais aussi, transversalement, aux déçus de la mondialisation car exclus de tout processus de prise de pouvoir et de décision. On pourrait le définir comme un « néofascisme social » très répandu et ramifié au sein de nos sociétés. Il ne s’agit bien sûr pas d’un fait nouveau : cette dimension a été l’un des piliers des régimes fascistes du siècle dernier. Et aujourd’hui, bien que dans un contexte très différent, inédit, on retrouve cette dimension. Au fond, c’est la force du radicalisme d’utiliser la « question sociale » – autrefois apanage de la gauche – comme levier : et encore plus aujourd’hui, dans un contexte d’insoutenable creusement des inégalités.

Quel est le rapport plus ou moins avouable que les formations politiques néofascistes entretiennent aujourd’hui avec le « fascisme historique » ?

Il s’agit principalement d’un rapport de nature mythographique. Le néofascisme réaffirme grandement, d’une part, le besoin de s’inscrire dans une narration, dans un récit. Il se présente comme un sujet politique omni-compréhensif, transhistorique, interclassiste, promoteur de « valeurs éternelles » lesquelles, dans une telle rhétorique, auraient comme terrain d’application, éternel et immuable, une vision ethnicisée et racialisée des relations sociales. D’autre part, les formations néofascistes se présentent aujourd’hui comme étant le seul sujet politique authentique en mesure de remettre au centre le politique et ses vrais et nobles enjeux (la soi-disant « aristocratie de l’esprit  ») contre l’hégémonie utilitariste et strictement matérialiste exercée par l’économie et ses acteurs nationaux et internationaux. Les droites radicales, via le renvoi au fascisme historique, l’ensemble des régimes et des mouvements nés entre les deux guerres mondiales, s’approprient cette stratégie, jouant sur le malentendu délibéré selon lequel les fascismes historiques auraient réellement été une alternative à la dialectique conflictuelle entre capitalisme et communisme.

Quel est le cadre culturel dans lequel le néofascisme prospère aujourd’hui ? Est-il doué d’un imaginaire propre ?

Le rapport avec le passé fasciste et nazi entretenu par les néofascismes actuels s’inscrit dans une mythographie précise : les régimes du passé ont construit en grande partie leur consensus par le recours à un imaginaire stratégiquement conçu, dont les démocraties libérales de l’époque à l’instar de celles d’aujourd’hui étaient dépourvues ; il y avait déjà, à la base, l’intuition que, à l’ère de la politique de masse, les symbolismes valent plus que les faits, l’imaginaire surclassant le réel.

Le néofascisme européen suit, sous certains aspects, les dynamiques anticipées par la nouvelle saison du radicalisme islamiste, inaugurée dans les années 1970 au Moyen-Orient, face au déclin des mouvements d’émancipation sur base sécularisée et laïque.

CLAUDIO VERCELLI

Aujourd’hui, le néofascisme réémerge dans un cadre socio-culturel bien précis, qui a déjà été très brièvement évoqué : il s’agit, dans les sociétés occidentales, du délabrement à un stade avancé de la cohésion sociale, à cause du déclassement d’une partie des classes moyennes, et du retour en force des inégalités comme facteur structurant les couches sociales et de l’exclusion des plus faibles qui va avec. Le radicalisme de droite est porteur aujourd’hui, en effet, d’un projet de réparation à destination des exclus de la globalisation. Un cadre socio-culturel qui ressemble à celui dans lequel les « valeurs » fascistes ont pu émerger par le passé et se répandent aujourd’hui face au désarroi des gauches libérales, qui s’entêtent à inscrire la question sociale et la promotion de l’égalité des chances dans le discours des droits civiques des minorités, comme des gauches radicales empêtrées à leur tour dans des dynamiques identitaires anachroniques. L’offre politique du néofascisme est porteuse d’une vision, celle d’un nouvel ordre social : les fascismes d’hier comme d’aujourd’hui affirment qu’une société différente, autre, est possible. Peu importe si cette affirmation est incongrue, irréaliste ou utopique. L’imaginaire politique promu par l’imaginaire néofasciste consiste toujours à affirmer qu’un ordre différent des choses comme des relations sociales n’est pas seulement plausible mais concrètement réalisable. En cela le radicalisme de droite se propose comme un élément de rupture par rapport au célèbre acronyme néolibéral TINA («  There is no alternative  »), slogan de Thatcher et Reagan. Toutefois, malgré le fait que l’extrême droite revendique son espace politique et culturel comme un territoire non soumis aux lois de la marchandisation, la rupture dont elle prétend être porteuse ne s’inscrit jamais dans la contestation de la doctrine économique libérale mais agit au niveau de l’imaginaire via la promotion d’un espace d’authenticité non marchandisable qui toutefois ne remet nullement en cause, dans les faits, les principes du libre marché. Il ne s’agit donc pas d’un projet de libération mais d’endoctrinement des consciences.

