Le choix de l’égalité

Le dernier essai de Piketty contient dans son titre un glissement lexical passé relativement inaperçu. Dans cette recension, Guillaume Allègre tente d'expliquer ce qui justifie ce tournant de l'étude des inégalités à la déconstruction du concept d'égalité par un changement d'optique : une approche plus volontariste, plus optimiste.

Thomas Piketty, Une brève histoire de l’égalité, Paris, Seuil, «Sciences humaines», 2021, 368 pages, ISBN 9782021485974

Une brève histoire de l’égalité (2021) est un court essai en direction du grand public reprenant les travaux de Thomas Piketty sur les inégalités, et notamment Capital et idéologie (2019). Le titre donne déjà des indices sur l’approche de l’auteur  : s’il est utile de faire une histoire de l’égalité, c’est que l’égalité est une construction historique (sociale, politique) et s’il parle d’égalité et non d’inégalités, comme c’est la norme en économie, c’est qu’il fait le choix d’être résolument optimiste, pour le passé comme pour l’avenir. En effet, à rebours de certains automatismes de gauche1, l’auteur défend la thèse d’une tendance de long terme vers l’égalité depuis la fin du XVIIIème siècle. Mettre l’accent sur ce long-terme implique que ce serait la phase néolibérale, depuis le début des années 1980, qui serait une parenthèse, et non pas le faible niveau d’inégalités durant les Trente glorieuses.  Mettre l’accent sur la marche vers l’égalité constitue une inflexion dans son œuvre  : le Capital au XXIème siècle (Le Capital par la suite) est largement cité par les défenseurs de l’idée que les inégalités augmentent (et risquent d’augmenter au XXIème siècle). Son premier essai historique mentionnait les inégalités dans le titre –  Les hauts revenus en France au XXème siècle. Inégalités et redistributions, 1901-1998 (2001), de même que son petit manuel – Économie des inégalités (1997). Le passage dans le titre des inégalités à l’égalité est donc loin d’être anodin. Il constitue un changement de focale et une nouvelle stratégie rhétorique, optimiste et volontariste. Le fond du discours reste le même depuis Les hauts revenus  : les inégalités ont baissé depuis le pic du début du XXème siècle  ; elles restent plus élevées que nécessaires  ; les décisions politiques, notamment la fiscalité progressive, peuvent les réduire significativement  ; ce qui est faisable politiquement peut se modifier de façon rapide et imprévisible, rien n’étant écrit à l’avance2.  

L’optimisme et le volontarisme comme vertus politiques

«  La marche vers l’Egalité  », «  Le progrès humain existe  »  : si les données et l’analyse dans La Brève histoire ne sont pas contradictoires avec le Capital, on peut noter un changement de ton et d’approche. Le Capital se concluait ainsi  : «  L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus fortement ceux qui ne possèdent que leur travail. Une fois constitué, le capital se reproduit tout seul, plus vite que ne s’accroît la production. Le passé dévore l’avenir  ». De nombreux graphiques du livre couraient jusqu’en 2100 en prolongeant des tendances et mécanismes inégalitaires (r>g)3. Dans le Capital, les Trente glorieuses sont une parenthèse de croissance élevée (g>r), et les trente années qui suivent ne sont finalement qu’un retour à la normale capitalistique d’inégalités patrimoniales élevées. Les données sont les mêmes mais la thèse principale du Capital est l’augmentation du poids du patrimoine et les inégalités et stratégies qu’elle induit pour les Rastignac d’aujourd’hui. La brève histoire ouvre sur l’augmentation de l’espérance de vie (Chapitre 1) et la baisse de la concentration du patrimoine (Chapitre 2 alors que le même graphique était situé au Chapitre 10 dans le Capital). 

