Avec la chute de Kaboul, qu’est-ce que les événements en Afghanistan nous disent sur l’enthousiasme occidental pour une forme d’universalisme missionnaire ? Et au milieu de ce constat d’échec, quelle place dans le monde pour l’Europe  ?

Luuk van Middelaar

Luuk van Middelaar est philosophe politique et professeur de droit européen à l’université de Leiden. Il est l’auteur de Le Passage à l’Europe (2009) et Quand l’Europe improvise (2018). Il a reçu le Prix de Paris en 1999, le Prix du livre européen et le Prix Louis Martin en 2012, ainsi que le Prix Socrates en 2010. © Creative Commons

Les récents événements en Afghanistan constituent la fin d’un cycle. Avec le recul, nous pouvons affirmer que l’automne 2001 fut le zénith de l’universalisme occidental. Après le 11 septembre, la tentative américaine de punir ceux qui ont abrité Ben Laden et d’autres groupes terroristes s’est muée en une volonté d’exporter notre modèle démocratique en Afghanistan, et plus tard en Irak – quelles que soient les dénégations du président Biden aujourd’hui. Si ce constat a beaucoup été répété ces dernières semaines, il est toutefois fascinant de remarquer que la Chine a aussi adhéré à l’OMC ce même automne 2001, le 11 décembre, soit exactement trois mois après les attentats du 11 septembre. Un événement certes moins spectaculaire, mais qui participait alors de la même conviction générale que le monde entier allait devenir comme nous. Comme le disait en 2000 George W. Bush : « le peuple chinois est prêt à recevoir le plus beau produit d’exportation américaine : la liberté.  » 

Vingt ans plus tard nous assistons à un double fiasco, l’un – très visible – pour notre optimisme de « nation-builders » avec le récent chaos à Kaboul, mais aussi de façon tout aussi frappante pour les espoirs placés dans la mondialisation économique comme précurseure de la démocratisation, brisés par la montée en puissance de Xi Jinping. Une montée en puissance renforcée et non affaiblie par l’incroyable croissance économique de la Chine, stimulée par les investissements étrangers.

Ainsi ce moment particulier, ce retour de l’Histoire, cette fin de la « Pax Americana », nous invite, nous Européens, à réfléchir à nouveau à notre identité, à notre place dans le temps et dans l’espace.

Sur ce sujet, Luuk, vous avez abordé la question du récit, en soulignant que l’Amérique et surtout la Chine avaient la capacité de bâtir un récit qui lie les politiques actuelles avec l’histoire. L’exemple le plus frappant est sans doute l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la soie (« Belt and Road Initiative »). Vous citez le discours du président Macron à la Sorbonne en septembre 2017 dans lequel il déplorait que l’Europe ne soit pas capable, à l’instar de la Chine ou de l’Inde, de créer un tel récit en s’appuyant sur leur histoire. Pourquoi est-il si difficile pour l’Europe de le faire ? Et à quoi ressemblerait un tel récit pour les Européens ?

Permettez-moi d’abord de souligner l’importance de la narration pour tout ordre politique, pour tout État, qu’il soit démocratique ou non. Vous avez mentionné la Chine et la Russie, mais il en va de même pour les États-Unis. Lorsque le Président s’adresse à un public américain, ou même à un public international, il se positionne tout à fait naturellement comme le porte-parole d’une très longue histoire nationale que les Américains et le reste du monde connaissent très bien. Et il en va de même pour le Président chinois Xi Jinping. Cette idée de récit, on pourrait presque la comparer au carburant des fusées, c’est le combustible de toute forme d’organisation politique. Sans un récit, vous ne savez pas où vous allez, d’où vous venez, vous n’avez pas de critères pour juger une action où pour décider ce qu’il faut faire. Je pense qu’il est important de le souligner, car dans des cercles politiques plus technocratiques, comme il en existe plein à Bruxelles, certains donnent l’impression que le récit est le papier cadeau autour de la réalité. C’est une grosse erreur : le récit est la réalité, ou du moins une partie importante de cette réalité. Et l’Europe doit en conséquence développer son propre récit, sa propre boussole, afin de guider son action sur la scène internationale.

Le récit est la réalité, ou du moins une partie importante de cette réalité. Et l’Europe doit en conséquence développer son propre récit, sa propre boussole, afin de guider son action sur la scène internationale.

