Arts

Invisible et libre !

L'énergie jubilatoire, l'inventivité stylistique, l'imaginaire sans limite de Boulgakov résonnent à nouveau dans cette traduction du Maître et Marguerite par André Marcowicz et Françoise Morvan. Écoutons la frénésie fracassante de Marguerite flottant dans les airs.

Deux grandes voix de la traduction littéraire, André Markowicz (connu pour plus d’une centaine de traductions, dont les œuvres de Dostoïevski, Shakespeare ou Pouchkine) et Françoise Morvan (autrice de plusieurs recueils et traductrice de nombreux poèmes de l’anglo-normand médiéval ainsi que de pièces de Shakespeare), qui ont déjà collaboré à la traduction du théâtre complet de Tchekhov, ont livré cet automne une nouvelle traduction du chef d’œuvre de Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), Le Maître et Marguerite, aux éditions Inculte. 

Après celles de Claude Ligny (Robert Laffont), revue et corrigée à plusieurs reprises, et de Françoise Flamant (Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade), cette troisième traduction offre un regard neuf sur la langue étincelante de Boulgakov. Dans un texte célèbre, Pourquoi lire les classiques, Italo Calvino attribue au «  classique  », entre autres caractéristiques, celle d’évoluer au fil des lectures qui en sont faites  : «  Toute relecture d’un classique est une découverte, comme la première lecture.  » Pour les classiques étrangers, une nouvelle traduction est également une occasion d’enrichir notre lecture d’une œuvre, en déplaçant légèrement le regard que nous lui portions, afin de la (re)découvrir, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.

Cet enrichissement d’un texte par la multiplicité de ses traductions est d’autant plus précieux dans le cas précis du Maître et Marguerite. En effet, ce roman riche et complexe est tissé de plusieurs niveaux d’intrigue : les tribulations de l’élite littéraire et administrative moscovite devant les désordres opérés par la figure de Satan, Woland, et sa bande ; le récit crypto-évangélique de la mort de «  Yeshoua  » en Judée et de sa rencontre avec Ponce-Pilate  ; et la bascule dans un monde fantastique où Woland confère des pouvoirs surnaturels à la belle Marguerite, en lui permettant notamment de s’envoler au-dessus de Moscou et de venger la mort du «  maître  », son amant, écrivain rejeté par la nomenklatura moscovite. Cette stratification de l’intrigue offre également une multiplication des niveaux de lecture. La censure partielle et la déformation du texte par le pouvoir communiste (l’œuvre n’a paru en URSS dans sa version finale qu’en 1973) attestent la dimension subversive d’un texte aux nombreuses facettes. 

Son énergie jubilatoire, sa poésie déroutante permettent qu’on le lise à plusieurs reprises et à plusieurs degrés, mais toujours avec la même fascination. C’est à cette aventure qu’invitent la finesse et la beauté de cette nouvelle traduction.

Chapitre 21. Le Vol.

Invisible et libre  ! Invisible et libre ! Marguerite survola la ruelle et se retrouva dans une autre, qui coupait la première à angle droit. Cette ruelle, rapiécée, rafistolée, tordue, interminable avec la porte déboîtée de la droguerie où l’on vendait, à la tasse, du pétrole et, en flacons, une mixture contre les parasites, elle l’eut traversée en un instant prit conscience du fait que, même si elle était totalement libre et invisible, il fallait quand même qu’elle reste un petit peu raisonnable dans sa jouissance. C’est seulement par miracle que, parvenant à freiner, elle évita, à l’angle, de s’écraser contre un vieux réverbère tordu. Marguerite l’esquiva, serra son balai-brosse plus fort et vola plus lentement, en faisant attention aux fils électriques et aux panneaux suspendus de la chaussée.