Vous écrivez : « L’autoritarisme n’a pas besoin, aujourd’hui, de gouvernements forts, mais de sociétés fragiles. » Pouvez-vous développer ?

Toute forme d’autoritarisme doit faire face, aujourd’hui, à la crise du concept même d’autorité et de ses pratiques. Or, il faut savoir que dans les systèmes politiques libéraux contemporains, le fondement du pouvoir ne repose pas dans le circuit de prise de décision – le plan économique ayant démantelé l’autonomie du politique –, mais dans la capacité de faire consensus, et de produire donc de la cohésion sociale, et ce via la consommation de masse. Cela se traduit dans une compétition pour adhérer aux standards, aux nouveaux diktats, du marché, dans une sorte de course folle de plus en plus accélérée qui a pris la place de la confrontation démocratique.

L’expérience chinoise à ce propos est édifiante et sonne prototypique car elle promeut une sorte de communion entre pouvoir politique et puissance économique via à la fois une intégration par le bas par un accès toujours plus large au bien-être et la répression de toute forme de dissidence ; il en résulte l’homologation à un mode de vie basé sur le principe marchand. Dans une moindre mesure, ces dynamiques se sont produites également en Russie, lors de la transition du pays, à partir de 1991, vers un système capitaliste où l’hybridation entre sphère politique et économique était et demeure omniprésente. Aujourd’hui l’épicentre du capitalisme « inégalitaire » ne se situe plus aux États-Unis mais dans les régimes dictatoriaux et monolithiques – illibéraux et anti-pluralistes – qui ont effectué une transition vers des formes d’organisation sociale pyramidales, paternalistes et patrimonialistes, gouvernées par des oligarchies économiques extrêmement solides et impénétrables.

L’expression « société fragile » veut signifier la faiblesse absolue, voire l’inexistence, d’une quelconque opposition structurée. Il s’agit d’un phénomène imputable à différents facteurs, qui ne relèvent pas seulement de l’impuissance des pouvoirs institutionnels, mais aussi d’une fragilité d’une société désormais incapable de se concevoir dans les termes d’un sujet autonome, unitaire, en mesure de formuler et faire aboutir des instances réformatrices. Les sociétés fragiles sont ainsi dominées par leurs divisions internes et par la fragmentation, l’atomisation, des groupes sociaux qui les constituent, et avec ces derniers, des individus eux-mêmes, lesquels, isolés, ne sont plus capables de s’associer en dehors de configurations propulsées par le ressentiment. Dans ce type de sociétés demeurent en effet des figures élémentaires d’opposition, souvent, toutefois, reléguées au rôle de la «  dissidence » : et dans ce cadre conflictuel, le « dissident » est une figure marginalisable qui peut faire l’objet de persécutions ou d’actes d’anéantissement, sans que cela provoque des réactions de la part de la collectivité. Si le déclin de la politique en Europe devait se confirmer, des scénarios dictatoriaux de matrice fasciste pourraient émerger, car l’univers de ressentiment et d’angoisse, d’espoirs et d’illusions qui traverse nos sociétés – sentiments instrumentalisés par des mouvances rassemblées sous l’étiquette « populiste » – produit comme issue un processus de délégation du pouvoir à des figures salvifiques, des « chefs » appelés à dialoguer directement avec le peuple sans l’institution de forme de médiation. Autrement dit, dans les sociétés « fragiles » l’on observe un progressif anéantissement des mécanismes relevant de la démocratie représentative et de ses manifestations sociales et politiques, et, en phase avec cela, l’instauration de mécanismes de délégation du pouvoir à d’autres instances, à d’autres acteurs que les professionnels de la politique – nous avons déjà connu l’émergence de figures narcissiques, des histrions de la politique, issus parfois directement du monde du spectacle. Cette « mise en scène », cette rhétorique, du politique est au centre de toutes nos réflexions.