Luuk van Middelaar

Pour en revenir à votre question : pourquoi est-il si difficile pour l’Union de construire un récit, qu’il s’agisse des dirigeants politiques à Bruxelles, des présidents français ou des chanceliers allemands ? Je pense que c’est parce que l’Europe, dans sa perception d’elle-même, s’est coupée de l’histoire. Il est particulièrement significatif que toutes les premières tentatives et les précurseurs de ce qui est devenu l’Union sont nés dans les années 1950. Il y a une envie particulièrement profonde d’oublier le passé, ce qui se comprend bien évidemment après deux Guerres mondiales, mais qui rend aussi très difficile de se projeter dans l’avenir sans le sentiment d’un passé commun plus long.

© AP Photo/Antonio Calanni

Pour conclure, si vous étudiez le récit chinois, et plus largement la vision chinoise de l’histoire, il y a une rupture, une césure, avec la révolution chinoise de 1949, tout comme en Russie avec l’intermède de l’Union soviétique. Mais ce que l’on voit avec des dirigeants comme Xi Jinping ou Poutine, c’est qu’ils arrivent à incarner simultanément la modernité de leur pays tout en faisant référence à un passé plus long, c’est le cas en Chine de manière frappante pour les valeurs confucianistes, qui avaient été réprimées pendant les années Mao, mais qui sont remises en avant et invoquées sous Xi. On assiste donc à une tentative de surmonter ces ruptures et de mobiliser la Chine en tant que civilisation et en tant que phénomène historique  C’est en substance ce que les dirigeants de l’Union devraient également tenter de faire.

Pierre Manent

Pierre Manent est philosophe politique, anciennement directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et actuel président de la Société des amis de Raymond Aron, il est également membre du Conseil de rédaction de la revue Commentaire (1978). Il est notamment l’auteur de Situation de la France (2015) et La Loi naturelle et les droits de l’homme (2018). © Romuald Meigneux/SIPA

Je suis tout à fait d’accord avec ce que Luuk vient de dire sur l’importance de la narration, et sur le fait qu’il manque à l’Europe un récit. Pourquoi lui manque-t-il un récit ? Tout d’abord car seules les nations sont des aventures. Or l’Europe est une civilisation composée de plusieurs nations. Et bien évidemment, il y a une histoire de l’Europe, qui est une histoire des relations entre ces nations. Donc, il y a une difficulté : les civilisations n’ont pas de récits, contrairement aux nations.

La deuxième difficulté concerne ce que Luuk vient de dire. L’histoire de l’Europe est une histoire de ruptures, et la grande rupture est celle qui existe entre l’histoire monarchique chrétienne et l’histoire démocratique moderne. Certains en Europe avancent que le siècle des Lumières serait le début de l’Europe significative, de l’Europe qui compte. Ils coupent l’Europe de la majeure partie de son passé. En conséquence, nous ne savons quoi faire de ce passé chrétien et de ces restes en Europe.

Que pouvons-nous donc faire ? J’avance que, si nous voulons un récit, nous ne devrions pas écarter les récits nationaux, car les récits significatifs demeurent ces récits nationaux. Ensuite, si nous voulons un récit européen, qui possède des liens avec l’histoire réelle, nous ne pouvons effacer le christianisme. Or c’est ce que font systématiquement les institutions européennes. Si nous voulons commencer à écrire ou à raconter un récit européen, nous devons dissiper l’idée que l’Europe commence dans les années 1950. L’Europe est un concert des nations, qui se poursuit sous une autre forme, mais qui reste un concert des nations. Deuxièmement, l’Europe est l’histoire des nations chrétiennes qui, à un moment donné, ont fait le choix de limiter la place de la religion, de supprimer le pouvoir de commandement de l’Église. Néanmoins, la relation de l’Europe au christianisme est une partie essentielle de cette histoire. Il faut donc faire d’abord de la place pour le concert des nations et ensuite pour le christianisme. Et c’est pour cela que je ne tiens pas à parler de racines chrétiennes, car les racines sont dans le passé et uniquement dans le passé. La question est de savoir comment libérer de la place pour le rapport au christianisme aujourd’hui. Nous ne pouvons pas faire de la place pour l’Islam si nous ne pouvons pas faire de la place pour le christianisme.