L’approche de La brève histoire de l’égalité s’oppose encore plus frontalement à celle de l’essai influent de Walter Scheidel, Une histoire des inégalités, traduit en français en 2020 et qui prend une perspective de beaucoup plus long-terme (depuis l’âge de pierre). Scheidel, historien spécialiste de l’Antiquité, a une vision beaucoup plus pessimiste que Piketty  : selon lui la marche des inégalités n’est stoppée historiquement que par des évènements violents (révolution4, guerre, effondrement social, pandémie), comme le titre anglais l’indique (The Great Leveler. Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century). Louis Chauvel, qui signe la préface et a également une vision pessimiste sur les inégalités («  La Classe moyenne à la dérive  ») résume le propos  : « Dans cet ouvrage, nous pouvons compter au moins trois grandes idées désagréables sur l’inégalité. La première est que, loin de s’opposer, civilisation et inégalité vont ensemble et forment deux facettes d’un même phénomène : les civilisations les plus développées sont marquées par des inégalités extrêmes. La deuxième, c’est que le processus normal, routinier, le sens de l’Histoire, en quelque sorte, d’une civilisation en développement est d’accroître l’inégalité économique accumulée, en direction d’un niveau de saturation où elle se maintient à un seuil extrême. La troisième, et c’est l’objet même du livre de Walter Scheidel, concerne les processus envisageables de réduction des inégalités : advient ici la métaphore des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse que sont la révolution, la guerre, le collapsus de l’État ou la pandémie ». Comme l’avoue Scheibel  : «  À ce stade, la lecture de l’Histoire peut sembler relativement décourageante  ». Le livre se conclut ainsi  : «  Nous tous, qui attachons tant d’importance à la réduction des inégalités économiques, nous ne devons pas oublier qu’à de très rares exceptions près elle n’a jamais vu le jour autrement que dans la douleur. “Méfie-toi de tes rêves”, dit le proverbe  ». Soit la théorisation de l’impuissance.  

Dans Une brève histoire, l’approche de Piketty est à l’opposé d’un catastrophisme éclairé («  prédire une catastrophe afin qu’elle n’arrive pas  ») qu’il développait encore dans le Capital au XXIème siècle (voir Allègre et Timbeau, 2014), peut-être s’appuyant sur le constat que c’est lorsqu’une société est optimiste sur son avenir qu’elle opère des avancées sociales. Au contraire, la peur, le pessimisme mènent vers des solutions politiques catastrophiques. Roosevelt l’a résumé en une expression célèbre  : ‘the only thing we have to fear is…fear itself’, qu’il utilise lors de son inauguration en 1933 en introduction de la présentation du New Deal, son plan économique visant à mettre fin à la Grande Dépression… et qui aura pour conséquence de réduire considérablement les inégalités. Le Revenue Act de 1935 introduit ainsi un taux marginal d’imposition maximum de 75 %, inaugurant les taux marginaux quasi-confiscatoires, qui, selon la thèse de Piketty, ont eu une grande influence sur l’évolution des inégalités à la fois avant et après impôt. En décalage avec Scheibel, Piketty souligne «  De façon générale, les transformations les plus fondamentales observées dans l’histoire des régimes inégalitaires mettent en jeu des conflits sociaux et des crises politiques de grande ampleur  ». En partie, les théories des deux auteurs se superposent puisqu’ils s’accordent sur le rôle des guerres et des révolutions, mais Scheibel met l’accent sur l’impact de la violence, tandis que Piketty le met sur la résolution des conflits sociaux. Quand Piketty affirme que la réduction des inégalités «  découle aussi et surtout des nouvelles politiques sociales et fiscales mises en œuvres depuis la fin du XIXème siècle  », il s’éloigne résolument de Scheibel. Dans les Hauts Revenus, Piketty montre que le nivellement des inégalités de revenus est lié aux chocs subis par les très hauts patrimoines, suite «  aux crises de la période 1914-1945  », les décennies suivantes n’ayant pas permis un retour des fortunes au niveau du début du siècle. Sa thèse est que «  l’explication la plus convaincante est liée à l’impact dynamique de l’impôt progressif sur l’accumulation et la reconstitution de patrimoines importants  ». On peut ajouter que le New Deal mis en place à partir de 1932 est très important dans l’histoire des idées économiques, et dans celle de la construction de l’Etat social. Or sa mise en place est éloignée de la fin de la première guerre mondiale. Par contre, elle est une conséquence directe de la crise de 1929. Dans l’histoire des idées, il est généralement admis que la crise et l’échec initial des politiques publiques mises alors en place ont contribué à discréditer l’idéologie du laissez-faire  : pour les libéraux de l’époque, il suffisait d’attendre que la crise s’achève, pour que l’économie épurée retrouve son dynamisme, l’intervention de l’Etat ne pouvant qu’aggraver la crise. Si la Grande Dépression a permis l’éclosion de politiques progressives, ce n’est donc pas que du fait de la violence de ces effets, c’est du fait d’une modification majeure de l’idéologie courante (au moins chez les décideurs), la précédente ayant été falsifiée par les évènements. Ceci nous amènerait donc à nous aligner avec Piketty plutôt que Scheibel. 

