La trajectoire chinoise dans ses propres termes

La politique économique chinoise a pu faire l'objet de nombreux débats et il s'en est fallu de peu pour que la Chine suive le chemin de l'ex-URSS. Isabella Weber retrace et analyse originalement, grâce à une approche historique et économique, la trajectoire économique chinoise.

Isabella Weber, How China Escaped Shock Therapy: The Market Reform Debate, Londres, Routledge, «Routledge Studies on the Chinese Economy», 2021, 358 pages, ISBN 9781032008493

Tombée à la fin du mois de juillet, la nouvelle a fait les unes de la presse financière : l’État chinois interdisait aux entreprises de soutien scolaire privé d’opérer pendant les vacances scolaires et week-ends, de lever du capital à l’étranger, et même, purement et simplement, de faire des profits. Aussitôt, les actions du secteur cotées aux États-Unis s’effondraient. D’après Goldman Sachs, la capitalisation du secteur (jusqu’alors en plein essor) baisserait à terme de plus des trois quarts  : la banque d’investissement prenait acte du fait que «  les autorités chinoises donnent la priorité à la justice et à la stabilité sociales sur les marchés de capitaux dans les domaines considérés comme des biens publics ou importants pour les objectifs stratégiques des politiques publiques  ». Le célèbre investisseur Ray Dalio, de son côté, mettait en garde contre une panique généralisée sur les actifs chinois. La décision du Parti communiste, loin d’être une expression d’anticapitalisme, était révélatrice d’une distribution différente des «  opportunités et des risques  » dans ce pays  : «  Pour comprendre ce qui se passe il faut comprendre que la Chine est un système capitaliste d’État, c’est-à-dire que l’État fait fonctionner le capitalisme au service des intérêts de la plupart des gens (…). Les participants aux marchés de capitaux et les capitalistes doivent comprendre leurs places de subordonnés dans le système ou bien ils souffriront les conséquences de leurs erreurs. Par exemple, ils doivent ne pas confondre leur richesse avec un pouvoir de déterminer la manière dont les choses se passent.  »1

Cet épisode n’était qu’un des rappels réguliers offerts par l’actualité d’une situation qui contribue à définir notre époque  : la Chine, bien qu’inextricablement intégrée aux marchés internationaux et décrite par ses dirigeants même comme une espèce particulière d’économie de marché, ne s’est pas pour autant alignée sur le principe le plus caractéristique des États néolibéraux, qui est de rechercher l’extension maximale du domaine de la propriété privée et de l’allocation marchande. Sa croissance spectaculaire des dernières décennies échappe à l’explication simpliste qui verrait dans les réformes opérées la simple transposition d’institutions de l’occident capitaliste, et pourtant elle s’est indéniablement rapprochée de ces institutions en rompant avec la planification impérative, en procédant à des privatisations massives ou encore en rejoignant les organisations de Bretton Woods (1980) puis l’Organisation mondiale du commerce (2001). Dans How China Escaped Shock Therapy, paru en début d’année chez Routledge, l’économiste Isabella M. Weber, de l’Université du Massachusetts Amherst, apporte une contribution décisive à la généalogie de ce rapport ambigu de l’État chinois aux marchés. 

Sa croissance spectaculaire des dernières décennies échappe à l’explication simpliste qui verrait dans les réformes opérées la simple transposition d’institutions de l’occident capitaliste, et pourtant elle s’est indéniablement rapprochée de ces institutions