Pourriez-vous peut-être approfondir un peu votre vision de la place que devrait prendre aujourd’hui le christianisme ? À quoi cela ressemble-t-il à une époque où la société devient de plus en plus laïque, où la diversité interconfessionnelle augmente ?

Pierre Manent

Nous n’appréhendons pas la question de la place de l’Islam et de la question de la religion correctement. À cause de l’idée de la séparation entre l’Église et l’État, nous en sommes venus à croire que la composition religieuse de nos populations n’avait aucune importance : que les gens soient musulmans, chrétiens ou agnostiques, cela n’aurait absolument aucune importance sur la vie publique. Je pense que nous savons tous que ce n’est pas le cas. Bien sûr, nos institutions sont construites sur la séparation de l’Église et de l’État. La neutralité des institutions publiques fait partie intégrante de notre vie commune et personne ne s’y oppose. Et je n’y vois aucune objection, c’est évidemment une partie précieuse de ce que les Français appellent la laïcité, la séparation de l’Église et de l’État. Mais, en même temps, cela ne signifie pas que les modes de vie religieux, les contenus religieux de la vie, les traditions – qu’elles soient chrétiennes, catholiques, protestantes, luthériennes, juives, calvinistes ou musulmanes – ne constituent pas une partie de notre vie commune. Nous devrions être capables de prendre en compte ces faits constitutifs de notre vie commune. Alors quand certains disent que l’Europe n’est pas un club chrétien, qu’est-ce que cela veut dire ? Ils le répètent souvent parce qu’ils savent au fond que l’Europe est un club chrétien, ou du moins qu’au début, elle a été construite comme un club de nations chrétiennes. C’est donc une erreur de commencer par faire un dogme d’une contre-vérité évidente.

On peut avancer que la France, par exemple, ne devrait pas être une nation trop chrétienne. Mais il faut partir du fait qu’elle a été pendant la plus grande partie de son histoire une nation de marque chrétienne. Et aujourd’hui, si vous acceptez que l’Europe est composée de nations de marque chrétienne, vous pouvez alors affirmer que nous devrions faire de la place aux autres religions, à leurs croyants et à leurs traditions. C’est la meilleure démarche, et la plus raisonnable. Mais vous ne pouvez pas décider que de nombreux siècles de vie chrétienne n’ont rien à voir avec ce que l’Europe est aujourd’hui.

© AP Photo/Antonio Calanni

Luuk a mentionné la Turquie dans sa belle conférence au Collège de France. Pourquoi les institutions européennes étaient-elles si désireuses de voir la Turquie rejoindre l’Europe ? Pas seulement la Turquie d’Erdogan, mais déjà avant lui, la Turquie soi-disant laïque, qui ne l’avait jamais vraiment été. Elles voulaient l’entrée de la Turquie pour prouver que l’Europe n’était pas un club chrétien. C’est un peu pervers. Si nous essayons d’être sincères, il faut reconnaître que la Turquie avait une population musulmane homogène, les chrétiens ayant été obligés de fuir la Turquie en 1923 suite à la guerre gréco-turque. Ainsi, au moment même où l’Europe faisait le choix de laisser derrière elle ses passés nationaux, elle encourageait simultanément l’intégration en Europe d’une nation marquée par le nationalisme qui n’avait aucune intention de s’ouvrir aux autres. C’était une façon de prouver que nous n’étions pas un club chrétien et donc de démontrer, de manière perverse, un principe dogmatique de philosophie politique qui prétend que l’appartenance religieuse des citoyens est sans importance pour un corps politique et civique. Je pense que c’est une position particulièrement dangereuse.

Luuk van Middelaar

Je pense que le mot « sincérité » est ici très important. Oui, nous avons une histoire millénaire de l’Europe en tant que continent chrétien. Dans les toutes premières sources du Moyen Âge, les termes chrétienté et Europe étaient presque interchangeables. Nous ne pouvons pas effacer cela.