Dans Une brève histoire, Piketty pousse assez loin la primauté de l’explication politique dans l’évolution des inégalités : «  la répartition des richesses produites au niveau mondial est une question éminemment politique, qui dépend entièrement des règles et des institutions que l’on se donne  ». Tout découle des choix politiques, cause première. Chez Scheibel au contraire, les périodes de nivellement des revenus sont des conséquences, non nécessairement voulues initialement, d’épisodes de violence. Le nivellement découlerait de ces épisodes (par ailleurs non souhaitables en eux-mêmes). La mise en place de l’Etat-providence et de la fiscalité progressive, s’ils ont permis de réduire les inégalités, a ainsi été causée par les deux guerres mondiales  : «  (des types très spécifiques de violence) ont également été le catalyseur – unique par sa puissance – d’une politique plus égalitaire, fournissant une formidable impulsion à l’extension du droit de vote, à la syndicalisation et au renforcement de l’Etat-providence  ». Mais comme le souligne Piketty dans son dernier livre, les deux guerres mondiales sont un épisode unique dans l’Histoire, de même que la mise en place des Etats providence dans les pays occidentaux  : il est difficile de parler en termes de causalité en l’absence de contrefactuel. Les explications causales les plus convaincantes expliquent la variance d’une variable d’intérêt par la variance d’une variable explicative, en essayant de contrôler de variables confondantes (par exemple par un évènement exogène). À ce titre, la causalité entre les deux guerres mondiales et la construction de l’Etat-providence n’est pas pleinement convaincante. Il est difficile, par exemple, d’affirmer que la social-démocratie suédoise est la conséquence de violences ou de mobilisation militaire durant la seconde guerre mondiale (durant laquelle elle était officiellement neutre, lui évitant une occupation nazie puis alliée)5.

Entre l’optimisme de Brève histoire de l’égalité et le pessimisme d’Une histoire des inégalités, et entre les mécanismes de causalité de ces deux essais, se trouve la théorie des «  vagues de Kuznets  » de Branko Milanovic. Dans ses travaux, l’ancien économiste de la Banque Mondiale adopte une approche analytique visant à décomposer assez finement l’évolution des inégalités (entre nations et au sein des nations, découlant du travail ou du capital, etc…). Dans Les inégalités mondiales (2019), la conclusion est qu’il existe des forces puissantes aujourd’hui dans les pays occidentaux poussant à la concentration des revenus (augmentation de la part du capital dans les revenus, association de plus en plus forte des revenus du travail et du capital, augmentation de l’homogamie, poids grandissant des riches dans la politique). Mais les inégalités ne montent jamais jusqu’au ciel, et il existe à moyen ou long-terme d’autres forces égalitaires  : technologies plus intenses en travail peu qualifié (suite à la baisse des salaires), dissipation des rentes acquises lors du boom technologique, demande politique croissante pour une propriété plus égalitaire des actifs. Milanovic souligne aussi que les forces plus malignes de nivellement des revenus, dont la guerre, sont aussi une alternative. Comme chez Piketty, l’histoire n’est pas écrite, mais l’évolution des inégalités n’est pas non plus uniquement la conséquence de choix politiques  : le système a sa dynamique propre, avec notamment des contre-forces économiques, comme la direction de la technologie. Cette direction peut être due à des choix d’acteurs décentralisées répondant à des incitations économiques6

