À l’ère Bolsonaro, l’isolement du Brésil sur la scène internationale est indéniable 1. L’image du pays dans le monde a été bouleversée par la perte de contrôle de la déforestation, l’animosité envers la Chine et l’Union européenne, et le déni de la gravité de la pandémie de Covid-19. Le gouvernement n’a pas hésité à assumer et exalter ce que beaucoup décriraient comme une catastrophe : « Si cela nous fait devenir des parias, alors soyons ce paria », a ainsi déclaré le Ministre des Affaires étrangères Ernesto Araújo au début de 2021, juste avant sa démission forcée.
Une confession importante, car elle confirme que l’effacement du Brésil est avant tout la conséquence d’un projet présidentiel. En arrachant le pays de son espace géopolitique traditionnel, le Président Jair Bolsonaro entendait secouer les fondements de la Nouvelle République, qui porte, depuis 1988, l’idée d’un Brésil démocratique et laïc en quête de son intégration autonome au sein du système international, pour refonder le pays sur des bases religieuses fondamentalistes chrétiennes, autoritaires et anti-Lumières.
Afin de réaliser cette rupture avec l’histoire républicaine brésilienne, Bolsonaro a parié sur la politique dite « d’alignement automatique » avec Washington, qui consistait dans l’adhésion inconditionnelle du Brésil à toutes les positions internationales des États-Unis. Par ce biais, Bolsonaro cherchait à consolider sa réputation de principal allié géopolitique de Trump dans les Amériques. Il réalisa, en 2019, sa première et unique tournée internationale en passant par Israël, les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite, dont il a déclaré être « amoureux », ainsi que l’Inde ; tous commandés par des chefs d’État qui ont orbité, d’une manière ou d’une autre, autour de Donald Trump.
En ce qui concerne les instances multilatérales, les diplomates brésiliens ont endossé des positions diamétralement opposées aux valeurs défendues par le Brésil démocratique en matière d’environnement et de défense des droits humains. Dès la campagne électorale, Bolsonaro a promis de « quitter l’ONU », tandis que le puissant ministre de l’Économie Paulo Guedes s’est tourné contre le Marché Commun Sud-Américain, le Mercosur ; le diplomate Ernesto Araújo a quant à lui été à la pointe des attaques contre l’Organisation Mondiale de la Santé, au point d’évoquer la dissémination d’un virus communiste, le « comunavirus ».
Cette stratégie qui a permis à Bolsonaro de mobiliser sa base idéologique au pire moment de la pandémie, est tombée dans une impasse après la défaite de Donald Trump. En l’absence du président américain, véritable bouclier des populistes, Bolsonaro est devenu autrement plus exposé aux pressions internationales. Il est également devenu un allié moins attrayant pour les régimes d’Europe et du Moyen-Orient. Critiqué de toute part, Bolsonaro a fini par remplacer l’exubérant Araújo par un diplomate discret et modéré, Carlos Alberto França.
Bien que concentrée dans un court espace temporel, l’impact de la tentative de reformulation de la politique étrangère en début de mandat n’a pas été sans conséquences. En un peu plus de deux ans, le Brésil, autrefois champion du multilatéralisme, a pris une place improbable dans le système international. Si l’apartheid sud-africain était le dernier bastion du racisme colonial, et l’Iran des ayatollahs le dernier rebelle de la politique nucléaire, la presse internationale a commencé à traiter le Brésil de Bolsonaro comme l’ennemi de l’urgence climatique.
Cela dit, le processus historique en cours ne peut se résumer aux politiques mises en place par le gouvernement Bolsonaro. Pour mieux le comprendre, il faut aussi prendre en compte les réactions que ces actions ont déclenchées, y compris l’internationalisation même d’autres acteurs institutionnels et sociétaux brésiliens. Bien qu’ils se retrouvent souvent en contradiction et même en compétition, ces acteurs travaillent ensemble pour une nouvelle identité et un nouveau projet pour le Brésil.
C’est précisément sur cette dynamique que cet essai se concentre. Deux prémisses doivent guider la lecture de ce texte. La première est que la période a provoqué une réorganisation des forces institutionnelles et sociétales opposées au projet bolsonariste. Ensemble, elles participent activement à un processus de réorganisation des relations internationales du Brésil. La seconde est que le gouvernement Bolsonaro a, malgré lui, posé les bases d’un nouvel engagement géopolitique qui ne peut être ignoré ou dépassé.