La rhétorique populiste a en effet envahi le débat politique contemporain et la mythification de la notion de « peuple » est désormais omniprésente. Peut-on établir une ligne de continuité entre l’émergence du « néo-fascisme » et du « populisme » ? Qu’est-ce que le « peuple » pour les néofascistes ?

Le principal élément de continuité entre néofascisme et populisme est, comme on sait, le refus de toute forme de médiation, d’intermédiation, qu’elle soit institutionnelle, politique, sociale ou culturelle. Et on entend par « médiation » toute structure ou figure professionnelle ou personne dont la fonction est de faire la synthèse des besoins et des demandes provenant des différentes instances, corps, qui composent la société. Au XXe siècle, ce rôle était principalement incarné par les partis et les syndicats, qui étaient désignés pour traduire dans le périmètre d’institutions relevant du collectif les requêtes qui provenaient d’en bas, en concourant ainsi à construire l’idée d’une citoyenneté inclusive fondée sur la participation. La droite radicale d’aujourd’hui se propose en revanche comme émanation directe du « peuple », son expression la plus fidèle, la traduction de toutes ses instances, sans que cela nécessite une vérification, une légitimation venant d’ailleurs, tierce. En effet, dans la logique que les droites radicales et néofascistes s’approprient et promeuvent, la démocratie serait le produit d’une falsification de la volonté populaire. Le « peuple » des droites radicales est une unité organique, anhistorique, composée d’individus homologués : un organisme uniforme qui se compose d’individus ayant comme lien le marquage ethnique. Et bien le « populisme » a recours lui aussi à cet arsenal conceptuel qu’est l’uniformité exclusive qui fait du soi-disant « peuple » un ensemble d’individus indistincts et interchangeables. Dans ce cadre, les uns valent les autres. Et cette simulation de la démocratie directe n’est qu’une fiction qui a tendance à aboutir dangereusement à la désignation d’un « chef », le leader, l’homme fort, celui qui serait en mesure d’incarner une volonté populaire, unique et indivisible.

Le populisme, donc, et la technocratie semblent être devenus « les principaux pôles d’organisation de la politique démocratique contemporaine3 » dont le technopopulisme est l’expression la plus courante. Dans ce cadre, la droite extrême européenne semble vouloir se positionner entre exaltation du mythe de la communauté d’appartenance et glorification d’une rationalité économique qui promeut une société individualiste sans corps intermédiaires ni médiations : un « peuple d’experts ». N’y aurait-il pas une contradiction entre ces deux mouvements ?

Historiquement, le « modernisme réactionnaire », au même titre que la « révolution conservatrice  », ont démontré que, sur le principe, il n’y a aucune contradiction entre rationalisme techniciste et organicisme communautaire. Au contraire, les effets du premier, c’est-à-dire l’extension du champ de la technique anonyme et socialement irresponsable, se sont superposés aux dynamiques du deuxième, dominées par un nationalisme sur base ethniciste. Au XIXe siècle, la « tranchée » et l’« usine » ont synthétisé cette double dynamique, apparemment contradictoire. La guerre n’a que renforcé cette convergence, ce fut leur lune de miel. Aujourd’hui, en revanche, à l’âge de la dissolution des identités forgées par la classe, le travail etc., les terrains de rencontre et de communion émergent plutôt sur internet, notre agora virtuelle contemporaine. Et il est essentiel de comprendre qu’aucun mouvement identitaire, à commencer par les plus radicaux et sanglants, ne peut se soustraire à la médiatisation, à la technologie. La stratégie promotionnelle de tout mouvement communautaire, de tout populisme, passe par le web et par les médias, qui sont les nouvelles plateformes des identitarismes : en effet, seule l’appropriation du progrès technologique permet de forger et redessiner, selon les exigences du moment, son image. Modernité technologique et communautarisme vont à nouveau ensemble dans une sorte de réalisme utilitariste. C’est le web qui offre en effet la possibilité de construire et constamment façonner l’espace d’auto-représentation que l’on est en mesure de conquérir sans pour autant avoir recours à aucune forme d’intermédiation institutionnelle. C’est un processus propre à la modernité, qui mène à l’érosion progressive de la démocratie.