En ce qui concerne la Turquie, je pense qu’il y avait en effet ce que Pierre a mentionné, c’est-à-dire la volonté de démontrer un argument de philosophie politique, lorsque les négociations d’adhésion avaient atteint leur point culminant, mais c’était il y a un certain temps, et je pense que personne, que ce soit à Bruxelles, Berlin, Paris ou même Ankara, ne pense aujourd’hui que la Turquie rejoindra effectivement un jour l’Union. La Turquie est clairement sur une voie différente. Mais il est dommage que l’hypocrisie presque constitutionnelle sur la Turquie à cet égard n’ait été résolue ou rendue explicite.

Ce que je trouve néanmoins intéressant, c’est qu’il existe un lien très profond entre le projet européen, le projet de l’Union, et Rome, la ville de Rome. Aussi bien avec la Rome de l’Église catholique qu’avec la Rome de l’Empire romain. Ce n’est pas un hasard si les traités fondateurs de l’Union, en 1957, ont été signés à Rome. Dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, il y avait un désir très profond de s’affranchir du nationalisme. Cet attachement au catholicisme en particulier, même si ce ne fut pas le cas dans tous les futurs États de l’Union, était une façon d’échapper au nationalisme, de se réfugier dans le message universel de l’Église.

Mais il y a aussi bien évidemment la Rome antique, de la civilisation gréco-romaine. L’Union, elle aussi, y fait allusion dans ses périodes plus empreintes d’histoire. La Grèce est devenue membre du club particulièrement tôt car beaucoup ont estimé qu’en tant que première démocratie du monde et berceau de la pensée critique, la Grèce devait en être. Comme l’avait dit alors le président français Giscard d’Estaing, « nous ne pouvons laisser Platon jouer en deuxième division. » Il y a donc la Rome du christianisme, la Rome de l’Antiquité et la Rome des traités fondateurs. À cet égard, dans mon plaidoyer pour faire appel à une histoire plus longue, à une civilisation plus large afin d’ouvrir l’image de soi de l’Europe, bien trop cantonnée au post-1945, il y a à la fois le christianisme et l’Antiquité.

Il existe un lien très profond entre le projet européen, le projet de l’Union, et Rome, la ville de Rome. Aussi bien avec la Rome de l’Église catholique qu’avec la Rome de l’Empire romain.

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Cette volonté délibérée d’enterrer le passé national et chrétien de l’Europe, au fur et à mesure de l’intégration du continent et du projet supranational, semble être liée à la poursuite de l’importation de valeurs que l’Europe considère comme ayant une applicabilité universelle. Pierre Manent, vous avez écrit à ce sujet que l’Europe « représente quelque chose de très spécifique et de très précieux, rien de moins que l’universel, l’universel de la philosophie, de la religion chrétienne, de la science et de la démocratie. » Pouvez-vous nous expliquer cela ? Qu’entendez-vous par « universel » ? Et quel est le rôle de l’universalité à une époque où le rôle de l’Europe diminue sur la scène mondiale ?

Pierre Manent

C’est la question la plus difficile. La philosophie est née en Grèce, comme tout le monde le sait. Mais la philosophie n’est pas une simple réflexion générale sur la sagesse. La philosophie est la recherche de critères universels. Pour la philosophie grecque originelle, le critère c’est la nature, la nature des choses et la nature des hommes. Avant la découverte de la nature par les Grecs, avant la philosophie grecque, tous les autres peuples habitaient dans leur culture, dans leur mode de vie, dans le mode de vie de leurs ancêtres.

Ce sont donc les Grecs qui ont décidé que ce qui était bon n’était pas forcément ce que leurs pères avaient décidé. Le bien ce n’est pas ce qui est ancien. C’est la première apparition du concept d’universel philosophique. Avant le christianisme, la religion était inséparable du corps politique. Dans les cités païennes, la religion était partie intégrante de ce corps. Même pour le peuple juif, Dieu était le Dieu de son peuple. Ils étaient le peuple de Dieu et Yahvé était le Dieu des Juifs. L’Église chrétienne est la première et la seule association religieuse universelle car la grâce de Dieu, selon le dogme chrétien, choisit les membres de l’Église, au-delà des groupes politiques et culturels, et toutes ces personnes choisies par Dieu font partie de la cité de Dieu. L’Église chrétienne est l’union universelle de tous les enfants de Dieu. Elle est donc la première association religieuse qui ne fut pas construite sur un corps social ou politique préalablement constitué. Elle a ses racines en elle-même. L’universalisme philosophique et l’universalisme chrétien sont des éléments spécifiques de l’esprit européen.