À partir de ces deux idées simples, cette étude aborde l’avenir du Brésil en géopolitique par le biais de trois dynamiques interdépendantes. Il explore, tout d’abord, comment les difficultés du Ministère des Affaires Étrangères (souvent appelé par le nom du palais qu’il a autrefois occupé à Rio de Janeiro, le Itamaraty) d’articuler une réponse cohérente à la pire crise environnementale et sanitaire de l’histoire moderne ont forcé l’entrée d’autres acteurs sur scène. Cette urgence a accéléré un processus de décentralisation de la politique étrangère mené par des acteurs infranationaux qui est loin d’être éphémère.
Nous analysons ensuite l’évolution de la position relative du Brésil, et de l’Amérique latine dans son ensemble, vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Nous montrons comment le virage pro-américain du gouvernement Bolsonaro n’a pas empêché la consolidation des relations économiques entre le Brésil et la Chine par le biais de l’agrobusiness. Cela nous permet également de souligner l’impact de la compétition croissante entre les États-Unis et la Chine sur la cohésion interne de l’Amérique latine.
La dernière dynamique traite du nouveau rôle de l’Amazonie dans les relations internationales brésiliennes, qui est lié à des facteurs transnationaux concomitants et bien documentés : l’émergence d’un militantisme environnemental mondial ; les pressions juridiques et les innovations technologiques du secteur privé ; l’élévation du Green New Deal comme paradigme économique mondial et de la diplomatie climatique comme question de la sécurité nationale pour les gouvernements occidentaux.
La conclusion propose une évaluation des différents scénarios pour l’avenir de la politique étrangère brésilienne. Elle offre aussi des pistes pour penser comment surmonter la crise internationale issue du gouvernement Bolsonaro et créer les bases d’une nouvelle diplomatie : équilibrant les impératifs du développement économique et de l’urgence climatique et garantissant l’autonomie nationale et régionale dans un contexte de contestation croissante entre superpuissances.
La diplomatie de la terre brûlée
D’habitude traitée comme un enjeu secondaire dans les élections nationales, la politique étrangère a été l’un des moteurs de la radicalisation de la droite lors de la campagne présidentielle de 2018. Pour Bolsonaro, la campagne contre la diplomatie des années Lula da Silva (Parti des Travailleurs) avait comme objectif ultime de renverser la politique étrangère de ces trente dernières années. Si les attaques contre la politique de financement publics des grandes multinationales et la diplomatie Sud-Sud visaient à mobiliser l’électorat de droite très marqué par l’opération anti-corruption « Lava Jato » 2, Bolsonaro cherchait aussi à miner les fondations de la politique étrangère des années démocratiques. Sous son gouvernement, le Banco Nacional de Desenvolvimento Econômico e Social (BNDES), principal acteur dans le financement des entreprises brésiliennes, a pratiquement cessé de soutenir des projets à l’étranger. Le budget de l’Agence Brésilienne de Coopération (ABC) est tombé à des niveaux historiquement bas. Les conglomérats brésiliens les plus internationalisés, comme Odebrecht, Vale et Petrobras, ont mis fin à leurs activités en Afrique. Ce démantèlement a été occulté par un agenda diplomatique d’une agressivité sans précédents en Amérique Latine, qui, à l’image de la reconnaissance du gouvernement de Juan Guaidó au Venezuela et du soutien du coup d’État contre Evo Morales en Bolivie, consistait à renverser les régimes historiquement proches de ces opposants brésiliens. À ces grands dossiers s’est ajoutée la stratégie d’alignement automatique avec le gouvernement de Donald Trump qui, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, a rapproché Brasília de Washington sur toutes les questions internationales, y compris celles où le Brésil s’opposait traditionnellement aux États-Unis, comme le conflit israélo-palestinien.
Le rapprochement avec Trump s’est déroulé en parallèle d’un autre projet initialement défendu par le ministre de l’Économie Paulo Guedes. Par l’intermédiaire d’un secrétariat du commerce extérieur renouvelé, le ministère comptait assumer le leadership des négociations des accords internationaux, traditionnellement menés par l’Itamaraty. À la tête d’un « super-ministère », Paulo Guedes songeait également à remplacer progressivement le projet d’insertion économique fondé sur l’intégration régionale – et centré autour du Mercosur – par un autre, fondé sur l’attraction des investissements internationaux par le biais de l’adhésion à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Cet ambitieux projet n’a jamais vu le jour.
Les menaces contre le Mercosur, directement inspirées par la rhétorique du Brexit, ont eu pour seule conséquence la paralysie de l’institution, rendant impossible toute action commune lors de la pandémie. L’ironie est que le Mercosur contenait des dispositifs clés pour la lutte contre le Covid-19 comme l’achat conjoint de médicaments. Alors que la myriade d’accords commerciaux promis par l’équipe de Guedes demeurait dans les tiroirs, le seul accord finalisé par le gouvernement Bolsonaro, entre le Mercosur et l’Union européenne, a été délibérément saboté par le président de la République, qui s’est laissé photographier chez le coiffeur alors qu’une audience décisive devait avoir lieu avec le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, le 30 juillet 2019. Rapidement, les trois projets, celui de « regime change » en Amérique Latine, d’alignement politique sur l’axe conservateur dirigé par Trump, et de diplomatie économique à travers des accords commerciaux bilatéraux et l’adhésion à l’OCDE, sont entrés en contradiction et ont fini par s’effondrer.