Thomas Irace

Le livre se concentre sur la séquence déterminante de la «  première décennie de réformes  » (1978-1988), qui voit l’introduction des logiques marchandes dans les marges du plan et le début de leur expansion (poursuivie dans les décennies suivantes). Si la période a déjà été beaucoup étudiée par les historiens, économistes, sociologues et politistes, l’approche d’Isabella Weber est triplement originale. D’abord par ses sources qui, en plus d’une série d’entretiens avec les protagonistes, dénotent une fréquentation assidue de leurs écrits de l’époque. Ensuite par la structure de l’ouvrage  : la première partie revient sur une série d’expériences antérieures de gouvernement économique, qui éclairent les enjeux et références du débat entre réformateurs retracé plus linéairement dans la seconde partie. Enfin par l’attention portée à ce qui n’est pas arrivé dans ces dix années fatidiques : la Chine n’a pas été soumise à la «  thérapie de choc  » connue quelques années plus tard par d’autres pays (ex-)socialistes. Malgré le quasi-consensus de ses dirigeants sur la nécessité de se tourner vers le marché, elle échappe à une libéralisation précipitée de l’ensemble des prix doublée de politiques monétaire et budgétaire restrictives.2 Or, selon I. Weber, il ne s’en est fallu que d’un cheveu pour que la route du voisin russe, celle de la désindustrialisation, de l’anarchie propriétariste et d’une baisse durable des niveaux de vie, ne soit suivie… et ce à deux reprises, en 1986 et 1988. Le livre s’avère réussi et passionnant (au moins pour l’auteur de ces lignes) dans la mesure où il sait convaincre de la vraisemblance de ce futur non advenu et en fait une clé de lecture efficace de l’émergence de l’«  économie socialiste de marché  » qui fait aujourd’hui la fierté du PCC.

Pourquoi les débats sur la politique des prix prennent-ils une telle importance à la fin des années 1970 ? Les pratiques héritées de la période précédente se révèlent rapidement en contradiction avec le nouvel accent doctrinal sur le développement des forces productives. En effet, I. Weber nous décrit la politique des prix de la période Mao comme un «  numéro d’équilibrisme  » (p. 98) sans principe directeur unique, fondé sur une nomenclature complexe de produits, mais avec comme priorité le maintien de prix stables pour les biens de consommation et matières premières jugés essentiels (tandis que les non-essentiels servent à réguler la masse de liquidités dans le système, notamment après les récoltes). Or ce répertoire politique se révèle limité dès lors qu’il s’agit de stimuler depuis le centre le développement industriel. Les trous dans le contrôle du crédit permettent aux entreprises industrielles d’ignorer les signaux-prix qui leur sont adressés, et de procéder à des dépenses non prévues par le plan, de sorte que l’économie s’avère «  plus anarchique que ne le suggère le qualificatif de ‘planifiée’  » (p. 103). Le successeur de Mao, Hua Guofeng, qui tire un trait sur la Révolution culturelle pour «  faire du développement économique le plus haut principe révolutionnaire  » (p. 106), en fait l’expérience cuisante  : son très stalinien plan de dix ans, lancé en 1977 et intensif en intrants importés, tourne en quelques mois à la crise de balance des paiements. 

Le plenum du Comité central du PCC, en décembre 1978, marque un changement de trajectoire en consacrant une priorité au développement agricole, en même temps qu’un nouveau groupe de dirigeants autour de Deng Xiaoping et Chen Yun (ce dernier en charge de la politique économique, et vétéran des politiques de stabilisation des années 1940). Les prix d’achat des produits agricoles sont augmentés tandis que les prix des intrants agricoles, eux, baissent  ; des parcelles «  privées  » sont réintroduites dans les communes. À l’automne 1980, lorsque, pour la première fois, une mission de la Banque mondiale visite le pays, un système complexe résulte des premières réformes : les modes de fixation des prix dans l’économie et le degré de liberté des producteurs en la matière dépendent non seulement de la nature du produit, mais aussi de la taille de l’unité de production (selon qu’elle produit pour le plan national ou pour des besoins locaux), de sa position par rapport au quota de production que lui assigne le plan (selon un principe de «  libre disposition du surplus  » qui concerne la plupart des biens de consommation, y compris agricoles), et de la politique de stabilisation suivie par les agences commerciales d’Etat dans leurs achats et ventes sur les marchés «  libres  » (pp. 123-124). Mais le problème se situe moins dans l’absence de principe unificateur que dans l’économie politique des réformes  : en consentant à des augmentations de prix pour les producteurs, le gouvernement a certes stimulé la productivité, mais au prix d’un déficit budgétaire chronique puisque la plupart des prix restent stables (car subventionnés) pour les consommateurs urbains. Pour schématiser le propos d’I. Weber, le PCC se débat au sein d’un triangle d’incompatibilité entre soutenabilité budgétaire, stabilité des prix à la consommation et développement du surplus. Dès lors, la planification impérative comme mode de coordination par défaut n’est plus considérée comme une nécessité mais comme un obstacle à la construction du socialisme : «  La question des années 1980 n’était pas de savoir s’il fallait réformer (…). La question était de savoir comment réformer  : en détruisant l’ancien système ou en faisant croître le nouveau depuis l’ancien  » (p. 9). Deux groupes d’économistes aux approches concurrentes se disputent l’oreille des dirigeants, et en particulier de Zhao Ziyang, premier ministre (1980-1987) puis secrétaire général du parti (1987-1989). C’est à partir d’une exploitation minutieuse de leurs écrits, mais aussi d’une série d’entretiens avec les survivants, qu’I. Weber construit son récit.