Le problème de l’universalisme actuel de l’Europe est qu’il s’agit d’un universalisme des individus, l’universalisme du porteur des droits de l’homme – chaque être humain étant porteur des droits de l’homme. Le fondement de l’universalisme actuel, c’est l’individu, et c’est un universalisme très différent de l’universalisme chrétien ou païen, qui était construit soit sur l’Église, soit sur la cité. La cité grecque était la concrétisation de la capacité humaine à se gouverner, mais contrairement à l’universalisme individualiste d’aujourd’hui, elle était une concrétisation au sein d’un corps politique. Le corps politique portait l’universalisme. Ainsi, le problème de l’Europe chrétienne d’aujourd’hui est que nous avons écarté toutes les associations humaines : l’Église, les villes, les nations… Nous ne reconnaissons que l’individu d’une part, et de l’autre, l’humanité dans sa totalité. Mais nous ne pouvons pas vivre longtemps sans associations politiques, sans corps civiques. Le problème de l’universalisme européen actuel est qu’il est devenu l’ennemi des associations humaines, au nom des droits individuels.

© AP Photo/Antonio Calanni

Luuk, il me semble qu’un autre aspect de l’universalisme européen soit aujourd’hui la croyance en un ordre international libéral fondé sur des règles que l’Europe pourrait façonner de manière technocratique par le biais du commerce, de la diplomatie et des droits de l’homme. Je me demande donc si vous pensez que cette combinaison d’individualisme que Pierre Manent vient de décrire et d’universalisme technocratique est à la hauteur de l’héritage de l’Europe ?

Luuk van Middelaar

Les deux choses sont évidemment liées. La grande ironie historique est que l’universalisme des droits de l’homme et l’individualisme sont tous deux issus du christianisme. Ce n’est pas non plus une coïncidence historique qu’ils aient tous deux trouvé leurs origines en Europe occidentale et aux États-Unis, ils étaient fondés sur l’idée chrétienne de l’égalité de toutes les âmes devant Dieu. Ce principe a maintenant été sécularisé, mais il y a déjà cet individualisme profond au sein du christianisme. Pierre peut sourire ici et penser qu’il s’agit d’une vision plus protestante que catholique du christianisme, dans le sens où elle élimine certaines des associations intermédiaires, mais elle remonte en fait à Saint Paul. Larry Siedentop a magnifiquement écrit sur ce lien.

À mon avis, la notion d’un universalisme technocratique a une origine différente ; elle se fonde sur les vérités universelles des mathématiques et des lois scientifiques. Même si celles-ci font profondément partie de l’histoire de l’Europe depuis les philosophes grecs, on les retrouve dans la mentalité chinoise, sans parler de certaines périodes dans la culture arabe, etc… Ces idées sont donc plus susceptibles d’être partagées à l’échelle mondiale, non pas comme des valeurs universelles, mais comme une façon de comprendre la réalité. Je dis cela en toute prudence philosophique, mais si vous pensez à la crise climatique, il est très important de garder ouverte la possibilité d’une compréhension commune de la nature et de notre place dans celle-ci.

Cependant, ce que l’on a obtenu dans la technocratie bruxelloise de l’après-guerre, c’est essentiellement un cocktail d’universalisme moral de nos valeurs d’une part, et de l’autre, la forte croyance en la possibilité de dépolitiser les conflits politiques pour en faire des problèmes technocratiques, qui peuvent être résolus. Les deux approches tendent à nier l’histoire, à effacer les particularités du temps et de l’espace, et elles se renforcent mutuellement : ce qui était techniquement valable (par exemple, convenir de règles pour les normes s’appliquant aux produits) était également considéré comme moralement bon, et pas seulement pour nous, mais, comme vous le dites, pour le reste du monde également. Cette tendance téléologique dans l’état d’esprit à Bruxelles m’a toujours frappé.