Pour cause, les alliés de Bolsonaro ont eu du mal à rééditer le succès de sa première visite à Washington. Les voyages présidentiels au Texas et en Floride, les réunions bilatérales avec le Premier ministre israélien « Bibi » Netanyahu et les réunions ministérielles avec Varsovie, Budapest et Riyad n’ont laissé que de jolies séances photos, des discours vides et des engagements qui n’ont jamais été tenus. Les déboires de Ernesto Araújo, ministre des Affaires étrangères entre 2019 et 2021, ont par ailleurs exposé au grand public la fragilité de l’Itamaraty. Pour ne citer qu’un exemple, Araújo a ouvert les portes de la prestigieuse Fondation Alexandre de Gusmão, rattachée au Ministère, à des idéologues acharnés qui ont passé une grande partie de la pandémie à débattre des théories du complot sur les masques, le marxisme et les vaccins. Tout cela a égratigné le mythe d’une institution d’excellence, cultivé depuis des décennies dans le pays et à l’étranger.
Si bien que le rôle de l’Itamaraty en politique étrangère a considérablement évolué au cours des dernières décennies, avec la délégation d’une partie de ses attributions à d’autres ministères et à d’autres acteurs sociaux. Sous Bolsonaro, cette dynamique a pris de nouveaux contours avec un rôle accru des acteurs infranationaux, organisés autour du modèle de consortium, dans les relations internationales du Brésil.
Les initiatives diplomatiques d’autres entités gouvernementales infranationales ne sont pas nouvelles au Brésil. Néanmoins, les agendas du Consortium du Nord-Est et du Forum des Gouverneurs de l’Amazonie légale, pour ne citer que deux exemples, sont d’une ambition unique dans l’histoire récente. Surtout, dans un contexte de crise sanitaire et d’altercations du gouvernement fédéral avec la Chine, des entités gouvernementales infranationales ont agi en opposition aux directives fédérales, dans un rare moment de rébellion en politique étrangère.
Créé en 2019 et présidé par Wellington Dias, gouverneur de l’État du Piauí, le Consortium du Nord-Est a ressuscité le multilatéralisme brésilien en négociant des accords d’investissement avec des fonds chinois et européens, en travaillant directement avec les fournisseurs pour acquérir des équipements pour lutter contre le Covid-19, et en développant un Fonds Vert pour le climat afin de requalifier les investissements étrangers dans la région. En parallèle, le Forum des gouverneurs de l’Amazonie légale, qui rassemble les neuf gouverneurs des États ayant autorité sur l’Amazonie brésilienne, s’est imposé comme un interlocuteur central sur les questions climatiques.
Cela dit, l’avenir de la politique étrangère ne passe pas par le transfert de l’autorité de l’Itamaraty aux consortiums. Si, constitutionnellement, la responsabilité de la conduite des relations internationales incombe au gouvernement fédéral, les entités infranationales organisées peuvent renforcer, étendre et peut-être même démocratiser la politique étrangère brésilienne au-delà des intérêts traditionnellement portés par l’axe Rio-São Paulo-Brasília. L’émergence d’autres consortiums, comme celui du Centre-Ouest, qui comprend le pôle de l’agrobusiness, peut contribuer à consolider le paradigme d’une politique étrangère construite sur des mosaïques, avec l’Itamaraty au centre. En ce sens, la régionalisation de la politique étrangère n’est pas seulement une réaction d’urgence à un rare moment de chaos politique, mais une innovation institutionnelle importante qui entraîne dans son sillage un potentiel de modernisation non négligeable. Dans cette perspective, la décentralisation de la politique étrangère peut rendre l’action brésilienne dans le monde plus représentative et efficace dans les grandes questions nationales, à commencer par la politique environnementale. C’est avec les acteurs infranationaux, et non sans eux, que le Brésil se battra pour sa réinsertion dans le monde.