Historiquement, le « modernisme réactionnaire », au même titre que la « révolution conservatrice  », ont démontré que, sur le principe, il n’y a aucune contradiction entre rationalisme techniciste et organicisme communautaire.

CLAUDIO VERCELLI

Pour comprendre pleinement ce phénomène, au-delà des lectures idéologiques, il faudrait se réapproprier les leçons de Jean Baudrillard, ou alors, même si pour des raisons différentes, de Roland Barthes. Il faut ainsi comprendre que l’essor de la technocratie, l’exact contraire du libéralisme démocratique, converge en tout et pour tout avec la résurgence du populisme. Ce que l’on appelle «  technopopulisme » en est la parfaite synthèse. Technopopulisme et libéralisme sont l’un le contraire de l’autre, se renvoyant leurs oppositions dans un jeu de miroirs. D’ailleurs, les mouvements fondamentalistes identitaires qui ont traversé l’histoire n’ont à aucun moment montré la moindre opposition réelle à l’économie du marché.

Quel est le rôle joué par le « complotisme » dans l’émergence des droites radicales, extrêmes et néo-fascistes, à caractère populiste, en Europe ?

Le complotisme, on le sait, est stratégique dans sa capacité à construire une sorte d’alter-réalité, c’est-à-dire d’une réalité « autre », en s’appuyant sur la croyance que les faits humains ne répondent pas à des relations de nature causale inscrites dans des dynamiques de corrélation complexe ou d’interactions multiples, mais, au contraire, soient soumis à un principe de causalité immédiate. Dans l’univers des droites radicales, cette ancienne construction épistémique et gnoséologique qu’est le complot est désormais devenue incontournable car elle légitime et fonde la recherche d’un champ d’imputation, d’un coupable. La crise n’a fait qu’exacerber cette mécanique de simplification, de banalisation des parcours d’explication du monde en offrant un terrain facile d’auto-légitimation aux forces politiques extrémistes qui, incapables de fournir une critique de la complexité des pouvoirs, renvoient exclusivement à une image du pouvoir comme système d’intérêts personnels.

Dans ce cadre, refait surface, par exemple, une certaine forme d’antisémitisme, qui depuis toujours fait du « juif » le coupable par excellence, en le mettant au centre de tout mensonge ou possible conspiration. C’est l’attrait principal du mécanisme de l’imputation qui sous-tend la « recherche des coupables » de simplifier la complexité propre à l’histoire.

Le complotisme s’auto-alimente de la conviction ancienne, propre aux droites radicales, d’être elles-mêmes les victimes d’un complot : au lieu de faire croire que l’histoire de la droite radicale est le fruit d’un parcours long et complexe, elles cherchent à s’inscrire dans une narration qui idéalise l’état prérévolutionnaire : la modernité, depuis au moins 1789, serait le fruit d’une lente descente aux enfers, d’une décadence programmée.

Sources
  1. Cf. l’enquête publiée en France courant mai par la Fondation pour l’innovation politique (Fondapol) « La conversion des Européens aux valeurs de droite », mai 2021, Fondapol : https://www.fondapol.org/etude/la-conversion-des-europeens-aux-valeurs-de-droite/
  2. Emilio Gentile, Chi è fascista, Laterza, Roma-Bari 2019, p. 27.
  3. Chris Bickerton, Carlo Invernizzi Accetti, « Le piège technopopuliste », Le Grand Continent, 19 avril 2021 https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/19/le-piege-technopopuliste/
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