La question difficile qui se pose maintenant est de savoir comment l’Europe peut à la fois rester fidèle à son identité post-chrétienne tout en se positionnant comme une culture ou une civilisation parmi d’autres dans le monde, comme une puissance ou un pôle dans un monde multipolaire. La difficulté réside dans le fait que l’Europe, l’idée qu’elle se fait d’elle-même, est profondément liée à l’universalité et aux droits de l’homme. On le voit aussi aux États-Unis et, parmi les pays européens, en France avec leur message universel. Mais il est très difficile pour les Européens de trouver une position vis-à-vis des violations des droits de l’homme en Chine, pour prendre un exemple très actuel, sans avoir l’impression de renier leur propre identité. On pourrait donc dire que notre identité particulière d’Européens est de penser universellement.

Je pense que cette question n’a pas changé sur le plan philosophique. Mais elle est en train de changer politiquement ou géopolitiquement, parce que les nations qui ne partagent pas cette idée d’universalisme sont devenues plus puissantes. Et cela change l’équation politique. On peut toujours avoir ce débat philosophique comme on pouvait l’avoir il y a trente ans, mais politiquement, c’est une autre paire de manches ! Évidemment, je pense surtout à la Chine, en tant que premier challenger non-occidental de l’ordre mondial et de ses règles depuis deux ou trois siècles.

Sur cette question politique, je veux me plonger dans la mentalité des personnalités et des partis pro-européens, les partisans apparents d’une forme d’identité européenne. Ils semblent paradoxalement être également les plus mal à l’aise face à la mobilisation de symboles culturels et historiques, craignant que ces derniers ne soient sources d’exclusion. Ces personnalités et ces partis ont en effet tendance à défendre une identité européenne axée sur les valeurs démocratiques et les droits de l’homme que nous partageons tous, ou presque, en Europe. Mais cet accent mis sur les valeurs démocratiques signifie également que nous pourrions inclure la Corée du Sud, l’Argentine ou l’Inde dans cette définition de l’Europe. Ainsi, cette forme d’identité européenne, promue par les politiciens et les intellectuels pro-européens, est-elle en réalité plus proche d’une forme de citoyenneté proto-mondiale que d’une identité véritablement construite sur l’histoire, la culture et la géographie singulières de l’Europe ?

Luuk van Middelaar

Je le pense en effet. Les Européens peuvent énumérer leurs valeurs, comme le fait l’article 2 du traité de l’Union de manière assez directe : État de droit, démocratie et droit de l’homme. Toutes ces valeurs sont universelles. Mais je pense que la difficulté pour eux, et surtout pour les dirigeants politiques européens, est de se positionner vis-à-vis de l’universel. .

J’ai donc essayé d’interroger ceux qui sont aux affaires aujourd’hui [pour qu’ils définissent les valeurs de l’Europe]. Par exemple, l’actuelle Commission européenne dirigée par Ursula von der Leyen compte un commissaire chargé du mode de vie européen, le Grec Margaritis Schinas. C’est très intéressant, c’est nouveau. On sent un besoin, et un certain intérêt, à définir des éléments comme étant spécifiquement européens et pas seulement universels. Mais cela reste très prudent, ou ambigu, car d’une certaine manière, il y a toujours cette peur de l’exclusion. C’est dommage car si vous ne pouvez pas, à un moment donné, décider et parler au nom d’un « nous » – qui n’est pas l’ensemble des habitants de la planète Terre, mais ceux qui se trouvent à vivre sur les rives occidentales du continent eurasien – alors il deviendra difficile d’agir et de défendre des intérêts en tant qu’Européens vis-à-vis d’autres acteurs qui n’ont aucune difficulté à le faire.

Les Américains, tout en étant capables d’alliances, affirment bien leur particularité, la particularité de leur mode de vie.  Au contraire, les Européens trouvent cela très difficile, et c’est là que se situe le cœur du débat philosophique que nous avons. On pourrait aussi dire que les Européens n’ont pas complètement digéré l’héritage du christianisme sous la forme moderne de l’universalité des droits de l’homme.

© AP Photo/Antonio Calanni

Pierre Manent

Si nous acceptons un récit européen avec l’empreinte du christianisme, aux côtés de la Grèce et de Rome, si nous tenons compte des universaux qui étaient des éléments clés de l’Europe, du récit européen, nous pourrons dire « nous ». Un Européen moderne qui accepte qu’en substance l’Union fait partie d’une zone de civilisation anciennement chrétienne aura beaucoup plus de facilité à accepter que d’autres parties du monde ne sont pas comme nous, que les Chinois et les Turcs ont d’autres modes de vie.