Le défi de l’équidistance pragmatique
C’est dans la relation entre le Brésil et la Chine que le gouvernement Bolsonaro entre en contradiction. D’une part, Pékin est décrit par les bolsonaristes comme le grand rival de l’alliance conservatrice entre le Brésil et les États-Unis dès la campagne électorale. Les déclarations controversées sur la Chine proviennent à la fois de militants de base et de hauts fonctionnaires, y compris le président lui-même. D’autre part, la Chine demeure le pilier fondateur de ce qu’on peut appeler le modèle économique de développement et d’insertion internationale du Brésil fondée sur la consolidation de l’agrobusiness comme moteur des exportations dans l’économie brésilienne. Selon le Conseil commercial Brésil-Chine, la Chine, principal partenaire commercial du Brésil depuis 2009, a augmenté de façon exponentielle le volume de ses importations à partir de 2015 et a atteint un niveau record en 2020, passant de 15 à 100 milliards de dollars au cours de cette période 3. Nous sommes donc face à un paradoxe : le premier gouvernement brésilien à adopter un discours ouvertement antichinois est également celui qui dépend le plus de la Chine.
Cela dit, il est essentiel de souligner que le gouvernement fédéral n’a pas le monopole de l’interdépendance entre le Brésil et la Chine, bien au contraire. L’hostilité verbale du gouvernement fédéral a stimulé Pékin à renforcer ses liens avec la classe politique brésilienne. Répliquant la stratégie employée en Europe et en Australie de construction de réseaux d’influence pour défendre ses intérêts, Pékin a développé une forte présence au sein de la Chambre des Députés parmi la Chambre de Commerce, qui cherche en outre depuis 2021 à défendre les intérêts de Huawei. La Chine peut également compter sur la sympathie historique de certains secteurs de la gauche, qui continuent d’analyser son émergence à travers le prisme de l’anti-impérialisme américain. Son influence dans tous les secteurs de la classe politique suggère que l’alignement de l’État brésilien avec la Chine continuera de s’approfondir, quelle que soit l’orientation idéologique des prochains gouvernements.
La plupart des pays d’Amérique latine suivent la même tendance. Pékin a consolidé ses relations avec des alliés traditionnels dans la région, comme l’Argentine et le Venezuela, et a élargi ses partenariats avec des pays traditionnellement plus alignés sur les États-Unis, à l’image du Chili et de la Colombie. Pendant cette période, les relations commerciales entre la Chine et les pays de la région ont maintenu une forte croissance. Un article publié par l’Atlantic Council élabore quatre scénarios pour les relations entre la Chine et l’Amérique latine. Dans trois d’entre eux, la Chine dépassera les États-Unis en tant que principal partenaire commercial de la région d’ici à 2035 4.
Si la reconfiguration géopolitique de l’Amérique latine s’est certainement accélérée pendant la pandémie, c’est Donald Trump et son pari sur Bolsonaro qui ont créé les conditions de l’expansion de la présence chinoise dans la région. Le républicain s’attendait à ce que le Brésil agisse comme le gendarme de Washington en Amérique latine. Cela dit, si l’axe Washington-Brasilia a joué un rôle décisif au Venezuela et en Bolivie en 2019, il a été complètement dépassé par la pandémie. Les gouvernements Bolsonaro et Trump se sont isolés dans leurs batailles nationales et ne sont jamais parvenus à développer une quelconque initiative de soutien financier ou sanitaire au niveau régional, laissant un vide rapidement occupé par la Chine. Un an après le début de la pandémie, le Chili et la Colombie, deux piliers de la diplomatie américaine en Amérique latine, sont toujours dépendants des contributions chinoises pour leurs campagnes de vaccination.
Les implications politiques de ce changement de paradigme n’ont pas été assez explorées. Différentes dynamiques nationales, du processus constituant au Chili aux élections polarisées au Pérou en passant par les manifestations en Colombie, paralysent la diplomatie régionale. Troublé par le gouvernement Bolsonaro, le Mercosur peine à jouer son rôle de moteur de la politique commerciale. Dans ce contexte, la discussion entre les agents locaux sur la nécessité d’une stratégie commune pour la relation avec la Chine n’existe pratiquement pas. La région passe ainsi de l’hégémonie des États-Unis à un contexte d’hyper-concurrence entre puissances de manière non coordonnée.
Le prochain gouvernement brésilien doit comprendre la concurrence entre la Chine et les États-Unis comme une opportunité pour les pays d’Amérique latine de consolider un nouveau projet d’autonomie, à la lumière des leçons que les années de Guerre Froide ont laissées dans la région. En ce sens, la qualification et la structuration du programme d’investissement chinois ne seront couronnées de succès que si elles sont complétées par un programme d’intégration économique continentale, afin que le Brésil élabore sa propre stratégie d’équidistance pragmatique.