Le PCC se débat au sein d’un triangle d’incompatibilité entre soutenabilité budgétaire, stabilité des prix à la consommation et développement du surplus.

Thomas Irace

D’une part, on trouve les partisans de la table rase ou «  réforme clés en main  » (package reform) dont le plus influent semble avoir été Wu Jinglian (citons également Zhao Renwei et Lou Jiwei). Ils sont les principaux importateurs de théories économiques étrangères (qu’il s’agisse du monétarisme de Milton Friedman ou des critiques de l’économie planifiée élaborées par le polonais Włodzimierz Brus, le tchèque Ota Šik, le hongrois János Kornai – tous ces économistes visitent la Chine dans les années 1980). Si des nuances les séparent, tous défendent le principe d’une rationalisation de la structure des prix pour la rapprocher d’un idéal théorique d’équilibre concurrentiel. Dans cette perspective que l’auteure qualifie d’«  idéaliste  », l’État n’est pas sommé d’utiliser les prix comme leviers pour atteindre ses objectifs en matière de production ou de de distribution, mais au contraire de subordonner l’ensemble de son action à la nécessité d’un prix unique pour chaque marchandise, reflet des conditions objectives de la production et de la demande. 

Par contraste, l’approche continuiste et qualifiée de «  pragmatique  » tient que les universitaires ont plus à apprendre d’une observation de la pratique des bureaucrates, agriculteurs, industriels et commerçants, que l’inverse. On retrouve ses partisans parmi deux générations marquées par les expériences respectives de la gestion économique de la guerre civile (nés en 1900-1919) et de l’exil à la campagne pendant la Révolution culturelle (nés en 1940-1960). En particulier, Chen Yizi et Wang Xiaoqiang, à la tête du Groupe de recherche sur les problèmes de développement rural chinois, puis de l’Institut de recherche sur la réforme du système économique chinois, jouent un rôle décisif dans la généralisation du système de responsabilité des ménages (SRM), et dans l’extension progressive du système à «  double voie  » (dual track) au début des années 1980. Le SRM, tout en maintenant la propriété publique de la terre, laisse les ménages ruraux libres de leurs décisions en matière de choix des cultures et de vente de leurs produits pour la part qui dépasse le quota, mais les ventes à l’État continuent de jouer un rôle décisif notamment parce qu’elles atténuent les fluctuations de revenus associées aux prix de marché. La logique du système à double voie est similaire  : l’État laisse les prix fluctuer librement, mais seulement pour cette partie de la production qui dépasse le quota fixé par le plan à chaque entreprise. Cette approche est consacrée par une décision du Comité central en 1984  : dans les mois qui suivent, des produits aussi essentiels que l’acier, le bois, le ciment rejoignent le système à «  double voie  », et les livraisons obligatoires de céréales à prix fixes sont abolies.