Dialoguer à gauche, ouvrir la fenêtre d’Overton

Si Piketty s’éloigne des pessimistes, sa relation au marxisme est plus ambiguë. Les critiques les plus féroces de ses deux livres sur le capital sont venues de gauche (Lordon, Friot, Husson)7. Pour faire court, selon eux, le capital ne doit pas être vu comme un patrimoine économique engendrant des inégalités, mais comme un rapport social de production. Ce n’est pas le Capital qui crée les inégalités mais les inégalités dans les rapports sociaux qui créent le Capital  : la hausse de la valeur du patrimoine n’est que le symptôme ou la conséquence d’une perte de pouvoir des agents non capitalistes. Il faut s’attaquer à la source du problème, les rapports sociaux, et notamment la propriété (privée) du capital dans la structure de production. Mais comme Piketty le souligne dans ses interactions avec ces critiques, ils ont tendance à exagérer la différence d’approche, surtout depuis Capitalisme et idéologie. Ici, Piketty écrit  : «  La propriété est une notion historiquement située  : elle dépend de la façon dont chaque société définit les formes de possessions légitimes, ainsi que les procédures légales et pratiques structurant et encadrant les relations de propriété et les rapports de pouvoir entre les groupes sociaux concernés  », ce qui le rapproche, dans le diagnostic de ses contradicteurs à sa gauche. Plutôt que de s’enfermer dans une bulle d’intellectuels sociaux-démocrates, Piketty jette des ponts à sa gauche en dialoguant notamment avec Bernard Friot, et en soulignant que leurs positions, et certaines des propositions sont tout à fait conciliables, voire complémentaires  : il n’y a pas à choisir entre l’impôt, la redéfinition des droits de propriété privées et de nouvelles formes de propriété collectives (si toute la propriété des moyens de production est collective et les revenus définis de manière centralisée, l’impôt n’est ni nécessaire ni utile). Au contraire, une solution centralisée et uniforme n’est pas souhaitable, il faut expérimenter et évaluer différentes formes de propriété de manière décentralisée et différenciée (la propriété privée restant appropriée notamment pour le petit commerce). 

La stratégie politique de Piketty semble avoir changé depuis Capitalisme et idéologie  : les propositions sont beaucoup plus larges et radicales que dans Capital au XXIème siècle. Dans ce dernier, le taux maximum évoqué d’imposition sur le patrimoine était de 10 %.  Dans Idéologie, il est de 90 %. L’idée n’est pas nécessairement de mettre en place un tel taux (en réalité, un taux annuel de 10 % sur le capital est déjà pratiquement confiscatoire, puisqu’il existe très peu de rendements aussi élevés8). Mais en proposant 90 %, 10 % paraît pratiquement raisonnable, soit la stratégie de la fenêtre d’Overton. Aussi, certains avancent que la menace du communisme expliquerait le succès de la social-démocratie jusqu’au début des années 80, la chute du communisme ayant entrainé le succès des politiques néolibérales. Il s’agirait alors d’agiter la menace de taux confiscatoires d’imposition (et de législations affaiblissants les droits de propriété) afin de pousser les défenseurs du capital à un compromis. 

Entre Les Hauts revenus et Une brève histoire, le champ d’analyse et de recommandations s’est considérablement accru. Alors que le premier essai était centré sur la France, les revenus du travail et du capital, l’auteur intègre l’analyse des sociétés indienne et chinoise, l’histoire de l’esclavagisme, du colonialisme ainsi que l’actualité du post-colonialisme. Une brève histoire aborde la question esclavagiste et coloniale, les discriminations, les formes de propriété et plaide en conclusion pour «  un socialisme démocratique, écologique et métissé  ». Malgré l’existence d’une critique féministe du Capital au XXIème siècle (Sénac, Folbre) la question du genre est ici encore assez peu abordée, en tout cas moins que les inégalités et discriminations ethno-raciales.

Représenter le monde social comme continuum

Décrire le monde, c’est déjà le changer. Les représentations influent sur les idéologies qui influent sur les politiques publiques mises en œuvre et ainsi sur la répartition du pouvoir et des richesses. L’objectif de l’auteur, à travers ses livres, ses articles scientifiques et la construction de bases de données (World Inequality Database) est de proposer de nouvelles représentations. Chez Piketty et ses co-auteurs, et contrairement à la tradition de division de la société en classes, la société est généralement représentée comme un continuum. Là où chez Marx, il y a les travailleurs et les capitalistes, chez Piketty, il y a les 10 déciles jusqu’aux 10 % les plus aisés, mais aussi, les 1 %, les 0,1, les 0,01 %, les 0,001 % … La représentation-type est un graphique représentant une courbe continue, et non un tableau croisé. Le graphique 32 dans Une brève histoire montre une inégalité croissante entre le 1er et le 80ème percentile puis qui s’accélère jusqu’en haut de la distribution. Ce type de graphique, comme la fameuse courbe de l’éléphant de Milanovic, permet de visualiser exactement où se situent les inégalités dans la distribution, sans introduire de seuil arbitraire9  : dans le graphique 32 ci-contre, au 80ème percentile, avant que la courbe devienne plus raide, un individu reçoit déjà 2 fois et demi plus de dépenses d’éducation qu’un individu du 1er percentile.