En particulier, le différend sino-américain peut conduire à la construction d’une nouvelle stratégie régionale qui donnera au Mercosur un rôle de médiateur des intérêts communs des pays sud-américains. Traditionnellement conçu sur le modèle de l’Union européenne, le Mercosur a rencontré des difficultés à approfondir les relations industrielles et commerciales en Amérique latine après les avancées initiales dans les années 1990. Le contexte de concurrence entre les superpuissances de la région offre une rare opportunité de réinvention pour l’institution. Au lieu d’être un simple mécanisme d’intégration, le Mercosur devrait assumer l’extraversion de la région, dans le rôle de négociateur en chef sur les questions climatiques, commerciales et sécuritaires avec la Chine et les États-Unis. Si les expériences des États d’Afrique et du sous-continent indien nous apprennent quelque chose, c’est que sans stratégie continentale, les chances de l’Amérique latine de prospérer dans un contexte de concurrence entre la Chine et les États-Unis seront bien moindres.
Le tournant amazonien
Une région cristallise les évolutions institutionnelles et les changements géopolitiques que traverse le Brésil : l’Amazonie. Désormais, elle définit la position du Brésil dans le système international dans un contexte d’urgence climatique.
D’une part, la croissance des mouvements et partis politiques écologistes dans les pays occidentaux et la consolidation du concept de « ESG » (de l’Anglais Environmental, Social and Governance) dans le secteur privé ont progressivement modifié la manière dont les investisseurs internationaux évaluent le risque d’investissement dans les pays fortement associés au changement climatique, comme le Brésil 5. Le pays figure sur la liste des principaux responsables des émissions de gaz à effet de serre, notamment à cause des changements d’affectation des sols, alors même qu’il abrite d’importantes réserves de biodiversité planétaire.
D’autre part, l’élection de Jair Bolsonaro en 2018 a propulsé le Brésil au statut d’ennemi des efforts internationaux pour inverser le changement climatique, de sorte que le pays se retrouve dans une situation paradoxale. Le gouvernement semble vouloir tester les limites de l’action internationale en la matière, multipliant les provocations contre des alliés importants du Sud comme du Nord, au point de compromettre non seulement sa crédibilité, mais aussi son important héritage historique en tant que médiateur international dans les négociations environnementales. Cet héritage a conduit le pays à se forger au cours des dernières décennies, quoiqu’avec des contradictions, un rôle unique en tant que « puissance environnementale », comme le disait l’ancien Ministre des Affaires Étrangères et de l’Environnement Rubens Ricupero 6.
Cette stratégie à haut risque montre que le gouvernement Bolsonaro, et les forces prédatrices qui l’entourent, sont également conscients du moment historique. L’élection de Bolsonaro a représenté une opportunité rare, et peut-être irremplaçable, pour l’expansion du projet extractiviste dans l’Amazonie. Ce projet fait partie de l’histoire du Brésil indépendant, mais s’accélère sous la dictature militaire. Le modèle colonisateur-extractiviste est caractérisé par la destruction physique et/ou symbolique des communautés indigènes, l’ouverture non réglementée de la forêt à l’investissement privé accompagnée de la tentative de construire des communautés utopiques comme Fordlândia, mais aussi l’ouverture aux forces étatiques (police et armée), au détriment des agences civiles de protection et de contrôle de l’environnement. Il existe d’innombrables continuités dans le schéma d’occupation et de destruction de la forêt entre la dictature militaire et la Nouvelle République. Le modèle extractif a largement prévalu, sauf peut-être dans la période qui dure de 2003 à 2014, lorsqu’un ensemble de politiques publiques cherchait à réduire la déforestation en Amazonie et à valoriser la préservation de la forêt 7. Et, pourtant, le caractère réactionnaire du projet environnemental de Jair Bolsonaro est sans précédent par rapport à d’autres gouvernements démocratiques.
L’opposition à ce projet gouvernemental, organisée par la société civile, par des voix dissidentes au sein du gouvernement et par certains représentants du secteur privé, a également affecté l’image de l’Amazonie dans le monde. Les intenses campagnes internationales contre les incendies en Amazonie et dans le Pantanal au cours des deux premières années du gouvernement Bolsonaro 8 et les actions de la société civile lors du Sommet sur le climat organisé par les États-Unis en avril 2021 illustrent la centralité progressive de l’Amazonie dans l’agenda international de ce groupe hétérogène d’acteurs. Dans ce processus, l’activisme international de la société brésilienne s’est structuré et élargi avec l’émergence d’instances rassemblant des experts et des bailleurs de fonds, comme la Concertation pour l’Amazonie, et d’autres collectifs axés sur la justice climatique. Emmenés par une génération plus cosmopolite présente sur les réseaux sociaux, ils ont trouvé des interlocuteurs engagés à Washington et dans les capitales européennes. Ensemble, ils ont fait de la protection de l’Amazonie sous Bolsonaro le premier grand défi de l’ère de l’urgence climatique.