Dans un premier temps, l’approche par tâtonnement pragmatique semble donc l’emporter. Quand les pressions inflationnistes font leur apparition, les artisans de la double voie les attribuent à une configuration institutionnelle qui ne met de garde-fou ni à la pression des salaires ni aux investissements des entreprises productrices de biens de consommation (p. 212)  : l’inflation serait le signe qu’il est temps de passer à une réforme des droits de propriété et/ou du mode de fixation des quotas, pour développer la réactivité aux signaux-prix des entreprises socialistes, donc leur compétitivité.

Mais les promoteurs de la réforme clés en main saisissent l’occasion d’une contre-offensive  : et si l’inflation n’était que le reflet du laisser-aller monétaire et budgétaire qu’exige le fonctionnement du système à «  double voie  », et donc la preuve de sa non-viabilité  ? La manœuvre semble un temps couronnée de succès  : leur programme d’unification accélérée des «  deux voies  » (et deux systèmes de prix) du plan et du marché reçoit au printemps 1986 les faveurs de Zhao Ziyang… qui recule au dernier moment devant ce saut dans l’inconnu, finalement convaincu par le contre-exemple des difficultés postérieures à la libéralisation en Hongrie et en Yougoslavie (p. 218). La Chine échappe une première fois à la thérapie de choc.

Dans un premier temps, l’approche par tâtonnement pragmatique semble donc l’emporter.

Thomas Irace

Rebelote deux ans plus tard : début 1988, le retour des pressions inflationnistes et le jeu des équilibres entre factions au sommet du parti voient la libéralisation radicale des prix remise à l’agenda sous l’impulsion de Deng Xiaoping. En avril, les prix du porc, des œufs, du sucre et des légumes cessent d’être contrôlés  ; en août c’est une libéralisation totale des prix de l’acier, de l’énergie et de l’ensemble des biens de consommation qui est annoncée. Or ce début de passage à l’acte ne fait que renforcer la dynamique inflationniste en suscitant ruées sur les guichets des banques, stockages et doute généralisé sur la valeur de la monnaie. Pire encore aux yeux du PCC, le pays connaît une vague majeure de grèves et de manifestations. Le gouvernement fait brusquement machine arrière avec un arsenal de mesures de stabilisation des prix pour 383 biens jugés essentiels et l’émission d’obligations indexées sur un indice de prix. L’épisode ne mériterait pas la même attention si ses suites n’avaient pas été aussi lourdes de conséquences  : «  L’inflation galopante de 1988 sapa la confiance dans les rapports marchands monétaires pour beaucoup d’habitants des villes et ajouta aux anxiétés suscitées par une marchandisation croissante de la vie. D’un autre côté, ceux qui bénéficiaient des opportunités croissantes de profits et de la multiplication des marchés se sentirent menacés par le resserrement du contrôle. Ce fut la toile de fond du mouvement social large et protéiforme de 1989, qui exigea non seulement des droits démocratiques mais aussi des sécurités sociales, de la stabilité des prix et la fin de la corruption.  » (p. 255)

Finalement, à deux occasions près où la tentation d’un reset du système économique faillit l’emporter, l’approche dominante de la période est bien celle que résume le proverbe régulièrement invoqué  : «  tâtonner pour traverser la rivière à gué avec assurance  ». Autrement dit, les réformateurs chinois subordonnent in fine le rythme et les formes de l’expansion du marché à une exigence de stabilité des prix des biens jugés les plus importants, dans une double perspective de développement économique et de paix sociale. La marge de manœuvre est plus grande, par exemple, pour le prix des téléviseurs que pour celui des allumettes. C’est ici que s’opère la jointure avec l’autre volet du livre évoqué en introduction : I. Weber ne se contente pas d’étudier l’histoire des controverses sur la politique des prix dans une décennie cruciale, elle s’intéresse aussi à la parenté du pragmatisme bureaucratique des réformateurs chinois avec des idées et pratiques antérieures en matière de gouvernement des marchés et des prix. 

