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« Nice, un mois de décembre »

Le nouveau roman de Patrick Modiano est construit comme un rêve : fait de répétitions involontaires, de gestes qu’on accomplit sans savoir pourquoi, d’un mélange de hasard et d’hyper-rationalité, d’amours successives et interrompues, de fuites brusques en voiture et de retour à la case départ. C’est le cas d'un chapitre qui se passe à Nice et ne sert presque qu’à cela — revenir à la case départ. Nous en publions les bonnes feuilles.

Nice, un mois de décembre. Mais il hésitait sur l’année. 1980 ? 1981 ? Il se souvenait que la pluie tombait sans interruption depuis une dizaine de jours. Il avait pris un taxi pour le conduire vers le centre. À la hauteur du square Alsace-Lorraine, le chauffeur, qui était resté silencieux jusque-là, lui dit brusquement :

« J’ai toujours le cafard quand je passe par ici. »

Sa voix était rauque, et son accent parisien. Un brun, dans la quarantaine. Bosmans avait été surpris par cette confidence. L’homme avait arrêté le taxi à la lisière du square.

« Vous voyez l’immeuble, à gauche ? »

Il lui désignait un immeuble dont l’une des façades donnait sur le square et l’autre, sur le boulevard Victor-Hugo.

« J’étais pendant deux ans le chauffeur d’une dame. Elle est morte ici dans un petit appartement au troisième étage. »

Bosmans ne savait quoi lui répondre. Enfin :

« Une dame qui habitait Nice depuis longtemps ? »

Le taxi suivait le boulevard Victor-Hugo. L’homme conduisait lentement.

« Oh, monsieur… C’est compliqué. Elle habitait Paris quand elle était jeune… Puis elle est venue sur la Côte d’Azur… D’abord, à Cannes, dans une grande villa à la Californie… Puis, à l’hôtel… et puis square Alsace- Lorraine, dans ce tout petit appartement.

—   Une Française ?

—   Oui. Tout à fait française, même si elle portait un nom étranger.

—   Un nom étranger ?

—   Oui. Elle s’appelait Mme Rose-Marie Krawell. »

Bosmans pensa qu’une dizaine d’années auparavant ce nom l’aurait fait sursauter. Mais, depuis, les rares instants où certains détails de ses vies précédentes se rappelaient à lui, c’était comme s’il ne les voyait plus qu’à travers une vitre dépolie.

« Les derniers temps, je restais à l’attendre dans la voiture, devant l’immeuble. Elle ne voulait plus sortir de son appartement.

—   Pourquoi ?

—   Ce genre de jolies femmes ne supportent pas de vieillir.

—   Et vous croyez qu’il n’y a que les jolies femmes qui ne supportent pas de vieillir, monsieur ? »

Bosmans, en disant cela, s’était efforcé de rire, mais d’un rire nerveux.

« Elle ne voulait plus voir personne. Si je n’avais pas été là, elle se serait laissée mourir de faim.

—   Et M. Krawell ? »

Le chauffeur se tourna vers Bosmans. Sans doute était-il surpris qu’il ait retenu le nom.

« Son mari était mort depuis longtemps. Elle avait hérité de lui beaucoup d’argent.

—   Et vous savez ce que faisait ce M. Krawell ?

—   Un énorme commerce de fourrures. Ou quelque chose comme ça. Mais c’était il y a très longtemps, monsieur. Avant et pendant la guerre. »

Bosmans n’avait jamais entendu parler dans son enfance de cet homme. Et d’ailleurs comment aurait-il pu se demander à cet âge-là si un M. Krawell existait ?

« Le plus triste, c’est qu’à la fin de sa vie, elle était très mal entourée. »

Il avait déjà entendu cette expression dans la bouche de quelqu’un.

« Mal entourée ?

—   Oui, monsieur. Par des personnes qui en voulaient à son argent. Cela arrive souvent ici, avec les anciennes jolies femmes.

—   Les anciennes jolies femmes ?

—   Oui, monsieur. »

Ainsi, Rose-Marie Krawell était une ancienne jolie femme. Ce qualificatif ne serait pas venu à l’esprit de Bosmans du temps de la rue du Docteur-Kurzenne.

« Vous m’aviez dit que vous alliez dans le centre. Je vous dépose devant l’hôtel des Postes, monsieur ? Cela vous ira ?

— Oui », répondit machinalement Bosmans.

Le chauffeur s’arrêta devant l’hôtel des Postes et se tourna de nouveau vers Bosmans.

« Je peux vous montrer une photo ? »

Il la sortit d’un portefeuille et la tendit à Bosmans.

« C’est une photo de Mme Krawell quand elle était très jeune avec son mari et un ami, à Èze-sur-Mer. Mme Krawell me l’avait donnée. »

Ils étaient assis tous trois à une table de la terrasse d’un restaurant de plage. Bosmans ne reconnaissait pas Rose-Marie Krawell. Une très jeune femme, en effet. Seul le regard était le même que celui qui se posait sur lui dans une autre vie. Il reconnut tout de suite Guy Vincent. Le troisième, plus âgé, le visage long et étroit, les cheveux noirs plaqués en arrière, une moustache très fine, ce devait être M. Krawell. Le chauffeur reprit la photo, délicatement, entre pouce et index, et la remit avec précaution dans son portefeuille.

« Excusez-moi de vous avoir peut-être importuné… Mais chaque fois que je passe devant le square Alsace- Lorraine… »

En sortant du taxi, Bosmans était si troublé qu’il ne savait où guider ses pas. Après de nombreux détours, il se retrouva beaucoup plus tard place Garibaldi, sans s’être rendu compte de tout le chemin qu’il avait parcouru. Il avait marché pendant près d’une heure, sous la pluie.

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