[…]

Au bout de la ruelle, son attention fut attirée par une immense et somptueuse bâtisse de sept étages, un immeuble qui, visiblement, venait tout juste d’être construit. Marguerite descendit, et, une fois au sol, elle vit que la façade de l’immeuble était ornée de marbre noir, que les portes étaient larges, que derrière les vitres, on distinguait la casquette galonnée d’or et les boutons d’un portier, et qu’au-dessus des portes, se lisait en lettres d’or cette inscription  : «  Immeuble du Dramlit  ».

Marguerite regardait l’inscription en plissant les yeux et en essayant de comprendre ce que pouvait signifier ce mot, «  Dramlit  ». Son balai-brosse sous le bras, Marguerite entra sous la porte cochère, bousculant au passage le portier ébahi et vit, près de l’ascenseur, sur le mur, une immense plaque noire, avec, dessus, inscrits en lettres blanches, des numéros d’appartements et le nom des occupants. L’inscription «  Immeuble du Dramaturge et du Littérateur  » lui fit pousser un hurlement sauvage, venu du fond de son être. Elle s’éleva dans les airs, un peu plus haut, et lut avidement les noms  : Koustov, Fofrerovski, Kvan, Krapulnikov, Latounski…

– Latounski, cria Marguerite. Latounski  ! Mais c’est lui… c’est lui qui a perdu le maître  !

Le portier, à l’entrée, les yeux écarquillés, et tressaillant même de stupeur, regardait la plaque noire en essayant de comprendre ce prodige  : comment se faisait-il que la liste des occupants, soudain, s’était mise à crier  ?

[…]

Une fois qu’elle en fut assurée, Marguerite remonta dans les airs et, quelques secondes plus tard, par une fenêtre ouverte, elle entrait dans une pièce sans lumière où la lune traçait juste un mince sentier d’argent. Marguerite suivit ce sentier en courant, elle tâtonna le long des murs pour trouver l’interrupteur. Une minute plus tard, tout l’appartement était éclairé. Le balai-brosse attendait dans un coin. Après s’être assurée qu’il n’y avait personne, Marguerite ouvrit la porte donnant sur le palier et vérifia la carte de visite. La carte était en place, Marguerite était bien là où elle voulait.

Oui, raconte-t-on, même encore aujourd’hui, le critique Latounski blêmit en repensant à cette soirée terrifiante et, aujourd’hui encore, c’est avec vénération qu’il prononce le nom de Berlioz. Personne ne sait quel noir et sinistre crime aurait marqué ce soir-là – toujours est-il qu’en revenant de la cuisine, Marguerite tenait un lourd marteau.

Nue et invisible, la volante essayait de se contenir et de se calmer, ses mains tremblaient d’impatience. Marguerite visa attentivement et frappa de son marteau les touches du piano, et l’appartement tout entier fut déchiré par un premier hurlement de douleur. Le malheureux Becker de salon, totalement inoffensif, poussait des cris farouches. Ses touches s’enfonçaient, leur placage d’ivoire volait en mille morceaux. L’instrument criait, grondait, râlait, sonnait. Avec un bruit de revolver, le couvercle laqué de la caisse de résonance céda sous le marteau. Marguerite, haletante, enfonçait, arrachait les cordes à coups de marteau. Elle finit par s’épuiser, se rejeta en arrière et s’affala dans un fauteuil pour reprendre son souffle.

Dans la salle de bains, l’eau grondait à faire peur – dans la cuisine aussi. «  Ça doit commencer à couler par terre…  » se dit Marguerite, et elle ajouta à haute voix  : 

– Pas le moment de prendre racine.

Un ruisseau coulait déjà de la cuisine dans le couloir. Ses pieds nus pataugeant dans l’eau, Marguerite amenait des seaux d’eau de la cuisine dans le bureau du critique et elle les renversait dans les tiroirs de son secrétaire. Ensuite, après avoir fracassé au marteau les portes de la bibliothèque de ce même bureau, elle se précipita dans la chambre à coucher. Elle détruisit l’armoire à glace, en sortir le costume du critique et le noya dans la baignoire. Sur le somptueux lit de la chambre à coucher, elle versa tout le contenu de l’encrier qu’elle avait raflé dans le bureau. La destruction qu’elle accomplissait lui procurait un plaisir brûlant, mais, en même temps, elle avait toujours l’impression que le résultat en restait maigre. C’est pourquoi elle se mit à faire n’importe quoi. Elle cassa les jardinières aux ficus dans la pièce où se trouvait le piano. Avant d’avoir fini, elle revint dans la chambre à coucher et, armée d’un couteau de cuisine, elle déchira les draps, elle brisa les photos sous verre. Elle ne sentait aucune fatigue, mais la sueur ruisselait sur son corps.