Le sujet occupe la première partie, qui étend le champ spatio-temporel de l’enquête  : l’action économique des cadres communistes dans le contexte de guérilla des années 1940, mais aussi l’économie de guerre états-unienne et britannique à la même époque et jusqu’aux pratiques des États de la Chine antique sont présentés comme autant de répertoires théoriques et pratiques où les acteurs des réformes post-Mao ont eu l’occasion de puiser dans leur entreprise de domestication des marchés. 

Ainsi, au statut différent des téléviseurs et des allumettes, ou encore des céréales «  dans le quota  » et «  hors quota  », font écho les recommandations au Prince du traité Guanzi, doublement millénaire, d’assurer son pouvoir et sa prospérité par un maniement judicieux des choses «  lourdes  » (importantes, chères, en somme «  pesantes  » dans leurs rapports économiques avec les choses «  légères  »). Au débat entre expérimentateurs prudents et laudateurs de la thérapie de choc répond la Dispute sur le Sel et le Fer qui opposa, déjà, des factions «  idéaliste  » et «  pragmatique  » sur la politique économique à la mort de l’empereur Wudi (141-87 av. J.-C.).3 Quant au sort de Sang Hongyang, conseiller «  pragmatique  » du défunt monarque, exécuté pour complot et érigé officiellement en traître, mais qui voit ses politiques lui survivre, il offre un parallèle presque trop parfait avec celui de Zhao Ziyang et de ses économistes  : eux surent éviter à la Chine la thérapie de choc mais furent condamnés à l’oubli par leur soutien aux manifestants de la Place Tian’anmen.

I. Weber ne se contente pas d’étudier l’histoire de la controverse sur la politique des prix dans une décennie cruciale, elle s’intéresse aussi à la parenté du pragmatisme bureaucratique des réformateurs chinois avec des idées et pratiques antérieures en matière de gouvernement des marchés et des prix.

Thomas Irace

De façon moins impressionniste, I. Weber montre bien que la question qui se pose à plusieurs pays occidentaux au sortir de la Seconde Guerre mondiale est similaire à celle qui structure les débats chinois de la décennie 1980  : pour rendre au marché sa fonction allocative après une période de contrôle des prix généralisé et de domination de l’appareil productif par la commande étatique, faut-il arracher d’un seul coup le sparadrap institutionnel  ? La (re)mise en conformité avec les principes libéraux les plus élémentaires vaut-elle le risque d’une diffusion endémique des hausses de prix au gré des goulots d’étranglement, ou bien l’heure est-elle au contraire au gradualisme  ? A posteriori, l’expérience états-unienne et européenne fournit à la Chine des arguments de part et d’autre : faut-il, alors, s’inspirer du «  miracle Erhard  » comme le recommande Milton Friedman lors de sa visite, ou bien écouter les mises en garde d’Alec Cairncross qui fut l’un des artisans de la progressive levée des contrôles au Royaume-Uni  ?4