Si nous disons qu’en Europe, ce sont les valeurs européennes qui sont universelles, alors, dans un certain sens, nous sommes obligés de vouloir asservir le monde entier à nos valeurs parce qu’il serait insupportable que les autres peuples ne soient pas conscients de l’importance de ces valeurs.

Je pense que si nous étions un peu plus fiers de notre propre histoire, il serait beaucoup plus facile de faire partie d’un monde pluriel avec des civilisations incarnant d’autres modes de vie. Cela signifie-t-il que nous ne pourrons pas critiquer les Chinois pour leur régime ? Je ne veux pas prétendre que chacun est roi dans sa propre culture et que tout ira bien. Nous avons toujours des critères universels, mais néanmoins un récit européen nous permettra de dire « nous » sans être agressif ou en croisade contre les autres.

En février dernier, Hans Kundnani soutenait dans un article intitulé « What does it mean to be pro-European today ? » que le projet d’une souveraineté européenne voilait mal l’affirmation d’une identité blanche contre un Autre (la Chine, l’Islam, etc.). L’Europe est-elle coincée entre l’option d’une forme de nationalisme à l’échelle européenne, avec tous les défauts du nationalisme, et cette forme éthérée de proto-citoyenneté mondiale qui n’aurait que des liens superficiels avec ce qui fait de nous des Européens ?

Pierre Manent

Si nous vidons l’Europe de la religion, des nations, de son héritage grec et romain, il ne nous reste que des valeurs. Nous décidons alors que l’Europe des valeurs sera l’Europe de la souveraineté. Mais cela n’a aucun sens, les valeurs n’agissent pas. Seuls les organes politiques agissent. Ne vidons pas nos modes de vie de leur contenu, de ce que Karl Marx appelait le “contenu de la vie”. J’aime cette expression, car lorsque vous avez vidé nos sociétés de ces contenus de la vie, que reste-t-il ? Le risque de ce dépouillement se manifeste dans ce que l’on dit aujourd’hui, de manière décourageante, sur la blanchité.

Je ne me perçois pas comme une personne blanche. Je ne me suis jamais défini comme tel. Je suis un homme français. Je suis un homme chrétien. Je suis un héritier de la civilisation grecque et romaine et ainsi de suite. Être blanc n’a jamais fait partie de qui je suis, mais maintenant, si nous avons une vie commune dépourvue de tout contenu, il ne nous reste plus que les droits individuels et la couleur de notre peau, ce qui nous met tous dans une situation abominable. Nous ne pouvons pas nous défendre en tant que blancs, mais en même temps, si nous sommes attaqués en tant que blancs, que pouvons-nous faire ? Nous devons devenir plus vigilants, davantage conscients du contenu réel de notre vie. Et ces contenus de vie n’ont rien à voir avec la couleur de notre peau.

Je ne me perçois pas comme une personne blanche. Je ne me suis jamais défini comme tel.

Pierre MANENT

Luuk van Middelaar

Laissez-moi peut-être dire ceci. Quand nous parlons de « nous » Européens – cela inclut bien sûr « nous les Hollandais », « nous les Français » ou « nous les Allemands » – et si nous ne pouvons le faire que sur la base de notre histoire, cela inclut non seulement l’Antiquité, le christianisme et les Lumières, mais aussi notre histoire coloniale. Je pense que c’est une remarque juste, car c’est une partie de l’histoire que nous avons peut-être essayé d’oublier ou de minimiser. Cela ne me dérange pas de reconnaître et d’affirmer des parties de notre histoire dont je ne suis pas fier, car cela fait également partie de  ce que nous sommes. Nous avons tous en nous des aspects que nous aimons et d’autres que nous n’aimons pas. Mais c’est néanmoins ce que nous sommes. La relation de l’Europe avec les autres parties du monde a été, bien sûr, colorée, sans mauvais jeux de mots, par nos relations et notre histoire coloniales. Nous devons également assumer cela si nous voulons trouver notre place en tant qu’Européens dans ce monde multipolaire dont nous avons discuté ici.

Crédits
Ce texte est une version mise à jour de la retranscription du podcast Uncommon Decency (épisode 36 : Finding Europe) avec Luuk van Middelaar et Pierre Manent.