Si l’auteur s’est surtout intéressé aux plus hauts revenus et patrimoines, représenter le monde social comme un continuum, permet d’éviter de tomber dans un discours anti-élite dans le sens «  nous  » contre «  eux  »  : on est toujours, ou presque, le plus riche de quelqu’un.  

Il n’y a pas de classe qui pourrait diviser la société en deux ou trois mais un continuum, et ce d’autant plus que les inégalités sont au moins bidimensionnelles  : il y a des petits propriétaires, épicier, et des très hauts revenus du travail, avocats, et au sein de ces catégories les différences de statuts et de revenus sont également très élevées10. Berman et Milanovic (2020) montrent, sous le phénomène qu’ils appellent Homoploutia, que les plus hauts patrimoines sont aussi de plus en plus les plus hauts revenus du travail. Ceci est contraire à l’analyse marxiste qui oppose capitalistes (ayant des revenus du patrimoine mais ne travaillant pas) et travailleurs (n’ayant pas de revenus du patrimoine). De plus, avec l’accession à la propriété immobilière, une partie des travailleurs a intégré une classe moyenne patrimoniale. Ceci dit, en construisant des déciles de revenus, on agrège revenus du travail et revenus du patrimoine et on efface des différences qui peuvent être pertinentes d’un point de vue économique (est-ce un revenu réel ou nominal du patrimoine  ? Un revenu du patrimoine donne-t-il les mêmes droits en termes de sécurité sociale  ?) et/ou sociologique (en termes par exemple de capital social, de rapport de domination dans le travail…). 

Il y a encore peu de temps, les chercheurs en sciences sociales avaient l’habitude de diviser la société en catégories socioprofessionnelles ou CSP / PCS (Agriculteurs, Employés et Ouvriers, Professions intermédiaires, Cadres et professions intellectuelles supérieures). Mais les déciles et les catégories qui leur sont associées (pauvres, classes populaires, classes moyennes, aisés11) ont supplanté les CSP dans la représentation des milieux sociaux par les chercheurs12. Pierru et Spire (2008) avancent plusieurs explications, en se focalisant sur le rôle de l’INSEE  : poids décroissant de la sociologie en faveur de l’économie, utilisation accrue de l’économétrie13, nécessité de comparaison internationale, pertinence décroissante de la catégorie pour discriminer les destins sociaux (il y a quand même une raison empirique et pas seulement institutionnelle).  

D’un point de vue politique, cette évolution peut être interprétée de deux manières. D’une part, la représentation de l’expérience de groupe ou du collectif est abandonnée  : on peut s’identifier (positivement) à la catégorie «  ouvrier spécialisé  »  ; on ne s’identifie pas à la catégorie «  D4  »14. Ceci peut amener à réduire la politisation des conflits sociaux et au final la prise en compte des intérêts des plus faibles. Mais d’autre part, tenir compte du fait que les phénomènes sociaux forment un continuum, peut permettre de trouver des solutions politiques réduisant justement la conflictualité sociale. L’imposition progressive sur le revenu, le patrimoine, les successions, telle que vantée par l’auteur, est ainsi une solution pacifiée aux conflits de répartition (si elle est transparente et démocratique). Ceci est une autre façon d’interpréter la célèbre citation «  Les impôts sont le prix à payer pour une société civilisée  »15. De même, l’engagement de Piketty pour la fusion entre l’impôt sur le revenu et la CSG («  Pour une révolution fiscale  »), ou pour le revenu universel, peut s’interpréter comme une volonté d’effacement des catégories. Le système socio-fiscal actuel crée des catégories d’ «  assistés  », les bénéficiaires de minima sociaux, ou de «  non-imposables  », la moitié des foyers non-imposable à l’impôt sur le revenu mais qui payent tout de même la CSG. Ce système pourrait être remplacé en versant un revenu universel à tous les citoyens et en prélevant un impôt dès le premier euro. On ne pourrait alors plus distinguer les imposables des assistés, tout le monde est contributeur et bénéficiaire dans un continuum, sans effet de seuil16.  