On l’aura compris, les deux fils directeurs de l’ouvrage (récit des luttes autour de la réforme chinoise et économie politique du gouvernement des prix) s’entremêlent au point qu’il est difficile de les restituer séparément. L’auteure ne cache pas que sa sympathie va à l’une des deux approches en présence, celle qui valorise le grappillage du plan par le marché sous condition d’une navigation habile de ses rythmes différenciés (par produit, secteur, région…), et qui justifie le recours à l’histoire (plutôt qu’au repérage anhistorique des «  bonnes  » réformes structurelles) pour comprendre a posteriori la réussite de la transition chinoise vers l’économie de marché. Pour autant, son traitement historique de la controverse respecte un certain principe de symétrie. Aucun camp ne semble privilégié dans la sélection et l’exploitation des sources écrites comme orales. Les puissantes critiques de la thérapie de choc rencontrées à la lecture sont toujours le fait des acteurs eux-mêmes  : elles témoignent moins de la partialité de l’auteure que de la richesse des débats dont elle rend compte.
Dans la perspective qui donne son titre à l’ouvrage, la démonstration s’avère convaincante  : ni accomplissement d’une destinée manifeste, ni témoignage du pouvoir intrinsèque de la libéralisation, le «  miracle  » chinois fut un phénomène hybride et contingent. L’économie anciennement planifiée aurait pu, à quelques subtils équilibres près au sommet du parti, suivre une trajectoire à la russe. De là, le lecteur se trouve rapidement à ruminer la question inverse  : la Russie aurait-elle pu suivre une trajectoire à la chinoise ou, plus généralement, quelles étaient les conditions de possibilité d’une voie alternative vers l’économie de marché, en défiance des préceptes invoqués à l’époque par la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’hegemon états-unien  ? Il est tentant de tirer du livre d’I. Weber une piste qui tient à la sociologie historique des classes dirigeantes (avec les expériences formatrices, pour deux générations, d’une économie de guerre à dominante marchande puis de l’exil rural pendant la Révolution culturelle). Peut-être aussi le timing des réformes fut-il décisif  : suffisamment tard pour apprendre des difficultés hongroises et yougoslaves et éviter une accumulation funeste de dette extérieure dans les années 19705, et suffisamment tôt pour sauver la légitimité du parti. Mais ce n’est certainement pas toute l’histoire. La curiosité comparative insatisfaite est un prix acceptable à payer pour un ouvrage qui s’attache à comprendre la trajectoire chinoise dans ses propres termes, et y parvient brillamment.

Sources
  1. «  China’s education sector crackdown hits foreign investors  », Financial Times (en ligne), 26 juillet 2021. https://www.ft.com/content/dfae3282-e14e-4fea-aa5f-c2e914444fb8. «  Goldman Sachs lowers view on China’s offshore equity markets  », Reuters, 29 juillet 2021. https://www.reuters.com/article/us-china-stocks-goldman-sachs-idUSKBN2EZ1UZ. Ray Dalio, «  Understanding China’s recent moves in its capital markets  », Linkedin, 30 juillet 2021. https://www.linkedin.com/pulse/understanding-chinas-recent-moves-its-capital-markets-ray-dalio/
  2. La thérapie de choc est entendue dans le livre avant tout comme une politique des prix (pp. 4-6)  : libéralisation brutale de l’ensemble des prix (pour corriger les prix relatifs) accompagnée de politiques monétaire et budgétaire restrictives (pour contrôler le niveau général des prix). Certes, les politiques de privatisation et d’ouverture ou libéralisation commerciale sont couramment associées aux précédentes dans les définitions de la thérapie de choc. Mais à y regarder de plus près, libéralisation des prix et discipline macroéconomique sont quasi-systématiquement érigées par leurs défenseurs en conditions préalables du succès des politiques de privatisation et d’ouverture, d’où le choix de l’auteure de se concentrer sur les premières.
  3. Pour les éditions françaises, voir Ecrits de Maître Guan (trad. Romain Graziani), Les Belles Lettres, 2011, et La Dispute sur le Sel et le Fer (trad. Jean Levi), Les Belles Lettres, 2010
  4.  Le «  miracle Erhard  » est le nom donné par Friedman à l’expérience, qu’il restitue dans une version largement mythique, d’une libéralisation de l’ensemble des prix du jour au lendemain et sans inflation dans la Bizone allemande en juillet 1948. Au Royaume-Uni, par contraste, certaines mesures instaurées pendant le conflit comme le rationnement de la viande durent jusqu’en 1954.
  5. Ce point est mis en avant par Branko Milanovic qui note qu’avant même d’échapper à la thérapie de choc, la Chine a échappé au «  choc Volcker  » de 1980. http://glineq.blogspot.com/2021/06/how-china-escaped-and-eastern-europe.html
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