À ce moment, dans l’appartement 82, sous l’appartement de Latounski, la femme de ménage du dramaturge Kvant prenait son thé à la cuisine et ne comprenait pas pourquoi, en haut, elle entendait se remue-ménage, ce fracas, ce tintamarre. Elle leva la tête et vit soudain que, sous ses yeux, le plafond passait du blanc à une espèce de teinte bleue cadavérique. La tache s’élargissait sous ses yeux, et, brusquement, des gouttes se mirent à y perler. La femme de ménage resta bien deux minutes à s’ébahir devant ce phénomène, jusqu’à ce moment où ce fut une véritable averse qui s’abattit du plafond en tintant sur le plancher. Là, elle bondit, plaça une bassine sous les trombes d’eau, ce qui ne fut d’aucune aide, du fait que l’averse s’amplifiait et commençait à inonder la cuisinière et la table chargée de vaisselle. Alors, poussant un cri, la femme de ménage de Kvant bondit hors de l’appartement dans l’ecalier et, à l’instant, des coups de sonnette résonnèrent chez Latounski.

– Bon, ça se met à sonner… Il est temps d’y aller, dit Marguerite. Elle sauta sur son balai-brosse, écoutant la voix féminine qui criait par le trou de la serrure.

– Ouvrez, ouvrez ! Doussia, ouvre  ! Il y a une fuite, chez vous, ou quoi ? Ça nous a tout inondé.

Marguerite s’éleva d’un mètre dans les airs et frappa sur le lustre. Deux ampoules éclatèrent et les pampilles volèrent de tous côtés. Les cris par le trou de la serrure avaient cessé, des pas précipités tonnaient dans l’escalier. Marguerite s’envola par la fenêtre, se retrouva à l’extérieur, prit un léger élan et, d’un grand coup de marteau, elle vit voler la vitre en éclats. La vitre émit un sanglot et des débris de verre dégringolèrent le long du mur de marbre poli. Marguerite vogua jusqu’à la fenêtre suivante. Loin, en bas, des gens se mettaient à courir sur le trottoir, une des deux voitures qui étaient à l’arrêt devant l’entrée se mit à vrombir et s’éloigna. 

Après en avoir fini avec les vitres de Latounski, Marguerite vogua jusqu’à l’appartement voisin. Les coups se firent plus fréquents, la ruelle s’emplit de tintements et de fracas. Le portiers jaillit hors de la première entrée, leva les yeux, resta un instant indécis, et faute de comprendre, sans doute, par quoi il devait commencer, il se planta le sifflet dans le bec et se mit à siffler furieusement. Après avoir, avec un élan tout particulier, fait voler en éclats la dernière vitre du septième au son des coups de sifflets, Marguerite descendit d’un étage et entrepris, là encore, de casser les carreaux.

Épuisé par sa longue inaction derrière les portes vitrées de son hall, le portier mettait tout son cœur à siffler et, de fait, il sifflait au rythme même des coups de Marguerite, comme s’il l’accompagnait. Durant les pauses au cours desquelles elle passait d’une fenêtre à l’autre, il reprenait son souffle, et, à chaque coup que portait Marguerite, il gonflait ses joues et sifflait de toutes ses forces, vrillant l’air nocturne jusqu’au ciel.