Piketty exporte cette approche à la lutte contre les discriminations. L’auteur écrit ainsi  : «  De façon générale, la discrimination positive fondée sur des critères sociaux universels comme le revenu, le patrimoine ou le territoire a de nombreux avantages. Outre qu’elle peut permettre de rassembler plus facilement des majorités politiques en sa faveur, elle a le mérite d’éviter de rigidifier les identités ethno-raciales  ».  Ceci est le plus pertinent dans une société marchandisée où la plupart des avantages sociaux se traduisent par un revenu ou une valeur patrimoniale plus élevés, ce qui semble bien être le cas dans nos sociétés actuelles17.

Les idées façonnent le cours de l’histoire 

Outre la définition du capital, Piketty s’oppose aussi à la doxa marxiste en mettant en avant le rôle des idées (notamment dans Capital et idéologie) dans l’histoire économique et notamment l’évolution de de la répartition des richesses18. Or, le matérialisme historique de Marx et Engels s’est opposé à la conception idéaliste de l’Histoire dont le mouvement serait déterminé par les idées. Selon cette conception, le niveau d’inégalités serait lié de façon relativement décisive au modes de production et d’extraction (ateliers vs usines  ; mines de charbon ou puits de pétrole)  : dans les usines et les mines de charbon, la solidarité ouvrière est facilitée  ; ce sont ces données matérielles qui déterminent les rapports de force. À l’inverse, Piketty souligne que des pays contemporains soumis au même contexte mondial, productif et technologique ont des niveaux d’inégalité très différents (la Suède vs les Etats-Unis par exemple). Il est vrai que la littérature sur les différences internationales dans les préférences pour la redistribution n’est pas très conclusive. Il a été avancé que la préférence sociale pour la redistribution doit augmenter avec les inégalités primaires (plus la richesse est concentrée, plus il y a de pauvres ayant un intérêt à exproprier les riches) ou baisser avec la fragmentation ethnique (la majorité ne s’identifiant pas avec les pauvres s’ils ont des origines différentes), mais les résultats empiriques ne sont pas très robustes (Jäntti et al, 2018).  On peut alors admettre avec Piketty, que les divergences internationales sont essentiellement dues à des choix politiques. La politique, ce sont des rapports de force mais aussi des idées. Elle nécessite de définir un chemin alternatif et donc une délibération sur les objectifs sociaux, les normes de justice et les modes de décision. L’auteur se propose ici de participer à cette délibération publique, en s’adressant non pas aux partis et aux décideurs, mais en essayant de convaincre les citoyens qu’une autre répartition des richesses et des pouvoirs est souhaitable et possible.