Les dynamiques observées dans les répertoires de mobilisation des acteurs sociaux se sont également accompagnées de changements institutionnels au Brésil, mentionnés auparavant. En l’absence du gouvernement fédéral, les gouverneurs assumaient le rôle d’intermédiaires entre les différents acteurs de la région et les homologues internationaux intéressés par la préservation de la forêt. Établi en 2015, le Forum des Gouverneurs de l’Amazonie légale revendique depuis sa création un rôle accru dans la gouvernance climatique dans les années pré-Bolsonaro. La calamité du programme environnemental du gouvernement fédéral l’a placé davantage sous les projecteurs. Le Forum devient par conséquent un interlocuteur important de la société civile brésilienne et internationale pour les questions amazoniennes. Sa légitimité politique croissante vient de sa proximité avec les dynamiques locales et d’une plus grande capacité à articuler les intérêts liés à l’espace amazonien au niveau international.
Dans ce sens, l’avenir de la politique environnementale brésilienne doit se faire en intégrant les gouvernements locaux et régionaux et la société civile à une forte reprise du gouvernement fédéral. Le Brésil n’a pas besoin de revenir aux années pré-Bolsonaro, lorsque la politique environnementale, et notamment la lutte contre la déforestation en Amazonie, était dirigée d’une main ferme par Brasilia. Ainsi, l’enjeu pour le gouvernement fédéral est bien celui de coordination : de mettre en œuvre une vision et un ensemble d’initiatives transversales de la question climatique rassemblant à la fois les ministères et d’autres acteurs politiques et sociaux.
Dans les relations internationales, l’Amazonie devient également le point focal des interactions entre le Brésil et les superpuissances. L’Amazonie est, d’une part, la principale victime de l’expansion de l’agrobusiness. Pour poursuivre leur dynamique d’expansion productive au XXIème siècle, les grands producteurs ont besoin de trouver les instruments logistiques et technologiques pour associer son modèle productif à la protection des forêts. Cet agenda ne devrait pas, en principe, rencontrer de résistance en Chine, qui a fait du changement climatique une priorité stratégique 9 et a un intérêt particulier dans la région amazonienne, où il exerce une influence économique et politique croissante à travers ses relations avec le Pérou, le Venezuela et le Brésil. Bien qu’imprégnée de tensions et d’incohérences, la Chine investit progressivement dans des instruments d’évaluation des risques climatiques de ses investissements et projets à l’étranger. Cette préoccupation est déjà à l’ordre du jour d’entreprises tel que Cofco au Brésil, le géant chinois de l’agroalimentaire et investisseur dans l’agrobusiness brésilien, de plus en plus soucieux d’acheter du soja brésilien contaminé par un passif environnemental 10. La durabilité environnementale n’est peut-être pas le principal moteur des relations Brésil-Chine, mais la tendance est celle d’un moindre attrait du soja produit dans l’Amazonie déboisée pour les consommateurs internationaux, y compris les Chinois.
Que ce soit par l’agrobusiness ou la question énergétique, la préservation de l’Amazonie passe invariablement par l’incorporation de la Chine dans la gouvernance transnationale de la région. En même temps, l’Amazonie définira la qualité des relations brésiliennes avec les pays occidentaux. Les gouvernements européens et nord-américain, les premiers à ériger l’urgence climatique au rang de question de sécurité nationale, ont fait de l’Amazonie le thème principal, sinon le seul, des relations bilatérales avec le Brésil. Cette tendance ne fera que s’accentuer avec l’arrivée au pouvoir de gouvernements verts à la fois conservateurs et progressistes en Europe.
Brasilia devrait profiter du fossé ouvert par les gouvernements de l’Union, qui jugent l’accord UE-Mercosur insuffisant sur la question environnementale, pour renégocier les termes de l’accord et créer les bases d’une « coopération verte » entre les deux régions. Le gouvernement brésilien peut également faire de l’Amazonie une région où les superpuissances, c’est-à-dire la Chine et les États-Unis, travaillent ensemble pour le développement économique et technologique. Ce que le Brésil ne peut pas faire, c’est nourrir l’illusion que les autres pays vont céder ou abandonner la question amazonienne. Ou, pire, insister sur un discours vieillissant selon lequel « l’Amazonie est à nous » et que nous avons le droit de la détruire, si nous le souhaitons. Non seulement le maintien de la forêt est dans notre intérêt national, mais le pays finira par ailleurs tôt ou tard par être sanctionné par les instances internationales. Quoi qu’il en soit, le destin du Brésil au XXIème siècle est lié à l’Amazonie comme il ne l’a jamais été.