Ses efforts, joints à ceux, frénétiques, de Marguerite, eurent de grands résultats. L’immeuble fut pris de panique. Les fenêtres encore intactes s’ouvraient toutes grandes, on y voyait surgir des têtes qui se cachaient aussitôt et les fenêtres ouvertes, elles, se fermaient. Aux fenêtres des immeubles d’en face, sur un fond lumineux, surgissaient les silhouettes noires de gens qui essayaient de comprendre pourquoi, sans la moindre raison, les fenêtre éclataient dans le tout nouvel immeuble du Dramlit.

Les gens se précipitaient dans la ruelle vers l’immeuble du Dramlit, et, à l’intérieur, dans tous les escaliers, on entendait les pas précipités de gens qui s’agitaient en dépit du bon sens. La femme de ménage de Kvant criait à ceux qui couraient dans l’escalier qu’ils avaient été inondés et elle fut très vite rejointe par la femme de ménage de Khoustov, appartement n°80, lequel se trouvait sous celui de Kvant. Chez les Khoustov, le flot, depuis le plafond, avait inondé et la cuisine et les toilettes. En fin de compte, dans la cuisine des Kvant, une énorme plaque de plâtre se détacha du plafond, cassant toute la vaisselle sale, et, là, ce fut un vrai déluge  : tout un fouillis de gravats détrempés restait en suspens sous l’averse. Là, des cris éclatèrent dans l’escalier de la première entrée. Volant devant l’avant-dernière fenêtre du troisième étage, Marguerite jeta un coup d’œil à l’intérieur et vit un homme qui, pris de panique, s’était affublé d’un masque à gaz. Après un coup de marteau dans sa vitre, Marguerite l’effraya et il disparut de la pièce.

Et, soudain, la frénésie de saccage cessa. Glissant vers le deuxième étage, Marguerite jeta un coup d’œil par la fenêtre d’angle voilée d’un petit store sombre. La pièce était éclairée par une toute petite veilleuse sous un petit abat-jour. Dans un petit lit à filets, il y avait un garçon de quatre-cinq ans, qui s’était redressé et qui tendait l’oreille, tout effrayé. Il n’y avait pas d’adulte dans la chambre. Ils s’étaient tous précipités dehors, sans doute.

– On casse les carreaux  ! dit le petit garçon et il appela  : Maman  !

Personne ne répondit, et il dit  :

– Maman, j’ai peur.

Marguerite repoussa le store et vola jusqu’à lui par la fenêtre.

– J’ai peur, dit le petit garçon et il se mit à trembler.

– N’aie pas peur, n’aie pas peur, petit garçon, dit Marguerite, s’efforçant d’adoucir sa voix criminelle éraillée par le vent, c’est des gamins qui cassaient des carreaux.

– Au lance-pierre ? demanda le gamin, cessant de trembler.

– Oui, au lance-pierre, confirma Marguerite, et, toi, dors  !

– C’est Sitnik, dit le gamin, il  a un lance-pierre.

– C’est sûr  !

Le petit garçon lança un regard finaud quelque part sur les côtés et demanda  :

– Mais toi, tu es où, madame  ?

– Je ne suis pas là, répondit Marguerite, je suis dans ton rêve.

– Je me disais aussi, fit le petit garçon. 

– Recouche-toi, ordonna Marguerite, mets ta main sous ta joue, et tu me verras en rêve.

– Bon, ben, viens dans mon rêve alors, fit le petit garçon et il se recoucha à l’instant, la main sous la joue ;

– Je vais te dire un conte, reprit Marguerite et elle posa sa main brûlante sur le petit crâne rasé. Il était une fois une dame. Elle n’avait pas d’enfants et elle n’avait pas de bonheur non plus. Au début, elle pleurait, et puis elle est devenue méchante… 

Marguerite se tut, retira sa main – le petit garçon dormait.

Crédits
Mikhaïl Boulgakov, Le Maître et Marguerite, trad. André Markowicz et Françoise Morvan, Paris, éd. Inculte, 2020, p. 335-342.
Nous publions cet extrait avec l’aimable autorisation de ses auteurs et des éditions Inculte.
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