Sources
  1. Selon une certaine idée reçue, les inégalités ne font qu’ «  exploser  »  qu’on soit en temps de crise… ou en temps de forte croissance et de bulles.
  2. Dans chacun de ses livres, Piketty raconte la même anecdote historique, très frappante pour illustrer un de ses propos (l’idéologie et les politiques publiques peuvent vite changer selon les circonstances, l’histoire n’est pas écrite par avance) : en 1914, la Chambre bleue horizon, une des chambres les plus à droite de l’histoire de la République vote pour un impôt progressif dont le taux marginal atteindra 50 % en 1920, alors même que son principal groupe parlementaire s’est opposé à un taux supérieur de 2 % quelques années auparavant.
  3. Si le taux de rendement du capital ® est supérieur à la croissance (g), il suffit aux détenteurs du patrimoine d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble. Le patrimoine et sa concentration ont alors tendance à s’accroitre.
  4. Comme souligné par un relecteur, mettre la révolution sur le même plan que les guerres, effondrement, pandémie a en soi un contenu idéologique. Contrairement aux trois autres facteurs, les révolutions ont précisément pour objet de modifier l’ordre social.
  5. Dans Capital et Idéologie, Piketty fait aussi remarquer que la Suède n’a pas pris part à la première guerre mondiale. Il conclut  : « C’est le mouvement ouvrier et social-démocrate suédois, à travers une exceptionnelle mobilisation populaire entre 1890 et 1930, qui a conduit à la transformation d’un régime propriétariste exacerbé (où un seul électeur fortuné avait parfois plus de droits de vote aux élections municipales que l’ensemble des autres habitants d’une commune) en un régime social-démocrate.  »
  6. Mais les choix technologiques peuvent aussi être la conséquence de choix politiques. D’ailleurs, la première proposition de Tony Atkinson dans Inequality – What can be done ? est que les décisionnaires politiques s’occupent de la direction des changements technologiques en favorisant les innovations qui augmentent l’employabilité des travailleurs et mettent l’accent sur la dimension humaine de la prestation de services.
  7. Sur les différentes critiques du Capital au XXIème siècle, voir notre recension avec Xavier Timbeau.
  8. Dans le Capital au XXIème siècle, Piketty calcule le taux de rendement réel moyen annuel, entre 1980 et 2010 des dotations en capital des universités américaines selon leur niveau. Il se situe à 6,2 % pour les petites universités et 10,2 % pour les trois plus grosses. Selon Blach (2020), le rendement net annuel moyen en Suède est de 4,7 % autour de la médiane et de … 8,3 % pour les 0,01 % supérieurs. Un taux marginal supérieur de 10 % serait donc nettement suffisant pour aplanir toutes les fortunes en quelques années, à part peut-être quelques Bernard Arnault, qui choisiraient probablement un pays de résidence plus accueillant fiscalement.
  9. Mais en effaçant les différences en termes de source de revenu (salaire, revenus du patrimoine).
  10. Cette vision de la société comme continuum est très ancienne et n’est pas non plus propre aux économistes. Pareto l’utilisait déjà à la fin du XIXème siècle. Ce n’est probablement pas un hasard si Pareto travaillait déjà sur des données fiscales. Vilfredo Pareto  : « Essai sur la courbe de la répartition de la richesse », dans Recueil publié par la faculté de droit à l’occasion de l’exposition nationale suisse, Genève, Université de Lausanne, 1896. L’objet de l’article est de trouver une courbe de répartition générale des revenus (qui s’applique à plusieurs pays) et donc de transformer des statistiques catégorielles, en tranche de revenus, en fonction continue. Notons que l’article discute déjà des caractéristiques souhaitables d’un impôt progressif.
  11.  Il n’y a toutefois pas de consensus sur la dénomination et les frontières de ces nouvelles catégories.
  12. La représentation de la société comme un continuum est ancienne et n’est pas limitée aux économistes. Pareto utilisait déjà ce type de représentation à la fin du XIXème siècle. Ce n’est pas un hasard s’il travaillait déjà sur des données fiscales.
  13. «  Cette variable discrète, synthétique et multidimensionnelle ne peut qu’embarrasser l’économètre qui cherche à isoler l’effet propre de chaque variable.  » Le pouvoir explicatif propre de la catégorie est parfois faible  : Selon Héran (2004), «  Si l’on décide d’enrichir un modèle explicatif en ajoutant à la catégorie sociale le niveau de diplôme et le statut d’activité, on finit par essorer la catégorie sociale de l’essentiel de ses propriétés agissantes  »
  14. La désignation des «  99 %  » et des «  1 %  » est essentiellement métaphorique, en tout cas, elle ne crée pas deux catégories étanches, d’autant plus que les élites dénoncées dans les manifestations font souvent partie des 0,01 %.
  15. « Taxes are what we pay for a civilized society. » Mr. Justice Oliver Holmes (1927), cité par Roosevelt en 1937.
  16. D’ailleurs l’auteur plaide aussi pour un barème de l’impôt en taux effectif et non plus marginal. Outre la plus grande lisibilité démocratique, il n’y aurait plus de tranche d’imposition et donc plus de réponse à la question  : «  tu es dans quelle tranche  ?  ».
  17. Par exemple, malgré des différences territoriales, il semble que les différences de revenus reflètent bien les différences de niveau de vie quelle que soit le territoire de résidence. Le plus gros problème avec l’assiette fiscale et la définition statistique du niveau de vie est peut-être la non intégration des loyers imputés. Les très aisées peuvent aussi minimiser leurs revenus en les accumulant dans des sociétés qui ne versent pas de dividendes.
  18. Voir la recension de Capital et Idéologie par Ulysse Lojkine à ce sujet. Alors que pour Piketty, les bifurcations historiques sont le fruit de «  la rencontre d’évolutions intellectuelles et de logiques événementielles  », Lojkine souligne que les révolutions, telles que décrites par l’auteur, mettent plutôt en scène «  plusieurs idéologies qui s’affrontent, façonnées par les intérêts de plusieurs groupes en lutte pour le pouvoir et les richesses, leur interaction étant irréductible à la délibération d’un ‘on’  », soit une lutte de classes.
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