Un nouveau Brésil pour un nouveau monde
Nous avançons enfin l’idée que la politique étrangère brésilienne doit s’organiser autour de nouveaux axes et de nouveaux acteurs. Pour les premiers, il s’agit de prendre en compte la relation avec la Chine dans un contexte de concurrence sino-américaine féroce, ainsi que les défis de mettre à jour le modèle économique agroalimentaire exportateur et le compatibiliser avec l’urgence climatique. Pour les acteurs, des nouveaux pôles régionaux – celui du Centre-Ouest et de la région amazonienne – et des nouveaux acteurs institutionnels sont de plus en plus fondamentaux dans la formulation et la prise de décision en matière de politique étrangère. L’internationalisme brésilien est loin de se limiter aux dynamiques signalées ici. Mais, au fur et à mesure de leur émergence et de leur consolidation, ces dynamiques définiront les nouvelles possibilités de la diplomatie brésilienne.
La triangulation de ces éléments peut se résumer en deux défis internes et externes : comment surmonter l’apparente contradiction entre un Brésil productif et durable, et comment naviguer dans la transition géopolitique en Amérique latine dans un contexte de crise démocratique. Cette conclusion cherche à offrir quelques pistes pour répondre à ces enjeux.
La première étape est de restaurer le mariage entre la diplomatie économique, l’investissement public pour le développement et le secteur privé. Le sacrifice de ces trois outils sous le gouvernement Bolsonaro montre l’ignorance du rôle historique de la politique étrangère comme instrument de développement national, ou bien conçoit cette fonction stratégique comme déconnectée du soutien à l’internationalisation des entreprises et du capital national. La reprise de la diplomatie économique passe néanmoins par sa modernisation. L’alliance entre l’appareil diplomatique, les banques publiques d’investissement et le secteur privé doit être adaptée aux impératifs mondiaux du développement durable et à la réalité multipolaire.
Ensuite, les forums régionaux tels que le Consortium des Gouverneurs du Nord-Est et le Forum des Gouverneurs de l’Amazonie légale devraient institutionnaliser les initiatives économiques et sociales lancées pendant la pandémie et systématiser leurs partenariats internationaux. Les caisses régionales doivent accompagner les initiatives de la BNDES et surtout participer activement à la diversification des entreprises opérant à l’étranger, une mesure essentielle pour éviter la concentration des ressources autour des conglomérats du secteur de la construction comme Odebrecht, l’un des éléments constitutifs de la politique des années pré-Bolsonaro.
La deuxième étape est la reprise de la participation brésilienne aux grands forums internationaux, portée à des minimums historiques par le gouvernement Bolsonaro, mais d’une manière compatible avec les nouveaux enjeux géopolitiques. Il faudrait, par exemple, réévaluer le rôle des BRICS une décennie après sa création au vu de la perte de compétitivité de l’Afrique du Sud au sein du continent africain, du virage ethno-nationaliste de l’Inde, de l’approfondissement de l’autoritarisme russe et de la redondance du forum pour la Chine. L’idée même de réforme de la gouvernance mondiale, fondement de la raison d’être du groupe, doit être repensée dans ce contexte où la Chine façonne un nouvel ordre international à la lumière de ses propres priorités qui peuvent ou non converger avec les intérêts des autres membres du groupe, y compris ceux du Brésil.
En ce sens, le Brésil doit notamment reprendre un rôle décisif dans l’organisation politique de l’Amérique latine, à travers la restauration du Mercosur, un instrument qui a acquis une nouvelle pertinence avec la présence croissante de la Chine dans la région. Comme nous le démontrons dans le texte, les expériences dans d’autres parties du monde telles que l’Afrique et l’Océanie montrent clairement que le défi chinois doit être abordé de manière régionale. Seule une stratégie commune élaborée par les gouvernements nationaux et exécutée par des organisations multinationales comme le Mercosur peut atténuer l’asymétrie financière et technologique qui caractérise les relations entre la Chine et les pays d’Amérique latine.
La troisième étape consiste bien entendu à redonner une force nationale et internationale à la politique environnementale brésilienne. Au niveau des ministères, l’environnement doit être le prisme à travers lequel le gouvernement fédéral développerait ses politiques publiques. En parallèle, un Secrétariat spécial pour le climat peut guider l’action internationale du gouvernement brésilien en coordination avec les différentes entités sous-nationales. Il travaillerait avec une Agence Brésilienne de Coopération (ABC) entièrement rénovée pour développer des politiques et des projets socio-environnementaux régionaux et internationaux. Cette « ABC-Verte » serait un instrument de partage des politiques publiques brésiliennes dans le domaine de l’adaptation et de l’atténuation du changement climatique, ainsi que de la transformation verte. Elle serait également un acteur important dans l’ensemble des instruments nationaux pour l’internationalisation compétitive de l’agrobusiness durable.
Ce nouvel appareil institutionnel aurait pour objectif principal, ou tout du moins immédiat, de pérenniser la présence internationale de l’agro-industrie brésilienne, d’augmenter sa qualité et sa durabilité pour faire face aux défis imposés par le rôle croissant de l’environnement dans la politique étrangère de l’Union et repenser sa présence sur des nouveaux marchés comme le continent africain.
Ce défi soulève néanmoins des questionnements profonds et nécessaires sur notre identité, ainsi que notre modèle de développement et d’insertion internationale. Il nous oblige notamment à nous interroger sur la compatibilité entre l’agrobusiness et un véritable projet de développement durable national. Si l’on regarde l’histoire du Brésil, l’extraction des ressources naturelles et la construction d’une société équitable semblent être des objectifs irréconciliables. Le caractère extractif de l’agrobusiness et le rôle central de la production de soja dans la reprise de la déforestation au cours de la dernière décennie sont évidents. Il faut cependant reconnaître que l’agro-industrie peut être plus qu’une simple nouvelle étape du long cycle d’extraction de ressources naturelles. Après tout, elle est le résultat, d’une part, d’un processus endogène de développement technologique et industriel et, d’autre part, d’une demande exogène qui, à terme, doit devenir plus exigeante sur les questions environnementales. Les nouveaux outils technologiques et l’exigence des consommateurs peuvent obliger l’agro-industrie à rompre avec son destin historique.
À long terme, progresser dans ces trois axes est fondamental pour que le Brésil redevienne important dans le monde. Cela passe par un projet ambitieux pour l’Amazonie, une nouvelle approche de l’espace régional et atlantique, et le dépassement des tensions de la nouvelle bipolarité. La reprise inconditionnelle du multilatéralisme, qui est au cœur de la politique étrangère brésilienne depuis sa création, n’est pas seulement une obligation constitutionnelle, mais aussi la seule option possible en période de crise sanitaire et climatique.
Sources
- Une version étendue de ce texte sera publiée, en 2022, en forme de chapitre dans le livre « Reconstrução : o Brasil dos anos 20 », organisé par João Villaverde, Felipe Salto e Laura Karpuska, aux éditions Saraiva, Brésil.
- Laura Trajber Waisbich. “Negotiating Accountability in South-South Cooperation : The Case of Brazil”. Revista Brasileira de Política Internacional v.63, n. 2, 2020.
- Voir Conselho Empresarial Brasil China. “Mesmo com pandemia, trocas entre Brasil e China atingem US$ 101 bilhões e marcam recorde histórico no comércio exterior nacional”. https://www.cebc.org.br/2021/01/11/mesmo-com-pandemia-trocas-entre-brasil-e-china-atingem-us-101-bilhoes-e-marcam-recorde-historico-no-comercio-exterior-nacional/.
- Atlantic Council. “China-LAC Trade : Four Scenarios in 2035”. Disponible sur : https://www.atlanticcouncil.org/in-depth-research-reports/china-lac-trade-four-scenarios-in-2035/.
- Adam Tooze. “Welcome to the Final Battle for the Climate. Foreign Policy (blog). Disponible sur : https://foreignpolicy.com/2020/10/17/great-power-competition-climate-china-europe-japan/.
- Rubens Ricupero et Kalinka Iaquinto. “Brasil, potência ambiental.” Revista Conjuntura Econômica 66, no. 5 (8 de maio de 2012) : 12–16. Voir aussi Nieves López Izquierdo et Federico Labanti « Le Brésil, puissance agricole ou environnementale ? » Les blogs du Diplo, 4 novembre 2010. Disponible sur : https://blog.mondediplo.net/2010-11-04-Le-Bresil-puissance-agricole-ou-environnementale.
- Joana Castro Pereira et Eduardo Viola. 2021. “Brazilian Climate Policy (1992–2019) : An Exercise in Strategic Diplomatic Failure”. Contemporary Politics : 1–24.
- Sophie Amsili. « Incendies en Amazonie : Macron accuse Bolsonaro et bloque l’accord Europe-Mercosur ». Les Echos. Publié le 23 aôut 2019. Disponible sur : https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/incendies-en-amazonie-macron-accuse-bolsonaro-et-bloque-laccord-europe-mercosur-1126043.
- Sarah Colenbrander, Yue Cao, Rebecca Nadin, Stephen Gelb et Laetitia Pettinotti. “Five expert views on China’s pledge to become carbon neutral by 2060”, Overseas Development Institute. Publié le 9 mars 2021. Disponible sur : https://odi.org/en/insights/five-expert-views-on-chinas-pledge-to-become-carbon-neutral-by-2060/.
- Rodrigo Caetano. “Desmatamento leva gigante de alimentos da China a rastrear soja brasileira”. Exame, 2020. Disponible sur : https://exame.com/brasil/sinal-amarelo-bloqueio-cargill-cofco-rastrear-soja-brasileira/.